Les enfers de Thierry Di Rollo

Abstracts

Dans ses récits, romans ou nouvelles, qui se situent à égale distance de la science-fiction, de la Fantasy et du roman noir, Thierry Di Rollo se réfère, d’une façon certes indirecte mais incontestable, à des schémas de pensée mythiques ainsi qu’à des mythes célèbres, notamment au mythe biblique de l’apocalypse. Il rejoint ainsi un catastrophisme apocalyptique très répandu dans la science-fiction contemporaine, mais tandis que beaucoup d’auteurs explorent cette thématique pour tenter de la dépasser et de développer une pensée politique de la catastrophe, Di Rollo semble plutôt se complaire avec cynisme dans l’évocation d’une régression humaine autodestructrice. Il s’efforce ainsi, en particulier dans les recueils intitulés Cendres (2007) et Crépuscules (2010), de prendre à contrepied le thème devenu mythique, depuis le XVIIIe siècle, de l’auto-libération et de l’auto-accomplissement de l’être humain grâce à la raison et notamment au progrès matériel. Offrant du capitalisme et de ses variantes futures une image dévastatrice, ces récits illustrent le motif de l’instrumentalisation économique ou politique de l’individu considéré comme un matériau sans valeur : un « consommable ». Di Rollo en vient ainsi à montrer comment le concept classique d’humanité, sous-tendu par le rationalisme hérité des Lumières, s’effondre et bascule vers une animalité bestiale innommable qui rejoint sur un mode anarchique et débridé la violence tragique de la mythologie antique. Mais c’est en définitive surtout en installant la réalité terrestre tout entière dans un enfer discret qui ne dit pas son nom (corruption de la temporalité qui devient statique et destructrice, inversion du cycle de la vie et de la mort, enfermement spatial et temporel, indétermination), donc en réactualisant sur un mode inédit le mythe antique des Enfers que Di Rollo parvient à affirmer son originalité dans le contexte de la science-fiction d’aujourd’hui.

In his stories, novels or short stories, which are situated at an equal distance from science fiction, fantasy, and noir novels, Thierry Di Rollo refers, in an indirect but undeniable way, to mythical thought patterns as well as to famous myths, in particular the biblical myth of the apocalypse. He thus joins an apocalyptic catastrophism that is very widespread in contemporary science fiction, but while many authors explore this theme in an attempt to go beyond it and develop a political thought of catastrophe, Di Rollo seems rather to indulge cynically in the evocation of a self-destructive human regression. In the collections Cendres (2007) and Crépuscules (2010), in particular, he endeavours to counter the theme that has become mythical since the Eighteenth Century of the rational self-liberation and self-fulfilment of human beings through reason and, in particular, through material progress. Offering a devastating image of capitalism and its future variants, these narratives illustrate the motif of the economic or political instrumentalisation of the individual as a worthless material, a “consumable”. Di Rollo thus comes to show how the classical concept of humanity, underpinned by the rationalism inherited from the Enlightenment, collapses and topples over into an unspeakable bestial animality that joins the tragic violence of ancient mythology in an anarchic and unbridled mode. But in the end, it is above all by installing the whole of terrestrial reality in a discreet hell that does not say its name (corruption of temporality that becomes static and destructive, inversion of the cycle of life and death, spatial and temporal confinement, indeterminacy), thus by updating the ancient myth of the Underworld in a new way that Di Rollo succeeds in asserting his originality in the context of today’s science fiction.

Outline

Text

Les récits de Thierry Di Rollo mettent en scène des univers improbables qui constituent autant de « mondes possibles »1 destinés à mettre en évidence le péril que court notre propre monde menacé d’autodestruction par son évolution et ses tendances les plus profondes. À l’évidence, l’évocation de ces « mondes possibles » dirolliens très sombres s’inscrit dans une longue tradition de la science-fiction française, riche d’univers dystopiques et désespérés dans lesquels on reconnaît le reflet de l’héritage des traumatismes du XXe siècle. Néanmoins, la relation de Di Rollo au genre science-fictionnel est complexe et ambivalente car il affirme se situer à égale distance de ce registre littéraire, auquel il n’adhère pas sans réserve, et de ceux de la fantasy ou du roman noir, dont l’avantage est à ses yeux qu’ils « autorisent, encouragent l’émotion, la vie », la SF étant « trop cérébrale » (Di Rollo 2017) à son goût. Et pourtant, ses récits relèvent à l’évidence de l’anticipation tant ils s’efforcent de se projeter dans un avenir inquiétant et à bien des égards peu enviable de notre monde. Aussi l’hypothèse qui sous-tendra cette réflexion est que, s’il n’est qu’assez peu attiré par la dimension scientifique de l’imaginaire du genre science-fictionnel, c’est surtout par certains aspects mythiques de cet imaginaire qu’il se rattache à ce type de littérature. Or cette dimension mythique, qu’il nous faudra préciser et définir chez Di Rollo, est une composante essentielle de l’univers de la fiction spéculative, comme l’a souligné avec force Natacha Vas-Deyres (2008) :

La science-fiction, quant à elle, se présente donc comme une mythologie moderne, dans et pour une société qui demande des explications sur l’origine de son avenir. Elle devient semblable à la mythologie qu’elle utilise, pour construire la vision d’un monde, les mêmes techniques que celles utilisées par le mythe. Le mythe, la Fantasy (telle l’œuvre littéraire de Tolkien ou cinématographique de Peter Jackson du Seigneur des Anneaux) et la science-fiction sont des explications imaginées et imaginaires d’un monde parallèle au monde existant. (Vas-Deyres 2008)

Le thème apocalyptique, qui est sans doute, nous l’avons dit, le thème dominant des récits de Di Rollo, a acquis aujourd’hui, en raison des phénomènes de crise écologique et climatique que nous connaissons, une importance croissante et une incontestable actualité au sein du genre science-fictionnel, comme le soulignent les commentateurs2. Et cependant Thierry Di Rollo l’envisage d’une façon tout à fait originale et avec des motivations malaisées à définir, et que nous souhaitons également essayer d’éclairer.

