Aux États-Unis, la nature sauvage est considérée comme le ‘vrai foyer’ des humains depuis le milieu du XIXe siècle et l’accélération de la Révolution industrielle et de l’urbanisation (Worster 1977). Cela se matérialisa par la création des premiers parcs étatiques et nationaux, mais aussi par l’institution de la présence de cette nature aux vertus purifiantes au cœur même des villes sous la forme de grands parcs urbains. Ces parcs étaient considérés comme un remède à la dégradation des conditions environnementales des villes, qui connaissaient une croissance extrêmement rapide due à l’immigration et à l’exode rural.
Depuis la construction de Central Park par Olmsted en 1857, la ‘ nature sauvage’ urbaine a fait partie des politiques d’urbanisme. On pense par exemple au City Beautiful Movement qui articule pensée urbanistique et prise en compte d’une nature urbaine sauvage mais esthétisée.
Évidemment, c’est un sauvage paradoxalement tout à fait domestique. Une illusion de sauvage, une mise en scène – qui possède, c’est indéniable aussi, une certaine autonomie, qui développe une vie hybride interstitielle, aux contours flous, insaisissable. Il ne s’agit plus exactement d’affirmer la toute puissance humaine.
Pourtant, cette toute puissance se ré-affirme encore et encore, même dans des objets qui initialement pouvaient être le signe d’une possibilité d’ouverture démocratique au non-humain et peut-être aussi d’une démocratisation de la ville du côté des humains.
Aujourd’hui, les municipalités construisent des chemins piétonniers et des voies cyclables abrités par des arbres. Elles transforment d’anciennes friches industrielles en espaces verts, elles revitalisent et rendent à nouveau visibles des fleuves qui avaient été canalisés sous terre ou à la surface, et donc oubliés dans l’imaginaire topographique des villes. Ces politiques réintroduisent la nature sauvage dans les villes, ou la rendent visible. Elles lui attribuent une valeur, contribuant ainsi peut-être à rompre la dualité naturel/urbain. Ou bien n’est-ce qu’une reproduction de ce qui avait déjà été inventé par les Olmsted ? Une certaine biodiversité réapparaît, qui n’est jamais un retour à une nature « authentique », mais un autre visage de la « seconde nature » telle que définie par Michael Pollan, celle qui n’échappe pas aux transformations humaines comme dans le cas des jardins (Cronon 1996; Pollan 1991 ; Morton 2019).
Pour en revenir au titre du volume, « Réenchanter le sauvage urbain », « enchanter » signifie, lorsque le complément désigne un objet, le « douer de pouvoirs surnaturels », « exercer sur un objet une action surnaturelle de telle sorte qu'il perde ses vertus propres », ou encore « embellir comme par l'effet d'une opération magique (un lieu, un moment). » (CNRTL (a) 2012, mes italiques). Le préfixe « ré-enchanter » signifie donc procéder à cette action une seconde fois. Il s’agirait donc de faire perdre ses vertus propres à la nature urbaine (et la question serait : mais quelles peuvent être les vertus propres de la nature urbaine? ), et de l’embellir. A nouveau. En effet, c’est bien de cette double action de modification et d’embellissement qu’il semble s’agir à Los Angeles dans le cadre des politiques de « revitalisation » du fleuve du même nom menées depuis les années 1980, et plus particulièrement depuis le début des années 2000. Contrairement à Seattle ou Portland, Los Angeles n’est pas spécialement connue pour ses choix de réintroduction de la nature dans sa politique d’urbanisme. C’est justement pour cette raison qu’elle est intéressante.
Ce ré-enchantement est situé : la question sera de savoir qui l’annonce, qui le met en place, et à l’inverse, qui ne participe pas. Quelle nature urbaine, et qui la définit : voilà les deux fils rouges de la démonstration. La nature urbaine est un enjeu social.
La question de la relation entre esthétique et pouvoir n’est pas nouvelle dans le champ de l’art (Bourdieu 1979 ; Eagleton 1990 ; Rancière 2004). Elle est transposée ici dans le domaine de l’urbanisme. J’utilise un cas précis, celui de la revitalisation du fleuve Los Angeles un peu plus de dix ans après la publication du schéma directeur par la ville de Los Angeles (2007), pour tâcher de comprendre comment l’esthétique, l’écologie et la politique se rencontrent dans le discours et dans les réalités matérielles (Moore 2007 ; Hahn 2018).
Le travail s’appuie sur une analyse de la production écrite concernant la revitalisation du fleuve lors de ces dix dernières années : canaux officiels mais aussi presse et écrits militants.
Le ré-enchantement du sauvage urbain passe par des productions discursives qui participent à donner sa forme matérielle, et non seulement idéelle, à la ville de Los Angeles en informant les décisions d’urbanisme (Gandy 2006; Swyngedouw, Kaika 2011). Los Angeles est la ville américaine dont la densité de population est la plus forte selon le recensement de 2010, et l’une des villes du pays les plus pauvres en espaces verts (United States Census Bureau, 2012).
L’article s’articule en trois temps : tout d’abord, nous explorerons brièvement l’histoire du retour du sauvage dans le fleuve, du canal de béton au rêve écopoétique et démocratique.
Puis je montrerai que la revitalisation du fleuve Los Angeles est un réenchantement paradoxal car scientifique et institutionnel, et non magique ou surnaturel.
Enfin, je poserai la question de la démocratie. La valeur esthétique de cette nature sauvage institutionnelle est, en dernier ressort, attribuée par une élite culturelle et économique. La gentrification redoutée par les associations est à l’œuvre autour d’un fleuve qui, il y a encore dix ans, était pratiquement inconnu. En d’autres termes, l’accès aux aménités de ‘ nature sauvage’ n’est pas réparti de manière égale. Et le fleuve n’est pris en considération que pour l’un de ses aspects, en tant que ‘ décor’ pour les activités urbaines, alors que l’eau qui le compose est encore largement absente des politiques de la ville.
1. Retour du sauvage
La ‘nature’ du fleuve Los Angeles a été réinventée plusieurs fois : des identités et même des formes matérielles lui ont été attribuées. A partir des années 1980, certains activistes ont commencé à penser à une forme de « ré-enchantement » de ce lieu qui avait très largement oublié.
