Grâce. Il y a sûrement quelque chose. Sinon, pourquoi…
Henri. Et dans le conte, qu’est-ce qu’il y avait ?
Grâce. Il y avait le corps de ses femmes assassinées.
Henri. Mais avant ?
Grâce. Avant quoi ?
Henri. Avant la troisième femme, il y avait les corps des deux premières, et avant la deuxième, il y avait le corps de la première, mais avant la première, qu’est-ce qu’il y avait, dans la petite pièce du méchant mari ?
Grâce. Je ne sais pas.
Carole Fréchette, La Petite pièce en haut de l’escalier. (Fréchette 2002 : 57)
La Barbe Bleue, conte populaire fixé par Charles Perrault au XVIIème siècle, sert de fondement à la fable des trois pièces qui composent notre corpus, Barbe-Bleue espoir des femmes de Dea Loher, écrite en 1997, La Petite pièce en haut de l’escalier de Carole Fréchette, en 2001 et La Barbe Bleue de Jean-Michel Rabeux, en 2010. Chacune de ces réécritures, plus que d’adapter le conte, en modifie en profondeur le sens ; une altération qui se manifeste principalement dans le traitement du temps.
Des contes de Perrault, La Barbe-bleue est celui pour lequel existent le moins de récits parallèles. De plus, si la tradition a tenté de relier le conte à des événements historiques – on pense notamment au parallèle avec Gilles de Rais – Pierre Saintyves (1990 : 352) s’attache à prouver que peu de parallèles existent de fait entre Barbe Bleue et ses différents avatars historiques. La Barbe-bleue s’inscrit donc dans un temps indéfinissable propre aux contes merveilleux, mais procède également d’un geste d’actualisation. Marc Soriano (1977) note une altération nette de la vraisemblance au profit d’un travail plus profond sur la dramatisation des derniers instants de la jeune épouse, sensibles notamment dans les effets rythmiques de la supplique adressée à sa sœur en haut de la tour1.
Le temps, dans La Barbe-bleue, est un élément fondamental. Son texte est entièrement fondé sur des effets rythmiques : l’issue du conte, qui montre à deux reprises la jeune épouse tentant de retarder l’inéluctable, illustre les effets d’accélération et de dilatation de la durée qui renforcent la dramaticité. L’auteur prend en outre bien soin de préciser que ce conte est « Un conte du temps passé » (Perrault 2003 : 34), relatant des évènements qui ne sauraient se produire à son époque. Or, précisément, Perrault joue d’ambigüité en faisant de son conte une histoire à la temporalité variable. La formule d’ouverture traditionnelle des contes merveilleux, « Il était une fois », place le récit dans un temps passé, de même que la tourelle sur laquelle grimpe la sœur Anne, qui rappelle un château médiéval. Mais l’inventaire des possessions de Barbe-Bleue fait figurer des sofas et des miroirs dont Marc Soriano (2013) note qu’ils sont des « références aux nouveautés de cette fin de siècle » où Perrault rédige son conte.
C’est sans doute en raison de la présence même de ces jeux temporels dans le conte original que l’entrée par le temps s’avère si féconde dans les dramaturgies contemporaines qui reprennent le conte de La Barbe-Bleue.
Jean-Michel Rabeux, Carole Fréchette et Dea Loher procèdent eux aussi à une actualisation du conte. Il s’agit avant tout, pour les auteurs, d’inclure le conte dans une société contemporaine dont le lecteur/spectateur se plaira à repérer les signes. La transposition temporelle implique également une nette transposition langagière et structurelle, mais, surtout, elle implique une altération totale du fond du conte, posant notamment la question de la monstruosité. En fin de compte, l’inscription de Barbe-bleue dans un monde contemporain pose la question du désenchantement du conte, de la disparition du merveilleux qui en est souvent le corollaire.
1. Les indices de la modernité
La première observation qui frappe le lecteur/spectateur confronté aux textes de notre corpus, c’est bien la présence, dans le discours et les didascalies, d’espaces proprement contemporains.
