Impossible sauvage urbain

Résumés

De nombreuses enquêtes et entretiens menés par l’auteure auprès des citadins de grandes villes françaises entre 1992 et 2020 montrent que le sauvage est opposé au domestique dans l'esprit des personnes interrogées. Selon nos résultats, les espèces animales et végétales qualifiées de sauvages le sont suivant une gradation qui doit beaucoup aux lieux de vie. Dès lors, nous pensons que l’idée selon laquelle il serait possible d’ensauvager la ville repose sur une méconnaissance de l’histoire urbaine notamment en Europe. La ville apparaît comme un espace essentiellement humain où la nature animale et végétale s’est vue progressivement domestiquée ou exclue. Cependant, le développement récent des alliances entre des espèces sauvages et des citadins, en raison notamment du développement des mobilisations environnementales, témoigne d’un renouveau du lien au domestique et au sauvage qui engage une réinvention de la ville comme espace écologique. Ces communautés socio-environnementales étudiées dans des quartiers aux populations variées par leur statut socio-économique construisent des dispositifs immunitaires inédits dans un monde qualifié d’Anthropocénique, synonyme d’âge de l’Homme, mais que l’on pourrait qualifier d’Urbanocène, en référence à la place prise par les villes en ce début de XXIe siècle.

Numerous surveys and interviews conducted by the author among city dwellers in large French cities between 1992 and 2020 show that the wild is opposed to the domestic. According to our results, the animal and plant species qualified as wild are so according to a gradation which owes much to the places where they live. Therefore, we believe that the idea that it would be possible to make the city wild is based on a misunderstanding of urban history, particularly in Europe. The city appears as an essentially human space where animal and plant nature has been progressively domesticated or excluded. However, the recent development of alliances between wild species and city dwellers, due in particular to the development of environmental mobilizations, testifies to a renewal of the link between the domestic and the wild, which engages a reinvention of the city as an ecological space. These socio-environmental communities are building new immune systems in a world described as Anthropocenic, synonymous with the age of mankind, but which could be described as Urbanocene, in reference to the place taken by cities at the beginning of the 21st century.

Plan

Texte

Le récit est au cœur des pratiques sociales, qu’il s’agisse de nature en ville ou d’adaptation au changement climatique (Albert-Llorca 1991). Le philosophe Paul Ricœur (2010) explique que la force d’un récit est le pouvoir qu’il confère au sujet d’interpréter son monde, de lui donner sens, quelle que soit l’hétérogénéité des phénomènes concernés :

Dans le cas du narratif, je m’étais risqué à dire que ce que j’appelle la synthèse de l’hétérogène ne crée pas moins de nouveauté que la métaphore (qui produit une signification nouvelle avec la confrontation de plusieurs niveaux de signification) mais cette fois dans la composition, dans la configuration d’une temporalité racontée, d’une temporalité narrative. Joindre ensemble des événements multiples, des causalités, des finalités et des hasards, c’est produire une signification nouvelle qui est l’intrigue. Chaque intrigue est singulière et elle a exactement le statut de l’œuvre d’art selon Kant : la singularité capable d’être partagée.

Les récits qui sont élaborés empruntent aux expériences vécues et mettent en scène un imaginaire en actes (Lejano et al. 2011). Ces récits dépendent de la capacité à se raconter une histoire et intègrent des éléments documentaires, qu’ils soient hérités ou acquis par expérience et apprentissage. Tous ces récits obéissent à un jeu entre le temps raconté et le temps de la communication, inscrivant totalement le récit dans un contexte pragmatique (Sternberg 1992). Ces récits, tout indépendants soient-ils d’une finalité unique, peuvent être associés à une manière pour les humains de se protéger, en créant du sens à partir d’événements qui en sont, parfois, dépourvus. Nous faisons l’hypothèse que les récits permettent de se créer des dispositifs immunitaires symboliques permettant d’absorber des chocs, par exemple des catastrophes annoncées, ou encore que ces mêmes récits autorisent à se cacher l’ampleur de ces bouleversements à venir et même à les nier (Blanc 2020). En d’autres termes, les humains se racontent souvent des histoires. Les manières dont nous prêtons des intentions aux êtres vivants et aux choses autour de nous contribuent aux récits, comme d’ailleurs les manières dont nous sommes capables de nous relier aux agissements de ces êtres vivants et/ou choses qu’ils soient intentionnels, comme pour les êtres vivants ou associés à leur constitution biologique, physique, chimique comme pour les êtres non-vivants. Cette manière de traiter par les intentions les capacités et agissements de ce(ux) qui nous environne(nt) participe de nos façons de tisser des toiles de sens au-dessus de nos têtes, ce qui permet de les abriter.

