Istanbul, une mégapole réenchantée par ses chats dans le documentaire Kedi de Ceyda Torun

Abstracts

Dans son premier long-métrage Kedi – Des chats et des hommes (2016), la documentariste turque Ceyda Torun donne à voir Istanbul, sa ville natale, à travers les liens privilégiés que ses habitants entretiennent non avec les chats domestiqués mais avec les innombrables chats errants de la cité. Elle se détourne d’un point de vue anthropocentrique en filmant à hauteur de chat la relation des chats au monde humain, animal et végétal. Constitutive de l’identité de cette mégapole, cette triple relation remet en question l’opposition entre ville et nature et contribue à réenchanter le sauvage urbain.

In her first full-length documentary Kedi (2016), Turkish filmmaker Ceyda Torun portrays her hometown Istanbul through the privileged relationship between its inhabitants and its cats – not the domesticated ones but the innumerous stray cats of the city. Distancing herself from a traditional anthropocentric viewpoint, the director films the connections between the human, the animal and the vegetal worlds from the felines’ height and perspective. This network of connections is part of the identity of the megacity; it undermines the idea of a dichotomy between the city and nature, thus reenchanting urban wildness.

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La cinéaste turque Ceyda Torun qui vit aux États-Unis retrouve sa ville natale Istanbul dans son premier long métrage Kedi (littéralement « Chats »), présenté en première mondiale en Turquie en 2016 et sorti en France en 2017 sous le titre Kedi – Des chats et des hommes. Elle y donne à voir cette mégapole telle que la vivent les Stambouliotes en filmant la relation privilégiée que ces derniers entretiennent avec les chats. « C’est un film qui vous fait vivre une expérience que vous pourriez n’avoir jamais connue : la relation unique entre des chats libres et les habitants d’une ville », précise-t-elle (Torun 2018).

Le sauvage urbain se trouve au cœur du projet de ce film car ce ne sont pas les chats domestiqués mais les innombrables chats errants de la cité, qualifiés de « sans ‘maître’ » (« ‘sahip’siz ») dans le générique d’ouverture, qui intéressent la documentariste. Elle entend en effet montrer la manière dont une forme de vie autre, non humaine, animale, co-évolue et interagit avec le monde des êtres humains. Dans ce film, les chats ne sont pas convoqués à l’écran pour représenter les humains selon une approche anthropomorphique, propice à l’allégorie, qui domine la représentation des chats au cinéma ou dans le spectacle vivant, comme dans le film d’animation Les Aristochats (1970) des studios Disney ou la comédie musicale Cats (1978) d’Andrew Lloyd Weber, d’après T.S. Eliot, pour n’en citer que les plus célèbres1. Le choix du documentaire implique un autre regard. Kedi ne reste toutefois pas cantonné aux circuits de diffusion propres au cinéma ethnographique ; distribué dans plus de trente pays d’Europe, d’Amérique, d’Asie et d’Océanie2, il est souvent présenté en Turquie comme le film turc qui a obtenu le plus grand succès aux États-Unis (Alemdar 2017) où il a reçu le prix du Meilleur Premier Film Documentaire aux Critics’ Choice Documentary Awards en 2017 (Santacroce 2017).

Nous nous proposons d’étudier comment la réalisatrice se détourne d’un point de vue anthropocentrique sans pour autant présumer de ce que pourrait être le point de vue des chats. Ce nouveau regard, associé à une écriture filmique à hauteur de chat, permet de souligner à l’écran l’union essentielle du sauvage et de l’urbain, souvent tenue pour paradoxale.

1. Un nouveau regard

Ceyda Torun est née à Istanbul et a passé son enfance dans le quartier de Caddebostan, sur la rive asiatique du Bosphore (Ögetürk & Şen 2017). À l’âge de onze ans, elle suit sa famille qui s’installe d’abord en Jordanie, à Amman, puis aux États-Unis, à New York. Elle étudie l’anthropologie à l’université de Boston, est assistante de réalisation et de production en Turquie et au Royaume-Uni avant de retourner aux États-Unis pour y fonder à Los Angeles, avec le cinéaste allemand Charlie Wuppermann, la société de production Termite Films dont Kedi est la première réalisation3. Présents dans le nom même de cette société, les termites suggèrent une valorisation du travail collectif et un changement d’échelle favorable à un décentrement et un renouvellement du regard. Les cinéastes précisent en outre qu’ils entendent développer des projets « with a dedication to make genre films that embrace arthouse sensibilities »4.

