1. Couleur et féminité
1.1. Le rôle de l'œil
Le titre de ma contribution fait allusion à une phrase tirée de la Grammaire des Arts du Dessin (1867) de Charles Blanc, un ouvrage très diffusé en son temps, et suivant laquelle « (l)e dessin est le sexe masculin de l'art ; la couleur en est le sexe féminin » (Blanc 1867 : 53 et 528). Ce qui me surprend dans cette phrase est l'allusion a priori incongrue à la différence des « sexes ».
Pourquoi associer cette donnée biologique des êtres vivants à des éléments formels de la peinture ? Serait-ce un simple effet de style destiné à frapper l'esprit du lecteur ? Je ne le pense pas, car un autre fait, un fait historique, ne m’intrigue pas moins : il s'agit de l'élaboration, une trentaine d'années avant l’ouvrage de Blanc, de la fameuse Loi du contraste simultané des couleurs par Michel Eugène Chevreul. Pour quelle raison cet homme, chimiste de son état, eut-il soudain l’idée de concevoir un cercle chromatique non plus simplement en se basant sur l'ordre déjà connu des trois couleurs primaires (rouge, bleu, jaune), mais en partant des effets que leurs mélanges produisent sur l’œil (principe des couleurs complémentaires) ? Comment expliquer que des processus de fonctionnement de la rétine soient soudain convoqués pour déterminer la ‘bonne’ classification des teintes ? Serait-ce juste la suite logique et directe de recherches antérieures portant sur les couleurs accidentelles (Buffon), comme celles générées par l'œil quand, par exemple, on le presse ? Là aussi je suis dubitatif.
En effet, comme l'ont démontré certaines études récentes (Guillerm, Rosario), leurs idées émergent précisément dans un contexte qui connaît un engouement sans précédent pour les questions sexuelles, un phénomène qui conduira d'ailleurs durant cette même période à la création du terme de « sexualité », d’où sortiront par la suite les notions médicales et normatives d’« hétérosexuel », d’« homosexuel », ainsi que de « pervers ».
Quant à la question de l'œil, Kepler avait déduit (!), dès le début du XVIIe siècle, des principes de l'optique et de ses propres découvertes que, dans la vision, l'image du monde extérieur correspondait – comme il disait – à « une peinture » (Kepler 1604 : 319) qui se formait sur cette zone au fond de l'œil qu’est la rétine, rompant du coup avec l’ancienne idée qui situait le siège de la vision dans le cristallin. Or, ce n'est qu'après les années 1800 que la rétine sera comprise comme un réseau nerveux qui capte et trie les rayonnements lumineux. Qu'il s'agisse de la théorie des trois récepteurs chromatiques du tissu rétinien postulée par Young, puis surtout les découvertes faites par Böll sur cette partie de l'œil de la grenouille – une partie qui, une fois exposée à la lumière, changeait de couleur –, ces recherches et bien d’autres donneront de cet organe une image fort différente de la toile inerte décrite par Kepler. Si bien qu'au moment où Blanc publie son ouvrage, c'est-à-dire à partir des années soixante du XIXe siècle, elle s’apparentera plutôt - selon la formule de Hermann von Helmholtz - à la « plaque photosensible » d’un daguerréotype (Helmholtz 1971 : 49) dont il est parfaitement possible d'observer les traces d'une activité autonome extrêmement subtile, mais non moins réelle. Face à ce faisceau d'indices, tout porte donc à croire que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Blanc et Chevreul expriment quelque chose qui dépasse les circonstances esthétiques ou scientifiques du moment.
La position adoptée par Blanc à l'égard de la couleur laisse d'ailleurs encore percer bien d'autres accents singuliers, sinon tendancieux, comme l'illustre ce passage-ci :
L'union du dessin et de la couleur est nécessaire pour engendrer la peinture, comme l'union de l'homme et de la femme pour engendrer l'humanité ; mais il faut que le dessin conserve sa prépondérance sur la couleur. S’il en est autrement, la peinture court à sa ruine ; elle sera perdue par la couleur comme l’humanité fut perdue par Eve. La supériorité du dessin sur la couleur est écrite dans les lois mêmes de la nature ; elle a voulu, en effet, que les objets nous fussent connus par ce qui les dessine et non par ce qui les colore. (Blanc 1867 : 53)
Dans ces lignes qui traitent du vieux problème du rapport entre dessin et couleur, se profile un rapport pour le moins difficile avec la couleur : d'après Blanc, ne pas soumettre celle-ci au « dessin », donc ne pas lui donner de « forme », de « limites », équivaudrait à une chute dans le chaos. Elle incarne en somme une espèce de menace pour l’art et, par voie de conséquence, pour l'artiste, sinon pour l’homme lui-même. Une attitude aussi méfiante et inquiète, une telle peur de la couleur selon David Batchelor, qui la voit inscrite de tout temps dans la culture occidentale, me paraît cependant n'émerger qu'en ce XIXe siècle. Il se pourrait bien qu'elle soit le signe même du changement profond qui affecte le rapport à la couleur à cette époque.