1.1. Histoire de la revitalisation
Dans son comportement de fleuve en crue dans une région au climat méditerranéen, la nature sauvage était devenue dans les années 1930 une menace pour Los Angeles. La ville, Tongva, puis espagnole, puis mexicaine, puis états-unienne après 1848, grandissait très vite, tout comme le reste de la Californie du Sud, notamment depuis l’arrivée à la fin du XIXe siècle du chemin de fer transcontinental. La solution trouvée par le gouvernement fédéral (le corps des ingénieurs de l’armée) fut de canaliser le fleuve sur 80 kilomètres. Les travaux durèrent de 1938 à 1960.
En 1985, Lewis MacAdams, poète habitant à Los Angeles, proposa une redécouverte du fleuve à travers des activités artistiques dans le lit du fleuve et s’engagea en faveur d’une revitalisation qui serait une « œuvre d’art qui se construirait sur 40 ans » (Morrison 2010). Il créa l’association Friends of the Los Angeles River. « Nous avons demandé au fleuve si nous pouvions parler en son nom dans le monde des humains. Nous ne l’avons pas entendu dire non – et c’est ainsi que naquit Friends of the Los Angeles River » (Kreitner 2016)1. Cette proposition d’entrée du non-humain (ici l’eau du fleuve et son écosystème) en démocratie par l’intermédiaire de ses porte-paroles, évocatrice de Latour, fut rapidement dévoyée par les politiques anthropocentrées qui suivirent (Latour 1999/2004).
En 1988, un député de la Californie proposa de transformer le fleuve en autoroute. C’est ce projet qui a véritablement donné naissance au mouvement pour la revitalisation du fleuve. Le maire de l’époque, Tom Bradley, le refusa, espérant plutôt créer des espaces verts autour du fleuve (Jao 2015). Le comté se dota dès 1996 d’un schéma directeur, le Los Angeles River Masterplan, en cours de réactualisation actuellement. Tout en conservant au fleuve sa fonction de protection contre les inondations, l’idée était triple : avancées environnementales, création d’espaces de loisirs et développement économique. C’est en 2007 que la ville s’est emparée de l’idée de retour d’une nature « sauvage » au cœur même de la ville. Un schéma directeur de la revitalisation du fleuve Los Angeles fut publié, commandité par le bureau des ingénieurs de la ville de Los Angeles. La durée totale des travaux sur la portion de fleuve canalisé située sur la commune de Los Angeles était estimée à 50 ans. Nous avons donc maintenant un peu plus de dix ans de recul depuis la publication du rapport.
Environ 240 projets ont été proposés dans le schéma directeur de 2007. Certains ont déjà pu être mis en place, et d’autres s’inscrivent dans le temps long.
Voici un exemple ici concernant la partie du fleuve traversant Downtown Los Angeles.
Les plus connus sont la LARiverWay : une piste cyclable le long de l’intégralité de la portion du fleuve sous la juridiction de la commune ; la Los Angeles River Recreation Zone (Sepulveda Basin et Elysian Valley) : deux zones de loisirs ouvertes en 2017, sujette à fermetures en fonction de la qualité de l’eau. Il est possible de faire du kayak par exemple sur certaines portions du fleuve, des randonnées et de la pêche ; Albion Riverside Park, parc comportant des complexes sportifs et un centre de traitement de l’eau ; Taylor Yard « G2 » Project (qui se trouve au cœur de la controverse concernant la gentrification) ; Los Angeles Historic State Park et la Bowtie Parcel. Il y a aussi une initiative privée de recréation d’une roue à eau rappelant le passé de la ville, menée par l’artiste Lauren Bon : « Bending the River Back » Into the City Water Wheel (qui donne suite à son projet de champ de maïs en plein downtown « Not a Cornfield »), comportant lui aussi un centre de traitement de l’eau. Zones de loisirs, complexes sportifs, stations d’épuration, roues à eau : il ne s’agit donc pas de faire revenir une hypothétique « nature » au cœur de Los Angeles (City of Los Angeles 2020 (a)). Ou alors c’est une « nature » dont la valeur est utilitaire, et non intrinsèque. La revitalisation semble bien plus concerner la ville que le fleuve. Los Angeles accueillera les Jeux Olympiques d’été en 2028. La ville souhaite que le fleuve Los Angeles et plus spécifiquement Taylor Yard soient des pièces maîtresses du nouveau visage qu’elle présente au monde.
Le fleuve Los Angeles était un fleuve sauvage, dont les méandres changeaient au gré de ses crues. Les déplacements de son lit ont fertilisé la plaine grâce aux alluvions déposées, et ainsi permis la présence d’humains. En quelque sorte victime de son succès, le fleuve devint un danger pour les habitations et constructions de plus en plus proches, dans une densité de plus en plus grande sur un terrain de moins en moins susceptible de permettre à l’eau de s’infiltrer dans la terre. Le fleuve fut transformé en canal par l’armée pour mettre fin au danger d’inondation (Gumprecht 1999/2001). La plus grande partie de l’eau qui le constitue provient aujourd’hui de stations d’épuration. Ce n’est pas une seconde nature, mais une troisième nature qui se dessine donc aujourd’hui (Pollan 1991). De ressource, le fleuve est devenu danger puis égout. On a fini par l’oublier. Depuis 1985, mais surtout depuis 2007, une nouvelle identité lui est peu à peu attribuée.
1.2. Lewis MacAdams et FoLAR: définitions originelles démocratiques et activisme
Lorsqu’on parle de la revitalisation du fleuve Los Angeles, on fait nécessairement mention du poète activiste Lewis MacAdams, qui est considéré comme l’une des personnes ayant tiré le fleuve de l’oubli. Il célébrait déjà dans les années 1980 un fleuve ‘tel qu’il était’, c’est à dire « feral » et démocratique (Monbiot 2014). Une sorte de sauvage issu d’un élément domestique échappé au contrôle total de l’humain, n’appartenant à personne en particulier, donc à tout le monde.
