Marcel Aymé a toujours présenté les textes du recueil : Les Contes du chat perché comme des contes. Ainsi, dans la prière d’insérer de 1934, tout en déniant s’adresser spécifiquement à des enfants, il revendique cette étiquette générique : « Ce ne sont pas des contes pour enfants, ce sont des contes pour moi. » (Aymé, 1998 : 1163), « Ces contes ont été écrits pour les enfants de quatre à soixante-quinze ans. » (Aymé, 1998 : 1443). La préface de 1934 va dans le même sens en faisant remonter les textes du recueil aux histoires que le chat Alphonse raconta au narrateur, en panne d’inspiration, pour le remercier de son aide. Cependant, le rapport des textes du recueil au conte traditionnel n’est pas sans poser question. Ainsi Denise Escarpit se demande-t-elle : « Quel rapport peuvent bien avoir Les Contes du chat perché de Marcel Aymé, publiés en 1939, avec les contes traditionnels ? » (Escarpit, 1988 : 189) De même, Marc Soriano définit ces textes comme des « anti-contes » : « En marge du folklore dont ils retrouvent les personnages (loups, animaux de basse-cour, petites filles espiègles ou insouciantes, ces contes qui sont en réalité des « anti-contes », ironisent subtilement sur la féérie, les rapports familiaux et la vie. » (Soriano, 1975 : 67). Cette interrogation sur l’œuvre de Marcel Aymé nous semble révélatrice d’une évolution majeure du conte, en France, dans le premier vingtième siècle. En effet, à partir du moment où l’auteur prend ses distances avec la tradition orale, il bouleverse le pacte de lecture du conte traditionnel. En même temps, ce dernier s’en trouvé régénéré, s’entrouvre sur notre quotidien, se teinte d’humour, fait la part belle au jeu, à la créativité.
1. L’effet de conte
Marc Soriano propose cette définition du conte : « Récits de voie orale, dont l’origine est vraisemblablement antérieure aux civilisations historiques et qui, d’une époque à l’autre, se manifeste parfois dans la littérature écrite sous forme d’adaptations » (Soriano, 1975 : 151).
Le point fondamental dans cette définition me semble être l’ancrage dans une tradition populaire antérieure à l’écrit. Même si cet enracinement dans un fonds mythique a donné lieu aux interprétations les plus farfelues, il n’en reste pas moins que les contes de Grimm et Perrault se présentent comme des adaptations plus ou moins libres de récits tirés d’un fonds populaire. Il faudrait dès lors, comme le fait Soriano, distinguer les contes traditionnels de voie orale, collectés par des ethnologues plus ou moins professionnels, les contes adaptés et les récits modernes et contemporains, élaborés par des artistes de culture écrite.
Denise Escarpit situe l’apparition de cette dernière catégorie de conte dans le dernier quart du dix-neuvième siècle et essentiellement dans la sphère anglo-saxonne. Il faudrait citer au premier rang Alice au pays des merveilles, de Lewis Caroll, publié en 1865, mais aussi Peter Pan, de James Barrie, qui paraît en Angleterre en 1906, ou encore Les histoires comme ça » de Rudyard Kipling. Cet essor du conte littéraire inspiré plus ou moins du fonds populaire traditionnel se poursuit dans la sphère anglo-saxonne pendant toute la première moitié du vingtième siècle, avec L’histoire du docteur Doolittle d’Hugh Lofting (1920), Winnie l’ourson (1926) de AA Milne, ou encore la série des Mary Poppins, de P.L Travers (1934-52). Denise Escarpit résume ainsi cette métamorphose de la forme :
En fait, le conte moderne, dont le merveilleux ne repose plus sur la présence de fées, d’objets magiques, de rencontres miraculeuses, de personnages codés, mais sur la fantaisie, l’absurde, l’humour, le rêve, voire le fantastique, sur la création de mondes imaginaires, de no man’s lands entre le monde du conte de fées et le monde réel, était né. (Escarpit, 1988 : 76).
