Introduction
Entre 1999 et 2003 paraissent chez les éditeurs Rowohlt et Berliner Taschenbuch Verlag ainsi que sur sa page internet personnelle1 cinq dramuscules2 qu’Elfriede Jelinek consacre à l’un des personnages emblématiques du conte de fées, la princesse. Le titre sous lequel les textes seront réunis en 2003 – Der Tod und das Mädchen I-V. Prinzessinnendramen (La jeune fille et la mort. Drames de princesses)3 – nous éloigne cependant considérablement du récit merveilleux dans lequel évolue traditionnellement ce personnage parfaitement codifié qui appartient à notre plus ancien patrimoine littéraire. C’est le malheur que la Nobel autrichienne prédit à celle qui finit par trouver, dans les contes, un bonheur qui récompense l’attente à laquelle elle est généralement vouée. Ce changement de scénario annoncé repose sur une redéfinition du personnage de la princesse qui devient chez Jelinek le « vrai moteur de l’histoire » (Péju 2010 : 11) et surtout la révélatrice des relations entre pouvoir et identité.
Comme le note De la Genardière (2010 : 37) en citant l’exemple de la Belle au Bois dormant, la princesse correspond à une « image hypnotique immobilisée dans nos mémoires » qui prend forme presque automatiquement à sa seule évocation. Elle est devenue, par un long processus d’idéalisation et sous forme de cliché, une puissante figure d’identification pour les femmes qui y reconnaissent l’une des incarnations admises de la féminité « à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées » (Bourdieu 1998 : 94).
Le Larousse indique qu’on peut naître princesse ou le devenir. Mais que ce soit par filiation ou par mariage, le conte de fées nous assure qu’elle ne réalisera son véritable destin de femme que grâce à la rencontre d’un prince charmant qui lui permettra de vivre heureuse jusqu’à la fin de ses jours – au moins selon la conclusion traditionnelle des récits. Cet autre cliché puissamment prescriptif du ‘happy end’ garant de tous les bonheurs est promu dans toutes les sociétés soucieuses du « maintien […] des stéréotypes de genre ancrés dans l’imaginaire collectif » (Ribé 2009 : 163). La puissante machine du discours sociétal promet ainsi inlassablement de trouver leur ‘vraie place’ à ceux et surtout à celles qui se conforment aux rôles prescrits. Une équation fallacieuse que Jelinek, qui avait depuis ses toutes premières pièces4 « fait siennes toutes les luttes qui occupent le devant de la scène à cette époque, et plus particulièrement celle des femmes » (Hoffmann 2005 : 74), dénonce dans les Drames de princesses dont le premier paraît, rappelons-le, un an après la publication de La Domination masculine de Bourdieu. L’auteure y poursuit la déconstruction des mythes et des clichés5 par « inversion des associations trop lisses » (Lücke 2008 : 102) suscitées par la transposition du genre dans la réalité, et en mettant en évidence la violence symbolique d’un langage qui a, comme le souligne Ribé (2009 : 174), le pouvoir d’introduire des significations sociales de genre dans l’esprit des individus. Nous lirons par conséquent ces textes comme cinq variations jelinekiennes sur le thème de l’ambiguïté d’une rhétorique omniprésente dans des sociétés où l’égalité entre les deux sexes fait a priori partie des droits constitutionnellement ancrés, mais où une réalité tout autre peut être observée au quotidien.