My sunglasses flipped off my head
and fell into the river with a splash
while the cameras whirred.
What did I learn at the Water & Power meeting ?
Don’t be cool.
It’s not Us vs. Them.
It’s the wind
as it bends ‘cross the river.
It’s the cottonwoods
as the garbage that festooned their branches
at the end of the rainy season
disappears beneath their delicately curling
pale-green foliages
by the middle of Spring.
(MacAdams 2007).
Ce qui est célébré dans ce poème est le fleuve tel quel : le regard change sur un objet qui est alors sublimé. Les déchets pris dans les branches de peuplier deviennent des guirlandes (« festooned »). MacAdams décrivait la vie interstitielle et les rencontres inattendues avec des objets devenus inutiles dans le cycle de la consommation, en commençant par le fleuve (Higgin in Schmutz 2020). Voici la réalité du fleuve : le vent emmêle dans les branches des arbres vivant leur vie « naturelle » d’arbres selon le rythme des saisons (« rainy season », « spring »), des guirlandes de déchets provenant de l’activité humaine. Dans ses poèmes, plus encore que dans son action avec FoLAR auprès des élus, MacAdams semble proposer d’« habiter le trouble » dans les ruines du capitalisme que représente ce fleuve bétonné (Haraway 2016; Tsing 2017). Dans ce fleuve, la vie s’acharne à revenir, malgré les opérations régulières de défrichage entreprises par le corps des ingénieurs de l’armée pour éviter que le canal ne se « bouche » comme un simple tuyau d’évacuation. Le sauvage urbain est toujours déjà humain, et il n’est pas question de tenter une quelconque séparation naturaliste au sens défini par Descola. De plus, il inclut les marginaux. MacAdams fait souvent référence aux clochards qui habitent dans les immenses galeries d’écoulement des eaux pluviales le long du fleuve.
25.
Whether it’s ugly or beautiful,
poisoned and imprisoned,
or flooding fresh and free,
the Los Angeles River
will always flow ;
and lovers will always walk
along its banks holding hands ;
and people who have no homes
will make it their homes,
washing their ragged garments
in the concrete inverts,
dwarfed by the desert
of downtown concrete,
going about the business of their lives.
(looking upstream from the 4th Bridge)
« Les gens qui n’ont pas de maison en feront leur maison » : comme les amoureux qui se promènent le long des berges, eux aussi ont une vie légitime dans le fleuve (« going about the business of their lives »).
C’est aussi le lieu de la marginalité revendiquée, qui rappelle celle de la Beat Generation : Mac Adams fait référence dans d’autres poèmes à Gregory Corso ou Gary Snyder, deux poètes Beat.
29.
RATTLESNAKE PARK
A dope deal goes down
in the shadows of a sycamore.
The rain washes across the parking lot,
sweeping everything from condoms to
brake fluid into the storm drain.
With his dollar cigars
and his impenetrable shades,
his sweat-stained towel and his
towering conk,
Ligthnin’ Hopkins
was the lord of the
Jacksboro Highway.
I saw Jimmy Reed
talking to himself
in the bathroom mirror at LuAnne’s.
Lonnie Johnson told me
he could sing a hole in a goat’s head
if it’d stand still long enough.
Long have I worshipped
at the church of the honky-tonk.
It was the river bottoms
that taught me to be wild.
(MacAdams 2007)
« It was the river bottoms/ that taught me to be wild. » Il appelle à un ensauvagement des habitants, par contact avec le fleuve et ses bas-fonds. Comme dans « Howl » de Ginsberg, même les visages les plus sordides du fleuve méritent d’être célébrés : leurs noms sont égrenés ici, sortis d’un oubli inéluctable, comme ailleurs ceux d’anciens combattants : « Lightnin’ Hopkins », « Jimmy Reed », « Lonnie Johnson ».
Les poèmes de MacAdams ont une portée à la fois écologique et démocratique : ce fleuve, bien loin des grands parcs nationaux, mérite d’être chanté à longueur de recueil, tout comme ces laissés-pour-compte du rêve américain qui dorment sous ses ponts. Cependant, à la tête de son association Friends of the Los Angeles River (FoLAR), fondée en 1986, MacAdams est en dialogue fréquent avec les autorités de la ville. Dans un livret intitulé D-Town Visions : Building a City the River Can Be Proud of, publié en 2007 par le NRDC (Natural Resources Defense Council, l’une des plus grandes associations de protection de l’environnement aux États-Unis), il propose une approche moins poétique du fleuve. Il adopte de manière caricaturale voire maladroite un vocabulaire comptable et institutionnel pour défendre l’idée de FoLAR, qui est de redonner vie au fleuve . Exemple :
Jusqu’à récemment, les Angelins étaient tellement fascinés par la périphérie que nous négligions le cœur urbain et son potentiel. C’est un pôle d’activité plein d’énergie qui met en valeur une forte croissance, un fort taux d’emploi, une forte part de marché (sic) – le centre des médias, du design, de la mode, et du commerce international. (…) La revitalisation doit nous encourager à rester plus longtemps au centre ville après le travail ou un concert ou un match, pour profiter de ses boutiques, de ses restaurants et de ses bars. Les villes d’aujourd’hui sont basées sur les modes de vie. Les villes où l’on trouve les modes de vie les plus agréables sont attractives. Après tout, Los Angeles est en compétition avec des villes comme Barcelone et Shanghai, Rio de Janeiro et Paris (MacAdams et al. 2007 : 3)2.
Ces phrases, qui rappellent le charabia pseudo-universitaire de Dean Moriarty au début du roman de Kerouac Sur la route, appellent à la mise en valeur économique du Downtown, avec ses petits restaurants et ses lieux à haute valeur marchande. Ce dynamisme économique n’est pas contradictoire pour MacAdams avec un usage démocratique des alentours du fleuve :
14.
At the opening of a new riverfront park
I talk to a kindly homeless man who
wants to know the name of the duck
that looks like a chicken.
We all worship
the river in our own ways, some with stale tortillas
from the Salvation Army, others
with degrees in landscape architecture
from Cal Poly San Luis Obispo.