Il semble cependant qu’il y ait un décalage entre la France et les pays anglo-saxons. En effet, dans les premières années du siècle domine une littérature médiocre, sans originalité. Durant la première guerre, le secteur éditorial se contente de rééditions des contes traditionnels, avec des collections comme les Contes et légendes de tous les pays chez Nathan, les Contes et gestes héroïques chez Larousse. « Ce n’est que dans les années 1930 que, sortant du monde très codifié des contes traditionnels, la littérature de jeunesse commence enfin à explorer de nouvelles contrées. » (Aymé, 1998 :1429). Si quelques écrivains de l’entre-deux-guerres écrivent des contes pour enfants1, il faudra attendre la seconde moitié du siècle, avec Tistou les pouces verts de Maurice Druon (1968), Les Contes de la rue Broca de Pierre Gripari (1973), Les Contes de la Saint glinglin de Robert Escarpit (1973) ou, plus près de nous, les volumes de Yack Rivais, pour que prenne son essor ce conte moderne défini plus haut par Denise Escarpit. Publiés dans les années 1930, Les contes du chat perché qui connaissent très rapidement un succès international, marquent donc l’apparition en France de ce conte moderne.
Pour mesurer ce que cette œuvre pouvait avoir de novateur dans l’entre-deux-guerres, il faut au préalable dégager les spécificités du conte traditionnel. Georges Jean en propose une définition synthétique autour de quelques points :
Leur caractéristique de récit
Le conte est quasiment toujours un récit à la troisième personne, où le « je » du narrateur est d’autant plus absent qu’il est supposé ne pas être à la source du récit.
- Leur ancrage temporel
« Les contes sont toujours d’autrefois. Mais alors que la majorité des récits, les fictions romanesques en particulier, se situent dans un passé daté, les contes appartiennent à des passés indéterminés – lointains ou proches. » (Jean, 1990 : 18)
- Leur clôture
Le récit est clos sur lui-même, dans la mesure où les contes « n’offrent aux auditeurs ou aux lecteurs aucune possibilité de prolongements événementiels. » (Jean, 1998 : 20)
- Leur traitement du personnage
Dans le conte traditionnel, les personnages sont en même temps absolument nécessaires au fonctionnement du récit et dénués d’intériorité, dotés d’une psychologie sommaire, réductibles à une fonction. Il est donc impossible de leur attribuer une épaisseur.
- Leur appartenance à la littérature orale
Même si, comme le rappelle Georges Jean, nous ne sommes confrontés qu’à des textes, il n’en demeure pas moins vrai que le conte traditionnel s’enracine dans une culture orale.
Dans quelle mesure ces éléments de définition caractérisent-ils Les Contes du chat perché ?
1.1. L’Espace-temps
Certes, le recueil ne nous transporte pas dans ce vague Moyen Âge où semblent se situer beaucoup des contes de Grimm et Perrault. Cependant, de manière analogue, il réalise une sorte de gommage, de mise entre parenthèses du temps historique, objectif. Le recueil ne comporte jamais aucun élément de datation, ni aucune référence à un évènement historique qui permettrait de l’ancrer dans l’Histoire. Quand intervient une référence à un évènement extérieur à la temporalité de la ferme, rythmée par les saisons et les travaux des champs, elle est si floue qu’elle en prend une dimension presque atemporelle. Ainsi en va-t-il de ce soldat qui surgit au début du « Mouton » : « Tandis que les parents marmonnaient ainsi, apparut au détour de la route un soldat qui s’en allait à la guerre, monté sur un fier cheval noir. » (Aymé, 1998 : 1073) Nul ne saura jamais de quelle guerre il s‘agit et il est bien visible que la question n’a strictement aucune importance dans le conte. Les seules bornes temporelles sont constituées par l’âge des fillettes : elles n’ont pas encore atteint l’âge de raison, qui viendra marquer le terme des récits et de l’enfance, période bénie, miraculeusement préservée et étirée à la ferme où d’un conte à l’autre le temps ne semble pas passer. Si Marcel Aymé ne débute jamais ses contes par le « il était une fois » traditionnel, il nous introduit, souvent en une phrase, dans un monde hors du temps de l’histoire : le quotidien des parents à la ferme. « La Patte du chat » commence ainsi par cette évocation très rapide : « Le soir, comme ils rentraient des champs, les parents trouvent le chat assis sur la margelle du puits où il était occupé à faire sa toilette. » (Aymé, 1998 : 1117). Le moment de la journée est précisément évoqué, mais il s’agit là de références purement internes au temps du récit, sans aucune allusion au temps objectif.
Cet effet de clôture vaut aussi pour l’espace. Tout se passe comme si la ferme où évoluent Delphine et Marinette, était une sorte de parenthèse dans le temps et dans l’espace, puisque, comme la forêt des contes, elle n’est située précisément nulle part, tout en étant d’emblée parfaitement identifiable.