1.2. Une éthique du regard
Si l'on se tourne alors vers le passé, on remarque d'emblée que le ton adopté est fort différent. Chez Aristote, on lit par exemple que « (l)’objet de la vue, c’est le visible. Or le visible est, en premier lieu, la couleur… » (Aristote 1992 : 105). Cette conception selon laquelle la connaissance du monde visible dépend pour l'essentiel des colorations des corps que l'homme distingue du regard, sera une constante de la culture occidentale. Le fait même de voir, de percevoir les choses en pleine lumière, donnera du reste naissance, à l'ère chrétienne, à de vastes développements théologiques autour de la métaphysique de la lumière, tel chez Robert Grosseteste pour qui « la lumière est l'essence la plus digne, la plus noble et la plus excellente de tous les corps » (Raynaud 2001 : 734). Et, s'agissant de la couleur, il la définit comme « […] de la lumière incorporée au (milieu) transparent » (Raynaud 2001 : 736).
Plus tard encore, lorsqu’à l’âge classique, Descartes dira de la lumière qu’elle « n’est autre chose, dans les corps qu'on nomme lumineux, qu'un certain mouvement, ou une action fort prompte et fort vive, qui passe vers nos yeux » (Descartes 1637 : 84), et qu’il réduira à cette occasion le phénomène chromatique à un « sentiment de couleur » (Descartes 1637 : 131) provoqué par le mouvement de la lumière, cela n’impliquera nullement une condamnation ou un rejet systématique de la couleur en tant que telle. Cela représentera surtout une tentative de décrire les modalités de la perception visuelle humaine, un sens qui continuera du reste toujours à bénéficier d'une même et haute estime auprès des penseurs et savants.
Il convient cependant de préciser aussi que Descartes reprendra à son compte la posture de méfiance qu'avaient cultivée les sceptiques et matérialistes antiques au regard des sens en considérant les erreurs qui pouvaient parfois leur être imputées. Depuis toujours, on s'interrogeait en effet sur l'impact dans le jugement de ces instabilités ou inexactitudes dont tout un chacun pouvait être victime lors de la perception, soit en raison d'une maladie ou toute autre circonstance empêchant de percevoir les choses correctement. En sorte que, comme « (o)n sait que […] l’âme peut […] par l'entremise des nerfs recevoir les impressions des objets qui sont au-dehors » (Descartes 1637 : 109-110), le philosophe cherchera, en toute logique, à définir la « bonne » attitude à adopter face aux sensations dans leur ensemble, c'est-à-dire comment « bien » juger ce qui a été perçu. Or, en cas de mauvais jugement par l'entremise de la vision, les couleurs n’étaient évidemment pas les seules en cause, loin s'en faut : la distance, l'air, la position du regardeur par exemple intervenaient tout autant. En somme, pour reprendre ses propos, c’est « la vision […] (qui) quelquefois […] nous trompe » (Descartes 1637 : 141), autrement dit l'ensemble des situations dans lesquelles on se trouve en percevant et, donc, non la couleur en tant que telle.
Ironie ou plutôt signe de l'histoire, à la fin de ce même XVIIe siècle, se déroulera la Querelle sur le coloris qui opposera les « poussinistes » aux « rubénistes », les défenseurs de la primauté du dessin contre ceux de la couleur : on remarque alors que malgré la relative intensité des débats, le chef de file des « poussinistes », Charles Le Brun, ne cherchera pas, lui non plus, à stigmatiser et à condamner la couleur. Son but, assez proche dans l'esprit de celui de Descartes, consistera avant tout à faire admettre la nécessité de continuer à privilégier le dessin dans l’enseignement académique, et cela – soulignons-le – tout en tenant compte de la place qui devait également revenir à la couleur, car « la couleur a sa part […] dans la perfection de l'ouvrage » (Ratouis 1921 : 42).