(MacAdams 2007)
« Nous vénérons tous le fleuve à notre propre manière, les uns avec des tortillas rassies de l’Armée du Salut, d’autres avec des diplômes en architecture paysagère de Cal Poly San Luis Obispo ».
Justement, un certain nombre d’associations montrent que cette égalité est impossible et qu’il existe bien une concurrence spatiale entre les riverains du fleuve, selon leur classe sociale. L’universalité espérée de la vénération d’un fleuve ré-enchanté est impossible. Même FoLAR, pourtant l’association historique de défense du fleuve, se sentait dès 2014 écrasée par les efforts de la River (Revitalization) Corporation, organe chargé par la commune de Los Angeles après 2007 des travaux de revitalisation s’inspirant partiellement de certaines idées de MacAdams (qui était un personnage public en plus d’un poète). Celle-ci était très largement pro-développement immobilier (Sahagun, Saillant 2014).
Après avoir été l’objet du gouvernement fédéral (corps des ingénieurs de l’armée) depuis les années 1930, le fleuve Los Angeles n’est pas ‘ rendu’ à une essence plus sauvage. Dans la réintroduction même d’une part de sauvage, il reste un objet institutionnalisé et maîtrisé. Ne serait-ce que pour des raisons de sécurité, il n’est plus envisageable d’ôter tout le béton et de laisser le fleuve reprendre ses méandres capricieux.
2. Le paradoxe d’un « ré-enchantement » institutionnel
2.1. Biodiversité dans le fleuve
Le « ré-enchantement » suppose une valeur positive donnée au sauvage urbain. C’est un sauvage digne d’être aimé. Ainsi Olmsted avec les grands parcs urbains. Mais il ne s’agit pas des cafards, des termites, des rats, des moustiques, des pigeons, des virus et des bactéries, qui font aussi partie de l’écosystème urbain (Blanc 2000). Cela pose la question de la nature sauvage ‘ indésirable’. Il y aurait donc une hiérarchie de la valeur de la nature sauvage qui est aimable jusque dans les villes, et donc d’une biodiversité acceptable. La revitalisation appelle une certaine biodiversité.
Pour ce qui est du fleuve, dès les premières propositions de Friends of the Los Angeles River, on parlait de réintroduire une forme de biodiversité dans ce qui était devenu rien de plus qu’un canal d’évacuation des eaux de pluie. Le schéma directeur de 2007 comporte ce volet, et il prévoit par exemple des passes à poissons. Le discours des scientifiques, ici des biologistes et écologues est repris par l’association puis par la commune de Los Angeles.
La vision à long terme pour le fleuve inclut la restauration d’un écosystème riverain continu et viable le long du fleuve dans la zone du projet. Cela impliquerait (notons le conditionnel) la restauration d’un couvert végétal pouvant abriter des oiseaux et des mammifères, et idéalement, il s’agirait aussi de développer des passes à poissons (...) pouvant permettre la restauration de l’habitat de la truite arc-en-ciel, même s’il est possible que cela prenne de nombreuses années (...). (Moore 2007 : 60)3.
Le retour d’espèces animales et végétales sauvages dans et autour du fleuve était donc en 2007 un souci partagé par la commune de Los Angeles, et non plus seulement par quelques écologistes isolés. La biodiversité était reconnue comme possédant une valeur.
Dix ans plus tard, pas une truite arc-en-ciel n’a encore pu remonter le cours d’eau (Robbins 2016). Cependant la ville de Los Angeles semble avoir tenu ses engagements : en 2016, après 8 ans de préparation, elle a adopté un projet de restauration écosystémique du fleuve Los Angeles : « Alternative 20 ». L’étude « LA River Ecosystem Restoration Feasibility Study » qui mena à cette décision fut conduite conjointement par les ingénieurs de l’armée et la ville de Los Angeles (Bostick 2015). Il ne s’agit pas des 80km du fleuve (d’ailleurs une bonne partie se trouve sous la juridiction d’autres villes du Comté) : il est inenvisageable de se débarrasser des murs de béton sur la plupart du canal à cause des trop grands risques d’inondation. Sur 11 milles (environ 17km) de Griffith Park jusqu’à Downtown, il est possible de :
(Créer et rétablir) les habitats qui existaient historiquement sur les rives et dans des marais d’eau douce afin de permettre une augmentation de la population d’animaux et de plantes sauvages et d’améliorer la reconstitution d’une trame d’habitats naturels dans la zone de l’étude, et de rendre possible leur interconnexion avec des zones écologiques (...). La restauration inclut la réintroduction de processus écologiques et physiques, notamment d’un régime hydrologique et hydraulique qui reconnecte le fleuve à ses plaines inondables et ses affluents d’origine, mais aussi le ralentissement de la vitesse du débit, une infiltration accrue, des processus de sédimentation naturelle améliorés, une amélioration de la qualité de l’eau. (City of Los Angeles (b) 2020)4.
Tout cela prend du temps, beaucoup de temps : rien n’a encore commencé. L’accord de construction pour ce projet a été signé par le corps des ingénieurs de l’armée (responsable du fleuve lui-même) avec la ville de Los Angeles en janvier 2018. Les travaux ne débuteront pas avant 2022 (O’Dell 2018). Entre la première mouture et la réalisation, 15 ans se seront écoulés. L’œuvre que MacAdams appelait de ses vœux sera réalisée en plus de 40 ans finalement. Le schéma directeur de 2007 se donnait en effet jusqu’à 2057 pour que les travaux aboutissent. Le coût total de ce projet est estimé à environ 1 milliard de dollars au bas mot (Phaidon 2017). Le retour officiel de la nature sauvage dans la ville est un processus long.
Ce projet de restauration des écosystèmes associés au fleuve se situe aujourd’hui dans un contexte plus vaste. En 2018, un rapport sur la biodiversité a été publié, dans la continuité d’une politique annoncée par le maire en 2015 : « no net loss » : (pas de pertes nettes) (Isaac Brown Ecology Studio, LA Sanitation and Environment 2018). La biodiversité de la ville est mesurée selon les critères de l’Index de Singapour de la biodiversité des villes (cet index sert d’indicateur de référence à l’ONU depuis 2010) : c’est une première aux États-Unis. Ce rapport de 2018 est un outil permettant de guider les politiques de protection de la biodiversité dans une ville comptant près de 4 millions d’habitants, faisant elle-même partie d’une région métropolitaine de près de 18 millions de personnes (d’après le recensement de juillet 2016, Isaac Brown Ecology Studio, LA Sanitation and Environment 2018 : 14).