1.2. La structure
Les contes traditionnels possèdent aussi de grandes analogies dans leur structure. C’est ainsi que Vladimir Propp a pu, à partir d’un corpus spécifique de contes populaires russes, collectés par Afanassiev à la fin du XIXe siècle, isoler sept types de personnage, ou sept rôles2, chacun de ses personnages disposant de sa propre sphère d’action. D’autre part, il a clairement mis en évidence que le motif du conte est décomposable en plusieurs éléments qui constituent des constantes. Les personnages, derrière la variabilité des noms et des attributs présentent également un certain nombre d’éléments constants dans les actions accomplies, les fonctions. De la même manière, dans Logique du récit, Claude Bremond montre comment le conte s’organise autour de séquences élémentaires à partir de trois moments principaux : Une situation qui ouvre la possibilité d’un comportement ou d’un évènement, l’actualisation de cette virtualité, l’aboutissement de l’action qui clôt le processus par un succès ou un échec.
Un certain nombre des Contes du chat perché reprennent cette structure de base du conte en jouant sur quelques couples de fonction essentielles (interdiction / transgression, méfait / tentative de réparation). « L’éléphant » s’ordonne ainsi selon l’organisation narrative suivante :
- Situation initiale : Delphine et Marinette sont dans la cuisine, il pleut.
- Interdiction : Les parents s’en vont et interdisent aux fillettes de faire entrer qui que ce soit dans la maison.
- Transgression : Elles laissent entrer les animaux de la ferme et jouent à l’arche de Noé.
- Déséquilibre : La petite poule blanche veut rentrer, elle se transforme en éléphant.
- Sanction : Á la fin du jeu, alors que les parents vont rentrer elle refuse de reprendre sa forme normale.
- Tentative de réparation : Les fillettes la cachent dans la chambre des parents.
- Situation finale : Elle retrouve mystérieusement son apparence normale, ce qui permet le retour à la situation initiale.
De même, dans « Les Cygnes », les parents interdisent à Delphine et Marinette de traverser la route. Elles le font sans même s’en apercevoir et il faudra le sacrifice du vieux cygne qui ralentit la marche de retour des parents pour qu’elles puissent rentrer chez elle. Dans « Les Boîtes de peinture » les petite filles transgressent l’interdit de peindre, il s’en suit une catastrophe généralisée puisque les animaux se mettent à ressembler à leur représentation graphique. Dans « Le Loup », l’effet est encore plus visible dans la mesure où la reprise s‘accompagne de toute une série d’effets d’intertextualité. L’article défini inscrit le texte dans un horizon d’attente bien connu dans les années 1930 : le loup de tous les contes, des fables. Atemporel, il évoque ses mésaventures avec le petit chaperon rouge tout comme avec l’agneau de la fable. L’auteur joue donc à reprendre des stéréotypes de la même manière que les petites filles s’amusent de la chanson « Loup y es-tu ? ». D’ailleurs la situation initiale : les parents s’en vont et ordonnent aux petites filles de n’ouvrir à personne, n’est pas sans rappeler un élément de base que l’on retrouve par exemple dans « Le loup et les sept chevreaux ». L’entrée des parents rappelle clairement celle de l’ogre dans « Le Petit Poucet » : « Nous sentons ici comme une odeur de loup » (Aymé, 1998 : 922). De même, la fin du conte, où les parents ouvrent le ventre de l’animal reprend la version de Grimm du « Petit Chaperon rouge ». A cette différence que, là encore, Aymé jou à partir des textes sources. Le loup est pardonné, précisément parce qu’il a beaucoup joué avec les petites filles et s’enfuit en promettant d’éviter à l’avenir les enfants, décidément trop tentants.
Par ce rétablissement de l’ordre à la fin, les textes présentent bien cette clôture propre au conte, mais d’une manière qui leur est spécifique. Chez Aymé, à la fin, le problème est résolu et le lecteur est ramené à la situation initiale : les fillettes et les parents à la ferme, mais en même temps, ce retour à une situation d’équilibre ne ferme pas le récit, laisse toujours la place à de nouvelles aventures, comme le montre le recueil qui enchaîne d’une narration à l’autre.
Qu’il s’agisse du temps ou de la structure, il est visible que les codes du conte traditionnel deviennent une palette avec laquelle l’auteur s’amuse pour situer ses inventions dans un horizon d’attente spécifique tout en gardant une grande part de liberté créatrice.