1. L’autre message du conte de fées
Des contes avaient déjà pu cacher « un autre message derrière l’image lisse et sans surprise » (Piarotas 1996 : 15) qu’on a généralement d’eux. En complément des contes traditionnels analysés par Piarotas, citons l’exemple La princesse au petit pois de Hans Christian Andersen, conte d’auteur paru en 1835. Cette histoire épouse certes la trame conventionnelle du genre (malgré les obstacles, la princesse et le prince charmant se rencontrent et se marient), mais une lecture plus approfondie révèle des personnages qui ont de quoi surprendre. Le roi semble réduit à la seule fonction d’ouvrir une porte. Le prince, obsédé par l’idée d’épouser une vraie princesse (c’est-à-dire ‘une vraie jeune fille’ comme l’exige la morale du 19ème siècle) a échoué dans sa quête et l’attend dorénavant, passif, dans son château. Et surtout la princesse – elle est introduite comme telle – est pour le moins atypique. Malmenée par l’orage, trempée par la pluie, les vêtements en lambeaux, l’eau coulant dans ses chaussures et ses cheveux emmêlés pendant lamentablement, elle ne ressemble en rien à l’image attendue. Pour conclure, constatons que la reine-mère, contrairement aux belles-mères et autres marâtres de conte classiques qui ne rêvent que d’éliminer leurs supposées rivales et/ou successeures, se montre étonnamment bienveillante envers cette éventuelle future belle-fille, et accepte malgré son apparence de lui faire passer l’épreuve : les prétendantes doivent dormir dans un beau lit à baldaquin, sur vingt matelas et vingt édredons en plumes d’eider sous lesquels a été placé un seul petit pois. Le lendemain, elle est heureuse d’apprendre que cette curieuse candidate n’a pas fermé l’œil, se plaint d’avoir reposé sur quelque chose de dur et se trouve couverte de bleus… Une peau aussi sensible (qui avait en l’occurrence fait défaut aux autres jeunes filles) est considérée comme une indiscutable preuve d’authenticité. Et « le prince la prit donc pour femme, sûr maintenant d’avoir une vraie princesse » (Andersen 2005 : 92). Le petit pois, dit Andersen, fut déposé dans le cabinet des curiosités. Mais dans la dernière phrase de son conte, il laisse entendre que cette preuve indiscutable (d’authenticité / de virginité) a pu être volé… C’est sur ce constat qu’il conclut son histoire.
Nous pourrions lire La princesse au petit pois comme une variante d’un autre conte du même auteur, Le vilain petit canard, où un laid caneton finit par se transformer en un cygne majestueux. Une histoire que Bettelheim (1976 : 166) estimait ne pas être un vrai conte puisqu’elle « s’achemine vers sa conclusion, que le héros agisse ou pas, alors que dans les contes de fées, ce sont les actes du héros qui changent sa vie ». Or contrairement au petit canard, la princesse au petit pois est agissante par déplacement d’un certain nombre de caractéristiques traditionnellement réservées au masculin vers le féminin. Elle décide de tenter sa chance (elle fait preuve d’initiative). Elle n’a pas hésité à braver la tempête (elle fait preuve de courage) qui ruine sa beauté, qualité pourtant essentielle d’une princesse (elle n’est pas vaniteuse). Elle triomphe de l’épreuve (elle est victorieuse). Par inversion des représentations traditionnelles, la jeune fille/la princesse devient effectivement la vraie héroïne – et par conséquent le moteur – du conte : c’est elle qui conquiert le prince. Simple observateur6 de ce « commerce de femmes », celui-ci se soumet sans un murmure au verdict maternel pourvu qu’il lui permette de réaliser son fantasme. Notons aussi que le happy end convenu est escamoté : Andersen se contente d’annoncer le mariage.7 En modifiant les stéréotypes et les clichés, en complexifiant la dichotomie vrai-faux et en reculant sur le happy end, Andersen aura donc effectivement envoyé un autre message : les rôles peuvent s’inverser, le bonheur n’est pas garanti. Une évolution qui devient mutation chez Jelinek qui va encore plus loin avec des princesses-héroïnes de contes de fées réécrits en « idylle monstrueuse […] où les hommes et les femmes, à la fois prisonniers et garde-chiourme, chasseurs et proies, constituent les éléments » (Hoffmann 2005 : 21).