La nature sauvage est officiellement à nouveau la bienvenue en ville, et l’on facilite même – ou l’on prévoit même de faciliter – sa réapparition. Cette nature est l’objet des ingénieurs et des biologistes, il est possible de la transcrire en langage comptable, de la maîtriser et de la façonner au sens naturaliste de Descola, suivant la révolution galiléenne. La nature s’apparente à un livre qu’il suffirait de déchiffrer :
Le livre est désormais écrit en langage mathématique : c’est ici un des actes fondateurs du naturalisme. Ce faisant, c’est toute la lisibilité de la nature comme qualités sensibles, comme influences invisibles qui disparaît, reléguée dans un « labyrinthe obscur » et illégitime. Il y a une seule bonne manière de lire : identifier figures géométriques et équations cachées (Zhong Mengual et Morizot 2018).
Il ne s’agit pas, ici, du réenchantement que proposent Zhong Mengual et Morizot dans une recherche de lisibilité alliant sensibilité et savoirs5. C’est une biodiversité en oxymore : un sauvage réintroduit et officiellement encadré par l’institution. Le ré-enchantement du sauvage urbain est rendu possible ici par une approche scientifique : débit de l’eau, habitats, alluvions. S’agit-il alors encore bien de ré-enchantement ?
2.2. Stratification du processus décisionnel : une nature bureaucratisée
On passe d’une proposition de nature ré-enchantée à une nature institutionnalisée. La ville de Los Angeles, mais aussi le Comté et le gouvernement fédéral se trouvent à divers niveaux de décision et pour diverses parties du fleuve. La nature sauvage urbaine est abordée par la science – écologie, biologie – la technique – c’est le corps des ingénieurs de l’armée qui est encore en charge du fleuve, et un mille-feuille institutionnel que voici.
- La Ville de Los Angeles et plus précisément trois équipes : le comité du conseil aux arts, aux parcs et aux loisirs, LARiverWorks (équipe spécialisée du conseil municipal travaillant sur la revitalisation du fleuve), et l’équipe de Mise en Oeuvre fleuve Los Angeles au sein du Bureau des ingénieurs de la ville (G2 Taylor Yard River Park Project 2019).
- Le Comté. Il coordonne le processus à travers le développement d’un protocole d’accord (Memorandum of Understanding), qui a pour but de clarifier les responsabilités de chaque organisme en termes d’entretien, de responsabilité, de sécurité, et quelle place chaque organisme prend dans la mise en place du projet. En 1996, il avait adopté le schéma directeur du fleuve Los Angeles. Les objectifs du schéma directeur de revitalisation adopté par la Ville de Los Angeles en 2007 sont similaires. Sur la période 2018-2019, le Comté revoit et modernise ce schéma directeur (County of Los Angeles 2020).
- RiverLA (anciennement Los Angeles River Revitalization Corporation) est une association dont le but est de travailler spécifiquement sur la revitalisation du fleuve. Elle fut fondée en 2009 par la ville de Los Angeles pour coordonner l’application des préconisations du schéma directeur (RiverLA (a) 2020). Elle est censée être indépendante par rapport à la commune. Cette association est un élément central du mécanisme décisionnel. C’est elle qui effectue le travail de communication avec les habitants, comme la création en 2014 du LARiver Index, sorte de base de données publique qui synthétise de nombreuses informations au sujet du fleuve (RiverLA (b) 2020). C’est elle aussi qui a engagé le cabinet d’architecture de Frank Gehry, qui a participé notamment à la création de l’Index, depuis 2014 (il sera question plus en détail de cette collaboration avec Gehry dans la prochaine partie).
- Le gouvernement fédéral (Army Corps of Engineers) finance et donne son accord pour les projets sur le fleuve (Jao 2015).
- L’État de la Californie finance certains projets. Ainsi la Commission des transports de la Californie a largement contribué au financement du pont La Kretz, qui avait initialement été offert par un mécène à la ville (Jao 2015).
Il n’y a donc pas de ‘retour à la nature’, mais la construction d’une nouvelle réalité par-dessus une trame de responsabilités et de propriétés déjà existantes extrêmement complexes. Ainsi par exemple, la réalisation de la piste cyclable LA River Bike Path implique trois agences : LA River Works (l’équipe du maire), LADOT (le service des transports de la ville de Los Angeles), et son service des travaux publics (Department of Public Works). C’est une combinaison relativement simple. Mais c’est la réalité matérielle qui rend leur tâche complexe :
Le lit du fleuve peut être utilisé comme réseau de maintenance par Edison (le fournisseur d’électricité) et par le service de l’eau et de l’électricité de la ville (Department of Water and Power). La piste cyclable se situe sur une route qui appartient à quelqu’un d’autre. Les ingénieurs de l’armée gèrent les risques d’inondation. Il y a des propriétaires privés et des fournisseurs (d’eau, gaz et électricité). Il avait déjà quelqu’un avant nous, ici (Jao 2015)6.
Le territoire de Los Angeles est un palimpseste sur lequel vient s’inscrire une histoire de plus : celle du retour d’un petit peu de sauvage, un sauvage maîtrisé, dans l’imaginaire de la ville.
3. La question démocratique
A première vue, la revitalisation du fleuve Los Angeles est plutôt consensuelle. Cette mesure ‘apolitique’, non-partisane, permet à une ville souffrant de la pollution et du manque d’espaces verts, de respirer et de se reconnecter avec ses origines et avec l’eau qui lui a longtemps permis d’exister. La commune décide de mettre en application des solutions techniques pour le bien de ses habitants.