Les coloris d'une toile ne lui inspirant ni peur, ni inquiétude sur le sort de l'humanité, notre défenseur du dessin aura par contre recours à une intéressante métaphore pour marquer la différence qui, selon lui, sépare ces deux composantes de la peinture : le dessin est défini comme « le pôle et la boussole » qui évite de se « laisser submerger dans l'océan de la couleur, où beaucoup de gens se noient en voulant s'y sauver » (Ratouis 1921 : 42). Contrairement à Blanc, Le Brun ne dramatise en rien cette différence à laquelle il tient tant, car la métaphore de la noyade doit s’entendre comme un avertissement professionnel adressé à ses confrères, l'élite des peintres de son temps : ainsi, une peinture de qualité se doit surtout de satisfaire aux exigences de l'esprit, et non aux plaisirs des sens qui sont considérés comme éphémères et incertains.
Ses arguments – que les « rubénistes » retourneront d'ailleurs en leur faveur en insistant notamment sur la dépendance de l'esprit par rapport aux sens – amènent ensuite Le Brun à digresser sur le thème plus traditionnel de la dualité esprit-matière, laquelle était depuis l'antiquité plus ou moins calquée sur la polarité homme-femme, l’homme étant, pour Aristote, le « principe moteur et générateur », la femme le « principe matériel » (Aristote 1961 : 3). Or, ni Aristote, ni Le Brun, n'en concluent une quelconque identité de nature entre le chromatique et le féminin, ou entre l'ordre visuel et l'ordre sexuel. La couleur est une chose, la femme et le sexe sont autre chose.
Ceci étant, il existe pourtant un domaine où la matérialité chromatique était habituellement associée à la femme, et ce domaine est le maquillage. Le thème du fard représente, avec le miroir, un topos littéraire et artistique bien connu de la féminité que l'on chantait autant qu'on le fustigeait, et dans ce cas, en particulier depuis l'époque des Pères de l’Eglise, comme l'illustrent par exemple les sévères consignes qui émaillent La Toilette des femmes (Tertullien : 95 e.a.). Cependant, là aussi, on s'aperçoit que la critique du moraliste porte non sur la couleur en général mais qu'elle se cristallise autour d'une de ses manifestations, une manifestation très spécifique, à savoir la couleur en tant qu'artifice, celle qui se substitue à une autre. En somme, on s'en prend à l'usage de la couleur ajoutée.
Encore qu'il conviendrait chaque fois d’analyser les contextes précis dans lesquels se situent ces réprobations, et il faudrait également resituer exactement les intentions des auteurs et surtout expliciter ce que, jadis, on entendait au juste par le terme « couleur » (Korzilius 2007 : 443 sq) en grec ou en latin. Ces précautions méthodologiques, qui aident à relativiser et à nuancer nos premières impressions généralement trop marquées par des problématiques propres à notre époque, rappellent aussi combien les notions ayant trait aux sens sont profondément tributaires de l'histoire et, à ce titre, particulièrement délicates à appréhender.
En résumé, il semble bien alors que ce furent de grandes oppositions philosophiques et théoriques (essence/substance, réalité/apparence ou vérité/mensonge) qui ont animé au long des siècles les récriminations impliquant ici ou là, de près ou de loin, la question chromatique. On ne la prit donc que comme un exemple parmi d'autres et elle ne fut pas la cible exclusive, car il y aurait aussi beaucoup à dire sur les risques potentiels pour l'âme que les moralistes anciens pouvaient entrevoir dans les sons de la musique ou les gestes de la danse. De leur point de vue, une pratique comme celle consistant à ajouter artificiellement de la couleur, couvrant ou dissimulant ainsi la surface des choses ou du visage, ne pouvait donc pas mieux illustrer les méfaits du distrayant, du superficiel ou du faux. On voit donc qu'ici, l'attitude exagérément anti-chromatique de Blanc n'est pas à l'ordre du jour, et l'assimilation qu'il fait avec la « féminité » paraît, elle aussi, tout à fait hors de propos.