La Barbe Bleue, Jean-Michel Rabeux, composée pour le jeune public, est sans doute, de nos trois exemples, celle qui affiche la plus grande proximité avec le modèle de Perrault. Le titre, pour commencer, est strictement identique. Pourtant, Rabeux modifie profondément la fin du conte, en faisant ressusciter la dernière épouse, qui vivra désormais heureuse avec la Barbe-Bleue, débarrassé définitivement de son handicap capillaire. L’action de la pièce, qui n’est pas chronologiquement ni géographiquement située, oscille entre modernité et références au temps passé tout comme le conte de Perrault. On y trouve des « châteaux », des « palais » et de la « vaisselle de vermeil » qui évoquent directement l’univers du conte, et placent les personnages dans un espace évoquant les illustrations traditionnelles. Mais cet espace de l’ancien, du rêve, cohabite avec un imaginaire purement contemporain, celui du nouveau-riche, qui possède également trois Ferrari (« une noire, une rouge et une argent » (Rabeux 2010 : 15) ainsi qu’un hélicoptère. La collision entre mondes ancien et nouveau passe également par le langage : lorsque Barbe-Bleue s’en va, laissant son épouse seule au palais, il distille ses recommandations dans un langage totalement calqué sur le conte de Perrault. Le « yes ! » de la jeune épouse recevant l’autorisation d’utiliser les Ferrari contraste avec la construction de la tirade précédente. De plus, alors que Perrault s’attache avant tout à décrire un intérieur extraordinaire, Rabeux humanise la Barbe-bleue en l’inscrivant dans un univers quotidien. C’est ainsi que l’annonce du départ du seigneur se fait lors d’un petit déjeuner où le monstre comme l’innocente épouse sont revêtus de pyjamas, la jeune femme buvant un bol de chocolat et mangeant des croissants. La recommandation de La Barbe Bleue à l’occasion de ce repas illustre bien ce double mouvement :
« La Barbe Bleue : Fais venir tes belles amies, joue à cache-cache avec elles. Joue au train électrique avec tes frères, fais du bateau sur le lac, de la plongée, baigne-toi toute nue, danse toutes les nuits, fume la moquette, bois du champagne, mange toutes les confitures, tous les chocolats, tous les saucissons, tous les oursins et tous les gigots, prends des bains de lait, enduis-toi le corps de miel et fais-le laper par tes chats. Use de mon palais, il est le tien. Tu as compris ? » (Rabeux 2010 : 20)
Dans le conseil du seigneur se trouvent à la fois des références aux « belles amies » et au « palais », qui évoquent le conte de Perrault, des références aux fantasmes de liberté de l’enfance, jouer au train électrique ou manger tout le chocolat qu’on voudra ; à ceux de l’adolescence, boire du champagne ou fumer la moquette, et à ceux d’un âge adulte largement fantasmatique. L’adresse de la pièce, destinée par son auteur aux « adultes à partir de 7 ans », joue de ces différents niveaux d’interprétation. La liberté des adultes est ici rêvée à travers des fantasmes de dévoration qui se rapportent à un imaginaire d’enfance mâtiné d’une sexualité débridée.
Le luxe ostentatoire de la villa qu’habite la Barbe Bleue de Rabeux est également une donnée fondamentale chez Carole Fréchette ; les signes extérieurs de la richesse, décoration et installations, se font également les indices de l’actualisation.
Dans La petite pièce en haut de l’escalier de Carole Fréchette, l’homme (qui n’a plus le moindre défaut capillaire, mais dispose d’une fortune colossale) et la femme, prénommée Grâce (comme la Princesse de Monaco), se sont rencontrés dans un jardin public.
Anne. Un homme oublie son parapluie sur un banc, tu lui cours après pour lui donner, il t’offre un café, le lendemain il t’appelle au bureau, il t’emmène souper, trois jours après il t’invite dans sa maison de soixante-quatre pièces, deux mois après, il te demande en mariage. Il va venir te chercher en carrosse, c’est ça ? (Fréchette 2008 : 9)
La contraction du temps fait naître le doute sur l’homme dans l’esprit de la sœur Anne ; il ne semble pas suspect à la jeune épouse, qui lui fait au contraire une totale confiance, au point de balayer d’un éclat de rire la réplique de son époux, lui indiquant que la petite pièce en haut de l’escalier contient « les corps de [ses] ex » (Fréchette 2008 : 13).