Il existe principalement deux types de définition du récit, l’une formelle et l’autre pragmatique : la première repose sur une description du récit en type de représentation organisant les niveaux de séquentialité. Le récit est la représentation séquentielle d’événements, fictionnels ou autres, dans n’importe quel medium (Kafalenos 2006). Cette définition laisse une grande place à différents genres de récit et à deux types de séquentialité, celle du racontant-raconté (Brémond 1973), ou de l’histoire-récit (Genette 1972). Ces récits peuvent être écrits ou oraux, fictionnels ou non, iconiques ou multi-médiatiques (Barthes 1966). La deuxième définition du récit l’inscrit dans un contexte d’usage et dépend de sa formulation et de son acceptation comme récit. Le langage est un outil pour donner forme au monde. Il ne s’agit pas d’une image de l’environnement ou des changements liés aux environnements. Le récit en lui-même procure des connaissances, de la même façon que mettre en forme un récit permet d’ordonner ses pensées, de les rendre cohérentes, et parfois d’en voir surgir des éléments nouveaux quant à la conduite à suivre. Suivant en cela les recherches actuelles, la question de la fictionnalité ne peut être réduite à celle des énoncés fictionnels, ou de la sémantique ou de l’ontologie oubliant ce que la fiction doit à l’usage et au contexte. L’expérience de la fiction est une pratique institutionnellement définie qui utilise les textes pour mettre en place un jeu non pas immersif, mais exploratoire et inférentiel et peut avoir à ce niveau une fonction formatrice et déclencher des opérations cognitives nouvelles et enrichissantes (Mondeme 2014). En cela, les récits de l’environnement sont fondamentaux dans la mise en place du sens que les citadins confèrent à leur vie en ville.

Mais quelle est la place du sauvage au sein de ces récits et comment contribuent-ils à façonner les représentations de la vie en ville ? Selon nous, le sauvage est de ces sortes de fictions construites, mêlant le documentaire et l’héritage culturel. Le dictionnaire CNRTL élaboré par les équipes du CNRS donne deux définitions du terme sauvage soit, pour la première, « Conforme à l’état de nature, qui n'a pas subi l'action de l'homme » ou encore, pour la seconde : « Qui évoque l'état de nature, antérieur aux formes de civilisations dites évoluées ». Le sauvage, en ce sens, s’oppose au civilisé et au domestiqué, ceci alors même que la domestication doit être comprise au sens large, comme l’effort soutenu dans le temps de l’histoire d’un contrôle de l’environnement. Dès lors, le sauvage prête une extériorité à la domestication animale et végétale que les humains sont en mesure, aujourd’hui, de conduire à l’échelle planétaire. Il existe, ainsi, des espèces et des espaces qui échappent à l’artificialisation généralisée, que l’on pourrait croire être le fait même de l’Anthropocène, qualifiée d’époque de la dégradation irréversible de la Terre par l'activité humaine. Le sauvage échappe ainsi à la domestication, en constitue le résidu. Pour les citadins, les manières de qualifier le sauvage, et les processus d’ensauvagement, au cœur de récits divers et de la fabrique de l’urbain, contribuent à des dispositifs immunitaires (Blanc 2020) qui construisent une résilience à l’égard de ce qui pourrait endommager les modes d’existences. On qualifiera d’immunité, alors, la possibilité qu’a un organisme ou un collectif d’organismes de se défendre contre les assauts extérieurs en résistance ou en confrontation. Une communauté de sens dont les institutions sont solidaires dispose d’une immunité supérieure à un groupe de gens lâchement liés par un ensemble de règles, par ailleurs, peu codifiées. Le sauvage fait partie de ces catégories qui contribuent à la solidité de la communauté, définie également par les espèces et espaces domestiqués. L’intérêt du sauvage est de construire une extériorité, c’est-à-dire une possibilité de parler d’artificialisation, de civilisation ou encore de maîtrise et d’aménagement comme des conquêtes sur un monde sauvage qui doit demeurer, cependant, présent à l’horizon.

La confrontation de ces réflexions et éléments de définition aux résultats d’enquêtes conduites par l’auteure du présent article sur les relations des sociétés urbaines aux natures en géographie humaine conduit à imaginer deux axes pour comprendre les manières de qualifier le sauvage dans les représentations et pratiques sociales des citadins. Le premier axe concerne la sorte de fiction que constitue le sauvage, et les qualités qui lui sont prêtées, voire même l’engouement récent pour un sauvage aménagé, notamment dans l’espace urbain, celui des friches, par exemple. Il s’agit donc d’une analyse des récits relatifs aux sauvages. Le second axe, qui ne doit pas être opposé au premier, consiste à s’attacher aux rapports du sauvage et du domestique et à examiner le sens prêté à ces catégories quand on les met en présence d’objets concrets. Cette analyse des rapports au sauvage s’appuie sur des enquêtes menées par l’auteure du présent article depuis une vingtaine d’années sur la relation au végétal et à l’animal dont les résultats ont été diversement publiés (Blanc 1996 ; Blanc 2000 ; Blanc 2020). Trois séries d’enquêtes plus spécifiquement servent de support de réflexion. Un premier travail initié dans les années 1990 par des éco-éthologues et des géographes a porté sur les relations des citadins aux blattes (nom scientifique) ou cafards (nom commun), un animal indésirable, et aux chats, un animal désiré ou non (Blanc 2000). Une centaine d’entretiens non directifs et de nombreuses observations ont alors été réalisés dans plusieurs villes françaises (Paris, Rennes, Lyon). Un deuxième travail d’enquête a porté sur le rôle des trames vertes et de la nature végétale et animale dans les espaces urbains de sept villes françaises (Clergeau et Blanc 2013). Des groupes de discussion de citoyens ont plus particulièrement été réalisés dans les villes de Marseille, Strasbourg et Paris. Enfin, les récents projets CIVIC ACT 1 & 2 menés notamment par l’auteure (Blanc et al. 2017 ; Blanc 2019) visent à donner un aperçu des mobilisations environnementales ordinaires dans les espaces urbains et des rapports des citadins à la nature à l’échelle du Grand Paris dans un contexte d’inégalités socio-environnementales croissantes. Selon les recherches, les entretiens ont été menés dans des quartiers spécifiques, par exemple, le quartier du Blosne à Rennes ou le quartier de la Croix-Rousse à Lyon, ou avec des collectifs spécifiques pour refléter les arrangements socio-naturels de groupes d’habitants dans divers contextes (Blanc et Paddeu 2018).