Ajoutons enfin dans ce contexte que le fard lui-même n’est qu'un accessoire : faisant office de signe de la féminité, cela ne le féminise pas lui-même, ni d'ailleurs la personne fardée. Il ne fait qu'indiquer, et non conférer, la qualité féminine, une qualité elle aussi, et à l'instar des sens, bien difficile de surcroît à cerner lorsqu'on a affaire à des époques situées avant celle qui vit la « sexualisation » des corps. A ce sujet, il importe comme pour les sens de préciser les variations conceptuelles et historiques que, d'abord, Michel Foucault et, à sa suite, les gender studies ont pu mettre à jour en démontrant ainsi que, contrairement à l'appartenance sexuelle, la désignation et la définition du genre sont entièrement le fait de l'environnement culturel.
Or, les anciennes fulminations prononcées notamment contre le maquillage ne visaient pas l'artifice en tant qu'objet mais plus exactement son usage, donc un comportement, un comportement considéré, lui, comme coupable. Cette nuance me paraît cruciale : la couleur artificielle s'inscrivait dans un discours général sur la « bonne » et « mauvaise » façon d'agir, la « bonne » étant, en l'occurrence, de ne pas se servir du tout de l'artifice. En fait, ce qui se présente alors comme un problème d'éthique individuelle ou collective, une sorte de didactique où la couleur pouvait être citée et qui se nourrissait par ailleurs de moult préceptes tant stoïciens qu'ascétiques, puis catholiques et protestants, avait en fait pour finalité ultime d'obtenir un état intérieur apaisé, la tranquillité de l’âme, un état qui passe, entre autres, par la maîtrise du regard.
Ainsi, lorsqu’Augustin par exemple évoque ce qu'il nomme la « convoitise des yeux » (Augustin : 374)1, il dénonce chez l’homme immoral la tendance à se laisser tenter par la vanité du monde et préférer l'or et l'argent « à ces richesses éternelles qui seules produisent une véritable félicité » (Augustin : 76). Nulle trace ici d'une condamnation de l'existence même de ces métaux précieux, et encore moins de leur éclat chromatique. Ce qui est répréhensible, c'est le manque de modération ou de retenue à leur égard, la « bonne » façon de se comporter face à tout ce que les sens nous font percevoir du dehors se résumant – depuis Plutarque - en ceci : « Lorsque (les sens) sont dirigés par l'âme sur des objets extérieurs, les sens doivent promptement se mettre en communication avec ces objets, en faire leur rapport (à l'âme), et ensuite se tenir sur la réserve, attentifs à ce que leur commandera la raison » (Plutarque : 633).
La discipline du regard que prônent les moralistes s'inscrit en définitive dans une discipline générale des sens, une discipline qui comme toute discipline n'est pas innée, mais s'acquiert. Et comment ? Eh bien par la volonté, c'est-à-dire par le désir de bien faire, et par l’exercice, c'est-à-dire par la bonne habitude à prendre… en somme par exactement les mêmes exigences sur lesquelles se fondait en ces temps révolus l'acquisition de la compétence artisanale ou artistique : comportement de la personne ou savoir-faire technique, c'est l'éthique du bien agir qui dans un cas comme dans l'autre était sensée mener à la perfection.
2. Vers un nouveau paradigme
2.1. La sensibilité rétinienne
Il est maintenant possible de donner une signification plus précise aux allusions faites par Blanc au sujet du « sexe » et à « Eve ». Enfant de son siècle, Blanc connaît bien le cercle des contrastes de Chevreul avec les attendus physiologiques oculaires :
[…] je crois, que notre œil, étant fait pour la lumière blanche, a besoin de la compléter quand il n'en possède qu'une partie. A un homme qui ne perçoit que des rayons rouges, que faut-il pour compléter la lumière blanche ? Il lui faut le jaune et le bleu ; or, le jaune et le bleu sont contenus l'un et l'autre dans le vert. C'est donc le vert qui rétablira l'équilibre de la lumière dans un œil fatigué par des rayons rouges. (Blanc 1867 : 533-534).
En ce siècle qui voit la naissance des sciences telles que nous les connaissons aujourd'hui, la question du regard porté sur la couleur a donc complètement changé, car la vision chromatique se comprend désormais avant tout comme un processus organique. Or, celui dont on attendra dorénavant des merveilles dans ce domaine sera évidemment le peintre, c'est-à-dire la personne qui, en tant que créateur, manie continuellement à des fins esthétiques les matières colorées. Ce seront les réactions de sa rétine qui dicteront les « bons » choix, et ce seront des considérations identiques, de type autant organiques que fantasmatiques, qui façonneront peu à peu aussi l'image de l'artiste moderne.