L’espace est clairement un espace contemporain, ancré dans l’imaginaire nord-américain de l’auteur québécoise : une villa, une grande maison de vingt-huit pièces, avec « dix chambres d’amis », une piscine, « un hall immense avec des vases de Chine de chaque côté de l’escalier », « un boudoir anglais rempli de bibelots anciens » ou encore une « cuisine américaine » (Fréchette 2008 : 8). La scène de guet de la sœur Anne (comme la Princesse d’Angleterre) inclut par ailleurs cette villa dans un espace périurbain :
Anne. OK. Je prends l’échelle, je monte. J’y suis.
Grâce. Qu’est-ce que tu vois ?
Anne. Je vois des jardins, une serre, une piscine magnifique.
Grâce. Et plus loin ?
Anne. Plus loin, le mur de pierre qui entoure la propriété.
Grâce. Et plus loin.
Anne. Les buildings, la ville, le monde. (Fréchette 2008 : 65)
Plus d’herbe qui verdoie aux alentours de la maison, mais un espace citadin avec sa skyline, ses bâtiments et son agitation. Signes de la modernité, également, les communications entre les personnages se font essentiellement par le biais des téléphones portables. Grâce à eux, la mère, seule dans son appartement, et l’époux, qui attend son avion pour Chicago, se rendent présents à Grâce, la rappelant à l’ordre alors qu’elle hésite à pénétrer dans la pièce interdite. Sans distiller d’indice temporel précis, Carole Fréchette construit un réseau d’indices qui contribuent à placer les personnages dans un monde contemporain nord-américain, faisant également se confronter au sein de sa pièce deux réalités sociales : celle du luxe de la vie de Grâce, et la modestie de la vie de sa sœur et de sa mère, qui, elles, n’ont pas des « vies de princesses » (Fréchette 2008 : 6). La référence au monde du conte, évoqué par les carrosses, les princesses et les allusions à Barbe Bleue, se font le plus souvent sur un mode ironique et détaché, en particulier dans la bouche de la sœur, Anne, pour qui le bonheur sans nuages des contes de fées est clairement un motif de soupçon.
Le merveilleux est totalement gommé de Barbe-Bleue espoir des femmes, de Dea Loher, où, mis à part dans le titre, la référence au conte est presque entièrement gommée. Le personnage qu’elle construit, Henri Barbe-Bleue, est caractérisé avant tout par sa normalité. Henri rencontre lui aussi son premier et son dernier amour sur un banc public, dans un zoo. Le discours permet en revanche de situer l’action dans le temps avec précision : la première des femmes, Juliette, est née en 1980, et fête ses dix-sept ans le jour de sa rencontre avec Henri. Le cycle meurtrier de ce dernier commence donc en 1997, pour s’arrêter, selon les dires de l’Aveugle, dernière de ses femmes, sept ans plus tard. L’espace indiqué par les didascalies contribue par ailleurs à inscrire les personnages dans une modernité souvent plus glauque que luxueuse, ancrée dans la géographie urbaine allemande : zoos et jardins d’acclimatation, cohabitent avec les rues réservées à la prostitution, les hôtels de passe, les bars de nuit et les stations de métro aérien. Henri, quant à lui, loin de la richesse de son modèle, se décrit comme un « individu parfaitement dans la moyenne, et vendeur de chaussures non sportif par-dessus le marché, avec un salaire annuel tout ce qu’il y a de moins spectaculaire » (Loher 2001 : 42). Son principal point commun avec le personnage de Perrault est qu’ils sont tous deux les assassins de leurs femmes. Mais, là encore, Henri est rattrapé par sa banalité : loin de l’assassinat ritualisé, il semble entraîné malgré lui dans une spirale de meurtres plus ou moins accidentels, qu’il cherche à éviter sans jamais y parvenir.