1.3. Le merveilleux
Il s’agit probablement là d’un des aspects les plus importants pour définir le conte. Georges Jean, le premier, a montré ce que le traitement du merveilleux peut y avoir de particulier.
S’il est ce qui se produit et qu’on ne peut expliquer « de façon naturelle », ce surnaturel a ceci de particulier qu’il se produit dans « un univers sans transcendance » (Jean, 1990 : 52). L’événement merveilleux intervient dans un monde familier, quotidien. « En fait, c’est comme si l’exigence de rationalité était occultée » (Jean, 1990 : 52). Cependant, le merveilleux ne glisse jamais vers le non-sens, l’absurde et les phénomènes merveilleux n’interviennent que pour autant qu’ils sont nécessaires à la poursuite du récit. Le merveilleux ne se confond donc ni avec le fabuleux, ni avec le fantastique tel que le définit par exemple Pierre- Georges Castex :
Le fantastique […] se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle, il est généralement lié aux états morbides de la conscience qui dans les phénomènes de cauchemar ou de délire projette devant elle des images de ses angoisses ou de ses terreurs. (Castex, 1951 : 24).
Alors que le fantastique vise l’auditeur, cherche à provoquer en lui une émotion forte, à le déstabiliser dans sa perception du monde en provoquant une hésitation entre plusieurs interprétations, une inquiétude, une ambigüité, le merveilleux ne fait jamais appel à l’affectivité du lecteur, conserve une sorte de neutralité.
En ce sens, le merveilleux ayméen s’avère tout à fait similaire à celui du conte traditionnel. L’auteur plonge en effet le lecteur dans un univers passablement déréglé. Les animaux conversent tout naturellement entre eux et avec les humains. Les cochons volent, les poules se transforment en éléphants. Dans « Le Chien » la cécité se transmet d’un protagoniste à l’autre sur simple demande. Dans « Les Boîtes de peinture », le rapport signifiant / signifié se voit perturbé : les animaux se mettent à ressembler aux dessins qu’en font les petites. Dans « La Patte du chat », il suffit que l’animal passe sa patte par-dessus son oreille pour faire pleuvoir. Cependant, le merveilleux ne glisse jamais vers l’effrayant ou le fantastique, dans la mesure où l’humour léger, teinté d’ironie de Marcel Aymé, vient toujours déminer tout aspect potentiellement inquiétant. En témoignent les explications que le narrateur donne aux transformations merveilleuses. Ainsi, la métamorphose de la poule en éléphant, mentionnée plus haut, se voit justifiée de la manière suivante : « La petite poule blanche prit son rôle si à cœur qu’elle devint un véritable éléphant, ce qu’elle n’avait pas osé espérer. » (Aymé, 1998 : 986). L’humour vient atténuer l’aspect potentiellement déstabilisant du surnaturel et rappeler que tout cela n’est qu’un jeu : on comprend que la poule n’ait jamais osé imaginer devenir un éléphant. On retrouve la même ironie dans « Le Cochon et la buse » : « Alors, la petite poule blanche se fit aussi lourde qu’elle put. Et comme le cochon était une très bonne bête, elle réussit à le soulever de terre assez facilement. » (Aymé, 1998 : 1000). La cause avancée n’en est pas vraiment une, puisqu’il n’existe a priori aucun rapport logique. Le lecteur (du moins le lecteur adulte) le sait et s’en amuse. Dans « L’Âne et le cheval » le récit suggère une multitude de pistes d’interprétation de la métamorphose : « le sommeil les surprit comme elles exprimaient une dernière fois le désir […] » (Aymé, 1998 : 1007). Ce qui laisse sous-entendre que les ultimes souhaits exprimés à la porte du sommeil peuvent se réaliser…à condition toutefois que le cadre soit propice et il l’est. La nuit est en effet très différente des autres nuits : « La lune se coucha une heure plus tard. Suivit une nuit noire et épaisse comme jamais pareille.» (Aymé, 1998 : 1007). Se produisent des événements surnaturels : un bruit de chaînes, une petite musique de poche, la tempête, le chat de la maison (averti de bien des choses) essaie de prévenir les petites. Ainsi, la narration ne prend jamais la dimension du récit d’horreur, précisément du fait de cette accumulation de raisons farfelues.