Présentons tout d’abord cet écrivain. Thierry Di Rollo est un auteur apprécié de son public, disposant d’une certaine notoriété, et qui a écrit une petite vingtaine de romans dont certains s’organisent en cycles, la Fresque de la Tragédie humaine en six tableaux, et le dyptique Bankgreen, ainsi que plus d’une quarantaine de récits brefs, dont une dizaine a été regroupée et publiée sous la forme de deux recueils, qui feront l’objet de cette réflexion. Cependant, cet écrivain dont la biographie est très mal connue – on sait seulement qu’il a entamé une carrière d’informaticien et de programmateur, qu’il écrit des récits fantastiques ou de science-fiction depuis l’adolescence, et a été également bassiste dans une formation musicale – a si peu attiré l’attention des critiques que l’on ne trouve sur lui et son œuvre, à l’exception de deux interviews en ligne, quasiment aucune étude critique.

Une des sources d’inspiration principales qui irrigue l’œuvre de cet auteur est semble-t-il le pessimisme foncier avec lequel il envisage, à travers de multiples variations, la réalité humaine. En s’attachant en effet à décrire des comportements humains se caractérisant par une surenchère indéfinie dans la malveillance, la cruauté ou le mépris d’autrui, il aborde le thème apocalyptique dans une perspective culturelle, humaine et psychologique, beaucoup plus que scientifique et technique. Par ailleurs, Di Rollo ne revendique aucunement un statut de témoin ou de théoricien de la catastrophe collective. À la différence de nombre d’auteurs qui, selon une démarche proche de celle de Jean-Paul Engelibert et de Yannick Rumpala3, ont recours à la science-fiction comme à une vision prospective permettant de développer une pensée politique de la catastrophe et d’en interroger les causes, cet écrivain ne s’inscrit pas dans le sillage des penseurs de l’anthropocène. De ce fait, on est parfois amené à s’interroger quant à la nature des motivations profondes de son écriture. Il semble en effet souvent céder à la tentation d’une provocation facile ou se complaire avec un certain cynisme dans l’évocation d’une sorte de régression humaine ad infinitum. L’enjeu de notre réflexion sera donc tout d’abord de définir l’importance, l’originalité et la signification du thème apocalyptique dans les recueils de récits brefs Crépuscules (2010) et Cendres (2007)4 de Thierry Di Rollo. Dans un second temps, nous étudierons en quelle mesure ce pessimisme apocalyptique assez atypique (qui se désintéresse des formes de crises et de catastrophes technologiques collectives) se nourrit, au moins en ce qui concerne la mise en œuvre de ces récits, d’une inspiration mythique et, en particulier pour certains récits, du mythe infernal. Le choix de ces deux recueils comme objets d’étude est motivé par le fait qu’ils offrent, à travers leurs thèmes, un échantillon assez représentatif de la production d’un auteur qui semble manifester, bien qu’il ait écrit un certain nombre de romans, une attirance particulière pour les formes brèves.

1. Les sources du pessimisme apocalyptique : capitalisme, esclavagisme, instrumentalisation politique

Un certain nombre des récits de ces recueils, présentant en eux-mêmes fort peu de liens avec la perspective mythique à laquelle nous avons fait allusion, méritent d’être tout d’abord évoqués car ils composent – en dépit ou peut-être en raison même de leurs différences de perspective – par les relations qu’ils tissent entre eux à la façon des fragments d’une mosaïque un tableau d’ensemble très sombre de la réalité économique, sociale et politique de notre monde et de son avenir.

Sur un mode proche de la dénonciation adornienne des dangers d’une vision du monde exclusivement technicienne, le récit « Hippo ! » met par exemple en évidence les limites du génie génétique utilisé uniquement comme un moyen de profit. L’amélioration du rendement technique d’hippopotames utilisés pour la collecte du minerai d’or au fond des fleuves d’une lointaine planète se heurte à la persistance d’une nature animale rebelle qui joue un rôle perturbateur. L’instinct grégaire des animaux génétiquement manipulés les rend imprévisibles et empêche qu’ils se transforment en robots dociles. Cela interdit par la suite à la compagnie Lithan Minerais qui les exploite de se passer de l’intervention coûteuse de convoyeurs humains. Mais cet échec de la rationalisation du vivant à des fins de profit ne procure au narrateur (un convoyeur d’hippopotames qui se relève à peine d’un grave accident professionnel) qu’une revanche passagère dont il a bien conscience. Elle n’enraye en effet nullement une démarche d’instrumentalisation de l’individu considéré comme un matériau sans valeur, un « consommable », en quelque sorte.

Dans « Éléphants bleus », l’exploitation de l’homme par l’homme motivée par la logique économique donne lieu à un véritable esclavage à vocation punitive, voire expiatoire, qui témoigne d’une subordination plus que douteuse des pratiques pénales à des formes inhumaines d’exploitation économique. Les mineurs affectés à l’extraction extrêmement pénible du carbone-glintz, sur la planète Loren III, sont des « criminels exploités jusqu’à la mort » (Di Rollo 2010 : 18), des forçats que l’entreprise minière Garmak fait périr d’épuisement. Le statut de condamné de ces parias d’une société dont ils sont déjà moralement et socialement exclus suffit à justifier aux yeux de l’opinion qu’on les tue littéralement à la tâche, sans aucun scrupule et pour le plus grand profit de la société Garmak.