C'est cela qui explique alors le phénomène de la « lecture clinique » de la peinture par la critique d'art du tournant du siècle, selon la judicieuse formule de Jean-Pierre Guillerm. Que ce soit Huysmans qui diagnostique chez les impressionnistes une « indigomanie » (Huysmans 109), ou Laforgue scrutant « l’origine physiologique de l’impressionnisme » (Laforgue 1988 : 168) ou bien Barrès qui trouve Le Gréco « plus émouvant » en raison des « explications physiologiques » de son astigmatisme (Barrès 1967 : 395), la tendance à vouloir réduire le peintre moderne à son organe de vision, et la peinture à un dispositif destiné à stimuler en premier la rétine d'autrui, est flagrante, et symptomatique du changement du rapport à la couleur qui s'est opéré. Bien plus qu’une mode stylistique passagère, le phénomène de la médicalisation du discours critique signe ainsi l’effacement définitif de l’ancien paradigme de la discipline du regard au profit d'un nouveau, axé sur l'organe oculaire.
Alors que, pour louer le talent d'un artiste, on disait autrefois qu'il avait « un compas dans l’œil »2 en jouant sur la métaphore de l'artiste-artisan sachant bien évaluer les proportions de l'ouvrage à réaliser, la nouvelle donne physio-neurologique de la vision renverse l'ancienne conception de l'art et le rapport à la couleur qui la sous-tendait. En adoptant le régime de la rétine, ce n'est plus la chose vue qui définit fondamentalement la relation à la couleur mais d'abord et avant tout les réactions sensorielles suscitées par celle-ci. Désormais, le rapport à la couleur s'apparente à un rapport de type performatif, opposant l'œil au phénomène coloré, le rapport de type spectaculaire comme on l'entendait depuis Kepler appartenant définitivement au passé. Quant à la peinture, les choses sont similaires : l'ancien principe du savoir-faire a nécessairement cédé la place à un autre principe, celui du pouvoir-faire.
Le pouvoir (capacité et potentialité) du faire dont doit témoigner le peintre implique alors ce dernier sur un plan éminemment personnel, quasiment physique, en tout cas pour le moins physiologique et oculaire. Bien des propos d'artistes en fournissent la preuve, comme lorsque Matisse confie que « pour rendre ce que je sens je me trouve à représenter les objets […] rattachés entre eux par mon sentiment - dans une atmosphère créée par les rapports magiques de la couleur » (Matisse 194), ou, et à l’inverse, lorsque Albert Ayme récuse précisément l’idée d’une couleur comme « excitant sensuel de l’œil » et souhaite au contraire un « projet […] excédant le pur rétinien » (Ayme 1992 : 84), ou bien encore lorsqu'un penseur comme Gilles Deleuze admire dans l’œuvre de Bacon, ce qu’il appelle, si significativement, « la logique de la sensation ».
On mesure à travers ces remarques la distance qui les sépare des préoccupations morales et techniques d'un Augustin ou d'un Le Brun puisqu'on y touche littéralement du doigt la problématique artistique qui – me semble-t-il – est indissociable de notre époque et à laquelle doit faire face l'artiste d'aujourd'hui.
Il s'agit d'une sorte de discipline de la rétine qui, comme l'ancienne discipline du regard, s'articule encore une fois autour d'un rapport de domination. Mais, contrairement à la précédente, la nouvelle ne passe plus par la domination des envies et/ou par l'usage opportun du dessin, mais, comme on l'a dit, par une domination de la couleur via le « bon » usage des capacités sensorielles, et notamment rétiniennes de l'artiste. Blanc le confirme : « La loi des complémentaires une fois connue, avec quelle sûreté va procéder le peintre (pour) pousser à l’éclat des couleurs, (ou) tempérer son harmonie, (ou bien) la rendre mordante et fière ! » (Blanc 1867 : 534). L'entité qui domine vraiment n'est donc plus l'esprit et/ou la main tenant le crayon, mais bien d'abord l’œil du peintre, ce qui, toujours selon Blanc, accroît même son pouvoir artistique : « […] sans même toucher à une couleur, on peut la fortifier, la soutenir, l’apaiser, la neutraliser presque, en opérant sur ce qui l’avoisine » (Blanc 1867 : 534).