D’autre part, si les textes ne glissent jamais vers le fantastique, c’est aussi parce qu’à la fin, tout rentre dans l’ordre. L’interprétation n’est donc jamais durablement perturbée, il n’y pas de jeu sur de multiples sens possibles, comme dans le fantastique. Le merveilleux crée donc un monde ludique où lecteur et auteur s’amusent en toute impunité puisque l’ordre est toujours rétabli. A la fin de « L’Âne et le cheval », par une transformation inverse, les petites filles redeviennent humaines. Dans les dernières lignes des « Boîtes de peinture », parce que ce sont « les larmes de l’amitié » (Aymé, 1998 : 1099), les larmes des animaux qui tombent sur les dessins leur permettent de reprendre leur apparence initiale. Le merveilleux, loin de contribuer à fragiliser ou contester les fondements de l’existence quotidienne, finit par en assurer la valeur et la pérennité. Le retour à l’ordre apparaît comme le point d’aboutissement de toute transformation.
Certes, ce merveilleux se manifeste dans l’ensemble de l’œuvre de Marcel Aymé. Mathieu Bélisle montre ainsi comment dans La Jument verte comme dans les nouvelles du Passe- muraille, « Le Merveilleux ayméen remet toujours en cause les « lois » du réel – du moins ce que le sens commun entend par ce mot – qu’il détraque à loisir. » (Bélisle, 2009 : 15). Il fait remarquer comment « le merveilleux ne contribue pas au délabrement du réel, mais à son renforcement. » (Bélisle, 2009 : 16). Dans La Jument verte, avec les descriptions des villages, du monde rural, comme dans le Passe- muraille, avec celle de la vie de fonctionnaire de Dutilleul, le miracle est encadré par le récit réaliste. De la même manière, tout comme le retour à l’ordre de la fin des contes, « Le miracle ne dure jamais, disparaissant souvent avant que le roman ou la nouvelle ne s’achève. Tout compte fait, l’expérience du merveilleux ayméen ne permet de se soustraire que momentanément à l’épreuve du réel. » (Bélisle, 2009 : 17).
Néanmoins, même s’il s’agit probablement d’une constante de l’imaginaire de Marcel Aymé, le merveilleux, conjugué à la reprise intentionnelle ou non, de fonctions cardinales du conte traditionnel s’avère être un élément fondamental de l’effet de conte, un trait d’union entre invention et tradition.
2. A distance du conte
Il serait cependant réducteur de voir dans ces textes une pure et simple imitation des contes traditionnels. Si Marcel Aymé est à l’origine de ce que l’on pourrait appeler le conte d’auteur contemporain, c’est précisément parce qu’il prend ses distances avec les codes du conte traditionnel, et ce, dans deux directions majeures : le traitement du personnage, et le comique.
2.1. Le traitement du personnage
Dans son analyse visant à distinguer le conte de la nouvelle, Michel Viegnes en arrive à la conclusion que le critère le plus pertinent pour distinguer les deux formes est probablement le statut du personnage : « Si l’on cherche le trait le plus spécifique du conte en tant que modalité narrative, il apparaît que c’est le statut de ses personnages qui en fournit la clé. » (Viegnes, 1989 : 31). En effet, ce personnage à la fois indispensable et sans épaisseur, réductible à une fonction, semble bien être la marque de fabrique du conte, par rapport aux autres genres littéraires.
Certes, Les Contes du chat perché se limitent à un petit nombre de figures : Delphine et Marinette, les parents, les animaux de la ferme. Cependant, si les mêmes animaux réapparaissent d’un conte à l’autre : le chien, le chat, le canard, la petite poule blanche, le fait le plus frappant à la lecture est qu’au contraire du conte traditionnel, chaque personnage se voit doté d’une psychologie qui lui est propre, d’un comportement spécifique, certes induit par nos représentations (le chat est rusé, le coq orgueilleux) mais pas uniquement, ce qui lui confère une épaisseur certaine. Ainsi, le cochon est un des personnages les plus récurrents d’un conte à l’autre, mais l’auteur prend bien soin de le doter d’une psychologie particulière. Vaniteux, il est volontiers rêveur et se fait souvent prendre au piège de ses chimères. Ainsi, dans « Les Vaches », alors que le troupeau a mystérieusement disparu, il se fait fort de le retrouver « demain avant midi. » (Aymé, 1998 : 1109). Dans « Le Paon », alors que tous les autres animaux et les petites filles ont renoncé à suivre les conseils de beauté donnés par le paon (régime, sport, gymnastique), le cochon seul s’entête et arrive à se persuader qu’il possède une huppe et une traîne naissantes. Il se voit donc très souvent tourné en ridicule. Dans « Les Vaches » il se fait rouer de coups par les bohémiens, ce qui met un terme à son enquête, dans « Le Problème » il est constamment objet de dérision. Alors que la petite poule blanche et les animaux ont réussi à compter les bois de la commune, le cochon, qui n’a rien fait et a failli se faire tuer par un sanglier, s’exclame lorsqu’il entend la réponse : « C’est ce que je pensais. » (Aymé, 1998 : 1140).