Notre propos se déploiera en quatre temps. Un premier temps concerne la manière dont la catégorie du sauvage intervient dans les pratiques et représentations sociales et qualifie les situations au cœur desquelles interviennent des espèces animales et végétales. Un deuxième temps montre un sauvage impossible à maîtriser et aux contours flous. Le sauvage, dès lors, défini négativement (« ce qui n’a pas été domestiqué ») ou faisant appel à une nature originelle requalifie en situation les relations aux espèces vivantes animales et végétale. Ainsi, au cœur de ce que nous pouvons lire dans le paysage ou sur les territoires, la relation aux sauvages oblige à voir de l’inconnu, du non configuré et du non géré. Il s’agit, alors, d’espaces de respiration au sein d’institutions parfois rigides. Troisièmement, nous verrons comment se construit le sauvage, à la fois une force de configuration, mais aussi une source d’enchantement. Le dispositif immunitaire s’inscrit, alors, entre l’écriture serrée de règles de science et la capacité de cheminer au bord du précipice et, pourtant, de faire forme ou écriture, requalifiant les saveurs à partir de l’inédit. Quatrièmement, et pour finir, nous verrons que se créent des formes d’alliance entre êtres humains et animaux non-humains (Houdart et Thery 2011) qui traduisent une recomposition des rapports entre sauvage et domestique.

1. Au cœur des représentations et pratiques sociales : le sauvage, l’impossible ré-enchantement

Les nombreuses enquêtes conduites sur la relation à l’animal et au végétal dans les espaces urbains à partir de 1992 diversement publiées (Blanc 1996 ; Blanc 2000 ; Blanc 2020) rendent compte d’une instrumentalisation du terme de sauvage et surtout du caractère contingent de l’emploi des termes « sauvage » et « domestique », une contingence très étroitement associée aux lieux dans lesquels se trouvent les espèces qualifiées de la sorte.

1.1. Une relation ville-nature inscrite dans l’histoire

Cette contingence de l’inscription de la nature dans la ville s’inscrit dans le prolongement de l’opposition entre ville et nature débattues au moins dès le XVIIe siècle. Par exemple, jusqu’alors la liberté était urbaine. Avec I. Rousseau, la liberté est dans la nature, une nature sauvage, représentée par la montagne, la mer… Ce rejet de la ville, comme lieu de vie, traduit « un besoin de solitude » thème que répandra Rousseau, mais aussi l’intérêt qu'il y avait à échapper à l'affairement croissant des villes et des usines, en particulier en Angleterre (Thomas 1985). La nature sauvage, inculte, où l’on peut s’isoler, constitue alors une indispensable ressource spirituelle. Cette pensée marque l’avènement d'un rapport à la nature qui, jusqu’à présent, va demeurer constant et inaltéré. Jean Viard (1990 : 115) commentant la nature chez Jean-Jacques i.Rousseau;, et chez les Romantiques par la suite, écrit : « L’homme n'a pas à être soumis au rythme de la technique et de la science, il se doit à ses rythmes propres, aux rythmes de la nature. Et la nature elle-même n'a pas à être totalement soumise à l'homme, car l'homme n'y est pas extérieur. Il est nature lui-même ». En somme, le sauvage est dans la nature, cette ressource spirituelle dont la pureté est relative à la proximité des affaires humaines, est à l’extérieur des villes. La description de cette nature évoluera cependant, alors même que progresse la description et l’aménagement de paysages encore considérés sauvages au XVIIIème siècle, par exemple les paysages montagnards.

1.2. Relations présentes

Il est important de rappeler que ces regards portés sur les villes et campagnes imprègnent encore les représentations actuelles de la ville et du sauvage, entre une ville mal-aimée (Salomon 2005) et une campagne fantasmée. Certaines conceptions de la ville impliquent explicitement la nature, d’autres l'excluent, définissent ville et nature comme des termes contradictoires. Des réponses de plusieurs types se présentent. La nature recouvre une série d’éléments idéalisés mis en avant par les enquêtés (Blanc 2000) : les « jolies fleurs », « l’herbe », les « arbres », les « chants d'oiseaux ». Apparaît également la nature campagne ; celle-ci ne correspond pas seulement à un paysage mais se décrit à partir de pratiques possibles (liberté de se promener…). Le dernier type se réfère à une nature sauvage ou une grande nature, par exemple la forêt tropicale ou les pôles. Elle est souvent liée à des paysages (la montagne…) mais plus souvent encore se définit par opposition à la ville : ainsi cette nature est isolée, loin des êtres humains et de leurs habitations, les animaux sont sauvages… Les représentations d’une nature associée pour partie à la campagne se retrouvent dans la manière dont les gens en ville ont de qualifier aujourd’hui cette dernière. Cette parisienne à l’étroit aime les animaux de manière générale [Entretiens entre Nathalie Blanc et X ; 1996, à Rennes] (Blanc 1996 : 124), mais pense qu’ils ne peuvent être que malheureux en ville, que c’est même « contre-nature ». Elle a d’ailleurs été obligée de se séparer de ses animaux en venant habiter ici :

Les animaux sont tellement peu à leur place. J’ai deux exemples concrets. Quand je vois comment ça a transformé les choses, comment ils se sont métamorphosés, c'est pas du tout naturel d'avoir des animaux en ville, ou c’est plus des animaux, c'est vrai que le chat, c'est presque un jouet. Cela me gêne, ce n’est pas sa place, ce n’est pas un animal sauvage au départ mais il était en pleine liberté, pas sauvage parce qu’il était dépendant de l'homme, mais il était toujours libre. Quand je le vois maintenant qui se vautre d'un lit à l'autre, qui va bouffer, qui va sur le balcon pour deux minutes et puis qui rentre… ça me bouffe les nerfs… mais c'est comme ça.