À travers la dénonciation de telles pratiques, l’auteur d’« Hippo ! » et d’« Éléphants Bleus » s’associe pleinement à ce « pessimisme de la littérature de science-fiction [qui] s’attaque aux versants négatifs de la société industrielle, [laquelle] ne cesse de privilégier et de glorifier une production économique en l’assimilant à une panacée » (Vas-Deyres 2012 : 157).

Dans ces deux récits, le narrateur devient le porte-parole de l’auteur et de son point de vue incontestablement critique, comme en atteste cette réflexion de celui d’« Éléphants bleus » :

Encore une fois, Rank, c’est la démonstration de toute la perversion de ces systèmes qui ne privilégient que la rentabilité au mépris du respect le plus élémentaire de la vie. Pourquoi ? Parce que ça finit toujours par clocher, et que, malgré cela, on ne peut s’empêcher de continuer à la faire. C’est ce qui me fait penser combien j’ai honte, parfois, d’être un humain. (Di Rollo 2010 : 35)

Quittant le registre purement économique, ou économico-judiciaire, le récit « Jaune Papillon » (Di Rollo 2007 : 32), illustre quant à lui une autre forme d’instrumentalisation de l’humain, entreprise cette fois à des fins de propagande politique. Enlevé dans un jardin public, un pauvre hère est l’objet d’une mutilation sadique destinée à « produire » artificiellement un héroïque ancien combattant devant être publiquement décoré par le tyran local, lors de la fête nationale, en raison des fausses blessures de guerre que l’on vient de lui infliger. La brutalité et le cynisme de la démarche reflètent à l’évidence, on le devine, la barbarie du régime totalitaire qui l’a commanditée.

La dénonciation des mensonges de la propagande est un élément classique du roman dystopique et l’on ne peut bien sûr s’empêcher de songer à 1984, de George Orwell. Mais l’originalité du récit de Di Rollo est ici, au-delà de la dénonciation des méthodes habituelles du totalitarisme (enlèvement, séquestration, mutilation, torture, instrumentalisation de l’humain), de nous faire toucher du doigt l’obscénité d’une débauche de violence gratuite, d’une forme absolument insoutenable de sadisme ordinaire.

2. Instrumentalisation de l’humain et naufrage des valeurs des Lumières

Comme ces exemples le montrent, les récits de Di Rollo s’inscrivent parfaitement dans la science-fiction française du troisième millénaire, encore marquée par le pessimisme de l’époque de la Guerre froide et sa hantise d’une apocalypse nucléaire (Millet/Labbé 2001 : 121), alors même qu’ils semblent n’annoncer aucune forme d’apocalypse ou de catastrophe immédiate. Reprenant plusieurs tares de notre monde actuel (l’absence de scrupules des décideurs économiques, l’instrumentalisation de l’humain et l’exploitation de l’individu, les mensonges de la propagande) à travers des motifs à l’allure de faits divers, ces récits les intensifient et les dramatisent puis les projettent dans un avenir indéfini, implicitement présenté comme notre avenir. Mais Di Rollo s’attachant visiblement à éviter tout effet de référence ou d’allusion précise à des événements ou à des crises chronologiquement ou géographiquement situables de notre univers, le phénomène de surenchère dans la noirceur morale que mettent en scène inlassablement ses textes apparaît comme la suggestion d’une catastrophe invisible se déroulant au plan axiologique. Prenant le contre-pied de la thèse kantienne de la dignité humaine en vertu de laquelle l’homme doit impérativement être considéré comme un but en soi et non comme un moyen subordonné à une fin5, ces récits s’articulent autour des thèmes de l’aliénation et de l’anéantissement de l’homme moderne par lui-même. Ils réfutent ainsi radicalement la perspective rationaliste d’une libération par la raison d’une humanité asservie jusque-là par les contraintes que société et nature faisaient peser sur elle. Une remarque de Simon Bréan s’applique ainsi tout particulièrement aux récits de Di Rollo : l’homme y est désormais définitivement considéré « comme un objet, et non plus comme un sujet, de telle sorte que, cessant d’être le point de référence du progrès scientifique, il n’en soit plus que l’un des composants. » (Bréan 2010 : 209)

Dans ces récits, l’instrumentalisation de l’humain portée à son paroxysme aboutit au naufrage de la notion d’humanité idéalisée par les philosophes des Lumières, c’est-à-dire de cette qualité foncière de l’humain associée à toutes les valeurs cardinales de l’époque (raison, autonomie, liberté, tolérance, altruisme) qui justifie le respect de principe de celui-ci et est censée être inaliénable. La caducité de cette notion d’humanité est largement illustrée par le déferlement d’une cruauté gratuite et barbare qui se prolonge en férocité, sadique et régression vers l’animalité, ces attitudes rejoignant sur un mode anarchique et débridé la violence tragique de la mythologie antique. Une telle faillite, qu’elle soit évoquée avec une profonde inquiétude ou avec une délectation complice, n’est pas sans faire songer à diverses réflexions actuelles sur la caducité de l’humanisme comme catégorie philosophique, notamment dans le sillage du posthumanisme, qui suggère un « monde dans lequel les propriétés de l’humain seraient dépassées grâce aux moyens technoscientifiques dont nous disposerons de plus en plus » (Besnier, 2010). Cependant, Di Rollo s’écarte de cette perspective en ce qu’il ne s’interroge pas sur les possibilités d’enrichissement ou de perfectionnement de l’humain par les technosciences. Il suggère en revanche, comme le posthumanisme, bien que dans un sens certes assez différent, l’idée d’une « plasticité humaine » (Le Dévédec, 2008) sans limite, qu’il entend pour sa part au sens d’une capacité indéfinie de régression vers l’infra-humain.

