« L’œuvre d’art porte témoignage que les objets n’existent pas, qu’ils sont des traces filtrées, encodées et décodées par notre sensibilité corporelle et nos langues, d’un pouvoir qui les excède. »
Lyotard 1991, 2010, 220
De la couleur comme objet du regard à la couleur comme acte du regard
Ce que Lyotard dit de l’œuvre d’art, quelle que soit sa nature, s’applique aussi à la couleur, qui n’existe pas tant du côté de l’objet que comme « [trace filtrée, encodée et décodée] par notre sensibilité corporelle et nos langues » (ibid), une trace qui dépasse toujours l’objet et le langage. Lyotard, dont la pensée sur l’art se focalise progressivement sur le chromatisme dans l’art contemporain, appelle lui-même cette métonymie, de l’art à la couleur. Les articles qui composent cet ouvrage renvoient à une telle vision postmoderne, voire lyotardienne, de la couleur. Souvent loin des approches symboliques, où la couleur s’apparente à un texte à lire, un code à décoder, à identifier, pour reconnaître ce qui est donné, où la couleur est d’ordre linguistique et s’adresse à un œil qui déchiffre. Loin des postulats de la représentation, où la couleur renverrait à un objet extérieur à l’œil et au langage et par conséquent extérieur au sujet dans un processus duel. Ici, la couleur n’est plus du tout ou plus totalement, selon les cas, du côté de l’objet dans un dispositif de désignation, de référence, de dénotation ou de représentation, qui suppose une dualité sujet-objet, un objet mis à distance du sujet spectateur. La couleur est rarement aussi à elle-même son propre objet lorsque la représentation devient présentation, mise en avant de la matière. La dualité sujet-objet est dépassée car il n’est pas d’objet qui ne soit modifié par le sujet. Ce constat est récurrent et rejoint l’élan philosophique de l’« énaction », dans le sillon de la phénoménologie anti-dualiste merleau-pontienne.
Pour le neurobiologiste et philosophe Francisco Varela, qui est à l’origine du paradigme de l’énaction, le monde n’est pas indépendant du sujet de la perception. La vie, la perception, la connaissance ne relèvent pas de la représentation d’un monde déjà là mais de la co-émergence du monde et du sujet : « Nous proposons le terme d’énaction [de l’anglais to enact : susciter, faire advenir, faire émerger], dans le but de souligner la conviction croissante selon laquelle la cognition, loin d’être la représentation d’un monde pré-donné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde » (Varela et al, 1993, 35). Or il est intéressant pour nous de souligner que Varela explore cette nouvelle relation au monde, qui remet en question la dichotomie sujet/objet, en s’intéressant initialement à la couleur, dans une thèse de biologie sur la rétine des insectes et la perception des couleurs. La couleur n’appartient pas entièrement au monde physique ; en tant que sensation, elle dépend de la perception du sujet dans l’environnement ; à chaque système visuel biologique correspondent des couleurs différentes : « La couleur constitue le paradigme d’un domaine cognitif qui n’est ni prédonné, ni représenté, mais au contraire expérientiel et énacté » (Varela, 1989, 232). La perception et la cognition ne se définissent pas comme réception ou représentation d’un monde pré-existant mais comme action et expérience. Cette action est située (le sujet et le monde co-émergent ensemble à travers leurs interactions) et incarnée (l’expérience passe par le corps et les capacités sensori-motrices). C’est tout le rapport au monde et la relation sujet/objet qui se trouvent reconfigurés dans ce couplage énactif, lequel prend racine dans le fonctionnement biologique du vivant (de la cellule) et s’étend à la perception et à la cognition. Je ne vois ou perçois pas la couleur (le monde) ; la couleur (le monde) et moi advenons ensemble ; voir est toujours créer. Voir, percevoir et connaître ne sont pas des actions transitives ; on ne voit, ne perçoit, ne connaît pas quelque chose selon l’ordre sujet – verbe – complément. Voir, percevoir, connaître ne sont pas non plus des actions intransitives renvoyant au seul sujet. Le sujet, l’action et l’objet forment une boucle interactive : voir quelque chose est un processus qui consiste aussi à se voir, à créer et à se créer.