Dans l’histoire de l’urbanisme américain, les politiques de création d’espaces verts dans les zones pauvres des villes ont toujours été élaborées et appliquées dans une logique ‘ top-down’ (cela n’a d’ailleurs jamais été la solution à la pauvreté et la violence urbaines comme le montrait Jane Jacobs en 1961 dans Déclin et survie des grandes villes américaines). Mais ce système décisionnel hiérarchique et unilatéral est critiqué, notamment par les habitants des espaces ‘améliorés’ par ces politiques. C’est une urgence que de replacer les questions environnementales dans un contexte social (tout comme les questions sociales dans un contexte environnemental). La seconde (ou troisième) nature urbaine est soumise à un pouvoir bien culturel. L’attribution de valeurs esthétiques, sanitaires, de biodiversité, revient en définitive à celui qui parle le plus fort, c’est-à-dire celui qui a les moyens – économiques et politiques – de faire ressembler la réalité à la définition qu’il en a (Malm 2017 : 81).
3.1. Valeur(s) esthétique(s) : un consensus ?
Les espaces qui entourent le fleuve et les activités permettant de « revitaliser la communauté » (mot piège s’il en est dans le contexte américain) qui s’y développent sont au centre du débat politique (Moore 2007 : 6)7. Le schéma directeur s’appuie aujourd’hui sur une « consultation » des habitants. Celle-ci n’existait pas encore dans l’approche paternaliste d’Olmsted, qui parlait des « larmes de gratitude » qu’il a pu observer « dans les yeux des femmes pauvres, alors qu’elles regardaient leurs enfants s’amuser » dans les parcs de sa création (Sutton 1971 : 78).
17 workshops/ ateliers publics ont été organisés lors des deux années d’élaboration du schéma directeur, entre 2005 et 2007 (site Los Angeles River Revitalization Masterplan 2007). Les habitants pouvaient s’exprimer sur les priorités à donner au projet de revitalisation de leur fleuve, même si le caractère démocratique du processus était déjà à l’époque imparfait. En effet, la question de la légitimité culturelle des projets développés autour du fleuve est intéressante. Des artistes et des architectes – tous blancs, issus des classes moyennes et supérieures et n’habitant pas le long du fleuve – ont eu une forte influence sur la forme matérielle que prend le fleuve. Prenons trois exemples, les plus controversés aujourd’hui : les projets de Lauren Bon, ceux de Frank Gehry, et ceux de La Kretz. L’une des préoccupations autour de la revitalisation du fleuve est une préoccupation esthétique, d’où l’importance de la présence des artistes et architectes.
Lauren Bon, riche héritière et artiste plasticienne, a dépensé 3 millions de dollars appartenant à la Fondation Annenberg – créée par son père et dirigée par sa mère à l’époque – pour réaliser une œuvre monumentale en 2005 « Not a Cornfield ». Cette installation – un champ de maïs planté sur une ancienne friche industrielle – fut imaginée par une artiste qui n’habitait pas dans le quartier qu’elle voulait transformer, et ne correspondait pas nécessairement aux besoins des riverains qui n’avaient pas été consultés. Elle a en effet rencontré l’opposition d’un certain nombre d’associations, qui souhaitaient par exemple des terrains de football permettant d’occuper les jeunes du quartier et de créer du lien social (Anahuak, The City Project). Grâce à l’intervention de Bon, le terrain fut décontaminé et rendu viable (1500 camions de terre furent apportés), et le parc de Taylor Yard, maintenant Rio de Los Angeles State Historic Park, créé. En 2017, la ville de Los Angeles a acheté une autre parcelle de Taylor Yard, G2, toujours dans le cadre de la revitalisation. Cette parcelle est au centre des débats sur la gentrification. Cette artiste possédait une légitimité en termes de capital économique d’une part et culturel d’autre part, qui lui a permis de réaliser ce projet d’envergure. Elle continue aujourd’hui avec son nouveau projet « Bending the River Back into the City », dont la réalisation a débuté en septembre 2019.
Nous commençons à détourner une partie de l’eau du fleuve Los Angeles pour la faire passer à travers une zone humide et une installation d’épuration, jusqu’à Metabolic Studio (son studio d’artiste) sur North Spring Street. Une fois que l’eau atteindra les normes de propreté réglementaires, elle sera renvoyée par un système d’irrigation souterraine au Los Angeles State Historic Park et au nouveau Albion Riverside Park (Bon 2020)8.
Le projet artistique s’apparente aux manipulations techniciennes du corps des ingénieurs de l’armée qui avaient bétonné le lit du fleuve quelques décennies plus tôt. Dans une vidéo datant de mars 2019, son avocat explique qu’il a réussi à obtenir 62 permis pour ce projet (et il y en aura certainement d’autres) (Bon 2020). Le retour de la nature autour du fleuve est donc en partie le fait de mécènes fortunés, pouvant s’offrir les services d’avocats leur permettant de naviguer entre toutes les strates décisionnelles évoquées plus haut. Ceci pose réellement la question de la démocratie autour de la revitalisation. Quelle revitalisation ? Par qui, et pour qui ?