Kedi est le fruit d’un travail commun mené au sein du couple formé par Ceyda et Charlie : ils sont les producteurs ; elle est la réalisatrice ; il est, avec Alp Korfalı, le directeur de la photographie. À l’origine du projet, il y a deux constats. D’une part, Ceyda Torun trouve que la ville d’Istanbul est montrée au cinéma de manière superficielle : « Istanbul est vraiment une ville unique qui est souvent mal représentée dans les films ou les documentaires. Très peu de documentaires la décrivent en profondeur. » (Torun 2018) D’autre part, les vidéos de chats qui se multiplient sur les plates-formes en ligne sur le Net ne lui paraissent pas rendre compte de la richesse et de la complexité du lien qui unit l’être humain à cet animal particulier. La cinéaste souligne toutefois combien le succès de ces vidéos sur Internet a facilité la recherche de financements privés pour son film qui ne bénéficie pas de subventions publiques : « S’il n’y avait pas eu cet effet de mode autour des chats sur Internet, ce film aurait été impossible à financer il y a dix ans. » (Marquès 2017)

En ce qui concerne Istanbul, ce n’est pas la ville vue de l’extérieur mais la cité vécue de l’intérieur qui intéresse la réalisatrice. Elle cite comme précédent notable le documentaire musical Crossing the Bridge – The Sound of Istanbul (2005) de Fatih Akin (Torun 2018), ce qui souligne la spécificité des cinéastes turcs en diaspora : Fatih Akin (qui est né et vit en Allemagne) et Ceyda Torun proposent tous deux une approche d’Istanbul différente, éloignée du discours officiel, au plus près du vécu et des émotions de ses habitants, que ce soit à travers les pratiques musicales pour le premier ou les chats pour la seconde. Cette dernière précise :

Avec ce film, je voulais montrer Istanbul comme je l’aime et la connais, celle aussi de ma famille et de mes amis, qu’on ne voit jamais hors de Turquie. En Turquie non plus d’ailleurs ! Beaucoup de Turcs m’ont dit : « J’avais oublié qu’Istanbul était comme ça ». Nous avons voulu éviter l’imagerie conventionnelle de la ville. Et montrer la vie des gens à la place. Capturer des vrais moments de leurs vies. De la même façon que nous cherchions d’authentiques histoires de chats. (Torun 2018)

Les retrouvailles avec sa ville natale sont donc pour elle associées aux retrouvailles avec les chats de la cité. En effet, elle n’a jamais retrouvé loin d’Istanbul cette proximité entre les êtres humains et les chats errants en milieu urbain. Charlie Wuppermann déclare dans le making of : « Quand on voyage à Istanbul et qu’on voit cette situation, on se dit que les mots ne suffisent pas à la décrire et qu’il faut en faire un film. » (Torun 2018) À la toute fin du générique de fermeture, le documentaire est ainsi dédié « aux chats d’Istanbul et à tous les Stambouliotes qui les aiment et veillent sur eux ».

Image 1.1 : affiche du film.

Image 1.1 : affiche du film.

Image 1.2 : affiche du film.

Image 1.2 : affiche du film.

Image 1.3 : affiche du film.

Image 1.3 : affiche du film.

Image 1.4 : affiche du film.

Image 1.4 : affiche du film.

Image 1.5 : affiche du film.

Image 1.5 : affiche du film.