Le fils distingue le sauvage et le domestique : « le chat est un animal domestique, il est tendre tandis que les chats sauvages vont sauter sur nous, nous griffer» Il dit que « le cafard est un animal sauvage » mais la fille rajoute « domestique, si elle habite avec nous ».

1.3. Dialectique du sauvage et de l’artificiel

De manière générale, l’introduction de la nature en ville repose, aujourd’hui, sur une dialectique entre domestique et sauvage alors que l’urbanisme des XIXème et XXème avait mis en exergue la maîtrise et l’ordonnancement des éléments de nature introduits dans l’espace urbain (Blanc 1996 ; Luginbuhl 1992). La mise en œuvre de la nature dans la cité pouvait reposer sur une combinaison d’espaces naturels quantifiés en fonction du nombre d’habitants et de leur condition socio-professionnelle. La délimitation des différentes fonctions par zone permettait de donner une place aux espaces verts qui offrait une représentation d’une nature maîtrisée et domestiquée, considérée essentiellement en des termes visuels. Aujourd’hui, il s’agit de compenser les manques de nature sauvage et d’espaces libres. Cependant, pour la plupart des acteurs des territoires (Bourdeau-Lepage 2017), le vivant est considéré comme quelque chose qui « rend service », une conception limitée qui traduit une faible compréhension du vivant en lui-même. Cela peut être illustré par la création de toitures végétalisées (souvent pauvres en diversité biologique) ou de forêts urbaines (succession d’arbres en pots), alors même qu’en parallèle, des milieux naturels fonctionnels sont détruits. La nature hier comme aujourd’hui est introduite dans l'espace urbain dans une double dimension symbolique et concrète.

Les espèces vivantes animales et végétales en ville doivent s’inscrire dans les représentations qui guident l’urbanisme, tant la ville reste un espace humain. Certaines espèces, en ce sens, ne parviennent jamais à faire consensus, et renvoient, pour les unes au domestique et, pour les autres, au sauvage suivant une double trajectoire ; d’un côté, il s’agit de mesurer la gestion dont ces espèces sont l’objet ; de l’autre, il s’agit de voir à quel point elles participent de notre univers domestique. Ainsi, pour beaucoup, le pigeon n’est pas sauvage étant un commensal. L’arbre à papillons ou buddleia, espèce invasive notamment en ville, est parvenue à représenter une espèce domestique tant elle se trouve aujourd’hui dans les jardins publics et est bien acceptée. Nos travaux (Blanc 1996 ; Blanc 2000 ; Blanc, Paddeu 2018) montrent qu’en ville, la nature est sauvage sous conditions et le degré d’ensauvagement des éléments de nature dépend du degré auquel l’espèce vivante ou l’élément chargé de naturalité est considéré géré.

1.4. L’idée du lieu et de la place

Ces explications concernant la présence des vivants dans des lieux reflètent des pratiques de l'habiter et une idée de la ville mais aussi une idée de l’espèce vivante qui la lie à un lieu, où se révèle sa nature comme le souligne une enquêtée [Entretiens entre Nathalie Blanc et X ; 1996, à Rennes] (Blanc 1996 : 450) : « J’aime beaucoup la nature, les arbres, le chant des oiseaux, la ferme, la campagne, j'aime que toutes les choses soient à leur place dans leur élément ». Peut-être – c’est une hypothèse – hors des lieux où les animaux sont habituellement représentés, perdent-ils leur nature, sont-ils dénaturés (« mutants »). Perdant de leur nature, ces espèces se chargent de significations sociales. Si l’arbre marque symboliquement une certaine urbanité, identité et participe comme matériau décisif à la construction urbaine, la blatte, le pigeon ou les herbes folles sont les marqueurs de la dégradation urbaine, et contribuent à définir l’ordre des espèces mutantes plus que des espèces sauvages en ville. Une des enquêtées rennaises nous fait part de sa version de la blatte [Entretiens entre Nathalie Blanc et X ; 1996, à Rennes] (Blanc 1996 : 451) :

À la base, c’est un animal sauvage qui est devenu mutant avec l’urbanisation, avec la vie moderne, les étourneaux d'ailleurs sont devenus très agressifs (…) Je crains des bêtes mutantes qui seront peut-être dangereuses pour les enfants et surtout de plus en plus sales.

2. Un sauvage mesuré au degré de gestion dont il est l’objet

On voit que, pour la plupart des enquêtés, le fait d’habiter en ville transforme la relation à la nature, et l’animal géré par l’être humain perd de sa qualité de sauvage. Concernant le chat, l’explication semble être dans le fait que l'animal est trop proche de l'être humain dont il peut partager le logis et l’existence quotidienne [Entretiens entre Nathalie Blanc et X ; 1996, à Paris] (Blanc 1996 : 488) « Le chat ressemble à l'homme, il n'est plus sauvage du tout, alors ce n’est pas de la nature ». Un enquêté à Paris commente également : « Les bêtes sauvages ne sont plus sauvages au contact avec l'homme, mais se sont apprivoisées », même si l’animal sauvage, dans une gradation, paraît plus nature :

L’animal de la rue est plus nature. Par exemple, l’autre jour, j’ai fait des trappages1. J’ai vraiment vu des animaux. Je sais que chez moi, il y a un dominant, mais il ne domine pas grand-chose par rapport à ce que j’ai vu sur le terrain, parce que moi je suis là, j’interviens.