La question démocratique a pris encore une autre tournure en 2015 : le projet fut confié à Frank Gehry, architecte le plus connu de Los Angeles, et certainement du monde – un « starchitecte » (Kreitner 2016) qui a conçu les plans du musée Guggenheim à Bilbao ou de la salle de concert Walt Disney à Los Angeles. Il a travaillé une année entière pour la River Corporation avant que cela soit rendu public. D’après le maire Eric Garcetti, sa contribution au projet « élèverait (ce dernier), et l’élite citoyenne de Los Angeles comprendrait alors que ce n’est pas un simple passe-temps d’activistes, mais l’un des plus grands projets de notre époque » (Kreitner 2016)9. « Élite citoyenne » et « passe-temps d’activistes » sont des termes à connotation extrêmement méliorative pour l’un et péjorative pour l’autre. Même FoLAR, qui milite depuis les années 1980 pour que des travaux rendent ‘vie’ au fleuve, s’est opposé à la contribution de l’architecte superstar. Selon MacAdams : « La dernière fois qu’une vision unique a décidé du sort du fleuve Los Angeles, cela a impliqué 3 million de barils de ciment. (…) C’est le parangon de l’urbanisme à l’envers. Cela ne va pas du bas vers le haut (bottom up), mais du haut vers le bas (top down)» (Kreitner 2016)10. Garcetti a appelé Gehry un « Olmsted des temps modernes » (Jamison, Groves, Weikel 2015) – cet architecte n’a cependant pas d’expérience en architecture paysagère (Khafagy 2018)11. Gehry propose un nouveau schéma directeur, qui remplacera celui de 2007. Les associations locales sont inquiètes de la place qui sera faite à la participation citoyenne pour cette phase du projet (Jamison, Grove, Weikel, 2015). On voit donc ici qu’en termes de choix quant à ce qui est ‘beau’ pour le fleuve et les alentours, on ne fait pas confiance aux habitants. Le ‘beau’ est du côté d’une certaine élite intellectuelle. C’est le problème de la légitimité culturelle posé dans La Distinction par Bourdieu (Fabiani in Coulangeon et Duval, 2013 : 73). A Los Angeles, Gehry fraîchement arrivé, ou Bon et ses œuvres géantes, sont plus légitimes que les associations de quartier ou écologistes engagées pour certaines depuis plus de 30 ans, ou même plus légitimes que les élus, pour décider de la forme que prendra la revitalisation du fleuve.
Le pont piéton du village de North Atwater est un troisième et dernier exemple d’aménagement controversé. La Kretz, Angelino fortuné, avait proposé de financer intégralement ce pont en 2011, qui ferait partie du projet de revitalisation du fleuve. Il fit don de presque 5 millions de dollars en 2013 à la LA River Revitalization Corporation. En échange, le pont devait s’appeler La Kretz. Finalement, il coûtera beaucoup plus cher que ce qui avait été initialement prévu (le coût est estimé à 16.1 millions de dollars en 2017), et le comté et la ville ainsi que l’État de Californie en financent maintenant la plus grande partie (Herstik 2017 ; Zahniser 2017). Les travaux ont commencé en mai 2018 et le pont fut terminé en février 2020. Il permet de relier les écuries du village d’Atwater à Griffith Park, où se trouvent des chemins équestres. En effet, les cavaliers risquaient jusqu’alors de se mouiller les bottes en passant à gué (Independent Wire Services 2018). Les contribuables de Los Angeles, cavaliers ou non, dépensent donc finalement 11 millions de dollars pour la construction de ce pont. Par ailleurs, la famille La Kretz possède des terrains sur lesquels elle souhaite faire des opérations immobilières non loin du pont, peut-être jusqu’à 60 unités d’habitation (Glick-Kudler 2016 ; Herstik 2017 ; Khafagy 2018). La Kretz lui-même fait partie du conseil d’administration de l’association River LA (anciennement LA River Revitalization Corporation). Certains posent donc la question du conflit d’intérêts (Glick-Kudler 2016). Dans ce contexte, « à qui profite » le ré-enchantement du fleuve Los Angeles ?
3.2. Gentrification
Dix ans après la publication du schéma directeur de la revitalisation du fleuve, la question de la gentrification, déjà rapidement abordée dans le rapport, se pose plus concrètement maintenant que les travaux commencent (Moore 2007). Depuis 2016 (et le lancement de la revitalisation sur les 15km « Alternative 20 »), de nombreux articles sont sortis dans les journaux de Los Angeles concernant cette conséquence de la création d’espaces verts autour du fleuve Los Angeles (Samuelson 2014 ; Gluck 2018 ; Wurster 2018). Elle semble inévitablement liée aux projets de revitalisation : il est prévu qu’une partie du milliard (au moins) de dollars que coûtera « Alternative 20 » soit financée au cours du temps par les taxes payées par les promoteurs immobiliers attirés par la revitalisation du fleuve (Phaidon 2017).
Au cœur de la controverse autour de la gentrification se trouvent le projet G2 de Taylor Yard (à côté du Rio de Los Angeles State Historic Park dont l’existence a été poussée par le projet de Lauren Bon) et la parcelle Bowtie. Le site internet dédié au projet G2 mentionne les deux buts qui sont la restauration de la biodiversité et les activités pour les riverains sur ce site actuellement sous la surveillance du California Department of Toxic Substances Control. Il s’agit en effet d’un site de friche industrielle (City of Los Angeles Bureau of Engineering 2020).
Le village de Frogtown, situé entre Atwater et Downtown LA, a déjà subi une transformation significative. Dans un article de 2016 au titre évocateur « Le fleuve Los Angeles deviendra-t-il un terrain de jeu pour les riches ? », un journaliste écrit que « plus de la moitié des biens se trouvant le long du fleuve ont été vendus dans les 3 dernières années, les prix de l’immobilier ou plus que doublé, et les loyers ont considérablement augmenté » (Kreitner 2016). D’autres indicateurs, présents dans l’étude conduite par les ingénieurs de l’armée, indiquent l’augmentation du nombre d’habitants blancs entre 2006 et 2015 dans la zone concernée alors qu’ils sont moins nombreux dans le comté. Dans un article rédigé par deux militants, ils rappellent (en se servant des données de l’étude officielle) l’exemple de « Trópico au Nord-Est de LA, (où) la densité de blancs non-hispaniques a augmenté de 168 %, alors que celle des personnes de couleur a baissé de 19 %, et où les revenus ont nettement augmenté – de 18 % » (Garcia & Mok, NRPA, 2017). Ils intitulent l’article « Whitewashing the Los Angeles River » : faire blanchir le fleuve.