3. Effondrement de l’idée d’humanité : cruauté, férocité, bestialité, animalisation

Une telle réfutation d’une certaine conception de l’humain est en particulier sensible dans une autre série de trois récits plus proches du registre de l’horreur que de celui de la science-fiction, « Seconde mort », « Un dernier sourire » et « Les hommes dans le Château », où l’on constate des effets d’intertextualité assez sensibles. « Seconde mort » (Di Rollo 2007 : 57) est une adaptation moderne de l’histoire de Roméo et Juliette, qui évoque l’impossible amour pour le narrateur de Graziella, une jeune prostituée unijambiste que son handicap rend particulièrement attrayante aux yeux de ses clients, et à laquelle son souteneur, un homme sadique et inflexible, prêt à toute forme de violence pour la plier à sa volonté, ne consentira jamais à renoncer. L’humain ne tend ici pas encore vers l’animal mais la cruauté brute et parfaitement inhumaine du souteneur contraste avec le sublime de la découverte de l’amour par Graziella, un amour dont on pressent que, selon la tradition romantique, il triomphera de la mort.

Très présente dans le récit précédent où elle est à l’évidence dénoncée, l’animalité n’est en revanche plus seulement métaphorique dans le récit « Un dernier sourire », où elle adopte des formes variées. La diégèse met en miroir et compare implicitement la transformation physique en un loup d’un individu ordinaire atteint de lycanthropie, et la monstruosité inhumaine du groupe des personnes qui le poursuivent, parfaitement déterminées, sans que l’on en connaisse la raison, à inoculer à cette victime choisie au hasard le virus du sida. Sans doute s’agit-il pour elles d’assouvir un désir de vengeance. Le renversement de situation – le triomphe sur ses poursuivants de la victime innocente devenue une créature animale sanguinaire dotée d’une force surhumaine – satisfait certes les attentes du lecteur mais, loin de restaurer la dimension de l’humain, suscite un profond malaise en démultipliant les formes de l’animalisation.

Enfin, ce processus de déshumanisation aboutit à son paroxysme dans « Les Hommes dans le Château » (Di Rollo 2007 : 33), où des aristocrates riches et décadents disposant de protections et d’appuis politiques enlèvent de jeunes enfants, organisent des chasses à l’homme barbares et sanglantes, pratiquent l’anthropophagie et se livrent même à la dévoration de nouveaux-nés. Comble de l’horreur, l’héroïne innocente qui parvient tout d’abord à échapper à ses persécuteurs aristocratiques devient ensuite l’objet d’une seconde persécution de la part des habitants du village où elle a cherché refuge. Redoublant d’injustice, ils font d’elle une victime expiatoire de leur infortune sociale.

La noirceur poussée au paroxysme de ce récit et des deux précédemment évoqués pose problème en ce qu’elle suggère une fascination malsaine de la part de l’auteur pour la régression radicale qu’il dépeint, voire, par son apparente gratuité, une complaisance voyeuriste dans l’horrible. Cette dimension est sans doute partiellement présente dans l’écriture de Di Rollo mais, associés à ses autres récits (qu’il faut envisager dans leur globalité et leur interaction), ces trois textes confortent l’hypothèse précédemment évoquée selon laquelle le propos de Di Rollo est de mettre en scène une dévalorisation générale de l’idée d’humanité qui à elle seule fait figure de catastrophe. Si l’on part du principe que l’une des vocations du récit de science-fiction est bien de dévoiler « l’aspect négatif de la société » et par suite de révéler « la sombre réalité qui se dissimule derrière [l’]harmonie » apparente de celle-ci (Gyger 2002 : 31), on peut alors admettre que Di Rollo, en dépit de l’ambivalence de sa position, poursuit cette démarche au plan d’une réévaluation critique du visage et des valeurs de l’humain, et dans une optique peut-être plus métaphorique et métaphysique que science-fictionnelle, il réinterprète certains aspects de notre réalité à la lumière du mythe infernal, ce qui confère une intensité toute autre à son catastrophisme axiologique.

4. De l’apocalypse biblique au mythe infernal banalisé

Très en vogue dans la science-fiction de notre temps, le pessimisme apocalyptique s’écarte du thème biblique de l’apocalypse, qui projette une fin de l’histoire humaine débouchant sur l’alternative ouverte par le Jugement Dernier entre une voie paradisiaque et une voie infernale. L’apocalypse littéraire n’est de nos jours plus envisagée en revanche que sous une forme sécularisée, qui exclut la phase postérieure à la fin proprement dite de l’histoire et du monde. L’enfer antique, biblique ou chrétien, se voit ainsi relégué dans un domaine mythique très éloigné de l’imaginaire moderne, d’autant que le terme recouvrait autrefois des représentations différentes. Tandis que l’Enfer évoqué par Virgile dans l’Enéide englobait les Champs Elysées et le Tartare, c’est à dire le paradis antique et le lieu des souffrances éternelles, le christianisme a assez vite dissocié et opposé ces deux espaces symboliques. Le même terme latin infernus lui-même s’appliquait aussi bien au Shéol de la Bible hébraïque qu’à l’Hadès ou à la Géhenne du Nouveau Testament. Mais en dépit de cette diversité un peu hétéroclite, ces divers lieux étaient parés d’une aura mythique, d’une singularité solennelle et dramatique soulignant leur caractère exceptionnel. Virgile évoque par exemple l’image d’« une forteresse colossale en fer, à triple enceinte, entourée par le Pyriphlégéthon, fleuve de flammes » (Minois 2019), tandis que le Talmud présente la Géhenne comme un « lieu souterrain situé à l’ouest et composé […] de sept habitacles superposés, où règne, dans chacun, une chaleur six fois supérieure à celle de l’étage du dessus » (Minois 2019).