2.1. Mutations

Il semblerait, dès lors, que les éléments de nature soient caractérisés par les lieux où on les trouve ou bien où on les imagine. Les représentations de la nature accordent une grande place au contexte qui permet de définir les qualités de l’élément de nature considéré. La pensée de la nature relie notamment les animaux aux espaces végétalisés : les oiseaux devraient aller de pair avec la présence d’arbres. Le fait que l’animal soit considéré comme n’ayant pas de place et n’étant pas à sa place en ville, fait qu’il apparaît dénaturé. Les animaux des zoos ou les animaux domestiques se retrouvent dépourvus d’une autonomie de vie, ce qui les inscrit dans une dépendance à l’égard des êtres humains comme le signale une enquêtée parisienne [Entretiens entre Nathalie Blanc et X ; 1996, à Paris] (Blanc 1996 : 488) : « Je n’aime pas les zoos, voir ces animaux en cage car ils ne sont pas dans leur milieu. C’est comme les animaux errants s’ils ne sont pas à leur place. Ils sont nés dans la jungle ou ils sont nés en ville ou à la campagne, c’est comme si on avait un poney. La nature a fait naître les animaux à un endroit. Elle fait bien les choses. »

Dans les représentations des espaces urbains développées par les citadins, l’idée de ville renvoie à l’artifice au point que les espèces vivantes animales et végétales introduites ne conservent pas leur qualité de nature. Néanmoins, devenant sauvage, n’étant pas directement sous l’emprise de pratiques humaines de contrôle, l’espèce vivant en ville devient de plus en plus « nature », selon une gradation qui reste à déterminer. Mais cette affirmation doit être nuancée, le type de pratique de contrôle contribue peut-être à l’idée qu’on se fait de l’animal comme nature. Dans le cas de certains parcs, les pratiques de contrôle ne paraissent pas affecter la qualité de nature qui leur est attribuée. La ville « dénature » peut-être beaucoup plus l’animal que le végétal bien que celui-ci puisse être affecté, comme nous l’avons vu. Dans cette gamme allant du plus ou moins « nature », il semble bien que l’artifice, produit humain, soit la variable majeure.

2.2. Agentivités

La question pourrait être, dès lors, de comprendre les conditions auxquelles une nature qualifiée de sauvage peut exister dans l'espace urbain, d’être nommée comme telle et donc d’acquérir ce statut. En effet, il s’agit d’investiguer l’opposition du sauvage et du domestique, alors même que sont vivement débattues ces catégories et les cultures de pensée au sein desquelles elles se sont développées (Descola 2004).

La friche urbaine, par exemple, qualifiée souvent d’espace du sauvage par les enquêtés, soit ce qui n’est pas l’objet d’une gestion municipale, le restera-t-elle si elle contribue à l’ordre urbain ? Il faudrait explorer la manière dont le milieu urbain ne se réfère qu’à un ordre, celui de l’humain et de l’activité humaine, relève de la rationalité de l'être humain, tandis que la nature sauvage lui échappe et de ce fait apparaît comme précieuse. La fabrication croissante de son milieu par l’humain dont témoigne le développement de l’urbanisation au point de pouvoir qualifier cet âge d’Urbanocène plutôt que d’Anthropocène, tend à accentuer ce mouvement faisant de la nature sauvage une rareté. Le sauvage serait-il alors perdu symboliquement et concrètement ?

On a vu que la gestion est une composante variable de la nature attribuée aux éléments vivants, l’espace naturel s’oppose à l’espace géré, et les arbres « dits naturels » sont ceux qui poussent sans être plantés. De même, l’animal sauvage renvoie plus au naturel que l’animal géré, domestiqué. Il n’en reste pas moins que la gestion du végétal comme de l’animal – mais peut-être surtout de l’animal – permet d’introduire ceux-ci en ville et de les admettre ou de les rejeter comme dans le cas d’animaux non-désirés, par exemple la blatte. Ce qui différencie de manière fondamentale le végétal de l’animal en ville, c’est que le premier n’échappe pas, sinon de manière discrète, au contrôle humain, tandis que le second, l’animal, est autonome et, en s’installant de manière spontanée dans un lieu, peut en changer la qualité. Hors de l’espace domestique, l’animal est de toute manière difficile à contrôler et n’a guère de place définie. Si, comme celle du végétal, la présence de l’animal incite à certaines pratiques sociales, ces pratiques n'ont été pensées au préalable ni par les utopistes, ni par les urbanistes jusque tout récemment. Par son autonomie et sa mobilité, l’animal échappe au caractère de mobilier urbain dont on a souvent qualifié le végétal. Le végétal, et en particulier l’arbre, tout en renvoyant à la nature en ville, fait partie des éléments mobilisés dans la production matérielle de la ville en tant qu’élément du mobilier urbain. Les géographes culturels Owain Jones et Paul Cloke (2008 : 74) défendent, au contraire, l’agentivité spécifique des arbres et leur importance dans la création de lieux :

Les arbres sont culturellement construits et représentent une forme de nature sociale, mais ils sont aussi des présences vivantes, actives, créatives et physiques. Ce mélange de culture, de matériel et de vie présente une agence et une performance interconnectées partout où l'on trouve des arbres2.