Un certain nombre d’associations militent contre la gentrification des abords du fleuve liée à la revitalisation. Robert Garcia est le président et fondateur de l’association The City Project, déjà opposé à Bon en 2005 pour le champ de maïs. Ils luttent pour un accès équitable aux espaces verts pour les groupes défavorisés à Los Angeles, dans une perspective de justice environnementale. Ils sont alliés à la Southeast Asian Community Alliance (SEACA). Sissy Trinh, fondatrice de SEACA, « reconnaît le besoin de projets verts d’ampleur comme la restauration du fleuve Los Angeles, mais (pour elle) dans les faits, ces projets sont des aubaines pour des méga-promoteurs qui créent une économie spéculative, impactant nos communautés » (Khafagy 2018)12. Avec le Natural Resource Defense Council, la Los Angeles County Bicycle Coalition, et d’autres, ces associations promeuvent une revitalisation équitable du fleuve Los Angeles et cherchent à éviter le déplacement des populations. Ils demandent aussi une participation accrue des habitants dans les processus de décision et une plus grande transparence. A cet effet, ils ont rédigé un court document intitulé les « Principes d’équité du fleuve Los Angeles » en 2016 (Public Counsel 2016). Un autre groupe s’est formé pour répondre à ces problèmes : le Los Angeles Regional Open Space and Affordable Housing Collaborative (LA ROSAH : le collectif pour les espaces verts et le logement abordable). Tous ces groupes ont peu de poids à ce jour et sont assez mal organisés.
Un certain nombre d’architectes voient aussi la gentrification d’un œil critique. Notamment Mia Lehrer, fondatrice et présidente de Studio-MLA, qui a proposé les premières idées pour le schéma directeur de revitalisation de 2007, mais aussi Elizabeth Timme, à la tête de l’association d’urbanisme LA-Más, qui aide les communautés pauvres à prendre le contrôle du développement de leurs quartiers dans le nord de Los Angeles (LA-Más 2020).
Enfin, l’un des critiques les plus entendus de la gentrification causée par certaines politiques de revitalisation est le chercheur de UCLA Jon Christensen. Il trouve que le terme de « gentrification verte » n’est pas incongru au sujet de la revitalisation du fleuve (Christensen 2018 ; Christensen et Rigolon 2018). Il a fondé le « Laboratory for Environmental Narrative Strategies à l’Institute of the Environment and Sustainability » à l’Université de Californie Los Angeles (UCLA). Forts de travaux sur la gentrification ailleurs dans le pays, ils suggèrent trois éléments pour l’éviter : la régulation des prix de l’immobilier – qui avait été évoquée d’ailleurs dans le schéma directeur de 2007, mais assez brièvement et sans suite – la récupération des impôts locaux sur les nouveaux développements immobiliers pour créer du logement social et enfin le développement collaboratif des parcs et du logement social (Christensen et Rigolon 2018).
Les décisions concernant la question esthétique de la nature sauvage avec laquelle renoue Los Angeles sont prises par une élite culturelle et économique. Elles sont intriquées avec la gentrification des alentours du fleuve, qui ne peut être évitée que s’il existe une participation démocratique des riverains et des limites, notamment en termes d’imposition et de logement social, édictées par les autorités locales. Par le projet de revitalisation, les espaces retrouvent leurs hiérarchisations normales et normées. Il y a les endroits où l’on peut profiter de la ‘nature’ prévus à cet effet par les autorités (les parcs et voies cyclables, etc.), qui reviennent dans le giron des lois du marché en prenant une valeur immobilière. Les pauvres qui auraient pu avoir des lieux où exister, habiter, flâner, sont repoussés vers de nouvelles marges inhospitalières.
Conclusions ?
Le ré-enchantement du sauvage urbain en est-il donc vraiment un si l’on regarde la revitalisation du fleuve Los Angeles ? Ici, le fleuve est soumis à un pouvoir humain, et au pouvoir de certains humains : ceux qui peuvent imposer leur conception de l’esthétique. De sauvage, d’interstitiel, d’échappé, il ne reste pas grand-chose de ce qui était décrit dans les poèmes de MacAdams. C’est une version policée d’un lieu qui sera certes moins gris et plus vert, mais dont il est difficile de dire qu’il est sauvage. Aujourd’hui c’est une seconde – ou troisième, donc – nature qui sera destinée à une catégorie de la population pouvant se permettre le luxe de sa proximité.
Si le fleuve en tant qu’espace rendu agréable visuellement a retrouvé un intérêt, ce qui le compose – l’eau – reste encore largement invisible et inexploité. Une équipe de chercheurs de UCLA (précédée par les propositions plus locales et ponctuelles d’associations comme Tree People), a modélisé des usages plus intelligents d’une eau qui, pour l’heure, ne fait que se déverser dans l’océan Pacifique en glissant entre des murs qui restent principalement faits de béton. (Rappelons qu’une bonne partie de l’eau de Los Angeles vient aujourd’hui du nord de la Californie par un aqueduc à ciel ouvert). En suivant ces chercheurs de UCLA, nous passerions d’un ré-enchantement problématique et situé à une manière de repenser la relation entre l’humain et son milieu en termes d’écosystème. L’eau est alors considérée comme une richesse et non plus comme un danger ou un prétexte au verdissement de la ville. Ce rapport de 2017 rappelle que la majeure partie de l’eau qui s’écoule dans le fleuve Los Angeles est issue de trois stations d’épuration. Si 100 % de l’eau des stations d’épuration était réutilisée selon les préconisations de l’étude, il n’y aurait presque plus d’eau qui s’écoulerait dans le « fleuve » (Mika, Gallo, Read 2017 : 11). Ce qui mettrait en question la vie aquatique qu’il était question de réintroduire, mais aussi les loisirs autour du fleuve. Cela semble aller à l’encontre de l’idée proposée dans le schéma directeur de la revitalisation du fleuve, qui prévoit d’augmenter le volume d’eau présente dans le canal et de réduire la vitesse du courant (Moore 2007 : 60)13. Il s’agira donc de trouver un équilibre entre les divers usages de l’eau, tels qu’ils sont repensés en ce premier tiers du XXIe siècle. On en voit la possibilité dans certains projets faisant partie de la revitalisation du fleuve Los Angeles : « Bending the River back into the city » et le « Albion Riverside park » par exemple proposent de prendre en compte la qualité de l’eau, qui est (ou sera) traitée avant d’être infiltrée dans le sol (Albion Riverside Park 2020). Entre l’usage lucratif, récréatif, la réintroduction d’une certaine biodiversité, et une gestion plus économe de la ressource eau qui se fait rare en Californie du Sud, le réenchantement du fleuve Los Angeles ne garde pour l’heure qu’une place interstitielle.