Et en dépit de l’abandon de ces représentations, la dimension mythique du concept d’enfer n’a pas véritablement disparu de notre univers mental. Certes, la banalisation et l’affaiblissement sémantique subséquent qu’a connus l’adjectif « infernal » montre que ce terme ne renvoie plus que très indirectement à l’au-delà et désigne désormais plutôt une forme particulièrement négative et déplaisante de l’existence terrestre. L’enfer s’est en quelque sorte installé dans l’immanence. Mais en dépit de cet affadissement partiel, liée à la disparition de la sacralité propre au registre de la transcendance, cette catégorie n’a pas perdu sa puissance de suggestion ni sa capacité d’inquiéter, comme le suggère Georges Minois :

Inauguré par l’effondrement des tours infernales du World Trade Center en 2001, suivi de la vague terroriste djihadiste, [le XXIe siècle] se dirige tout droit vers l’Enfer planétaire qu’annoncent la pollution généralisée, le surpeuplement et le dérèglement climatique. L’Enfer des religions peut être relégué dans l’histoire des mythes, il peut fermer ses portes : nous avons ce qu’il faut sur terre. (Minois 2019)

Comme le suggère cet auteur, l’enfer reste une catégorie parfaitement opératoire pour la littérature de science-fiction apocalyptique, et bien que les récits de Di Rollo ne s’intéressent pas à des phénomènes collectifs de crise planétaire, ils n’en font pas moins appel à la richesse de suggestions de l’enfer mythique qu’ils réactualisent en l’installant au cœur de la banalité quotidienne de notre monde.

Il faut tout d’abord certes noter que, dans les deux recueils de récits de Thierry Di Rollo, le terme d’enfer est utilisé par les personnages de ces récits, qui ont conscience du caractère excessif des situations qu’ils endurent, tout à fait à juste titre, mais selon un usage qui peut paraître assez conventionnel et peu convaincant. Ainsi, dans « Éléphants Bleus », les forçats n’ont d’autre ressource que de se droguer en permanence pour « supporter l’enfer » de leur condition (Di Rollo 2010 : 31) ; un personnage crucifié du récit « Crépuscule des Dieux », « souffre l’enfer » sur la croix (Di Rollo 2010 : 99) ; enfin l’homme enlevé et mutilé dans « Jaune papillon » accueille l’idée de la mort avec ces mots : « Je suis tombé en Enfer et la mort me tend sûrement les bras. » (Di Rollo 2007 : 23).

Par ailleurs, si l’on se réfère à un autre aspect du mythe infernal, c’est à dire à ces tourments physiques extrêmes et répétitifs qui, pour le Moyen Age chrétien, sont le lot des damnés et que l’art pictural de cette époque a largement illustrés6, on peut interpréter certains des récits dirolliens les plus cruels et les plus spectaculaires (notamment les deux derniers que nous ayons évoqués : «Un dernier sourire» et « Les hommes dans le Château ») comme des allusions directes et littérales à des formes historiques des tortures infernales.

Mais Di Rollo sait également, plus subtilement, suggérer des formes moins spectaculaires mais plus impressionnantes de désespérance absurde et d’enfermement existentiel : le quotidien de ses personnages prend alors la forme d’un enfer anodin qui ne dit pas son nom. Cet enfer banal, qui n’est pas aisément identifiable et n’obéit à aucune logique religieuse ni à une quelconque finalité de punition ou d’expiation, renvoie à un vice profond et fondamental de l’existence.

5. Délocalisation et indétermination

Les récits de Di Rollo offrent une illustration fort convaincante du phénomène de délocalisation, au regard des représentations classiques surdéterminées des principaux lieux que l’on y associe, de l’image de l’enfer dans l’Histoire. Georges Minois analyse ce processus à notre époque, du moins au plan purement spatial, comme un phénomène de « déplacement du lieu concerné » (Minois 2019), mais ce décentrage de l’expérience infernale s’est également accompagné d’une évolution de sa représentation collective globale, et notamment de celle des souffrances des damnés, non plus envisagées comme douleur physique paroxystique mais comme tourment moral, désespoir, sentiment de déréliction profonde entraîné par la privation de l’amour divin. Un tel sentiment peut être exacerbé chez Di Rollo – sous une forme tout à fait sécularisée – par la dimension très particulière de l’indétermination qui pousse à son paroxysme le phénomène de délocalisation : celui-ci rend l’enfer absolument méconnaissable, du moins dans ses aspects extérieurs. La diégèse de ces textes, qui se déroule en apparence dans une temporalité proche de la nôtre, présente des repères spatio-temporels extrêmement flous. Plutôt que comme un moyen de solliciter l’imagination créatrice du lecteur – que cela inciterait à combler lui-même les blancs du texte –, une telle imprécision paraît suggérer une perte de réalité, un processus d’effritement, de délitement de la cohérence du monde dont toutes les significations se corrompent et s’inversent.