2. La révolte des princesses-icônes
Les princesses de Jelinek8 forment un groupe hétérogène : Blanche-Neige et la Belle au Bois dormant, princesses de conte de fée universellement connues, sont des figures de fiction. Rosamunde, la plus ou moins historique princesse de Chypre,9 est une fille de roi spoliée de son royaume. Jackie est une roturière/bergère devenue ‘princesse’ par son mariage avec le président des Etats-Unis. Marylin Monroe, la princesse-star hollywoodienne, a été construite de toutes pièces par l’industrie cinématographique. Les écrivaines Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath, Marlen Haushofer sont des créatrices, des ‘reines – ou princesses – de la littérature’. Elles ont toutes en commun le ‘conte de fées’ : celles qui n’en sont pas des personnages sont considérées comme l’ayant vécu sous forme de la fameuse rencontre merveilleuse, qui les a, aux yeux du monde, transformées en ‘princesses’ (du cinéma, de la politique, de la société, des lettres …). Elles représentent en cela des modèles de réussite au féminin admis par la société dont elle sont devenues les icônes promues avec acharnement par le discours normatif des médias : les princesses jelinekiennes sont traquées par les reporters, se cachent derrière des lunettes noires, font la couverture des revues de mode ou des magazines people et se marient devant les caméras de télévision. Mais l’icône, « image symbolique du féminin » (Dolto 1998 : 25) qui se distingue par un haut degré de reconnaissance, est aussi un « lieu du paradoxe » (Gherchanoc 2006 : 109) où se croisent des injonctions contradictoires. Exceptionnelle, l’icône est hors norme, en dehors de la norme, et par conséquent en dehors du discours prescriptif. Mais en même temps, elle représente une norme érigée en modèle le plus souvent impossible à atteindre. Les icônes sont ainsi des représentations de la féminité figées dans le fantasme, des moules dans lesquels les femmes sont invitées voire sommées de se couler puisque « être, quand il s’agit des femmes, c’est, comme on l’a vu, être perçu, et perçu par l’œil masculin ou par un œil habité par des catégories masculines » (Bourdieu 1998 : 136).
En mettant en scène cinq princesses-icônes transgressives donc agissantes – toutes cherchent « à se soustraire à la domination […] grâce à des subterfuges, des stratégies que seuls les esclaves peuvent développer » (Hoffmann 2005 : 47), – Jelinek démasque ce formatage du féminin par le masculin comme un stratagème destiné à sublimer en sacrifice la vraie mission que les hommes assignent aux femmes : leur effacement en tant qu’individus pensants. La notion même de happy end devient alors impossible. S’il correspond à la norme, donc au sacrifice que Dufourmantelle définit comme un « événement singulier à portée collective » (2007 : 21) et pilier de la société, il équivaut à la perte d’identité. S’il est hors norme, celles qui le rêvent ou réussissent à le réaliser doivent s’attendre aux « punitions sociales qui sont infligées lorsque des comportements et pratiques ne sont pas en accord avec ce qui est attendu » (Ribé 2009 : 168).10 Car comme l’annonce le jeu entre titre (La jeune fille et la mort)11 et sous-titre (Drames de princesses), les princes charmants de Jelinek n’apportent que malheur et destruction : Blanche-Neige est tuée par le chasseur, la Belle au Bois dormant est sommée de se soumettre à un bellâtre macho, Rosamunde doit enterrer toute illusion d’indépendance, Jackie ne voit d’autre solution que de disparaître derrière la perfection inhumaine de son image publique, Sylvia Plath et Ingeborg Bachmann (disparues l’une par suicide, l’autre par accident) se livrent à une orgie de violence castratrice avant de régresser au stade de petites filles faisant la dînette avec une ‘créature’ rencontrée au sommet d’un rocher. Les héroïnes de Jelinek sont immanquablement perdantes dans un jeu organisé par un « ordre social [qui] fonctionne comme une immense machine symbolique à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé » (Bourdieu 1998 : 23).