Les affiches du film mettent presque toutes en parallèle le sauvage et l’urbain. L’une des affiches des pays anglo-saxons [image 1.1] opte pour de très gros plans sur les chats et des plans d’ensemble sur la ville en alternant le haut et le bas à l’intérieur des lettres du titre conservé en turc, Kedi. L’affiche française [image 1.2] joue sur la profondeur de champ avec le chat au premier plan et un plan d’ensemble sur la ville à l’arrière-plan où Sainte-Sophie est parfaitement reconnaissable ; le sous-titre Des chats et des hommes, en clin d’œil humoristique au roman Des souris et des hommes de Steinbeck, est ajouté au titre original Kedi. Un dispositif proche est retenu pour les affiches espagnole et grecque, mais la ville en arrière-plan est floutée : le seul tramway ne permet guère de la reconnaître sur l’affiche espagnole [image 1.3], mais le sous-titre entre parenthèses, Gatos de Estambul (Chats d’Istanbul), qui accompagne le titre Kedi, la mentionne ; au tramway s’ajoute l’image floutée de Sainte-Sophie sur l’affiche grecque [image 1.4] où le titre original en turc disparaît au profit d’un titre explicitement associé à la ville, Οι γάτες της Κωνσταντινούπολης (Les Chats d’Istanbul5). La question de l’identification de la ville semble avoir préoccupé les distributeurs : la ville est reconnaissable sur l’affiche française mais absente du titre ; au contraire de l’affiche espagnole, sur laquelle la ville est présente dans le titre mais difficilement identifiable, et de l’affiche grecque, sur laquelle la ville est présente dans le titre et reconnaissable. Le titre retenu en Allemagne, Kedi – Von Katzen und Menschen (Kedi – Des chats et des hommes) évite, comme en France, la référence à Istanbul qui en vient même à disparaître de l’affiche [image 1.5] au profit d’un gros plan sur le chat Duman ; cette référence à la ville est également absente des affiches turque, américaine ou brésilienne.

Toutes sont cependant pertinentes tant les chats ont le premier rôle au sens propre comme au sens figuré. La structure du film donne en effet la préséance aux chats eux-mêmes : d’une durée de 76 minutes, Kedi comporte sept parties, d’une dizaine de minutes chacune, articulées autour du portrait de sept chats (trois femelles et quatre mâles) de sept quartiers d’Istanbul, marqués par des différences socio-économiques notables, afin de souligner combien ce lien privilégié entre l’être humain et le chat traverse les frontières géographiques et sociales. « La capacité des gens à s’occuper des animaux des rues n’a rien à voir avec l’argent qu’ils ont. Personne ne se dit ‘j’ai mangé, maintenant je vais penser au chat’. Même dans les quartiers les plus pauvres, les gens montrent leur affection en partageant ce qu’ils ont à manger », remarque le dessinateur Bülent Üstün dans l’une des scènes coupées du film (Torun 2018). Des quartiers populaires aux quartiers huppés de part et d’autre du Bosphore, le spectateur suit le quotidien de ces chats : Sarı à Galata, Bengü à Karaköy, Aslan Parçası à Kandilli (sur la rive asiatique), Psikopat à Samatya, Deniz à Feriköy, Gamsız à Cihangır, Duman à Nişantaşı. Les lieux qu’ils ont choisis sont aussi différents qu’une taverne au bord de l’eau (Aslan Parçası), un marché couvert (Deniz), une boulangerie (Gamsız) ou une brasserie chic (Duman), qui forment « un décor saisissant, très peu folklorique »6 (Mitsis 2017). Le choix de ces sept chats s’impose progressivement durant la préparation du film qui dure trois ans. Après les premiers repérages à l’été 2013, les tournages se déroulent au printemps 2014. Ceyda et Charlie précisent dans le making of :

Charlie : On est partis en avril, on est restés trois mois avec environ deux mois de tournage non-stop quasi tous les jours. Ceyda : Jour et nuit. Charlie : Parfois la journée était finie, on allait au restaurant et tout à coup on voyait un chat faire de l’escalade, donc on ressortait tout le matériel et on commençait à filmer de nouveau. On ne voulait rien rater. (Torun 2018)

Puis, une fois le matériel collecté, le montage impose des choix décisifs pour sélectionner les chats du film : « On est revenus du tournage avec 180 heures de rushes, on lui a tout donné [au monteur Mo Stoebe] et on lui a dit : ‘Voilà les personnages et leurs histoires. Vois ce que tu peux en faire.’ » (Torun 2018)

Plusieurs critères président aux choix de la réalisatrice. Le premier d’entre eux est lié aux impératifs de la narration. Elle souhaite pouvoir présenter des « histoires les plus complètes possibles » (Torun 2018) : « Quand nous avions débuté le tournage, nous avions 35 histoires de félins. Pendant les trois mois de fabrication du film, nous n’avons pu suivre que 19 d’entre eux car tous ne se présentaient pas aux endroits où on les attendait. Finalement, au montage, nous avons retenu les sept histoires qui forment le film définitif. » (Marquès 2017) La structure narrative est certes articulée autour du portrait des chats, mais elle est aussi grandement tributaire des témoignages recueillis auprès des habitants d’Istanbul même s’ils ne sont que rarement nommés – leurs prénom et nom apparaissent cependant dans le générique de fin. Le récit de leurs relations avec les chats7 constitue la trame du film : « Ce sont elles [i.e. les personnes] qui donnent forme à la structure narrative du film. » (Torun 2018) Cette interaction entre la parole des humains et l’image des chats confère au film une dimension supplémentaire : « Toutes attachantes que soient ces figures félines, son film va plus loin. Il donne la parole à ceux qui veillent sur ces animaux et dessine une humanité généreuse. En parlant de leurs protégés, ces femmes et ces hommes se racontent. » (Renou-Nativel 2017)