Cela est particulièrement sensible dans le récit intitulé « Cendres », qui évoque un de ces camps de transit que l’on rencontre dans de nombreux pays du tiers-monde confrontés aux guerres et aux déplacements massifs de populations, mais qui présente un visage tout à fait singulier. Abandonnés à eux-mêmes, isolés semble-t-il de leurs familles et coupés de leurs origines, les occupants mal approvisionnés de ce camp, acculés à la faim et condamnés à s’entre-tuer pour survivre, dépérissent lentement, dans l’ordure et la pestilence.

L’impossibilité de toute fuite – toute tentative entraîne la mort –, et surtout l’incertitude totale quant à l’avenir qui leur est réservé empêche tout espoir et transforme un séjour salutaire en une claustration quasi concentrationnaire. Au cours du récit, l’image de camps ayant initialement pour vocation de soustraire les populations civiles à la violence bascule et se transforme – mais sans que cela soit précisé explicitement – en celle de mouroirs, voire de camps d’extermination lente. Outre la violence diffuse qui s’exerce dans cet univers, les aspects de l’attente indéfinie et de l’incertitude démoralisante contribuent à susciter un sentiment d’abandon et de désespérance renforcé par le soupçon, peu à peu alimenté par le récit, que tout ce funeste dispositif relève d’une volonté délibérée de la part des instances responsables du camp.

Cela n’est pas sans rappeler par certains aspects le récit Le Dépeupleur de Samuel Beckett, un récit de claustration singulier dont l’action insituable semble osciller entre le fantastique et l’allégorique. Ce long monologue de l’auteur irlandais évoque une société dont les membres évoluent, vivent et s’épuisent à l’intérieur d’un espace cylindrique dont ils ne cherchent même pas à s’échapper, se contentant de s’agiter en vain tout comme les personnages de Thierry Di Rollo, sauf lorsqu’ils se donnent la mort. La description de ce monde-cylindre aux dimensions extrêmement réduites dans lequel ils sont reclus est certes précise mais ne permet pas de se le représenter clairement, bien qu’il s’agisse selon toute évidence d’un univers concentrationnaire obéissant à des lois sans doute incompréhensibles mais d’autant plus rigoureuses. Comme le note Francesca Serra, « aucun élément textuel assumé par l’énonciateur, ne laisse supposer un “monde” en dehors du cylindre. C’est bien plutôt le cylindre qui semble être le monde. Car seul le cylindre offre des certitudes et au-dehors rien que mystère. » (Serra 2009). Et cette commentatrice interprète ce récit logiquement comme une allégorie des camps d’internement ou de concentration nazis (Serra 2009).

De fait, le camp de transit de « Cendres » semble n’avoir pour vocation que l’anéantissement moral et physique de ses occupants, même si cela n’est jamais exprimé clairement, et cela suscite précisément chez eux, plus peut-être que la violence elle-même, un sentiment de désespoir effroyable. Ainsi, chez Beckett comme chez Di Rollo, violence, claustration, oppression apparaissent comme exacerbés par une indétermination qui leur confère, au sens que nous avons défini, leur dimension proprement infernale.

6. Le temps corrompu

6.1. Temporalité circulaire et répétition

Un autre aspect, essentiel pour Di Rollo, du mythe antique infernal ou bien de la vision que le Moyen Âge chrétien en avait, est la perversion de la temporalité. On sait qu’en enfer, dès lors qu’il n’était pas envisagé au sens d’un lieu de purgation mais comme un lieu de damnation irrémédiable, s’inversait la notion d’éternité paradisiaque qui se transformait en éternité de la souffrance. Le lot commun des damnés était alors, comme l’évoquait en son temps Augustin d’Hippone, de « brûler sans être consumés, et [de] souffrir éternellement sans mourir » (Augustin 1869). Une telle mort sans fin, indéfiniment renouvelée est d’ailleurs précisément la signification que revêt dans le texte biblique l’expression « seconde mort », dont Di Rollo a fait le titre d’un de ses récits, et qui désigne la mort éternelle des damnés au terme du Jugement dernier, bien pire que la première mort (cf. Apocalypse 2, 11/ 20, 6/ 20, 14/ 21, 8).

Mais à vrai dire, Di Rollo privilégie dans ses récits des formes plus complexes et cycliques de perversion infernale de la temporalité, comme par exemple dans « Le Crépuscule des Dieux ». Ce récit revisite le thème chrétien de la passion du Christ en évoquant la crucifixion des membres d’une communauté religieuse indéfinie, qui, après s’être réunis pendant une vingtaine de jours dans un lieu parfaitement stérile, montent successivement sur la croix. Ce récit fait déboucher le supplice de la crucifixion – dans lequel se cristallise pour le christianisme la promesse néotestamentaire du dépassement du péché originel et de la mort – sur un temps voué indéfiniment au piétinement et à l’immobilité. Tandis que pour la religion chrétienne ce sacrifice est transcendé par le mystère de la résurrection, le rite sacrificiel apparaît ici perverti, absurde, vidé de toute signification. Il ne semble obéir qu’à une compulsion de répétition des gestes de la tradition et ne dépasse en aucune façon l’inéluctabilité tragique de la mort, mais l’exacerbe au contraire d’une façon presque caricaturale. C’est du moins l’analyse qu’en fait le narrateur, révolté par une interprétation idéalisée de la crucifixion d’un des membres de la communauté au début du récit :