2. Structure narrative
Si le lien au conte original peut s’avérer assez lâche, ce dernier est toujours convoqué au cours de la pièce, soit par le titre, soit par la caractérisation d’un des personnages. Le temps de la fiction n’est pas le seul à subir des altérations ; le temps du récit, sa structure, connaissent eux aussi de nombreuses adaptations qui influent nécessairement sur la portée morale ou philosophique du conte.
2.1. Structure narrative et explosion de la linéarité
Le texte de Jean-Michel Rabeux suit la structure narrative du conte de Perrault, c'est-à-dire une construction dramatique assez traditionnelle. D’une situation initiale – un gentilhomme qui vient demander à sa voisine l’une de ses filles en mariage – la pièce progresse vers un dénouement que Rabeux a voulu heureux. Tout en étant très linéaire, la pièce participe également d’une construction cinématographique en tableaux titrés, chacun étant une séquence particulière, entre lesquelles la liaison temporelle est plus ou moins évidente. Le rapport au conte est établi chez Rabeux par la présence du personnage de la Mère, qui occupe pendant une bonne partie du texte une fonction de récitant, prenant en charge un discours didascalique qui redouble les actions des personnages :
La mère : (invisible) Il s’approche d’elle. Elle recule de lui.
La Barbe Bleue : Pourquoi vous reculez-vous de moi ?
La mère : (invisible) Il s’approche d’elle. Elle recule de lui.
La Barbe Bleue : Est-ce ma richesse qui vous effraie ?
sLa Mère : (invisible) Elle fait non de la tête. (Rabeux 2010 : 16)
Chez Fréchette en revanche, la linéarité de la fable explose. L’ouverture de la pièce se fait sur le mode narratif, puisque Grâce se présente hésitant au seuil de la pièce interdite.
Grace. Dans une maison immense, il y a, quelque part, un escalier dérobé.
En haut de cet escalier, il y a un couloir étroit.
Au bout du couloir étroit, il y a une porte close.
Devant la porte close, il y a une jeune femme, Grâce, qui regarde, comme hypnotisée. (Fréchette 2008 : 5)
La structure de La petite pièce en haut de l’escalier se caractérise dès lors par deux mouvements, l’un circulaire – la première réplique de Grâce est répétée à la clôture de la pièce, suivie d’une pareille introspection pour chacun des personnages, exposant les conséquences du geste de Grâce sur sa vie – l’autre rétrospectif. Les scènes de dialogue sont revécues en esprit par Grâce, et se tiennent essentiellement entre des personnages situés dans des espaces très différents. Le moment du drame, celui où Grâce décide d’ouvrir la porte de la chambre interdite et de découvrir le secret de son époux, est un moment central réitéré à quatre reprises, depuis la décision première jusqu’à la décision assumée de répéter ce geste et de révéler au grand jour la vision de cauchemar que la pièce renferme Carole Fréchette enchâsse, par l’alternance du récit et du dialogue, la rétrospection et une action dramatique au présent, constituée par l’ouverture de la chambre.
Chez Dea Loher, la linéarité du récit explose également ; le prélude, qui ouvre la pièce et met en scène l’Aveugle – la septième femme d’Henri – et Barbe-Bleue lui-même, est en fait un fragment d’une scène qui sera rejouée plus tard, et qui pose d’emblée l’information essentielle : l’aveu par Henri de ses crimes. Dès lors, la pièce mêle des scènes dialoguées où les crimes d’Henri se jouent au présent, et quatre scènes monologuées, qui ne sont pas attribuées à un personnage comme le sont les autres répliques de la pièce. Trois de ces monologues se rapportent à Henri lui-même, et deux d’entre eux sont écrits à la troisième personne du singulier, évoquant très clairement le récit. Chacun des tableaux constitue une unité dramatique, séparé des autres scènes par de nombreuses ellipses temporelles, ainsi que des retours en arrière. Le personnage de l’Aveugle, qui, toute la pièce durant, cherche à retrouver Henri, occupe une position de spectateur interne qui peut momentanément assumer un rôle de récitant.