Le deuxième critère a trait à l’éthique : l’équipe entend ne pas contraindre les chats à se plier aux directives d’un scénario préétabli. « Je m’étais fixé une règle : si le chat nous fuyait en nous voyant, alors nous n’avions pas sa permission et nous ne devions pas essayer de le forcer ou de le manipuler. À partir de là on a fait avec ce qu’ils nous donnaient et ils nous ont donné beaucoup ! » (Torun 2018)

Image 2 : le casting du film.

Image 2 : le casting du film.

Les sept chats retenus [image 2] sur les 35 initiaux sont présentés comme des acteurs dans la bande-annonce, dans le générique du film (avec les autres chats en seconds rôles) et ils donnent leur nom aux sept chapitres du DVD (Torun 2018). Le chiffre sept revient également de façon discrète dans le film même (une portée de sept chatons nouveau-nés est filmée à la 37e minute) et autour du film (sept scènes coupées sont incluses dans le DVD français et le chiffre sept est précisé au dos de la jaquette). Ce chiffre n’est pas sans évoquer les sept vies que l’on prête communément aux chats. Cette croyance est du reste rappelée à la 55e minute en voix off par le dessinateur Bülent Üstün qui compare les chats à des super-héros de bande dessinée tandis que les plans fixes successifs montrent les chats évoluant en hauteur de manière périlleuse sur les toits, sur les grilles et dans les arbres. Une variante qui attribue non sept mais neuf vies aux chats se reflète dans un titre alternatif du film en anglais, Nine Lives – Cats in Istanbul ; les deux autres chats sont dans ce cas Gece et Ginger qui certes n’ont qu’un second rôle dans la partie consacrée à Gamsız mais qui sont nommés dans le film. Si du coup l’on songe à cette croyance qui attribue sept vies aux chats, les sept chats du film sont à la fois ces sept chats particuliers, un seul chat et l’archétype de tous les chats, dans un nouveau rapport au temps de la cité.

2. À hauteur de chat

La préséance des chats se manifeste dans la macrostructure mais également dans la microstructure du film, au fil de plans inhabituels. En effet, la documentariste choisit de ne pas filmer les chats du point de vue des passants mais à hauteur de chat. Cette option est essentielle dès le départ : il s’agit d’adopter le point de vue des chats en filmant avec une caméra grand angle, proche du sol, à hauteur des chevilles des êtres humains et des épaules des chats.

Ce choix induit un déplacement du regard8 sur la ville : « Quand on est à peine au-dessus du sol, à 15, 20 centimètres, on ne fait pas attention aux mêmes choses. Il y a beaucoup de choses que j’ai redécouvertes, y compris des lieux que je croyais bien connaître. » (Torun 2018) Lors d’entretiens à la sortie du film, la réalisatrice et son équipe parlent fréquemment du point de vue des chats ; cette recherche est avant tout esthétique et visuelle, la quête d’un nouveau regard sur la cité et le monde, qui entend rester modeste et sans excès. « C’est important de filmer les chats comme si on filmait des gens. On ne voulait pas adopter le point de vue des passants ni leur seul point de vue à eux pour ne pas caricaturer la façon dont ils vivent et perçoivent la ville. Comme pour filmer des gens par-dessus leurs épaules, on a essayé de filmer les chats comme ça », indique la cinéaste (Torun 2008). Dans la scène coupée intitulée « La philosophie des chats », l’universitaire Özlem Öğüt Yazıcıoğlu part de l’essai L’Animal que donc je suis de Derrida (2006), qui a joué un rôle important dans le développement de la réflexion zoopoétique en Europe (Bertrand & Horrein 2018 ; Simon 2021), pour expliquer combien la manière dont les chats perçoivent le monde reste difficilement accessible aux humains : « Bien sûr on essaie de les comprendre et de les interpréter avec notre point de vue d’humains. Mais on y parvient à peine. On ne sait jamais ce qu’ils pensent de nous. Le fait de ne pas savoir et d’être en paix avec ça constitue le fondement de notre comportement éthique. » (Torun 2018) Cette posture intellectuelle se rapproche de celle à l’œuvre dans le documentaire.