Revenons à Lyotard, à l’art. La couleur comme processus et événement créatif est bien présente dans l’expérience artistique chez Lyotard, qui l’associe au geste de l’artiste : la « couleur existe l’âme (sens transitif) grâce au geste pictural » (Lyotard 1994, 2012, 584). L’agrammaticalité traduit le bousculement de l’ordre sujet/objet. Or ce geste est paradoxal : il donne à voir en même temps qu’il empêche de voir. L’art, selon Lyotard, « consiste à empêcher de voir, d’entendre (reconnaître, identifier), consiste à jouer l’événement de l’apparition, « sédition du sensible », contre les apparences venues et attendues, « à navrer à mort les objets », « jusqu’à ce que le scandale éclate », à « affranchi[r] la vision incarcérée dans la vue ». C’est que « l’œuvre donne à regarder quelque chose – ce geste qu’elle est – qui excède ce que le regard peut recevoir (percevoir) » » (Lyotard, 2012, 240 ; postface de Jean-Michel Durafour). Lyotard place la couleur au cœur du processus de création, infiniment ouvert, en passant « d’une esthétique des formes à une « anesthétique » de la matière » ; [en dégageant] le regard des discours, exposés, déductions, configurations : toutes « formetures », soit le formé-fermé qui camisole le sensible (apparaissant) rabattu sur le senti (toujours déjà apparu : galvaudé, gelé) » (ibid.).
C’est ce phénomène d’émergence, d’apparition qui est à l’œuvre dans les pages qui suivent. Phénomène artistique somme toute inhérent au vivant et inscrit dans notre être biologique. La couleur n’est pas ou plus seulement regardée, déchiffrée, par un œil qui lit ; elle n’est pas préalable au regard ; elle renvoie à l’acte de voir ou à un non voir, qui advient dans chaque œuvre. La couleur n’est pas dite ; elle est un dire ou un non dire. Il s’agira ici moins de la couleur que l’on saisit ou croit saisir (symbolismes de la couleur, théories de la couleur) que de la couleur qui se saisit ou / et se dessaisit dans l’avènement d’une œuvre donnée.
Il n’y aurait pas d’objet d’art, pas d’art au sens d’objet. Pas de couleur réifiée mais un événement de couleur, un acte qui se joue à chaque rencontre, à chaque regard. Dans une veine lyotardienne, merleau-pontienne, varélienne, la couleur se situerait ainsi à un moment charnière, non plus tant à la frontière entre représentation et présentation qu’à la frontière entre représentation et énaction.
La couleur, l’œil et la main ? Vers un œil-corps-couleur ? Quand la couleur se / nous regarde ?
Gestes de couleur : arts, musique, poésie vient prolonger la réflexion menée dans La couleur : entre silence et éloquence (Polysèmes, volume n°14, 2015) sur la couleur dans la littérature et les arts. La dualité entre l’œil et la main, l’optique et l’haptique (Deleuze 1981, Parret 2016), la représentation et la présentation (Didi-Huberman 1990, Marin 1994), qui constitue l’articulation majeure de La couleur : entre silence et éloquence (2015), est ici (presque) dépassée car cette dualité relève de la représentation, que l’énaction remet en question. Que l’œil contrôle la main - lorsqu’on s’intéresse à la dimension de transparence transitive de la représentation mimétique (l’effet-objet selon Louis Marin) - ou que l’œil soit sous le contrôle de la main - lorsque l’œuvre est aussi vue comme présentation et met en avant la matière picturale et que l’on met l’accent sur la dimension d’opacité réflexive de la représentation (l’effet-sujet) - n’est plus la problématique principale, même si la distinction amorce ce passage crucial de l’objet à l’acte du regard. Dans la représentation transitive, le sujet regarde quelque chose de couleur ; la couleur fait partie de l’objet regardé. Dans la représentation intransitive, le sujet regarde la couleur affranchie de l’objet. Dans une perspective énactive, la couleur est indissociable de l’œil et de la main ; l’œil est corps et l’œil est couleur ; la couleur nous / se regarde.
Le volume 14 de Polysèmes travaillait ce passage de l’œil spectateur, éloigné de son objet, lecteur, de l’œil qui voit et lit à l’œil aveugle ou à l’œil rapproché de son objet, qui ne voit pas mais touche. On passera ici à l’œil qui refait le geste du peintre (Char). Un œil couleur, non pas lecteur mais acteur, énacteur, perçacteur, qui fait advenir la couleur. La couleur n’est plus vue comme à elle-même son propre objet ; la couleur est énactée, incarnée ou incarnation. La couleur n’est plus seulement œil ou main, optique ou haptique mais expérience corporelle, geste, événement, rythme, intensité, énergie.