2.2. Récit et drame
L’adaptation générique qui consisterait à transformer le conte en dialogue pour le faire correspondre au canon de la forme dramatique, se double ici d’une tendance à la narativisation du texte de théâtre, qui prend de ce fait des allures de récit. Il semble bien que, dans la structure, le conte contamine le théâtre en l’entraînant vers des formes épiques. Dans le même temps, l’adaptation théâtrale du conte met à mal la linéarité de ce dernier, et fait exploser la chronologie. Les dramaturgies contemporaines se caractérisent par un éclatement progressif des instances de la narration : fable, personnages, espace et temps. Le conte comme instance narrative réintroduit du récit dans le dialogue : il devient, dès lors que sa structure éclate, un nouveau paradigme pour la parole : dans les nombreux retours en arrière opérés par le drame se dessinent de nouveaux rapports entre les personnages, basés notamment sur le doute – que la sœur Anne de Grâce distille tout au long de la pièce – ou sur une véritable enquête – telle celle que mène l’Aveugle chez Dea Loher. Ce que nous enseigne la structure du drame, c’est que ce qui se joue avant tout dans les réécritures contemporaines de Barbe-Bleue au théâtre, à travers l’actualisation et l’épicisation, c’est bien une recherche de réhabilitation du personnage central du conte, qui prend également la forme d’une réflexion sur le monstrueux. La rétrospection chez Fréchette et Loher se construit sur le mode d’une enquête policière où la culpabilité de Barbe-Bleue est mise en question. De la même manière, la jeune épouse, chez Rabeux, cherche à comprendre pourquoi elle doit mourir. Il s’agit, dans les trois cas, de montrer le chemin qui mène à l’acte dans lequel se noue le drame, à l’aide de structures narratives qui, elles aussi, ramènent le lecteur/spectateur vers l’univers contemporain. La rétrospection, l’introspection et la succession des épisodes chez Fréchette n’est pas sans rappeler la structure des soap-operas, modèle encore renforcé par la présence, en filigrane de l’intrigue principale, d’un triangle amoureux entre le mari, l’épouse et la domestique. Chez Rabeux et Loher, l’enchaînement des séquences se rapporte au modèle cinématographique. Chez Loher, enfin, les récits de l’aveugle évoquent également l’interrogatoire ou le rapport de police.
Il s’agit donc de mener une enquête sur le cas Barbe-Bleue, de comprendre les motivations de ses actes, voire de mener un procès en réhabilitation de l’ogre, dans une démarche très moderne qui gomme le rapport manichéen du conte au Bien et au Mal.
3. Barbe-Bleue réhabilité ?
L’actualisation des espaces de la fiction ne va pas sans une transposition des thématiques majeures du conte. Chez Perrault, la Barbe Bleue est sévèrement puni de sa brutalité ; ici, chacun des trois avatars du terrible époux sera pardonné. La Barbe bleue est un conte qui interroge les notions d’interdit et de transgression, la curiosité, mais aussi la monstruosité. Bruno Bettelheim (1984), comme Jean-Pierre Mothe (1999), voient en Barbe-Bleue une image de la sexualité animale, voire de la perversion. Mais les trois versions contemporaines de l’histoire mettent quant à elles en question cette vision.
