C’est un moment lumineux à Perpignan le 11 juin 2019 où l’on se rassemble au siège de Perpignan Méditerranée Métropole pour entamer quatre journées de discussions fructueuses à propos du concept du sauvage urbain, sous l’égide du Centre de Recherches sur les Sociétés et Environnements en Méditerranées de l’Université de Perpignan Via Domitia, le tout organisé par Bénédicte Meillon, Caroline Durand-Rous, Margot Lauwers et Claire Perrin, c’est-à-dire un quatuor de « sœurcières » (Meillon, Lauwers et Raimon 2020). Ce soir-là, une performance écopoétique bilingue donnée par Nathalie Blanc et Clara Breteau signale bel et bien l’importance d’une compréhension élargie des possibilités pour percevoir, penser et vivre avec la nature en ville, démarche qui se poursuit le lendemain non seulement au jardin de la Villa des Tilleuls avec une lecture publique par Nathanael Johnson tandis que l’artiste graffeuse Julieta réalise un ouvrage sous les yeux du public, mais encore au Conservatoire de Perpignan lors d’une soirée dédiée à la danse contemporaine et au hip-hop, avec la participation de Laurence Pagès, Joanne Clavel, Francky Corcoy et la compagnie Influences. Le déplacement vers le Palais des Rois de Majorque pour la deuxième phase des ateliers parallèles à partir de la troisième journée ouvre encore de nouvelles perspectives historiques et culturelles, surtout lors d’une lecture publique par Belinda Cannone, ainsi qu’une performance topiaire par Allison Peacock. La projection de Waste Land de Lucy Walker à l’Institut Jean Vigo – lancée sous le regard bienveillant de Marie-Pierre Ramouche – est un moment marquant de la dernière journée, soulignant les questions de justice environnementale en lien avec la notion de sauvage urbain, matière également abordée de manière incisive par les conférencières plénières Nathalie Blanc, Serenella Iovino et Anne Simon. Les nombreux échanges parmi une belle gamme de collègues à toute heure du jour et de la nuit s’avèrent si inspirants qu’une série de pensées éco- et géopoétiques continuent à foisonner au moment où il faut se diriger vers la gare pour entreprendre une ligne de fuite en direction de contrées à reconceptualiser grâce au rassemblement perpignanais. N’est-ce pas précieux d’en retrouver quelques fruits dans ce numéro spécial, particulièrement au vu du manque toujours plus exacerbé d’une transition écologique plus juste ?
Les analyses ici présentes démarrent par l’insistance de Bénédicte Meillon, Rachel Bouvet et Marie-Pierre Ramouche sur un effort collectif qui s’impose pour réenchanter le monde de manière écopoéthique, soit en entremêlant maintes disciplines et pratiques, une aspiration vigoureusement poursuivie au fil des quatre parties du numéro. Pour Marianne Celka, Caroline Durand-Rous, Stéphanie Papa et Marinella Termite dans la première partie, l’ordre du jour est un réagencement ontologique par le biais de l’écopoétique. On retrouve une trajectoire vers un envahissement plus qu’humain dans la fiction spéculative localisée dans la ville moderne, une connexion dystopique à la préhistoire ainsi qu’une censure des injustices environnementales associées à l’industrie lourde dans l’expression romanesque et poétique des Premières Nations, et une attention aux identités spatiales étatsuniennes mélangées avec les règnes naturels dans la fiction française contemporaine. Les explorations de Françoise Besson, Camille Deschamps Vierø et Joachim Zemmour dans la deuxième partie se tournent vers les jardins métropolitains au sein de la littérature européenne et nord-américaine afin de relever les enjeux de la cohabitation, de l’unité du monde, de l’hybridité et de la spiritualité à travers les siècles. Ensuite, Claire Cazajous-Augé, Hélène Guillaume et Stéphane Sawas éclairent l’importance éthique des animaux en tant qu’intermédiaires naturelculturels dynamiques. La production culturelle récente des États-Unis, de la Grande Bretagne et de la Turquie est abordée dans un esprit zoopoétique qui ouvre la voie à une interrogation de la façon dont la prétendue lisière sauvage-domestique se trouve bouleversée par les apparitions citadines de grands mammifères, d’oiseaux migrateurs, de canidés et de félins doués d’une agentivité hétéroclite. Quant aux articles en fin de numéro, plusieurs modes de réenchantement ancrés soit dans la mobilité corporelle soit dans la créativité de rue surgissent des études de Fanny Fournié et Bénédicte Meillon, de Sylvie Miaux et Rachel Bouvet, et de Marie-Pierre Ramouche. On procède des aspects écologiques de la danse française actuelle aux qualités élémentaires et ritualistes des graffs en Colombie, en passant par une expérience espagnole de la flânerie riveraine destinée à valoriser les attributs végétaux d’une cité. Somme toute, cette variété expose des axes de recherche dont l’étendue va de pair avec l’étalement des défis écologiques de la Terre.