Image 3 : Charlie Wuppermann et Gamsız.

Image 3 : Charlie Wuppermann et Gamsız.

Filmer à hauteur de chat n’est cependant pas simple car la caméra est tenue et manipulée par un être humain et non par un chat [image 3]. L’équipe doit improviser un dispositif inédit après plusieurs tentatives infructueuses9. Ils conçoivent ainsi une plate-forme à hauteur de cheville sur laquelle ils ont posé une caméra mobile, avec des moniteurs et un long manche. Les prises de vue ainsi obtenues contribuent grandement au succès du film, à la singularité du regard sur la ville qu’il propose. « Le résultat s’avère merveilleux : on n’a jamais vu une telle proximité cinématographique avec ces petits félins. » (Baronian 2017)

Image 4 : Sarı.

Image 4 : Sarı.

Comme sur certaines affiches, le point de vue du chat est en outre souligné par un jeu sur la profondeur de champ : le chat est sujet au premier plan et le monde des êtres humains est à l’arrière-plan. La présentation de la première protagoniste, Sarı, à la deuxième minute pose les principes esthétiques du film. Après un gros plan fixe sur la tête de la chatte, la caméra la suit à hauteur de cheville : elle est au premier plan à droite, et à l’arrière-plan se profilent, au centre sur le trottoir, la silhouette d’une femme voilée vêtue de noir et, à gauche, deux passants et un éboueur [image 4]. La musique qui accompagne ces plans est l’introduction instrumentale de la chanson « Arkadaşım Eşek » (Mon ami l’âne, 1991) de Barış Manço dont le nom est celui d’un bateau filmé à la vingtième minute, comme un écho sous forme de clin d’œil. Dans la chanson, le narrateur qui a quitté son village pour la grande ville s’adresse à son âne resté au village pour lui exprimer sa nostalgie. Un parallèle peut ici être établi avec la cinéaste qui se trouve loin de son pays : si l’âne est associé au monde rural, c’est le chat qui est associé au monde urbain. La narration de la séquence en deux temps correspond aux deux couplets de la chanson : pendant le premier couplet, la chatte prend de la nourriture qu’elle apporte à ses petits pendant le deuxième couplet. La verbalisation se fait ensuite comme un dévoilement d’abord en voix off puis face caméra par la femme qui a une relation privilégiée avec cette chatte et dont le nom ne nous est pas précisé avant le générique de fin. Elle nous raconte l’histoire de Sarı, jadis tranquille et indolente, dont le comportement a changé après qu’elle eut mis bas : « C’est une vraie chasseuse. Elle n’était pas comme ça avant. »

Ce dévoilement progressif associé à un jeu sur l’échelle des plans se retrouve par exemple dans la présentation du troisième protagoniste, Aslan Parçası. À la 22e minute, un très gros plan fixe cadre d’abord son nez puis ses yeux qui s’ouvrent ; s’intercalent des plans de poissons que des humains sont en train de décortiquer. Le contrepoint humoristique est ici assuré par la chanson « Üsküdar’a Gideriken » (En allant à Üsküdar)10 dans la version interprétée par la chanteuse américaine Eartha Kitt (1953), qui ancre l’histoire de ce chat sur la rive asiatique à Üsküdar où se trouve, dans le quartier de Kandilli, la taverne de poissons près de laquelle il vit.

Image 5 : Istanbul vue du ciel.

Image 5 : Istanbul vue du ciel.