3.1. « Je ne suis pas le monstre du conte » (Fréchette 2008 : 58)
Cette réplique est prononcée par le mari chez Carole Fréchette. Comme le héros de Dea loher, ce dernier s’appelle Henri. On est en droit de s’interroger sur la présence du prénom Henri, associé au personnage criminel qui a fait disparaître six de ses épouses et menace la septième. Ce prénom évoque à la fois Henry VIII d’Angleterre, connu pour avoir eu six épouses, et Henri-Désiré Landru, surnommé le ‘Barbe-bleue de Gambais’. Le prénom contribue donc à replacer le personnage dans une lignée d’hommes inquiétants et dangereux, et à instiller le doute sur sa véritable nature. Dans le cas de Fréchette, cette filiation est d’autant plus intéressante qu’on ne saura jamais si Henri est coupable d’un quelconque forfait ; il dit avoir caché les corps de ses ex-femmes, mais uniquement sur le ton de la boutade. Anne l’accuse bien de s’être enrichi illégalement, mais il travaille dans la finance, ce qui ne fait pas de lui un criminel. Enfin, Grâce trouve certes un mystérieux homme mutilé dans la chambre interdite, mais Henri semble en ignorer l’existence, et son épouse elle-même finit par douter de sa réalité. Ce rejet du manichéisme est d’ailleurs clairement énoncé : « Les choses ne sont pas toujours si simples, Anne. Le méchant mari violent, la pauvre victime. » (Fréchette 2008 : 62)
L’Henri de Dea Loher, quant à lui, est clairement posé comme un criminel. Mais Henri assassine toujours presque par erreur, avec remords, des femmes aux tendances suicidaires. Il commence toujours par les dissuader de se lier à lui, les avertissant du danger. Criminel malgré lui, ce Barbe-Bleue dont le nom même ne parvient plus à effrayer ses compagnes, n’est plus inscrit dans l’exception, mais dans une normalité excessive, celle d’un vendeur de chaussures dont on prend bien soin de préciser d’entrée de jeu qu’il n’est pas un pervers.
Si le prénom contribue à renforcer le soupçon criminel, il ramène également le personnage du côté d’une identité sociale quotidienne. Le monstrueux de sa particularité physique disparaît au profit d’une normalité qui, chez Dea Loher, confine à l’excès. La Barbe-Bleue de Rabeux est quant à lui toujours un monstre mais un monstre triste, qui désire changer. Rabeux excuse totalement les crimes de son héros en trouvant une explication à son besoin de tuer ; s’il ne tue pas la curieuse qui a découvert son secret, alors il devra assumer sa monstruosité, et deviendra une menace pour d’innocentes victimes. Il est donc condamné à sacrifier la femme qu’il aime. Mais l’amour de La Plus Jeune, sa dernière épouse, le débarrasse définitivement de sa « tête de fauve » (Rabeux 2010 : 14).
3.2. L’importance du regard
Dans le conte de Perrault, la moralité condamne la curiosité de la femme. C’est parce qu’elle cherche à voir ce qu’elle ne devrait pas découvrir qu’elle se trouve punie. Dans les trois pièces également, la question du regard est centrale, mais ce n’est plus réellement de curiosité qu’il s’agit.
Chez Rabeux, en acceptant sa mort, La Plus Jeune permet à son cruel époux de s’amender et de devenir un beau prince. La monstruosité est conçue comme une malédiction qui s’efface pour laisser aux amants, comme de coutume dans les contes merveilleux, la possibilité de vivre heureux ensemble.
Bien qu’on ignore si l’issue sera heureuse pour Grâce, elle aussi contribue à changer le regard du monde sur le monstre supposé. A la fin de la pièce, elle présente à son mari le mystérieux homme mutilé qu’elle avait trouvé dans la pièce sombre. Métaphoriquement, c’est sa face cachée qu’elle lui révèle alors, ce dernier ayant passé beaucoup de temps à lui expliquer que la pièce constitue l’endroit le plus intime de son âme, celui qu’il ne peut pas lui révéler. En désobéissant à son mari, Grâce entame un processus de guérison et, ce faisant, bouleverse la vision manichéenne de son mari, qui lui avait laissé deux possibilités extrêmes : oublier le contenu de la pièce ou quitter définitivement le domicile conjugal.
Enfin, chez Dea Loher, la septième femme est, précisément, celle qui ne se laisse pas berner par son regard et qui réussit à percer à jour la personnalité d’Henri. Mais ici s’opère un complet retournement, puisque la révélation – qui ne se fait plus par la vue mais par l’odorat – aboutit au meurtre du monstre par la femme, devenue monstre à son tour, mais offrant la rédemption à l’assassin.
3.3. Barbe-Bleue, leçons sur l’amour
Barbe-bleue sert aux auteurs contemporains à développer des variations autour de l’amour véritable.