A chaque œuvre, un œil ou un acte du regard. A chaque œuvre, un geste de couleur. Chaque théoricien, artiste, écrivain, poète mais aussi chaque auteur·e construit son rapport à la couleur. On ne cherchera pas à unifier ce qui ne peut l’être, sinon à dégager quelques-uns de ces fils pour tenter de tisser des liens, de lier et de délier, sachant que chaque article qui suit rend compte d’un mouvement, d’un geste, propre à une œuvre, singulière et intense, ou navigue entre des œuvres de nature différente, picturale, musicale, poétique, en défiant toute catégorisation.
Jean-Loup Korzilius ouvre la voie en montrant le changement de paradigme qui s’opère chez Blanc et Chevreul lorsque la dualité sujet/objet (corps/esprit mais aussi féminin/masculin) dans laquelle s’inscrit la couleur est dépassée et que le voir affecte le vu, que le regard l’emporte sur le regardé. La couleur féminisée évolue, de la couleur comme objet du regard, à la couleur rétinienne qui agit dans l’œil de celui qui voit. Déjà la couleur émane d’un œil actif ; déjà la couleur est performative.
Tina Mamatsashvili revient sur plusieurs moments d’apparition de la couleur jaune dans la littérature, la philosophie et la peinture et, ce faisant, illustre aussi ce changement de paradigme. A bas les cloisons qui compartimentent ; on retrouvera Aristote, Diderot et Roger de Piles, Camus, Van Gogh, Faulkner et Boulgakov. On s’intéresse à la couleur comme surgissement, à travers lequel le visible déchire le lisible. Evénement figural, infraction, irruption du silence, rupture. Dès le titre, « Couleur. Jaune. Destruction. Impact immatériel. Wittgenstein. Evénement. Soleil », l’article mime cette déchirure. Du petit pan de mur au jour jaune, la couleur est pan, matière, éclat, arrêt, suspension de la linéarité et de la narration.
Bertrand Renaud convoque Lyotard, précisément, pour faire apparaître cette couleur qui invite l’œil à refaire le geste de la main du peintre dans les écrits de Char sur la ligne de couleur de Miró. Aux antipodes de l’opposition entre couleur et ligne, entre couleur et dessin, entre corps et intellect, entre sensible et intelligible, entre image et texte, entre non verbal et verbal, entre silence et discours, transcendant les dualités, la couleur s’y déploie comme une ligne, ligne plastique, figurale, expressive, ligne qui s’inscrit dans la durée, qui ne dessine pas le contour de l’objet, qui n’est pas celle non plus de la graphie (et de sa vision synoptique), ligne chargée d’énergie, ligne mouvement, hors du modèle représentatif, discursif, linguistique. Cette couleur-ligne échappe à l’œil-main du langage ; elle relie l’œil corps du peintre à celui du poète, qui retrace, à son tour, la ligne du regard.
Béatrice Laurent propose une immersion dans la couleur bleue du peintre pré-raphaélite Edward Burne-Jones, qui nous ramène à un avant épistémologique. Une lecture. Romantique. Un bleu qu’on regarde et qu’on lit. Le bleu d’une œuvre objet. En même temps, c’est aussi le bleu qui renvoie au sujet lui-même pour dire la subjectivité et la profondeur du regard, annonçant peut-être un renversement phénoménologique. Ce bleu contraste avec celui du peintre hyperréaliste Jacques Monory, dont parle Lyotard. Un voir en bleu. Un bleu qui se voit et parfois, en raison de la monochromie, ne se voit plus. Un voir bleu, insensible, antiromantique, aseptisé, détaché. Un bleu qui s’autodésigne. Le bleu de la machine, sans profondeur, le bleu de l’objectif photographique, qui semble effacer, noyer le sujet ou s’y substituer. Et pourtant…
Pour Lyotard, toujours, « le travail hyperréaliste ne consiste pas du tout à créer un objet, pas du tout à interpréter la nature, pas du tout à faire voir l’invisible ; au contraire dans l’hyperréalisme, il ne fait que répliquer le plus visible, le moins naturel (photos, affiches) et le déjà donné. Mais il consiste dans l’élévation des intensités chromatiques, de valeur, linéaires, de lumière, par passage dans le corps du peintre, dans les canalisations qui vont de l’œil à la main. » (Lyotard 1973, 2010 ; 112) Là aussi, imperceptiblement, la couleur passe par le corps même si le corps ne s’exprime pas dans la touche ; le résultat est de nature optique, plus que haptique. Cependant, l’optique n’est plus subordonné à l’objet. Pour Lyotard, « l’image