Cependant, le portrait n’est jamais unilatéralement caricatural. « La Buse et le cochon » présente un autre aspect de l’animal. Certes, l’auteur semble prendre plaisir à broder sur l’expression « caractère de cochon » : il ronchonne en permanence, est jaloux, vindicatif et souvent agressif, mais, d’entrée de jeu, l’auteur nuance le portrait : « Ce cochon-là avait toujours eu des manières un peu rudes, mais, c’était au fond une excellente nature. » (Aymé, 1998 : 996). Plus loin, alors qu’après de multiples tentatives des animaux pour l’avertir de son sort, le cochon comprend enfin qu’il va être tué le lendemain, il force l’admiration de tous par sa grandeur d’âme. Le conte se termine alors par une apothéose du cochon qui s’envole dans le ciel avec les ailes de la buse que le bœuf blanc a réussi à lui attribuer par magie, et la dernière phrase met en évidence une fois de plus sa bonté : « Plusieurs fois, il prit Delphine et Marinette sur son dos et leur fit faire de belles promenades dans les nuages. » (Aymé, 1998 : 1006). Nous sommes donc très loin du traitement habituel du personnage de conte. Le portrait psychologique des protagonistes, humains ou non, est toujours approfondi, subtil, drôle. Même si Aymé s’amuse des clichés sur les animaux, aucun n’est jamais enfermé dans sa représentation stéréotypée.
De la même manière, les parents ne font jamais l’objet d’une simplification caricaturale. Certes, ils incarnent le principe de réalité : il faut travailler pour gagner sa vie. Leur fonction dans le récit se résume ainsi souvent au fait d’envoyer les fillettes au travail ou de leur donner une tâche à accomplir, ce qui les amène à être parfois cruels ou insensibles. Les punitions sont souvent sévères, ainsi les petites filles se voient-elles souvent privées de nourriture. Dans « La Patte du chat » les parents estiment même que la privation ne suffit pas : « Jugeant la punition trop douce, les parents s’accordèrent un temps de réflexion et reprirent, en regardant les petites avec des sourires cruels […] » (Aymé, 1998 : 1120). Le terme « cruel » importe ainsi dans la mesure où les parents frôlent effectivement parfois la cruauté, essentiellement dans leurs rapports avec les animaux. Dans le même conte, « Dans un moment où leur colère tournait à l’exaspération, ils tombèrent sur le chat, l’un à coups de balai, l’autre à coups de sabots en le traitant d’inutile et de fainéant » (Aymé, 1998 : 1121). Ils sont aussi impitoyables et n’hésitent pas à revendre ou tuer les animaux devenus trop vieux dès lors qu’ils sont inutiles. Ainsi, le vieux cheval du « Canard et la panthère » sait qu’il n’échappera pas à la boucherie, les parents ne lui pardonnent même pas les quelques minutes passés à bavarder plutôt qu’à brouter, au nom d’un principe pour le moins prosaïque : « Ce qu’il mange là est toujours autant qu’il ne prend pas au grenier. » (Aymé, 1998 : 2021). Les bœufs dans le conte du même nom n’évitent l’abattoir qu’in extremis. Dans « Le Mouton », pour faire une affaire avantageuse, ils n’hésitent pas à proposer au soldat qui veut se débarrasser de son cheval, les animaux préférés des petites, insensibles à leur chagrin : le mulet, l’âne, l’âne et même leur mouton chéri offert par l’oncle Alfred. Cependant, à l’inverse du conte traditionnel, ils ne se laissent pas enfermer dans un rôle défini une fois pour toutes. Leur psychologie est ainsi nuancée. Dans « Le Chien », alors que celui-ci raconte sa triste histoire, les parents qui « ne dissimulaient pas leur émotion. » (Aymé, 1998 : 961) se montrent magnanimes et lui proposent de rester à la maison où il pourra jouir d’une belle niche et manger à sa faim. De même dans « Les Cygnes », le chant du vieux cygne mourant transporte les parents au point qu’ils en oublient toute nécessité : « Sur la route, les parents s’étaient donnés la main et sans prendre garde qu’ils tournaient le dos à la maison, s’en allaient à travers les champs à la rencontre de la voix. » (Aymé, 1998 : 1072). Dans « Les Boîtes de peinture », alors qu’au début du conte, ils se montrent parfaitement insensibles au bonheur des petites et n’hésitent pas à leur confisquer leurs boîtes pour qu’elles travaillent, ils sont par la suite si heureux devant la tâche accomplie qu’ils leur redonnent leurs peintures et manifestent une euphorie exubérante : « Les parents étaient si joyeux qu’ils n’y prirent pas garde et jusqu’à la fin du repas, ils ne firent que rire, chanter et jouer aux devinettes. » (Aymé, 1998 : 1093). Sous l’influence de la panthère, dans « Le Canard et la panthère » les parents se laissent aller à cette injonction, pour le moins inhabituelle : « Venez jouer, disaient les parents, vous ferez vos devoirs une autre fois. » (Aymé, 1998, 1026).