Il s’agit, dès lors, d’interpréter l’activité du végétal et des arbres dans des milieux urbains contraints. Par exemple, l’arbre s’exprime, ses racines détruisant le bitume ou encore certaines portions de l’arbre se dessèchent en lien avec l’excès de certains polluants. La communication humaine se poursuit avec l’autre imaginé.

3. Du sauvage à l’infini

En somme, le sauvage, c’est ce qui échappe à l’assignation et aux cultures de l’habiter humain ou ce qui demeure en des espaces qualifiés de sauvages. Il y aurait donc bien deux dynamiques de production du sauvage. D’un côté, est sauvage ce qui élude les conventions de l’habiter et se comporte en rupture avec l’ordre établi ; de l’autre, est sauvage ce qui échappe à l’artificialisation symbolique, à condition de demeurer dans des espaces pré-déterminés par opposition à des espaces domestiqués. En effet, par exemple, si les blaireaux, cafards, ragondins, etc. s’artificialisent symboliquement ou sont souillées par contact avec l’urbain, ils se rangent dans la catégorie des nuisibles. Dès lors, l’idée que le sauvage puisse contribuer à ré-enchanter la nature en milieu urbain représente une essentialisation de la catégorie du sauvage, hors de son rôle en société et vis-à-vis, notamment, de l’idée de domestication. En effet, le sauvage urbain, participant d’une dialectique entre le sauvage et l’artificiel, ne correspondrait-il pas, au contraire, à une domestication du sauvage ? S’agit-il de produire des paysages sauvages comme l’on produit du paysage agricole ? Non seulement ces lieux du sauvage seraient alors emblématiques d’une politique en cours, mais ils faciliteraient la déconstruction du sauvage comme étant le produit et le signe de l’altérité. Il faut tenir compte en ce sens de l’histoire et de la géographie de la ville qui contribuent lourdement à déterminer les significations accordées au nouvel entrant sauvage dans la ville. Les rapports entre soi et l’autre, le sujet et l’objet sont aux fondements du naturalisme et de bien d’autres processus permettant de construire une identité, une appartenance à un groupe social, ou d’entrer dans des processus de reconnaissance des autres individus et êtres vivants ou phénomènes naturels. Le sauvage est l’autre du domestiqué, du civilisé, aujourd’hui éventuellement perçu comme étant une source de renouveau pour nos sociétés.

3.1. Réserve de sens

En effet, on peut penser que le sauvage est, avant tout, et primordialement, ce qui constitue une réserve de sens, une source de vie sensible, pour des sociétés sur-rationalisées. Ce sauvage, auquel puise l’ensauvagement des espèces et des corps, est notamment associé à la nature en tant que production vivante et poiesis. Différents écrits, parmi lesquels ceux de Rosi Braidotti (2010), témoignent des différences entre Zoe, en tant que vie, soit une force impersonnelle qui traverse tous les êtres vivants et Bios représentant le côté politique, intelligent et discursif de la vie. Le premier « représente la vitalité insensée de la vie qui se poursuit indépendamment et sans contrôle rationnel » (Braidotti 2006 : 7) et peut-être dit à l’origine de mutations biologiques inédites ou de processus d’ensauvagement divers. Cette production vivante, biologique et folle, est également synonyme de la création de lieux de résistance et de manifestations utopiques. Ces arrangements socio-naturels, c’est-à-dire les modalités selon lesquelles les éléments de nature sont entremêlés avec des représentations et pratiques sociales, constituent des agencements temporaires invisibles, largement ignorés et difficiles à décoder, mais que l’on apprend à lire au travers de symptômes, initiant des dialogues, une dialectique même avec l’être de culture, qui incite à penser que la « nature nous parle » (Blanc et Christoffel 2015).

En ce sens, Paul Valéry (1934) définit une émotion esthétique partagée entre deux types de sensations, celles qui ont des effets à tendance finie et qui renvoient aux sentiments au sens classique (la faim, etc..) et celles qui ont des effets à tendance infinie. L’évocation du sauvage renverrait à ces effets à tendance infinie. Cela le rendrait proche d’une certaine représentation de la nature qui, par son ampleur et son caractère enveloppant, demeure ultimement insaisissable. Selon Mikhael Dufrenne dans L’inventaire des a priori, cette nature puissante nous porte et nous nourrit même. Le sauvage est aussi associé au désir, un désir qui configure, et crée. Selon Gilles Deleuze, dans L'Anti-Œdipe (1972), ouvrage co-écrit avec Félix Guattari, le désir ne ressort pas du manque, c’est-à-dire ne revient pas à la mise en œuvre des moyens de combler ce manque. Le désir correspond à un investissement de la réalité socio-naturelle. Le désir est la source de la production d’agencements, c’est-à-dire des états de choses, des styles d’énonciation, des territoires et des mouvements de déterritorialisation. Il y a également du jeu dans le sauvage, la nature est là, la force désirante présente, une phusis grecque, plutôt que contrée à aménager, une natura latine.

4. Communautés socio-environnementales et dispositifs immunitaires

Opérant un retour sur la contribution du sauvage aux dynamiques urbaines, il ne s’agit pas de s’opposer à l’idée de ré-enchantement de la ville par le sauvage, mais d’en exposer le caractère contingent. Si toute appropriation de la nature tend à condamner le caractère sauvage de celle-ci, il faut s’intéresser aux modes d’alliance entre natures et sociétés. Il s’agit d’examiner la manière dont des éléments de nature qualifiés de sauvages permettent aux communautés humaines d’engendrer de nouveaux processus socio-naturels et de se coproduire comme étant de l’ordre du sauvage et de l’artificiel.