Le jeu sur le cadrage se poursuit à l’échelle de la cité. En effet, d’impressionnants plans de la ville pris grâce à un drone [image 5] viennent souligner le contraste entre le gigantesque urbain et l’échelle du chat. Par ailleurs, l’usage simultané de deux caméras permet de travailler sur les rapports des chats au monde urbain : « Charlie Wuppermann et Alp Korfalı se mettaient d’accord pour savoir quels objectifs ils allaient utiliser pour la journée. De sorte qu’ils savaient toujours qui ferait les gros plans et qui filmerait en plan large, à chaque fois qu’un événement survenait », précise la cinéaste (Marquès 2017). Cette alternance de plans est à la base de la mise en tension du sauvage et de l’urbain, qui est en outre parfois renforcée par l’usage du plan en plongée ; la contre-plongée qui aurait pu valoriser l’humain est en revanche absente du montage final11. La ville est ainsi fréquemment vue d’en haut par un chat depuis les toits. La première apparition d’un chat dans le film le montre sur un toit au troisième plan. De nombreux chats sont filmés sur les toits entre les portraits des protagonistes, par exemple à la septième minute où des plans en plongée se rapprochent du regard qu’ils portent sur la ville en bas. L’homme qui présente Deniz à la 35e minute raconte en ces termes leur rencontre : « C’était une toute petite chose. Il m’a regardé de là-haut. On s’est demandé d’où venait ce petit bonhomme amoché. Je l’ai fait descendre du toit. » Le haut et le bas, le micro et le macro peuvent ainsi s’inverser, comme sur l’affiche des pays anglo-saxons [image 1.1] où le chat et la ville apparaissent alternativement en haut et en bas.

Enfin, la subjectivité du chat est soulignée par un jeu de champs-contrechamps où le contre-champ filmé au-dessus de l’épaule du chat suggère le regard de ce dernier sur le monde, comme on le fait pour un acteur qui interprète un rôle. Citons le contre-champ sur l’étalage d’un marché aux poissons à la 20e minute entre un plan qui montre une chatte qui fixe l’étalage et un autre qui montre la même chatte attrapant un poisson sur le sol devant cet étalage. De même, à la 23e minute, deux plans suggèrent le regard d’Aslan Parçası à l’intérieur des égouts où se trouvent les rats qu’ils chassent. Là encore, la musique pour percussion de Levent Yıldırım interprétée à la darbuka propose un contre-point humoristique.

Image 6 : Kamil.

Image 6 : Kamil.

C’est à la fois le regard du chat et ce que regarde le chat qui sont montrés à l’écran. La réalisatrice n’hésite pas à comparer les chats qu’elle filme à des acteurs. Sans être l’un des sept protagonistes, Kamil, le chat de l’affiche française qui apparaît à la fin du film, s’est prêté à de nombreuses prises et semblait regarder la caméra à l’endroit qui permet de filmer le coucher du soleil sur la ville en arrière-plan [image 6]. Enthousiaste, Ceyda Torun déclare dans le making of : « Il jouait comme un professionnel. Sans qu’on n’ait rien à dire, il savait où s’arrêter, s’asseoir, se tourner vers la caméra et nous faire un clin d’œil. » (Torun 2018)

3. Le sauvage urbain : une triple relation

Istanbul connaît à partir des années 1950 une urbanisation effrénée qui bouleverse le rapport de ses habitants à la nature : malgré quelques politiques publiques destinées à protéger l’environnement, la densification du tissu urbain entraîne une réduction continue des espaces verts, accrue au xxie siècle (Bazin 2007). La cinéaste remarque : « Quand j’étais petite, il y avait beaucoup moins de monde – environ 4 millions d’habitants contre 20 millions aujourd’hui –, on était des enfants très libres. Il n’y avait que deux chaînes à la télé, donc quand je n’étais pas à l’école, je passais tout mon temps dehors sur mon vélo ou dans la cour de derrière avec les chats errants. C’était très banal à l’époque ! » (Santacroce 2017) Dans son documentaire, elle montre cette mégapole à travers une triple relation : la relation des chats au monde des humains, au monde animal et au monde végétal.

Sujet principal du film, la relation des chats au monde des humains, au moins autant que celle des humains aux chats, est ici privilégiée, comme le suggère le sous-titre Des chats et des hommes en France et en Allemagne. Cette relation est dès la première phrase du prologue présentée comme très ancienne : les chats sont présents dans la ville « depuis des milliers d’années », peut-on lire. La réalisatrice, qui n’intervient pas verbalement dans son film, indique en outre lors d’entretiens que cette relation est multiséculaire ; elle parle de 3500 ans en mentionnant au détour d’une phrase un article publié dans le National Geographic (Torun 2018).