Lorsqu’on se penche sur le problème vicieux (wicked problem) qu’est la crise climatique provoquée par les exigences matérielles et énergétiques du Nord global, l’un des éléments les plus saillants est l’empreinte carbone urbaine. La sévérité de la pollution industrielle associée aux villes est d’ores et déjà un thème fréquent pour les chroniques d’un organe de presse comme France 24 : « le jeudi 5 mars […], la France a déjà émis la totalité des gaz à effet de serre qu’elle pourrait se permettre de relâcher dans l’atmosphère en un an si elle respectait son objectif de neutralité carbone » (Seibt 2020). Outre l’échec de la réglementation à cet égard, on ne peut qu’être frappé par la pénurie d’indignation sociétale concernant une situation si nocive. Au niveau de la gouvernance, on se heurte à « la prévalence d’intérêts économiques assumée par rapport aux menaces du réchauffement climatique » (Hamman 2019 : 430). Les chercheureuses en Humanités Environnementales, y compris les spécialistes d’écopoétique et de géopoétique, font de leur mieux pour augmenter l’engagement public et politique à partir de la narration comme fondement de la condition humaine. Pour le sociologue Philip Smith et le géographe Nicolas Howe dans Climate Change as Social Drama, le défi est manifeste : « climate change within the public sphere […] is an unfolding set of stories with characters and plots. These arrive episodically, sometimes as a portentous saga, sometimes as melodrama, and at other times as soap opera » (2015 : 6). Quelques possibilités pour réorienter ce drame vers un avenir socialement juste et matériellement viable sont esquissées par les contributions incluses dans le présent numéro, lesquelles éclairent le chemin vers un effort collectif croisant les méthodologies attribuées aux sciences et aux arts. Dans cette optique, l’équipe éditoriale du Guide des Humanités environnementales envoie un message clair et fort : « l’homme faisant partie des espèces vivantes, il ne saurait y avoir séparation complète des sciences humaines et naturelles » (Choné, Hajek et Hamman 2016 : 11). La coordination transversale a certes un rôle toujours plus décisif à jouer dans les stratégies de recherche et de manifestation lors de ce moment charnière pour notre monde. Selon Anne Bringault du Réseau Action Climat, « il faut continuer à faire pression […] à tous les niveaux pour réclamer des actions à la hauteur de l’urgence climatique » car « le Haut Conseil pour le Climat a calculé qu’il faudrait tripler nos efforts d’ici à 2025 pour atteindre la neutralité carbone en 2050 » (2020 : paragraphes 3 et 1). Étant donné la nécessité d’une mobilisation répandue qui repose sur une sensibilisation à l’environnement, le moment est venu pour une ouverture culturelle enrichie par des analyses écocritiques telles que celles mises en évidence ici.
En plus de la valeur intrinsèque du monde plus qu’humain, il n’est plus possible pour les sociétés de passer outre les questions écologiques car l’interdépendance demeure l’essence des naturecultures malgré tout. Comme l’observe le philosophe John Broome dans Climate Matters,
Nature is undoubtedly valuable because it is good for people. It provides material goods and services. Natural rivers bring us our clean water and take away our dirty water. Wild plants provide many of our medicines ; wild plankton absorb some of our carbon dioxide emissions. Corals shelter our coasts. When climate change disrupts natural processes, it harms human beings directly by damaging our supply of these goods and services. Nature also brings emotional goods to people. It would be very hard to have a good life without the beautiful surroundings that nature gives us. (2012 : 112–13)
Il s’avère trop facile d’oublier ces bénéfices dans une ville où règne une atmosphère largement dépourvue de repères écologiques à cause d’infrastructures de provision et traitement dissimulées. Il y a un siècle et demi, Le massif du Mont Blanc de l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc précise que « l’homme […] est la première victime de son manque d’entendement, de son égoïsme, et ce qu’il considère comme son droit à la possession du sol est trop souvent la cause d’un dommage pour son voisin ou pour lui-même » (1876 : 272). Une série de perceptions disproportionnées sous-tendent le processus illogique consistant à s’infliger des comportements destructeurs sous prétexte d’en acquérir pouvoirs et profits éphémères. Par ignorance ou mépris des limites planétaires (planetary boundaries), les sociétés consuméristes du Nord global frayent un chemin à très haut risque : « l’homme […] est capable désormais de tuer toute vie sur la terre et par là de s’anéantir » (Mitterrand 1992 : paragraphe 1). Comment répondre efficacement à ce genre de comportement si invétéré ?