Ainsi, jouer avec son chat qualifié de sauvage n’est pas la même chose que d’entretenir une friche composée d’espèces dites endémiques. S’occuper d’un jardin naturel oblige à penser des formes de vie différentes, à s’intéresser aux évolutions des espèces spontanées en ville, et à prêter attention aux dynamiques écologiques.

Au-delà même des alliances possibles avec les êtres vivants animaux et végétaux, mais aussi avec toute forme de matérialité qui nous environne, il s’agit de considérer les dynamiques de ces alliances. Certaines espèces exotiques ou invasives en appellent à l’usage de techniques d’éradication qui jouent un rôle important dans les écologies urbaines. En outre, l’histoire de ces communautés d’alliance ou communautés environnementales met en exergue la montée en compétence et appétence des êtres humains (par exemple l’apprentissage de l’apiculture, du jardinage, de la météo, etc.) et la production de liens de solidarité.

4.1. Alliances inédites

Dans le cadre d’enquêtes sur l’environnementalisme ordinaire (Blanc et Paddeu 2018), nous avons exploré la manière dont les êtres humains et les animaux dits sauvages cohabitent dans les espaces urbains entre domestication, éradication et co-production de milieux de vie. Une façon de valoriser cette coproduction des environnements quotidiens et ordinaires est d’admettre, comme l’ont fait de nombreux chercheurs en biosémiotique, que la nature est faite de signes, d’interprétations et de significations ainsi que d’accroître les connaissances relatives aux expériences de nature, à partir de l’hypothèse que collectivement construit, ce monde de sens forge un dispositif immunitaire. Les alliances entre les êtres humains et les animaux dits sauvages dans les espaces urbains rendent ainsi compte de communautés socio-environnementales à la croisée des sens et du sens. Ainsi que le chante Pablo Neruda cité par Athane Adrahane (2018) :

Je chante l’herbe qui naît avec moi en cet instant libre, je chante les ferments du fromage, du vinaigre, la floraison secrète de la première semence (…) Je fais partie de la fécondité et grandirai tandis que grandissent les vies : je suis jeune avec la jeunesse de l'eau, je suis lent avec la lenteur du temps, (…) je ne me figerai qu'une fois devenu ce minéral qui ne peut plus voir ni entendre, ni contribuer à ce qui naît et grandit3.

4.2. Autonomie du sens

Notons aussi que les groupes et les associations mobilisés pour prendre soin de l’environnement étudiés dans différents territoires du Grand Paris mettent en avant une fascination pour le monde des animaux, aussi bien que des plantes. La vie des champignons, des oiseaux, des insectes sociaux, etc. suscite des engagements passionnés, entièrement tournés vers la mise en place de relations de proximité et d’une « cohabitation » avec le vivant. Il s’agit de faire de la place sur le territoire de vie aux êtres, aux relations qui ont de l’importance et qui, également, peuvent être le symbole d’une biodiversité menacée (abeilles, champignons, etc.). Cet univers relationnel s’inscrit dans une démarche auto déterminante et auto qualifiante qui permet aux communautés de se définir fortement. Parmi ces associations, nombreux sont les apiculteurs, des amateurs éclairés qui passent un temps important à observer le comportement des insectes sociaux, se mettant à leur service, comme en témoigne ce responsable d’association d’Ivry-Sur-Seine, une commune au sud de Paris, défavorisée et essentiellement urbanisée [Entretien entre Nathalie Blanc et le représentant d’APPAI; 2018, à Ivry-Sur-Seine, France] :

Il faut savoir que l’on travaille avec des animaux sauvages, qu’ils ne nous connaissent pas, qu’on ne les connaît pas et quand ils ont décidé de faire ça, nous on ne peut que les accompagner pour qu’ils le fassent dans de bonnes conditions, etc. Mais pas plus, c’est les abeilles qui sont les maîtres, complètement.

Le responsable de l’association dessine des formes de cohabitation et de partage de l’espace avec les insectes sociaux. Le même apiculteur explique que ces relations à la nature entraînent des acteurs publics et la transformation des espaces qui sont adaptés en fonction des besoins de ces insectes : « C’est aussi un contrat qui a été passé avec la mairie, les fleurs plantées sur le terrain seront des fleurs mellifères» « C’est évident que toutes les jardinières d’Ivry plantées reçoivent la visite de nos abeilles. » L’objectif des associations d’apiculteurs, au-delà de réintroduire l’animal sauvage et/ou domestiqué dans le contexte urbain, est de faire partager leur passion née d’une expérience quotidienne de l’animal. En outre, les insectes, en plus d’augmenter par leur présence et leur diversité la richesse faunistique des villes, rendent un certain nombre de services écosystémiques aux milieux urbains, et peuvent constituer des indicateurs efficaces de l’état des milieux étudiés. Ces éléments justifient l'intérêt porté aux insectes pollinisateurs, dans un contexte de conscience environnementale et de restructuration des espaces urbains (projets de Trames Vertes et Bleues, une des mesures phares du Grenelle de l’Environnement) en lien avec la volonté de préservation d’une biodiversité ordinaire dans les villes.