est devenue ‘mentale’, non rétinienne en tout cas, et elle génère un sentiment d’immanence (non plus de référenciation vers le monde extérieur), quête d’une vaine universalité, nominalisme pictural : l’énigme de l’œuvre est, à travers la fausseté des images, que l’œuvre, en fait, peint la peinture. Par conséquent, l’important n’est pas l’objet, le fait de représentation, mais sa modalité, la dissolution de l’objecticalité générant de fausses images, sans se soumettre pourtant à la légende (quasi-religieuse) de la ‘création’ artistique. Dans un sens, on pourrait dire : pas de réalisme, pas d’hyperréalisme mais du métaréalisme ‘représentant’ la représentation, peinture de la peinture. » (Lyotard, 2013, préface de Herman Parret, 23-24)
Le détachement de l’objet, le dépassement de la dualité sujet/objet et de la représentation mimétique par une mise en abyme de la représentation nous emmène ainsi presque inévitablement dans l’aventure de l’abstraction ou plutôt des abstractions, tantôt conceptuelle (représentation de représentation), tantôt matérielle (présentation). En quête d’un objet toujours insaisissable, comme en témoigne la pratique des séries chez les artistes contemporains (Stuart Davis, David LaChapelle). On s’achemine vers une sortie de la représentation tout en y demeurant car on ne renonce pas à saisir cet objet qui échappe… La représentation est devenue une aporie.
Kamila Benayada nous plonge dans l’univers visuel de Stuart Davis : la couleur y est organisation spatiale, structure, à la recherche de fixité, de permanence, jamais atteinte. La couleur est du côté de l’œil (cérébral plus que corps/main), du côté de la forme (pas de l’informe, ni de la matière), de la ligne et de la lettre. Un œil qui conceptualise, géométrise, théorise en quête d’objectivité, toujours déjouée.
Marie-Hélène Cordié-Levy poursuit cette exploration d’œuvres sérielles par une incursion chez David LaChapelle. Loin des formes-couleurs de Stuart Davis, le photographe David LaChapelle offre une plongée multicolore dans une prolifération d’objets, éminemment parodique, où se perd le sujet de la perception. Aliéné par la réification publicitaire et consumériste, le sujet deviendrait-il un objet parmi d’autres ? Dans l’œuvre du photographe, la dualité sujet/objet y est aussi dépassée par la nature transexuelle du sujet : « l’œuvre conteste sa propre clôture en renvoyant à une réception conçue à la fois comme déformation du destinataire par l’objet, et déformation de l’objet par le destinataire » (Grossman cité par Cordié-Levy).
Les relations entre couleur et musique ont aussi à voir avec l’abstraction, tiraillée entre deux pôles, d’une part l’abstraction comme recherche d’ordre et de structure (représentation de représentation) ; d’autre part, l’abstraction comme désordre de la matière sonore inaudible (présentation). A nouveau, nous replongeons dans la représentation avant de trouver des portes de sortie.
Marcin Stawiarski s’intéresse aux textes (Aiken, Ackroyd, Proulx, Miller, White, McCourt, Woolf, Burgess) qui donnent à voir et à lire la musique en passant par la peinture qui se raconte comme un texte. On est alors en plein cœur de la représentation. La couleur et la musique sont vues comme langage ou code linguistique. L’approche est ici plus moderniste que postmoderne. La couleur permet de décrire, de dépeindre la musique. Décrire et dépeindre sont de l’ordre du textuel, du lisible. Ut pictura poesis : la littérature comme la peinture et la peinture comme un texte. La musique complète le trinôme. Ut pictura musica : la musique comme la peinture et la peinture comme un texte. La synesthésie fait partie de ce système analogique qui est de l’ordre de la représentation où l’objet est mis à distance d’un sujet spectateur. Or, en plein cœur de ce système représentatif, les corps, les mots, les couleurs et les notes de musique s’entremêlent jusqu’à ce que les mots prennent le pouvoir du sujet : « the words said the reader » (McCourt cité par Stawiarski) et tout bascule… On ne sait plus si le texte donne à voir ou à entendre, du visible, de l’invisible, de l’audible ou de l’inaudible. Peut-être s’agit-il là encore d’un « événement figural », violation, transgression, lorsque la figure s’arrache à la forme, à la transparence, dans et contre le discours.