3. Portrait de la princesse en avatar
Dans l’univers numérique qui l’a largement popularisé, le terme d’avatar correspond à « une identité projective », « le produit de l’interprétation d’un joueur […] et conditionné par son interface » selon la définition de Fanny Georges (2012 : 33) qui distingue trois types en fonction de l’évolution technique et conceptuelle des jeux : l’avatar-marionnette, l’avatar-masque et l’avatar-mouvement.
On peut tenter de transférer cette catégories aux princesses jelinekiennes que leur auteure fait fonctionner comme des projections construites/auto-construites en fonction des fantasmes (les hypothétiques attentes masculines) de leurs interfaces. Comme les avatars des jeux vidéo, elles risquent à chaque erreur (la sortie du moule) la sanction immédiate : game over !, à l’instar de Blanche-Neige que la didascalie introductive décrit justement comme un mannequin géant proche de l’épouvantail, entièrement tricoté de laine puis rembourré. Ce n’est plus qu’une poupée articulée/désarticulée qui s’exprime par le truchement de « voix off légèrement distordues » (Jelinek 2006 : 11). La merveilleuse princesse de conte de fées devient ainsi une marionnette manipulée par les invisibles ficelles du discours (de la société, de l’auteure), une modification du personnage qui entraîne la modification de la trame du conte. Dans le récit original, les personnages masculins que croise Blanche-Neige sont sensibles à sa beauté, symbole et garante du stéréotype : le chasseur l’épargne, les nains la recueillent et la protègent, et après sa mort, le prince en tombe amoureux et la fait revenir à la vie. Chez Jelinek, la beauté de la princesse a beau être évoquée pas moins de quatorze fois dans ce texte d’à peine seize pages,12 elle ne pourra pas compenser le scandale de la transgression (elle s’affirme chercheuse de vérité, quête réservée aux hommes). Désormais, elle suscite plus d’agacement que de pitié. L’histoire s’arrête par conséquent à la rencontre avec le chasseur transformé par l’auteure en prince charmant monstrueux (« Je suis la mort, un point c’est tout » (Jelinek 2006 : 14)) qui éliminera la princesse conformément à un « programme détaillé de suppression » (Jelinek 2006 : 14) qu’il prend plaisir à appliquer à la lettre. La maladroite tentative d’émancipation conjuguée avec un évident manque de compétences sociales (incapacité de se conformer au rôle prescrit, de s’adapter à un environnement hostile, d’identifier le discours officiel et le représentant de la norme…) a transformé la créature de rêve en créature à abattre. La Blanche-Neige jelinekienne périt faute d’avoir compris « que seule la bonté peut déplacer les montagnes, la foi aussi parfois, la beauté en tout cas ne le peut pas » (Jelinek 2006 : 25).
Avatars-masques, la Belle au Bois dormant et Jackie assurent leur survie par l’acceptation forcée de la norme pour la première, par l’affichage d’une conformité trompeuse pour la seconde. La Belle jelinekienne qui se présente comme une morte-vivante exposée sur les couvertures de la presse people avait longtemps attendu la délivrance d’une existence dite de sommeil et d’attente. Trop longtemps même, puisqu’elle se dit dorénavant prête à accepter « n’importe quel prince, en avant, droit au but » (Jelinek 2006 : 29). Comme dans le conte original, celui-ci arrive juste au moment où les épines se transforment en roses pour le laisser et la ‘sauvera’. Ce n’est donc pas un héros (il n’avait pas eu à passer des épreuves pour arriver à la princesse), mais en l’occurrence un ‘Mr. Right’ en service commandé (« On m’a dit d’aller vers vous et de vous embrasser et de voir ce qui allait se passer », Jelinek 2006 : 32). Bien décidé à exercer le pouvoir qu’il pense lui être conféré par l’effet de son baiser, il s’autoproclame sans tarder propriétaire de cette cover-girl à la beauté idéalisée et standardisée qu’il considère dorénavant comme sa « chérie, puce, princesse » (Jelinek 2006 : 33). Des ‘mots doux’ qui annoncent cyniquement qu’elle devra se contenter d’un bonheur-sacrifice. Pour et à cause de lui, la Belle devra faire fi de ses rêves de midinette crédule : à l’éternité faite d’amour et de liberté que lui avait prédite la société/ Mme F., sa supposée bonne fée transformée ici en voyante perverse, ce prince charmant oppose la temporalité « dégueulasse » (Jelinek 2006 : 37) de la fornication destinée à soumettre la princesse. Déguisés comme l’indiquent deux didascalies successives « en animal en peluche quelconque avec un très grand pénis » (Jelinek 2006 : 36), et « en lapin blanc, également en peluche, à la vulve extrêmement soulignée » (Jelinek 2006 : 39), les protagonistes réduits à leur seule sexualité se mettent alors « à baiser comme des lapins » (Jelinek 2006 : 39), anéantissant par la même occasion la « possibilité d’ÊTRE » (Jelinek 2006 : 29, sic) de la Belle.