Un aspect particulièrement inquiétant de notre trajectoire vers une catastrophe des plus évitables est la répartition inégale de la violence lente (slow violence) par rapport aux sources du problème. Dans « Arts, Sciences and Climate Change », la sociologue Jennifer Gabrys et la géographe Kathryn Yusoff racontent que « the planet is warming, but the environmental, cultural and political consequences cannot be wholly mapped out or predicted. The collectives it affects and gives rise to are multiple and unevenly situated » (2012 : 12). À cet égard, il convient de déterminer – ainsi que le font les approches éco- et géopoétiques adoptées au fil du recueil actuel – jusqu’à quel point il est possible de rendre responsable une fraction de l’humanité. Selon l’historien des sciences Julien Vincent, initiateur d’un numéro sur « Les écologies du XIXe siècle », « la notion d’anthropocène […] dans son ensemble […] occulte le fait que la crise environnementale n’a été provoquée que par une petite partie de l’humanité » (2020 : 13). Parallèlement à l’occultation conceptuelle de la responsabilité pour une situation globale inouïe, la dénégation de la gravité des circonstances se manifeste de façon virulente, si ésotérique soit-elle lors de cette ère des mégadonnées poursuivies par le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC 2019). Dans l’Hexagone, le climato-scepticisme semble sourdre d’une division entre connaissance et éthique : « if government deals with policy and scientific institutions with technological solutions, individuals are not required to change their way of living or thinking about the environment. And yet a radical shift in the imagination is what is needed to flourish – and not just survive – in a post-capitalist world » (Posthumus 2019a : 203). Puisque les routines habituelles de « l’âge de charbon » (Hément 1868 : 212) n’amènent point à un monde florissant, il s’avère essentiel d’adopter une perspective collective ancrée dans une appréciation personnalisée des faits écologiques.
Justement, les Humanités Environnementales offrent une multiplicité de moyens pour comprendre les nuances de la condition pressante de notre planète à plusieurs échelles. Pour Serpil Oppermann dans « The Scale of the Anthropocene », « Earth’s stories unfold from the interactions of human practices and biogeochemical forces, in which humans and non-humans – whether biotic or not – are materially and semiotically tied. This involves […] stories about ecological crises interlaced with socio-political struggles and geophysical forces » (2018 : 10). La prépondérance de la narration dans l’expérience humaine réclame une compréhension tant sémiotique que matérielle, laquelle est réalisable à partir d’une lecture attentive du monde par l’intermédiaire de la littérature. Un état des lieux de l’écopoétique francophone rédigé par Bénédicte Meillon rappelle que « la narratologie, la sémiologie, la stylistique et la linguistique […] f[ont] affleurer les effets de sens d’un texte et les bruissements d’une langue inflorescente, en prise avec son dehors, qui pousse des naturecultures d’où elle s’élance et s’énonce, pour mieux les fertiliser en retour » (2020 : 19). Ô combien fertile cet entrelacement s’avère-t-il encore et encore !
Parmi les nombreux mérites du rassemblement dédié au sauvage urbain en juin 2019, on ne doit pas sous-estimer les délibérations concernant d’éventuelles spécificités de l’écocritique à la française, y compris l’héritage des courants intellectuels tel le structuralisme. Quelques mois après la conférence, Anne-Rachel Hermetet et Stephanie Posthumus consacre une partie de l’avant-propos d’un numéro autour des « Ecological In(ter)ventions in the Francophone World » à une méditation sur « les grands paradigmes initiaux de l’ecocriticism, fortement inscrits dans l’espace et la culture nord-américains : wilderness, nature writing, pastorale... » (2019 : 4). À mesure que les Humanités Environnementales se propagent à travers les cultures francophones, les traits distinctifs des études éco- et géopoétiques tendent à s’affirmer. Selon un état des lieux de l’écocritique française dressé par Stephanie Posthumus à l’heure des discussions à Perpignan, « part of the richness of the theoretical scene as it has been developing in French is the synergy displayed by terms such as ‘geo-’ and ‘eco-’ in efforts to rethink the ways in which humans currently inhabit planet earth » (2019b : 604). Les analyses stylistiques dans le présent recueil articulent lucidement les correspondances entre modes d’expression humains et plus qu’humains, ainsi que les possibilités pour arriver à une acceptation plus vive des réalités écologiques. Sous ce rapport, Rachel Bouvet et Stephanie Posthumus ne mâchent pas leurs mots en ouvrant un numéro sur la création littéraire sous l’angle des études végétales : « literature participates in the blossoming of […] ecological awareness » (2020 : 1). En effet, la production culturelle francophone constitue une lignée très riche de méditations écosensibles qui remonte bien au-delà de la formalisation de l’écologie comme champ de recherche au cours de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Comme en témoignent les articles du numéro actuel, la ville est une pierre de touche pour une telle réflexion : « forms of ecological awareness are […] profoundly embedded in fictions of the industrial city from high realism and Baudelairean lyric down through hard-boiled detective fiction » (Hollister 2019 : 1021). Place aux chercheureuses écocritiques qui incarnent l’espoir de trouver du nouveau au fond de cet inconnu qu’est le sauvage urbain…