Les êtres humains qui apparaissent dans le film appartiennent à diverses catégories socio-professionnelles, qu’ils soient commerçants dans des quartiers huppés ou populaires, restaurateurs, boulangers, pêcheurs ou artistes. La cinéaste distingue entre les « humains », c’est-à-dire les gens de la rue qui ont noué une relation particulière avec un ou plusieurs chats, et les « experts » en fonction de leur domaine de compétence (Marquès 2017). Ces deux catégories sont interviewées, mais la cinéaste ne retient dans le montage final que ceux qui à l’écran ont une interaction directe avec un chat (Alemdar 2017). Leur propos oscille entre des considérations sur les chats en général et la singularité de leur chat de prédilection ou plutôt du chat qui les a choisis. Cette singularité est souvent reflétée dans le nom qu’il leur donne, comme Psikopat (Psychopathe), Gamsız (Insouciant) ou Aslan Parçası (Petit Lion, surnom affectueux communément attribué à un petit garçon). L’image et la musique éclairent en outre d’un jour nouveau les témoignages recueillis auprès des habitants en voix off ou face caméra.

Les chats sont présentés tantôt comme très proches, tantôt comme très différents des humains. À la 15e minute, une habitante déclare : « Et ils sont très mystérieux, très différents de nous. Que ce soit physiquement, mentalement ou dans leurs aptitudes, ils sont très différents. Et pourtant on peut avoir une relation avec eux. » D’autres, au contraire, insistent sur la proximité : « C’est fascinant. Les chats sont comme les gens », entend-on à la septième minute ; « Ils ont tous leur personnalité, comme les humains. Si on regarde bien, nous sommes pareils », confie une dame sur le marché de Feriköy. Certains se sentent obligés de justifier l’attachement qu’ils éprouvent, en particulier les hommes : « Ce n’est pas le genre de mièvrerie des vieux films turcs, mais je me préoccupe d’elle. Si je ne la vois pas ou ne l’entends pas, si elle n’est pas dans le coin quand j’arrive le matin, je m’inquiète et je la cherche », confie l’un d’eux au sujet de Bengü à la 13e minute. Elle est « l’une des nôtres », ajoute-t-il. La relation qui s’installe est différente, mais elle n’est pas unilatérale ; une habitante insiste sur la notion de réciprocité et déclare à la 61e minute : « C’est comme un miroir. »

Cette relation n’est en outre pas exclusive. Le boulanger Murat confie au sujet de Gamsız à la 49e minute : « Je suis le principal être humain dans sa vie. Les autres sont des figurants. » Et les habitants montrent de la compréhension jusqu’à admettre l’ingratitude : « Tout comportement ingrat de leur part [i.e. de la part des chats] est une preuve de sincérité. Ils n’ont pas besoin de s’excuser », déclare à la 44e minute Bülent Üstün, lui-même créateur de la bande dessinée Kötü Kedi Şerafettin, connue hors de Turquie sous le titre Bad Cat, en rupture avec les représentations souvent attendrissantes des chats domestiqués.

Cette relation passe par la communication. Beaucoup parlent même de discussion : « Je lui parle, elle me répond », confie une habitante au sujet de Sarı à la 5e minute ; « On a des discussions sans fin », déclare un habitant au sujet de Bengü à la 13e minute. Ils disent « communiquer avec eux » (à la 6e minute), avoir un « langage commun » (15e minute). La réalisatrice précise : « Je trouve qu’ils [i.e. les chats] savent surtout s’exprimer avec une très grande clarté. » (Torun 2018)

Le regard est souligné dans le film, mais aussi le toucher. « Caresser un chat me procure un certain sentiment de sécurité », entend-on à la 15e minute. Suivent une série de plans majoritairement fixes qui montrent des passants d’âge et de sexe différents qui s’arrêtent pour caresser les chats des rues.

