Jérémy Naïm, Penser le récit enchâssé. L’invention d’une notion à l’époque moderne (1830-1980)

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Jérémy Naïm, Penser le récit enchâssé. L’invention d’une notion à l’époque moderne (1830-1980). Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2020, 246 p., ISBN 978-2-37906-043-4

Texte

Jérémy Naïm propose une stimulante synthèse sur un sujet que l’on croit connaitre, dans la mesure où il a suscité l’intérêt de bien des narratologues, sans avoir pourtant jamais fait l’objet d’un livre qui lui serait exclusivement consacré. Adoptant une perspective historique, et défendant l’idée que l’histoire peut précéder la théorie, l’auteur montre, à travers le décalage entre les pratiques et leur théorisation, comment a lentement émergé une pensée de l’enchâssement qui n’a été véritablement formulée qu’au XXe siècle, mais se trouve pleinement adossée à des usages riches et nombreux tout au long du XIXe siècle. En somme, la chose existait, mais pas encore les mots, donc la reconnaissance. L’auteur illustre sa thèse par le recours à un corpus impressionnant par son ampleur, abondamment cité (Mme de Genlis, M. Desbordes-Valmore, Gautier, Balzac, J. Janin, Dumas, Nodier, Maupassant, Daudet, Barbey d’Aurevilly, auxquels s’ajoutent de nombreuses références à des auteurs moins connus ou à des textes anonymes), ce qui rend la lecture à la fois agréable et concrète, donnant lieu à de fines analyses. L’approche retenue est textualiste, J. Naïm proposant de privilégier l’étude de séquences et de concevoir l’enchâssement comme « mise en relief », linéarisant ainsi la structure verticale de Genette.

Les premiers chapitres reviennent sur l’histoire de cette pratique, avérée mais non pensée, au XIXe siècle, que l’on remarque dans le recueil comme dans la fiction autonome, deux ensembles qui, jusque dans les années 1830, sont strictement séparés : tandis que le récit de personnage, aux alentours de 1800, vaut plus comme représentation de parole que comme récit rapporté, dans le recueil de nouvelles la parole du personnage est secondaire et sert avant tout le récit. Si, dans ce dernier cas, il peut y avoir recours à un cadre, l’enjeu n’est pas tant de représenter la parole que de fixer une situation de communication, et notamment de mettre en œuvre un imaginaire du récit oral, trahissant la nostalgie d’une époque, peut-être plus rêvée que réelle, où le rapport à l’écoute aurait été d’une plus grande qualité.

Mais la situation change du fait de l’émergence progressive d’une nouvelle conception de l’énonciation littéraire : « la notion de “récit enchâssé” n’est possible qu’à partir du moment où la représentation de parole dans le roman n’est pas un ornement du discours de l’auteur, mais l’un des niveaux hiérarchiques de l’énonciation textuelle, dont les deux premiers sont les paroles auctoriale et narratoriale » (40).

L’expansion considérable de la presse et les nouvelles conditions éditoriales qui se mettent en place jouent également un rôle crucial dans les années 1830-50 : elles favorisent le développement de récits courts, miniaturisés, qui reposent sur la mise en scène de l’oralité et confèrent au récit rapporté une nouvelle visibilité. Rejoignant le constat plus large de perte de transitivité de la communication littéraire en ce début de XIXe siècle, qui clôt toujours davantage le texte sur lui-même, le récit au second degré, relaté par un double de l’écrivain, situé entre narrateur et personnage, révèle le désir d’innover dans cette forme du récit court, du conte, devenu « une norme basse de la production littéraire » (107). Néanmoins un décalage persiste toujours entre la pratique et sa théorisation, et ce malgré son succès.

Cet âge d’or du récit miniaturisé décline au milieu du siècle du fait de la méfiance croissante à l’encontre de la littérature industrielle et du désir concomitant de poursuivre avant tout une quête de style, en créant une « langue littéraire » qui s’opposerait à la langue d’usage, comme l’a montré Gilles Philippe. Le récit court s’en trouve discrédité, qui contient beaucoup de dialogues considérés comme une facilité, et de ce fait déconseillés par Flaubert. Ces nouveaux enjeux sont directement corrélés aux questions d’énonciation : le fameux style parfait poursuivi par Flaubert, exigeant l’impersonnalité dans et de la littérature, suppose l’absence de visibilité de l’énonciation. La parole des personnages ne disparait pas pour autant du récit, mais se trouve, par le recours au discours indirect libre, représentée. Les voix sont ainsi intégrées dans la narration, ce qui va dans le sens d’une clôture toujours plus grande du texte littéraire, déjà amorcée dans le récit au second degré.

Le récit enchâssé est donc en cette deuxième moitié du XIXe siècle toujours davantage perçu comme obsolète, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit bien identifié comme notion. Lorsque Brunetière reproche ce mode de composition à Maupassant, il faut le comprendre comme une « reconnaissance en négatif » (82) : des reproches sont formulés à l’encontre d’une forme que la critique ne parvient pourtant pas à penser. J. Naïm se livre à une étude approfondie du cas de Maupassant, qui recourt souvent comme on le sait au récit de personnage, fréquemment introduit par un « je » : mais on note chez lui une évolution de cette pratique vers une écriture plus éloignée de la causerie et de l’écriture de presse, allant de pair avec la consécration du livre comme lieu d’accueil de la littérature décontextualisée, où le texte pur repose sur l’intransitivité de la narration. Cette évolution est donc révélatrice des nouvelles pratiques qui se mettent en place, contribuant définitivement à estomper la distinction entre recueil et fiction autonome, déjà pressentie par Balzac.