Comme dans l’ensemble des dramuscules, la beauté est omniprésente dans La Belle au Bois Dormant par le nom de la princesse, l’évocation des rituels (maquillage, liftings) censées la préserver et les vêtements qui, se plaint la Belle, étaient devenus plus visibles qu’elle. Jackie aura su pour sa part en faire le masque glamoureux de son désespoir.13 C’est toute une théorie du vêtement-armure (la ligne sobre loin du corps pour éviter tout contact, y compris avec sa propre peau, l’accessoire touchant et juste souvent extrait de la garde-robe des enfants à l’instar du bibi rose portée le jour de l’assassinat de son mari à Dallas etc.) qu’elle expose dans le quatrième dramuscule, Jackie. Cette stratégie d’auto-construction en icône déshumanisée de la nation (« Docile, je me suis transformée en statue… » (2006 : 69)) par le biais d’une mise en scène vestimentaire calculée dans le moindre détail est identifié par Jelinek comme le subterfuge d’une femme préférant dissimuler ses blessures derrière une image de gravure de mode soigneusement élaborée. Une stratégie qui atteint son apogée à l’enterrement de JFK où Jackie connaît son plus grand triomphe en tant que – soulignons le trait parodique puisqu’une allusion de l’auteure au film à succès de Barry Sonnenfeld (« Men in Black », 1997) n’est pas à exclure – douloureuse ‘woman in black’. Morte en tant que femme et amante, sa gloire de First Lady aura été le masque de sa frustration (avortés, ses rêves d’indépendance : il fallait faire un riche mariage) et de sa souffrance (évanouis, ses rêves de couple : Kennedy, grand malade égocentrique obsédé par le sexe, la trompe continuellement). Mais l’immortalité des icônes se sera aussi avéré un moule presque impossible à briser pour une femme qui ne caressait à l’origine que le rêve de « simplement vouloir être, oui, seulement vouloir être, et en plus vouloir être gardée […] » (Jelinek 2006 : 94). Elle est en cela la sœur de Marylin avec qui elle avait dû partager son mari Jack, et qui contrairement à Jackie avait été si totalement offerte et vulnérable dans ses vêtements trop décolletés et ajustés qui la désignaient comme une proie. Chair et lumière là où Jackie avait été abstraction et ombre éblouissante, les deux icônes se rejoignent chez Jelinek dans l’impossibilité de quitter le masque auquel elles avaient été assimilées.