Alors qu’en opposant systématiquement les parents aux enfants et aux animaux le conte pourrait sombrer dans un manichéisme un peu trop didactique, la caractérisation psychologique, parce qu’elle n’est jamais unilatérale, permet de conserver aux textes leur drôlerie et leur humour.
2.2. Le comique
Si, comme l’affirme Denise Escarpit, les tendances du conte contemporain sont l’humour et la dérision, alors, Les Contes du chat perché sont sans conteste un texte fondateur de la modernité. Le comique y est en effet omniprésent.
Les quiproquos de toutes sortes abondent dans les contes. Dans « Les Cygnes », les petites filles sont prises jusqu’au bout pour des enfants perdus en quête de famille, dans « Le Problème », l’énoncé du problème est pris au premier degré par les petites filles et les animaux qui partent compter les arbres dans les bois de la commune. Le travestissement est également monnaie courante. Dans « Les Vaches », les animaux de la ferme contrefont les voix des vaches disparues lorsque le soir les parents viennent à l’étable voir si la journée aux champs s’est bien passée. Le plus drôle est que le rôle de la cornette est tenu par le chien qui se fait involontairement donner des coups de sabots par les parents. Dans le même conte, le cochon s’affuble d’une barbe de maïs pour se déguiser en détective. Une bûche enfermée dans un sac avec une souris qui gesticule en tous sens donne l’illusion aux parents qu’il s‘agit du chat Alphonse promis à la noyade.
Marcel Aymé joue également beaucoup sur le langage, et notamment, les propos à double entente. Ainsi, dans « Le Problème », au sanglier qui se moque de sa laideur, le cochon rétorque : « Je connais des gens qui ne sont pas du tout de votre avis […] Hier au soir, encore les parents disaient en me regardant : ″ Le cochon est de plus en plus beau. Il va falloir s’occuper de lui. ″ » (Aymé, 1998 : 1143). La menace contenue dans la dernière partie de la phrase n’est absolument par perçue par le cochon qui triomphe devant l’évidence de sa beauté.
Ce jeu sur le double sens culmine dans l’ironie, qui se déchaîne très souvent à la fin des contes. Ainsi la dernière phrase de « L’Âne et le cheval » qui mentionne les excellents parents est-elle clairement ironique dans un conte où les parents maltraitent leurs petites filles transformées en animaux et s’affligent même de leur retour à l’état normal : « Le pauvre homme n’en pouvait croire ses yeux et pensait à son bon cheval qu’il ne reverrait plus. » (Aymé, 1998 : 1018). Ce dernier exemple montre comment l’humour est lié à l’effet de surprise provoqué par l’inversion, comme dans l’histoire drôle. Ici, au lieu de se réjouir de retrouver ses filles, le fermier se lamente d’avoir perdu son cheval. « Le Mauvais Jars » se termine par une inversion du même ordre : « Aussi n’est-il plus question depuis ce jour-là de la bêtise de l’âne ; et l’on dit au contraire d’un homme à qui l’on veut faire compliment de son intelligence qu’il est fin comme un âne. » (Aymé, 1998 : 982).