– Non. Jérôme est mort pour rien. Et encore moins pour nous. Le sacrifice est un leurre, barbu. Il n’y a que toi qui existe en tant que futur sacrifié. Le reste, ce n’est qu’une sauce insipide servie par la foi pour relever cette bouille immangeable qui nous tient lieu de survie. (Di Rollo 2010 : 104)

Selon toute apparence, seule une croyance aveugle entraîne chez la plupart de ces personnages un consentement fataliste à un anéantissement collectif. On ne peut s’empêcher de songer à un phénomène sectaire, et par exemple, bien que la situation soit assez différente, au suicide collectif des membres de la secte du Temple du Peuple en 1978, qui eut alors un retentissement médiatique fort important. L’échec du dépassement solennel de la mort à travers l’autosacrifice volontaire, qui était le sens de la démarche du Christ, rend dans ce récit cet autosacrifice collectif absurde et dérisoire, et bien qu’il soit volontaire et individuel, on ne peut s’empêcher de l’associer à la répétition indéfinie du supplice de Prométhée, condamné à avoir le foie indéfiniment mangé par un aigle, ou de Sisyphe devant sans cesse hisser en haut d’une colline du Tartare un rocher qui inéluctablement en redescend la pente. On retrouve ainsi l’aspect de la répétition inlassable du tourment qui constitue une des formes classiques d’expiation dans la mythologie antique.

6.2. Répétition indéfinie et involution régressive

Un autre effet bien connu des tortures infernales, et pas seulement de celles-ci, est, au-delà de l’aspect de la répétition inlassable du tourment ou de son éternisation indéfinie, la privation du repos éternel, habituellement associé à la mort, à travers une expérience parfaitement absurde de recommencement cyclique qui est une autre forme de perversion de la temporalité. C’est ce que l’on observe dans le récit « La Ville où la Mort n’existait pas », où la corruption du temps prend par ailleurs une forme assez subtile en associant à sa répétition l’inversion du cours normal de son déroulement : autrement dit, une involution.

Digne des descriptions les plus dramatiques de la littérature infernale, l’univers qu’évoque ce récit est bien « une sorte de monde obscur d’où tout procède et où tout finit par revenir. » (Schmidt 1998 : 79).Il retrace la renaissance dramatique du narrateur, parvenu au dernier stade de la vieillesse, dans un cercueil où il manque d’étouffer, puis un rajeunissement progressif qui le ramène vers l’âge mûr, la jeunesse, et l’enfance. Cette involution, qui fait périr le nouveau-né et le fait renaître à l’âge sénile, se reproduit indéfiniment pour les personnages de ce récit, sur le mode d’un recommencement macabre et grotesque suggéré du reste par les derniers vocables de la narration qui reprennent mot pour mot l’incipit. Évoquant ce phénomène de naissance inversée, l’auteur éprouve un plaisir évident à dérouter son lecteur en mêlant les notions de mort et de vie. Il qualifie par exemple son personnage récemment revenu à la vie de « vieux mort-né » (Di Rollo 2010 : 91) ou de « cadavre nouveau-né » (Di Rollo 2010 : 92). Pour autant, cette « pitoyable mort-naissance » (Di Rollo 2010 : 89) ne confère pas à l’individu qui en fait l’expérience le bénéfice de l’âge qu’est le savoir de l’expérience. Il lui faut au contraire, après une telle renaissance, tout réapprendre : l’usage d’un corps qui rajeunit, la vie sexuelle, la faim, la manducation. Ce motif renvoie clairement au rôle du Léthé dans la mythologie antique grecque et romaine, mythique fleuve de l’oubli dans lequel étaient plongées afin qu’elles oublient tout de leur vie antérieure les âmes des morts avant de se réincarner et de commencer une nouvelle existence.

Mais tandis que dans la tradition antique cette amnésie pouvait libérer les âmes renaissantes du poids de leur passé, cette nouvelle innocence entraîne chez les personnages de Di Rollo une régression vers l’animalité qui se manifeste par des comportements anthropophagiques monstrueux. Ces figures grotesques de morts-vivants dénués de toute humanité deviennent le symbole de la perversion d’une temporalité déréglée et anarchique qui inverse la dynamique de croissance et de maturation de la vie, le cycle de la vie et de la mort, comme le souligne cette phrase : « Le temps s’écoulait ainsi, à l’aune indifférente de son éternité, et nous, nous périclitions de jour en jour. » (Di Rollo 2010 : 92). Ici, le contraste est frappant entre la notion d’éternité, habituellement associée à la mort, et la persistance, au-delà de celle-ci, d’une temporalité d’autant plus destructrice que son cours se trouve inversé. Le terme « péricliter » renvoie en effet au rajeunissement indéfini du corps vécu comme une déperdition. À l’évidence, Di Rollo tourne en dérision les figures aujourd’hui très prisées du mort-vivant ou du zombie7, initialement associées à une perversion macabre du cycle vital, mais qui souvent sont également l’objet d’une certaine forme d’humanisation ou de réhabilitation. Son évocation de l’agitation incessante des personnages de « La Ville où la Mort n’existait pas » renvoie en effet au thème médiéval de la danse macabre.