Heureux chez Rabeux, il est également fondateur : dès le départ, La Plus Jeune aime son époux, malgré son défaut. C’est son amour qui permet au monstre de devenir un Prince. Chez Fréchette et Loher, en revanche, l’amour est un enjeu tragique. Chez Dea Loher, Henri Barbe-Bleue arrive toujours comme porteur d’espoir : pour chaque femme, il est celui qui saura les aimer d’un amour sans commune mesure. Mais la monstruosité d’Henri, c’est précisément d’être banal au point de ne souhaiter rien de plus qu’un amour ordinaire. C’est la passion qui tue ces femmes ou pousse Henri à les tuer. Lorsqu’enfin le héros trouve l’amour, en la personne de l’Aveugle, l’Aveugle n’aime plus Henri, et surtout, elle a honte de l’avoir un jour aimé ; elle l’assassine pour « ne plus avoir honte de [son] amour » et, ce faisant, « tue l’amour et le désir d’amour » (Loher 2001 : 61). L’ironie du titre de Loher est significative de sa lecture du conte : l’enseignement à tirer de Barbe-Bleue est que tout amour est impossible ; l’espoir des femmes réside donc dans l’anéantissement de cet amour qui promet la démesure et n’apporte que la médiocrité.
Chez Fréchette, la confiance est au centre du drame ; il s’agit pour Henri de se fier à son épouse. Le moindre accroc conduit inexorablement à la fin de la relation. Mais Grâce s’obstine à prouver à son époux que la confiance doit être totale, et le pousse à se révéler totalement. Sa curiosité obstinée devient la preuve de son amour inconditionnel pour son époux.
A travers le prisme du temps, les avatars contemporains de Barbe-Bleue s’éloignent de plus en plus de leurs modèles. Plus complexes, moins monstrueux, ces héros contemporains sont inscrits dans des espaces se référant directement à notre quotidien, ce qui tend également à les humaniser, à nous les rendre plus proches. Le conte permet aux auteurs de développer d’intéressants parallèles entre l’imaginaire collectif habité par le conte populaire et leur propre lecture du personnage. Le lien intertextuel permet en outre le développement d’un jeu souvent ironique avec la mémoire du spectateur. Le conte, rappelé au détour d’une réplique, devient l’objet du doute. L’amour inconditionnel, le bonheur, notions centrales dans les contes de fées, sont ici des idéaux impossibles à atteindre. La fascinante exception du monstre se perd dans une normalité excessive. L’adaptation du conte se construit sur un rapport ironique au modèle. Même chez Rabeux, la fidélité au modèle de Perrault se teinte par moments de glissements parodiques. Ainsi, la chanson finale, qui décrit le retour à la vie de la Plus jeune grâce au baiser de son prince, construite à partir de la litanie « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir », multiplie les néologismes (« pleuroie », « mouroie », « baisoie », « ressuscitoie », etc.) jusqu’au fameux « Je vois le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie » (Rabeux 2010 : 34) qui, défait de sa négation, clôt la pièce sur un radieux happy end.
Chez Dea Loher, l’homme assassin rencontre son double féminin, l’inquiétante Eve, multi-divorcée, qui évoquant les sept plaques portant les noms de ses maris successifs qui l’accueillent lorsqu’elle met la clé dans la serrure, élude la question d’Henri : « comment sont morts ceux de vos maris qui sont morts » (Loher 2001 : 48)
Enfin, chez Fréchette, c’est en se référant à La Barbe Bleue qu’Henri justifie son besoin d’une pièce secrète. Il émet l’hypothèse que la petite pièce était déjà sacrée avant que Barbe-Bleue n’ait assassiné sa première femme, et remet ainsi la moralité du conte en question.
Les avatars contemporains de Barbe-Bleue ne sont plus des ogres inquiétants issus d’un monde immémorial ; ils habitent notre temps, un monde désenchanté où l’amour n’est plus possible et où la trahison est le fait des proches en qui l’on avait toute confiance. Seul, le jeune public a encore le droit à une fin heureuse, mais même celle-là porte en elle un double discours ironique à destination des adultes, qui « savent bien qu’en amour, tout s’arrange. Comme dans la vie, tout s’arrange. C’est bien connu. Non ? » (Rabeux 2010 : 34)