L’humour vient ainsi s’insinuer dans la description pour la pousser vers l’absurde, le loufoque. Ainsi, après avoir décrit les animaux qui se mettent à ressembler aux dessins des fillettes, l’auteur en arrive aux bœufs blancs peints sur fond blanc :
« Comme ils n’existaient pas, les bœufs n’avaient l’air de rien, mais leurs cornes, seules visibles, et quoique dénuées de toute expression, gardaient une immobilité significative. » (Aymé, 1998 : 1097).
Il se manifeste enfin dans la narration d’épisodes qui ne semblent avoir d’autres fonctions qu’amuser l’auteur et le lecteur. Dans « Les Vaches », les petites filles, à la recherche du troupeau disparu, vont jusqu’à la rivière pour causer avec les poissons.
Du reste, la conversation manqua d’intérêt. Elles ne virent d’autre poisson qu’un gros brochet, complètement idiot qui, à tout ce qu’on lui disait, se contentait de répondre : « Comme je dis souvent, un bon repas et un bon somme par-dessus, il n’y a encore que ça qui compte ». (Aymé, 1998 : 1104).
L’épisode est totalement digressif et inutile au récit, puisque le brochet ainsi cité n’a rien à dire. Peut-être Aymé s’amuse-t-il à déjouer un horizon d’attente du conte où, chez Grimm notamment, à l’instar du cygne qui aide Hansel et Gretel à franchir la rivière, les animaux délivrent des informations précieuses ou sont douées de qualités magiques ?
L’humour est donc ce qui permet d’échapper au didactisme, à l’instruction, à la morale, précisément parce qu’il manifeste la prééminence du ludique. Ainsi, « Les Bœufs » reprend un vieux débat : jouer ou s’instruire ? A cet égard, le discours du préfet qui ouvre le conte est on ne peut plus clair : traditionnellement, il prend le parti de l’instruction, du travail, contre le plaisir. Le travail est toujours récompensé et il faut « faire comprendre aux ignorants et aux paresseux que l’instruction est indispensable. » (Aymé, 1998 : 927). Le récit va cependant démontrer l’inverse. Delphine et Marinette prennent en effet ses propos au pied de la lettre et causent la perte du bœuf blanc. Le bœuf roux en revanche veut bien apprendre… mais à jouer. Les petites vont donc s’exécuter et lui apprendre leurs jeux, mais cet apprentissage est-il préférable ? Le grand blanc, perdu dans ses problèmes de mathématiques, risque l’abattoir puisqu’il n’est plus en mesure d’assurer correctement son travail, mais la position du grand roux n’est guère plus enviable. La morale de l’histoire devient donc extrêmement ambigüe. « Pour quoi faire ? » (Marcel Aymé, 1998 : 928) répond le bœuf roux aux petites filles qui lui proposent d’apprendre à lire, mais elles font la même réponse quand il leur propose d’apprendre à ruminer. Peut-être faudrait-il y voir une philosophie, mais exprimée sur le mode du jeu, de la dérision : apprendre à lire pour un bœuf n’a pas plus de sens qu’apprendre à ruminer pour un humain ? De la même manière, le discours écologiste de la panthère : il ne faut pas maltraiter les animaux (et donc pas les manger) ne peut être pris au pied de la lettre puisqu’il est émaillé d’exceptions, toutes plus justifiées les unes que les autres : le poulet mis en sauce pour l’oncle Alfred était très désagréable et avait mauvais caractère, tout comme le cochon mangé par la panthère. Il y a donc constamment un jeu entre deux niveaux de lecture : une lecture au premier degré moralisante : il ne faut pas maltraiter les animaux, il faut travailler et s’instruire, mais ce premier niveau est finalement contredit par toute une série de signaux ironiques.
Cette stratégie d’écriture, faite de distance et de proximité par rapport au conte traditionnel, n’est pas jeu gratuit. Elle correspond plus fondamentalement à un refus d’une certaine littérature de jeunesse. Interrogé en 1956 par la revue Enfance sur ce qui faisait à ses yeux la caractéristique d’un livre écrit pour les enfants, Marcel Aymé répondait en effet ceci : « La bêtise, le mensonge et l’hypocrisie. » (Caradec, 1977 : 218). Si Aymé s’amuse avec les codes du conte traditionnel dans un jeu ironique, léger, peut-être plus subversif qu’il n’y paraît au premier abord, c’est avant tout parce qu’il refuse de dresser une cloison étanche entre littérature pour adultes et pour enfants et traite son jeune lecteur avec respect, sans jamais être simpliste ou bêtifiant, tout en lui proposant une forme, le conte, qui ne peut que trouver un écho puissant dans son monde intérieur.