Si dans ce récit, l’involution apparaît comme un thème science-fictionnel que d’autres auteurs et œuvres ont illustré – David Fincher, par exemple, dans le film L’étrange histoire de Benjamin Button (2008), ou bien Woody Allen, dans un bref texte qu’on lui attribue, intitulé « Ma prochaine vie »8 –, la combinaison avec le registre de l’horreur et notamment l’anthropophagie lui confère sa singularité infernale et sa valeur critique. Dans ce récit, Thierry Di Rollo dénonce en effet le fantasme d’éternelle jeunesse comme une aspiration profonde mais perverse, car anti-naturelle de notre société, comme le suggèrent les paroles ironiques qui accueillent le narrateur mort-né à sa renaissance : « Bienvenue en Enfer, Jon, puisque tel est ton nom. » (Di Rollo 2010 : 89)

En définitive, l’analyse des récits de Di Rollo montre qu’en usant de registres variés et en dépit d’une certaine ambivalence, cet auteur prend une place tout à fait convaincante au sein de la littérature apocalyptique en réactualisant notamment le mythe infernal. Si, comme le souligne à juste titre Roland Villeneuve, « dans la description de l’Enfer, comme dans ses représentations artistiques, l’imagination humaine s’est toujours surpassée » (Villeneuve 2016 : 315), Di Rollo évite pour sa part une inutile surenchère. Combinant les apports de plusieurs genres, associant les thèmes de la régression vers l’animalité, de l’indétermination, et de la perversion du temps, il parvient à évoquer un effondrement de l’idée d’humanité et un dérèglement subtil de tous les processus de la vie. Même s’il se refuse à interroger les potentialités de notre futur, Thierry Di Rollo s’inscrit pleinement dans cette dimension de la science-fiction qui vise à dévoiler les travers les plus sinistres de notre monde, au point du reste que sa vision du réel rejoint celle d’un Leopardi telle que la résume Georges Minois : « la nature de l’homme, c’est le malheur, inéluctable, sans cesse en progrès. » (Minois 2019).

Bibliography

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Di Rollo, Thierry, Crépuscules, Paris : Les trois souhaits, ActuSF, 2010. (Ce volume comprend les récits « Éléphants Bleus», « Hippo ! », « Seconde mort », « Un dernier sourire », « La Ville où la Mort n’existait pas », « Le Crépuscule des Dieux »).

Di Rollo, Thierry, Cendres, Paris : Les Trois Souhaits, ActuSF, 2007. (Ce volume comprend les récits « Cendres », « Jaune papillon », « Les Hommes dans le Château », « Quelques grains de riz »).

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Notes

1 Expression qui renvoie à la théorie des mondes possibles inspirée par la sémantique de Saul Kripke, et qui a donné son nom au séminaire de réflexion sur la science-fiction (en particulier en littérature), intitulé « Fictions de mondes possibles », dont les travaux se déroulent dans le cadre du laboratoire LLA-Créatis à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Cf. aussi Ferrer (2010). Return to text

2 « […] s’il s’agit de chercher un mode de description particulièrement adapté pour penser le pire, en offrant de surcroît une diversité de scénarios, la science-fiction semble se distinguer. Elle donne une représentation de risques existentiels et collectifs qui auraient quitté l’ordre de l’hypothétique. » (Rumpala 2016). Return to text

3 Sur un mode réflexif, ces deux universitaires envisagent et analysent des fictions de fins du monde afin d’utiliser leur puissance critique pour stimuler une réflexion sociologique et politique destinée à dépasser le simple constat de la catastrophe. Cf. Engelibert (2013) et (2019), Rumpala (2018) et Langlet (2019). Return to text

4 Le recueil Crépuscules (Di Rollo 2010) comprend les récits suivants : « Éléphants Bleus», « Hippo ! », « Seconde mort », « Un dernier sourire », « La Ville où la Mort n’existait pas », « Le Crépuscule des Dieux », et le recueil Cendres (Di Rollo 2007) comprend les récits « Cendres », « Jaune papillon », « Les Hommes dans le Château », « Quelques grains de riz ». Return to text

5 Cette thèse confère une expression concrète à l’impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme un fin, jamais simplement comme un moyen. » (Kant 1994). Return to text

6 On peut par exemple songer aux fresques de la cathédrale d’Albi, ou bien au Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Return to text

7 Comme le souligne fort justement Patrick Bergeron, « de Max Brooks à Colson Whitehead, les auteurs d’histoires de morts-vivants anthropophages sont de plus en plus nombreux depuis une quinzaine d’années. » (Bergeron 2013) Return to text

8 « Si je reviens, je commence par la fin… On devrait vivre la vie à l’envers. Tu commences par mourir. Ça élimine ce traumatisme qui nous suit toute la vie. Après tu te réveilles dans une maison de retraite, en allant mieux de jour en jour. Alors on te met dehors sous prétexte de bonne santé et tu commences à toucher ta retraite. Ensuite pour ton premier jour de travail, on te fait cadeau d’une montre en or et tu as un beau salaire. Tu travailles quarante ans jusqu’à ce que tu sois suffisamment jeune pour profiter de la fin de ta vie active. Tu vas de fête en fête, tu bois, tu vis plein d’histoires d’amour ! Tu n’as pas de problèmes graves. Tu te prépares à faire des études universitaires. Puis c’est le collège. Tu t’éclates avec tes copains sans affronter les obligations, jusqu’à devenir bébé. Les neuf derniers mois, tu les passes flottant tranquille, avec chauffage central, room service, etc. Et, au final, tu quittes ce monde dans un orgasme ! » (Allen 2011). Return to text

References

Electronic reference

Marie Constant and Yves Iehl, « Les enfers de Thierry Di Rollo », Textes et contextes [Online], 17-1 | 2022, 15 July 2022 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3381

Authors

Marie Constant

MCF, laboratoire CREG, EA 1451, Université Toulouse Jean Jaurès, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9

Yves Iehl

MCF (Langues romanes), EA 4590, Université Toulouse Jean Jaurès, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9

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