L’auteur en donne une illustration passionnante à travers le cas des Mille et Une Nuits, qui a été érigé au XXe siècle en modèle idéal de récit enchâssé, cité par tous les théoriciens, lesquels ont sans doute même trop insisté sur sa cohérence. Là où le livre était reçu auparavant comme une anthologie, on note au cours du XIXe siècle soit la perception grandissante d’une unité de composition des Mille et Une Nuits, soit une exigence croissante de composition, suscitant des récritures ou des remaniements dans la traduction. Or c’est bien selon J. Naïm cette possibilité toujours plus affirmée de comparer la composition d’un recueil et d’un roman qui a permis l’émergence sur le plan théorique de la notion de récit enchâssé.

Commence alors un nouveau mouvement du livre, consacré à la théorisation de la notion, qui passe au préalable par une mise au point terminologique. Les termes « récit enchâssé » ou « enchâssement » ne se rencontrent pas dans le discours littéraire avant les années 1960 (chez Jean Rousset ou Todorov). Les mots « cadre » et « encadrement », s’ils étaient utilisés au XIXe siècle, étaient cantonnés au contexte érudit orientaliste – ils s’appliquaient spécialement à la littérature indienne, et ne désignaient aucune technique jugée digne d’intérêt. Mais à la fin du XIXe siècle, un regard plus technique commence à être porté sur les œuvres littéraires, notamment sur les questions d’énonciation dans le roman. C’est Victor Chklovski qui, dans Sur la théorie de la prose (1929) confère à ces termes une autre ampleur, n’hésitant plus à comparer le recours à ce procédé dans la fiction autonome et dans le recueil, donc au-delà des genres. J. Naïm, dressant une synthèse des différentes analyses critiques, rappelle que c’est la théorie de Genette qui s’impose comme doxa. Le formalisme de plus en plus prégnant ne peut néanmoins totalement effacer l’imaginaire narratif durablement marqué par « l’image d’Epinal du conteur » (153), qui a peut-être contribué à laisser l’enchâssement dans un état de théorisation finalement incomplet, trop strictement ancré dans une approche énonciative.

Insistant sur le fait qu’il peut y avoir enchâssement sans discours direct (alors que les deux sont presque systématiquement associés), J. Naïm propose finalement de l’envisager comme « mise en relief ». Cette notion est empruntée à Harald Weinrich qui a montré dans Le Temps (1964) en quoi la distinction entre passé simple et imparfait pouvait, dans le récit court, permettre des jeux de construction, l’imparfait jouant le rôle d’un cadre susceptible de se substituer à la traditionnelle alternance entre récit et dialogue. J. Naïm propose d’étendre cette notion à « toute configuration textuelle produisant cette saillance : serait mise en relief, toute séquence (le cas échéant, narrative) qui se projette au premier plan d’un ouvrage, qui paraît se détacher de son support » (173). L’enchâssement serait ainsi conçu comme processus, phénomène gradué, plutôt que comme seuil, lequel seuil est justement parfois malaisé à déterminer.

Cette notion de mise en relief pour penser l’enchâssement permet d’éviter certains écueils dans l’analyse, par exemple la volonté de trouver une unité d’action à un recueil (cette unité d’action qui permettrait de le rapprocher du roman) alors que, et l’exemple de L’Heptaméron l’illustre de façon très convaincante, l’unité peut résider ailleurs : en l’occurrence dans le lien discursif qui fait alterner récits et commentaires, et souligne la nette conscience d’un décalage entre « le monde raconté » et « le monde commenté », pour reprendre les termes de H. Weinrich. Le texte est ponctué de périphrases métadiscursives qui constituent précisément cette mise en relief mettant en valeur les contours du récit. Cette notion de mise en relief présente enfin l’avantage de pouvoir distinguer une graduation dans le processus d’enchâssement, qui est menacé par deux périls : être trop, ou trop peu visible. Naim en propose de brillantes interprétations à travers l’analyse de « La Confidence » de Maupassant, et Adolphe de Benjamin Constant.

Pour clore cette stimulante proposition théorique, l’auteur dans un dernier chapitre présente, sans viser une impossible exhaustivité, quatre formes de mise en relief notables, en examinant le métadiscours (qui permet de constituer l’unité d’une séquence), la représentation de la parole (notamment par l’attribution du récit à une source autre ou le recours au discours direct pour ouvrir une séquence narrative), les attentes du texte, et le marquage graphique de l’enchâssement (spécialement le paragraphe et le chapitre).

L’ouvrage de poétique historique de J. Naïm est susceptible de retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des formes narratives, et précisément à l’histoire de la perception de ces formes : l’auteur met en œuvre de façon convaincante une démarche visant à « reconstruire les catégories mentales d’une époque » (222) et il est ainsi fascinant de voir s’élaborer progressivement un regard discriminant des formes qui n’étaient pas visibles, ou du moins pas vues comme telles, auparavant. Ce faisant les pratiques d’écrivains tout autant que les expériences de lecture sont replacées dans leur contexte : nous apparaissons nous-mêmes, en tant que lecteurs de textes de siècles passés, comme tributaires d’apports théoriques ultérieurs qui ont orienté notre regard. Du côté de la création littéraire, les techniques d’écriture sont pour leur part sans doute plus inconscientes qu’on ne le croit, comme le souligne J. Naïm en conclusion, ce qui ouvre de façon suggestive des pistes de réflexion sur le laboratoire de l’écrivain.

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Référence électronique

Cécile Gauthier, « Jérémy Naïm, Penser le récit enchâssé. L’invention d’une notion à l’époque moderne (1830-1980) », Textes et contextes [En ligne], 16-1 | 2021, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3224

Auteur

Cécile Gauthier

Maitre de conférences, Laboratoire CRIMEL, Université de Reims Champagne-Ardenne, UFR de Lettres et Sciences Humaines, BP 30, 57 rue Pierre Taittinger, 51571 Reims

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