5. Conclusion

L’évolution du rapport au sauvage animal et végétal en ville rend compte d’une transformation importante du rapport ville/nature. Premièrement, constitués en tant qu’objets de science ou de décor, les animaux et les végétaux vont faire partie de la réalité fonctionnelle de la ville et de la qualité urbaine. Le paradigme occidental de l’urbain est essentiellement centré sur l’idée de « filtre » : la matérialité de la ville constitue une capsule technique parfaitement adaptée aux besoins des êtres humains. Espaces et techniques forment un filtre vis-à-vis d’une nature indésirable. En somme, la ville comme habitat est une « sur-coquille » de l’être humain, un mode d’accouplement à des objets techniques. C’est en ce sens qu’il est impossible de limiter l’appréhension de l’environnement naturel et construit à quelques formes empiriquement saisissables, ni même à des processus que l’on pourrait décrire grâce au protocole des sciences de la vie de la matière. Il faudrait, au préalable, comprendre ce qu’il en est de ces désirs d’entre soi des êtres urbains.

Par exemple, il est remarquable que certaines formes de nature soient idéalisées. La végétalisation des façades, des toits, des bâtiments accompagne la nouvelle modernité urbaine à l’aune des préoccupations de développement durable ou de transition écologique. D’autres formes de nature sont, au contraire, sous théorisées, les insectes par exemple. Certaines de ces bestioles, produits historiques d’un manque de désir, sont répugnantes et nuisibles. Cependant, parées des vertus du sauvage, certaines espèces vont contribuer à revisiter le paradigme de l’urbain, comme l’espace, par excellence, de la cohabitation humains-natures sauvages.

Il en va également des questions d’échelle. Travailler sur le cafard, ou toute autre bête qui profite des interstices de la ville, met en évidence des espaces urbains essentiellement adaptés aux échelles humaines. Rendre visibles les espaces où ces espèces indésirables et nuisibles – ces sauvages – se développent, mettre en lumière les paysages souterrains, c’est évoquer les forces de l’enfer, et de la mort. C’est alors qu’il nous faut élaborer à nouveaux frais une esthétique des mondes vivants qui permettent ces diffractions. Il s’agit d’élaborer de nouvelles fables sur les maladies et les cellules qui prolifèrent, les espaces aériens et sub-terriens, les ondes qui accompagnent nos communications, mais aussi les esprits qui s’abandonnent et les espèces qui désespèrent.

Le plus urgent, en ce qui concerne la question urbaine et son lien avec la nature sauvage, est d’inventer de nouveaux récits sur les désirs d’habiter et les espèces qui nous accompagnent. La domination du lion et de l’éléphant – alors que ceux-ci sont probablement déjà en voie de disparition – sur nos imaginaires vient de leurs rôles dans l’éducation et leurs liens au fantasme du sauvage. Il parait intéressant de promouvoir une nouvelle vision de la vie, toute en proliférations, en accentuant la place de l’écologie, et d’une écologie qui ne soit pas uniquement scientifique, mais également une écologie de l’esprit et des rêves. Dans certaines cultures, par exemple, au Japon, les rapports à l’habitat permettent de dépasser l’idée de maîtrise de l’espace synonyme d’une vision occidentale de l’architecture pourvoyeuse d’un contrôle sur la nature.

En somme, la perception de la nature dans l’habitat urbain est duale. D’un côté, se trouve ce qui est désiré, contrôlé, éventuellement bienfaisant. Il s’agit d’espèces dont la présence est estimée se trouver au service des citadins et contribuer à l’harmonie de la ville, comparée alors à une ruche. De l’autre, surgissent des animaux non désirés, nuisibles, ennemis, répugnants. Ces derniers habitent des biomes à la fois extérieurs et intérieurs4 aux maisons, appartements et bâtiments, tels les souterrains, conduites d’évacuation, etc. Ainsi le développement de l’habitat contemporain met plus que jamais en valeur le rôle de filtre des espaces habités, entre des espèces désirées et des espèces non désirées. La catégorie du sauvage qualifie soit les unes, soit les autres, mais fait toujours référence à l’artificialisation et la domestication, univers de référence des êtres humains.

Bibliographie

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Notes

1 Le trappage consiste en l’acte de piéger des animaux sauvages, ici les chats errants. Du fait de la Loi visant la stérilisation des chats du 1er janvier 2015 et en vertu de l’article L. 214- 6 du Code rural, il est devenu obligatoire pour le maire de demander la stérilisation et l’identification des chats errants. Pour cela, il convient d’effectuer un trappage car les chats errants peuvent représenter un risque sanitaire pour les autres animaux domestiques. Retour au texte

2 « Trees are culturally constructed representing a form of social nature, but they are also living, active, creative, physical presences. This mix of the cultural, the material and the living presents interconnected agency and performance wherever trees are to be found. » Retour au texte

3 Neruda, Pablo, 1977, Mémorial de l'Ile Noire suivi de Encore, Paris, Gallimard, 188-189. Retour au texte

4 Il faut savoir que le biome intérieur a même en 2017 une superficie supérieure à celle des biomes des forêts de conifères tropicales et subtropicales. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Blanc, « Impossible sauvage urbain », Textes et contextes [En ligne], 16-2 | 2021, publié le 10 décembre 2021 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3240

Auteur

Nathalie Blanc

Directrice de recherche au CNRS, Directrice du Centre des Politiques de la Terre, Université Paris - Paris 7, LADYSS, UFR G.H.S.S. Géographie, Histoire, Sciences de la Société, Case 7001, Bâtiment Olympe de Gouges, 5 rue Thomas Mann, 75205 Paris Cedex 13

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