Principe central de ce qui se présente comme un domptage chromatique auquel l'œil semble devoir se livrer, l'organe oculaire et ses facultés spécifiques s'imposent dans notre culture comme la référence absolue en matière de jugement porté sur la couleur, une conception qui, dès le début du XXe siècle, se cristallise de manière savante et incidemment élogieuse sous la plume d'un grand spécialiste de la couleur et de sa perception, Auguste Rosensthiel :
Nous savons que quand l’œil s’est fixé sur une couleur, sa sensibilité pour cette couleur s’émousse rapidement. Mais il lui reste une sensibilité très grande pour la complémentaire. Grâce à son extraordinaire mobilité, l’œil mêle cette complémentaire à toutes les couleurs environnantes. D’où un effet agréable ou désagréable, selon la couleur des zones voisines (Rosensthiel 1913 : 216-17).
2.2. La couleur féminisée
Les enjeux à l'œuvre dans la discipline de la rétine déplacent ainsi le problème de la domination de la couleur vers ce que l'on définit comme d'incessantes sollicitations de celle-ci auxquelles la rétine doit aussitôt répondre. Considéré de la sorte, le travail du peintre maniant les pigments tient maintenant d'une forme de corps-à-corps, la couleur agissant sur sa rétine dont les réactions dictent à leur tour les actions à mener sur la toile, ce qui entraîne une suite presque ininterrompue d'agissements et de contre-agissements. Rien d'étonnant du coup à ce que tous ces efforts fournis et tous ces épuisements subis par la rétine soient vécus par les protagonistes-peintres comme s'ils se répercutaient directement sur leur état physique général.
Mais, avant d'aller plus loin dans cette réflexion, revenons une dernière fois à la référence de Blanc concernant Eve et l'association de la couleur au « sexe féminin » dont le sens apparaît à présent nettement : face à l’œil sans cesse excité du peintre – qui, de surcroît, est forcément masculin selon la tradition – , la couleur n'apparaît-elle pas tout à fait logiquement dans le rôle « féminin » ? Le rapport que le peintre contemporain – et probablement nous tous par notre éducation rétinienne – entretient avec elle est alors un rapport de type érotique reposant sur le stéréotype du pôle mâle stimulé et du pôle femelle stimulant, précisément le type de rapports qui est décrit dans les traités de sexologie depuis le XIXe siècle. N'y lit-on pas au sujet de la sélection sexuelle que « (d)ans l'espèce humaine, la beauté est principalement un attribut féminin qui vise l’homme » (Ellis 1905 : 189)3 ? Et Darwin lui-même ne professait-il pas qu’à l’inverse du règne animal où c’est la femelle qui choisit son partenaire mâle, la civilisation aurait inversé les rôles pour attribuer la fonction sélective à l’homme, faisant ainsi de la femme l’objet de son désir (Darwin 1871 : 640) ?
La féminisation du perçu qui semble ainsi fondamentalement structurer notre relation à la couleur, jette enfin une nouvelle lumière sur les nombreuses déclarations à caractère franchement érotique de peintres du XXe siècle, et dans lesquelles nous retrouvons on ne peut plus clairement la thématique de l'effort et de l'épuisement : pensons à Kandinsky affrontant la « blancheur récalcitrante de la toile », cette « vierge pure […] résistant à mon désir » (Kandinsky : 115), ou à Miró voulant « assassiner […] (cette) peinture (qui) était arrivée à un état de pourriture totale à l’intérieur, comme une putain » (Raillard 1989 : 4), ou bien, plus près de nous, à Bernard Dufour fasciné par « l’obscénité » et souhaitant que sa peinture devienne « un spectacle si gênant qu’on en demeure paralysé » (Henric 1986 : 63), et tout cela afin de parvenir à en faire – selon les mots de Matisse – un « être tranquille au mur (qui procure) une satisfaction profonde, le repos et le plaisir le plus pur de l’esprit comblé » (Matisse : 50 note 16). Tant d'investissements physiologiques et physiques représentent à la fin une dépense d'énergie telle que nos peintres en sortiront complètement vidés comme – selon les mots de Miró – « après l’acte sexuel de faire l’amour » (Rowell 1995 : 92)4.
Devant ces propos artistiques qui ressemblent tant à ceux de Blanc cités au début, force est alors de conclure que le rapport à la couleur s'articule bien et définitivement sur un modèle de type sexuel, car ils font très curieusement ou, plutôt, très significativement écho à l’observation d’un sexologue du début du XXe siècle qui écrivait : « Dans la femme, comme dans l’homme, la fin de l’orgasme est suivie d’un relâchement général agréable qui invite au sommeil » (Forel 1906 : 56) ...