Cécile Blanc offre une approche symétrique de la couleur musicale qui ne se réduit pas à une image ou à un texte, quand la peinture abstraite, non mimétique, aspire à la musique (chez Kandinsky et Schönberg, peintre et musicien) en quête de couleur, détachée de l’objet, invisible et inaudible. Ut musica pictura. L’analyse n’est pas sans rappeler les propos de Lyotard sur le matériau sonore de la musique contemporaine, qui fait entendre l’inaudible en « [émancipant] le son de la fonction narrative que lui assignent la plupart des formes occidentales. […] Nos oreilles sont sourdes à ce que le son peut. Il faut rendre à l’écoute la puissance de se prêter à l’inaudible ». (Lyotard, 2012, 210) Et ce paradoxe vaut pour « tout art en tout temps » (ibid) :
Tout art s’adresse à la sensibilité, c’est-à-dire au corps en tant qu’il peut être affecté par des sensations sonores, visuelles, etc. Il doit, par hypothèse, offrir un arrangement d’éléments sensibles par lequel le corps est touché. Le mystère de cette touche est qu’elle affecte la pensée en même temps que le corps. La séparation du corps et de la pensée n’a aucune réalité pour l’expérience artistique. L’art suppose toujours une sorte d’incarnation, une pensée dans le corps, un corps qui soit immédiatement une pensée affectée. Cette supposition n’est un mystère ou un scandale que pour une représentation dualiste de l’âme et du corps. […] Le paradoxe propre à l’art consiste à donner à sentir à cette pensée-corps, un arrangement sensible et émouvant, certes, mais qui suggère aussi la « présence » en lui d’un geste qui excède la capacité de cette pensée-corps. […] par excès, on désigne un secret immanent à la forme et qui la transcende. Il y a dans l’œuvre un reste qui défie la réception ou la perception ordinaire et qui défiera le commentaire. Ce secret n’appelle aucune mystique. Un secret n’est pas un mystère. Au-delà ou en deçà de la sensibilité ordinaire, il doit pourtant lui faire signe. L’œuvre peinte doit être visible, la pièce musicale audible. Simplement le visible laisse entrevoir un invisible du visuel, l’audible sous-entend un inaudible du sonore. (ibid)
C’est bien cette approche lyotardienne de l’art (tout art, peinture, musique, littérature, …) qui relie les études de cet ouvrage : l’art, la couleur non comme objet de représentation mais comme expérience, processus, qui engage le corps tout entier, à la fois de l’artiste et du spect-acteur. La couleur, comme la musique, serait l’expérience d’un tel corps à corps. La couleur énactée, avant Varela. L’objet, nominal, se transmute en processus, verbal, comme dans le « je te musique » de Henri Pichette, où Lyotard voit un « événement » engendré par une « double impertinence, syntaxique et sémantique » (Vallespir, 2019). En écho au néologisme de Pichette, peut-être pourrions-nous oser proposer ici un « je te couleur » ?
A travers son étude de la couleur rouge dans Autobiography of Red: A Novel in Verse d’Anne Carson, Nancy Pedri vient achever le basculement de la couleur du côté du sujet de la perception, de l’action, de la perç-action, hors de la représentation. La couleur est libérée de l’adjectif et du nom, donc de l’objet. Personnification de l’expérience subjective de la couleur, la couleur - Rouge - devient un sujet, personnage à part entière dans la narration d’une quête identitaire. L’inversion objet/sujet par laquelle la perception objectale est co-création du sens par le sujet est ici narrativisée : pas d’objet sans sujet percepteur, sujet créateur, qui crée la couleur et se crée à travers la couleur. La fiction semble mettre en scène le couplage énactif de Varela : la couleur n’est pas dans un monde pré-donné extérieur au sujet ; elle est créée, énactée par le sujet et se confond avec lui. La couleur n’est pas ; elle naît ; objet-sujet, elle co-naît. Une co-naissance comme nouvelle forme de connaissance et de rapport au monde ?
On se souvient des mots de Paul Klee : « la couleur et moi sommes un ; je suis peintre ». Intuition d’artiste et/ou révolution philosophique et esthétique ?