Le groupe des avatars-mouvement est formé par Rosamunde, Sylvia Plath et Ingeborg Bachmann qui se débattent dans une société où le statut de la femme est considéré comme incompatible avec l’art. Rosamunde, convaincue de son droit au bonheur grâce à une sexualité libre et à l’écriture, sera tout simplement privée de voix. « Ta langue, je vais te la couper […] » (Jelinek 2006 : 52) lui signifie Fulvio, prince charmant qui lui dicte aussi le discours qu’il/la société souhaite entendre : « Dis-moi ce que j’ai l’habitude d’entendre ; pourquoi tu es une victime et pourquoi tu fais un sacrifice et pourquoi tu as été faite victime, et pourquoi, ton existence entière reposant dans une seule main, tu veux précisément devenir une victime, précisément ma victime. » (Jelinek 2006 : 55-56). Seule sa haine maintiendra en vie/en mouvement Rosamunde, doublement coupable de sa tentative d’affranchissement du corps et de l’esprit, doublement dépossédée de son identité de souveraine et de créatrice, et renvoyé à un rôle muet de dominée.
Sylvia et Ingeborg prolongent ce « scandale du féminin» (Schaeffer 1999 : 25) dans un dernier dramuscule qui sort du schéma textuel des précédents. Ni dialogue (Blanche-Neige, La Belle au Bois dormant, Rosamunde) ni monologue (Jackie), les identités et les voix s’y confondent dans un espace de parole en deux actes qui ouvre toutes les possibilités : la didascalie introductive de Jelinek indique expressément que les paragraphes, qualifiés de « simples ébauches de ruptures ou d’interruptions de la parole » (Jelinek 2006 : 101), peuvent être remodelés à volonté par les metteurs en scène. Cet espace est aussi la scène du sacrifice (l’abattage et l’émasculation du bélier décrit par Elfriede Jelinek (2006 : 118) comme « une très jolie activité domestique »). Avatars-mouvement, avatars en mouvement, Sylvia et Inge sont ici les actrices d’une performance sanglante qui n’est pas sans rappeler celles des actionnistes viennois qui avaient défrayé la chronique pendant les années 1960. Entièrement traversé par le thème de la disparition – derrière le mur comme l’héroïne de Marlen Haushofer, dans la lézarde comme la narratrice de Malina, dans le royaume des ombres comme les princesses des précédents textes – le cinquième dramuscule avance inexorablement vers ce goûter de sang (Jelinek 2006 : 136) dans une vaisselle de poupée avec lequel les deux dernières princesses terminent – fêtent ? – leur action. Destinées à la beauté comme les autres, elles n’ont pas suivi leur destin. Créatrices, elles avaient cru s’être approprié leurs voix. Mais une fois de plus, la liberté s’avère comme un leurre : dans le dernier drame de princesses de Jelinek, c’est encore un homme qui a le mot de la fin. Par le truchement d’un dispositif (un radio portative démodée) qui rappelle les voix off de Blanche-Neige, une voix masculine couvre les vers grecs14 doucement prononcés par une voix de femme ou d’une enfant.
4. Les princesses au royaume des ombres
Le discours de la féminité réduite par la société à un « signifiant sous lequel depuis des siècles se viennent coaguler les images, les visages, les récits » (Dufourmantelle 2007 : 139) est ironiquement résumé par une réplique de Rosamunde/Jelinek dans le troisième dramuscule :
Peut-être que tous les êtres de la Terre sont des princesses et des princes. Ainsi parlent les prêtres, et les gens dans leur lutte pour survivre sont assez bêtes pour le croire. En tout cas, tous les gens que je connais sont une haie. C’est déjà un pas dans la bonne direction. Et les Grands sont inflexibles envers eux, comme la nature envers la nature. Je me souviens vaguement. Des Roses. Cela peut vous ébranler. Qu’est-ce qui est noté ici ? Une femme dit, c’était une sorte de folie. Elle dit : à travers lui, j’espérais enfin pouvoir vivre. Elle dit : je ne voulais vivre que pour lui, et c’était comme si je n’avais trouvé mon âme qu’à travers lui, comme si je n’étais qu’une coquille vide sans lui, et lui m’a comblée et ce, avec de l’amour. Bravo. Cette femme vient tout juste d’être créée, et je suis la première à avoir l’honneur de l’en féliciter. Maintenant elle regarde un homme et semble savoir exactement à qui elle a affaire. Maintenant elle se met debout pour mettre en conserve ce tout et pour le conserver, au lieu de ruminer ce qu’elle a, satisfaite, et de se réjouir de son pâturage juteux. Et elle demande à sa conquête : es-tu encore la même personne qu’hier ? Et seras-tu encore la même demain ? Après-demain ? Bien qu’il soit déjà toute son âme, elle veut en plus savoir qui il est. Incroyable. Et là, s’il dit non, tout s’effondre en elle. (Jelinek 2006 : 31)
Pour éviter la substitution mécanique d’un discours (masculin) par un autre (féminin/féministe) qui la mènerait dans l’impasse d’une énonciation unilatéralement genrée (Klein : 2012) Jelinek se sert comme le montre la citation des discours conventionnels et transgressifs propres aux hommes et aux femmes pour en réassembler les lambeaux dans un scénario verbal révélateur de l’absurdité et de l’arbitraire de la distribution conventionnelle des rôles. Elle répond ainsi à la manipulation du ‘réel’ par le discours officiel opérée par la manipulation du discours officiel dans la fiction, en plaçant au centre de son dispositif langagier la question de l’identité féminine et de leurs identités-écran imposées ou choisies dans une société qui continue de considérer « qu’être ‘féminine’, c’est essentiellement éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent fonctionner comme des signes de virilité… » (Bourdieu 1998 : 137). Ses princesses évoluent ainsi dans un « infini Pas-Encore et bientôt Plus-Jamais »,15 un royaume de l’ombre/des ombres médiatisé dont les Drames de princesses relatent les tentatives d’évasion. Cette image, déjà formulée par Jelinek dans des textes précédents,16 est reprise dans le cinquième dramuscule (Le mur) qui radicalise la révolte des princesses dans une prise de conscience douloureuse : « C’est vraiment ce qu’il y a de plus dur, revenir vivant du royaume des morts » (Jelinek 2006 : 131).
Où que l’on place ce royaume, celle qui a probablement servi de modèle à certains personnages des Drames de princesses n’en est en tout cas pas revenue. Le recueil allemand des dramuscules inclut, à la place d’une postface, un article que Jelinek avait consacré en 1998 à Diana Spencer, ex-princesse de Galles disparue dans un accident de voiture et sacrée, par et après sa mort, « princesse du peuple ».17 Son parcours (la rencontre merveilleuse avec le prince de Galles, le mariage – sous les projecteurs – prometteur de tous les bonheurs, le sacrifice de l’épouse délaissée sur l’autel de la raison d’Etat, la transformation de la femme de l’héritier du trône écrasée par le cérémonial de la cour d’Angleterre en icône people traquée par les paparazzis etc.) annonçait celui des princesses jelinekiennes un an avant la parution du premier texte. Les analogies sont parlantes : la duperie du conte de fées, le leurre du mariage, la privation de voix, la tentative de reconquête d’une identité propre, l’exposition aux médias, l’ostracisme prononcé par la (royale) société, la mort. Le catafalque scellant le mythe de Diana lors de ses obsèques grandioses est ainsi le pendant du cercueil de verre où la Blanche-Neige du premier dramuscule est condamnée à reposer pour l’éternité.
Dans une interview accordée à Matthias Dreyer en 2002 citée par Lücke (2005 : 107), Jelinek n’excluait pas l’idée de devoir écrire des drames de princesses jusqu’à la fin de sa vie. Elle était convaincue que d’autres « couple[s] étrange[s] » (Kaufmann 1999 : 7) ne manqueraient pas de lui fournir matière à interroger les rapports de pouvoir homme/femme, tant le mythe sociétal du conte de fées reste puissant. Bon nombre d’œuvres qui ont suivi ont confirmé que la nécessité de déconstruire la mystification reste d’actualité chez Jelinek et qu’elle continue d’être l’une de ses principales préoccupations.