Beaucoup insistent sur le bien que leur procure cette relation aux chats de la ville pour leur santé psychique et/ou physique, ou encore pour leur créativité. « Ils me font du bien », entend-on à la 6e minute (au sujet de Sarı) ou bien à la 13e minute (au sujet de Bengü). Dans la scène coupée intitulée « Le long du Bosphore », un passant développe l’idée du lâcher prise salvateur qu’inspire cette relation. Le chat peut même apparaître comme un animal providentiel : un habitant confie à la 18e minute qu’un chat a un jour attiré son attention sur un portefeuille qui contenait la somme exacte dont il avait besoin pour acheter le bateau qui lui permettrait de continuer à exercer son métier ; depuis lors, ils s’occupent régulièrement des chats errants. Dans d’autres cas, les chats jouent un rôle décisif pour aider des humains qui ont de graves problèmes de santé : « Mon thérapeute dit que j’essaie de soigner mes blessures en prenant soin d’eux », confie une dame à la 41e minute en préparant de la nourriture pour les chats du quartier ; « M’occuper d’eux m’a guéri », « C’est véritablement une thérapie », « Je ne serais plus là sinon. Aucun médicament n’a pu me sauver », déclare à la 59e minute un homme qui, après une dépression nerveuse en 2002, ne retrouve goût à la vie qu’en s’occupant des chats de la ville. Certains disent qu’aux côtés des chats ils arrivent à faire l’apprentissage du deuil et de la solitude. Bülent Üstün précise à la 43e minute qu’il aurait eu une enfance très agitée sans les chats car la communication avec les adultes était difficile (ce dernier point est dit en voix off tandis qu’il dessine un chat), et que les chats lui apportent beaucoup de réconfort dans les moments de solitude. La réalisatrice elle-même confie avoir beaucoup appris auprès d’une chatte quand elle était enfant, en particulier sur le cycle de la vie (Santacroce 2007), et elle qualifie trois chats de son enfance d’amis, de professeurs et même de guides spirituels (Torun 2018).

La question de la féminité fait en outre l’objet d’un long développement autour du témoignage d’une artiste-peintre. À la 31e minute, le plan d’un chat avec en arrière-plan une femme en noir (en écho au plan de Sarı avec une femme en noir et voilée à la deuxième minute, mentionné plus haut) introduit ce développement : « Je trouve leur allure très féminine. Je ne vois plus une telle élégance chez les femmes. Nous avons perdu cela, mais les chats ont un excellent maintien. Surtout dans ce pays, dans une ville comme celle-ci, c’est très difficile d’être une femme, d’être féminine. D’exprimer sa féminité, de provoquer par sa féminité. Tout simplement d’être une femme… », déclare cette peintre qui est d’abord filmée à hauteur de chat ; elle marche dans la ville, monte des escaliers et, comme si un chat la suivait, le plan cadre ses jambes vêtues d’un pantalon bouffant noir. Puis, en plan américain, elle apparaît de profil en chemisier blanc et la tête couverte d’un châle noir. Nous la suivons dans son atelier où elle peint et exprime ses pensées en voix off. L’expression de la féminité en rapport à l’élégance du chat semble retenir l’attention de la réalisatrice qui propose ici un point de vue genré sur le rapport des Stambouliotes aux chats. Il se reflète en outre dans certains plans, comme à la 5e minute le plan fixe qui met en parallèle à gauche une habitante qui fume et à droite Sarı, sa chatte de prédilection.

Cette peintre précise en outre que la relation aux chats permet à l’humain de développer son instinct animal, d’exprimer son animalité : « Comme si c’était mieux d’être si humain, si moderne ! » Cet aspect est également présent chez l’autre artiste interviewé, le dessinateur Bülent Üstün, qui, dans une scène coupée, va même jusqu’à dire que, plus jeune, au contact de ces animaux, il se sentait lui-même « comme un chat » (Torun 2018).

Enfin, le rapport à la religion est introduit avec humour et légèreté à la 13e minute. Un écriteau à côté de chiens endormis précise : « Ces abreuvoirs sont pour les chats et les chiens. Si vous ne voulez pas manquer d’eau dans votre prochaine vie, ne touchez pas à celle-ci. » La réalisatrice confie avoir été étonnée d’apprendre que l’écriteau avait été rédigé par un homme (Torun 2018). Puis la voix off précise : « On dit que les chats sont conscients de l’existence de Dieu mais que les chiens ne le sont pas. Les chiens prennent les humains pour des dieux, mais pas les chats. Les chats savent que les gens servent d’intermédiaires à la volonté de Dieu. Ce n’est pas de l’ingratitude mais de la sagesse. » Cet extrait est du reste fréquemment repris dans les bandes-annonces du film. Le chat, réputé pour être aimé du Prophète, bénéficie de faveurs spéciales en terre d’Islam (contrairement au chien, souvent mal considéré). Par ailleurs, Bülent Üstün fait état d’une anecdote : son frère et lui, quand ils étaient enfants, enterraient les chats morts dans le jardin en mettant une croix faite de petites branches de bois pour imiter les personnages des westerns américains. Leur père, de peur qu’ils se convertissent au christianisme, les a envoyés dans une école coranique.

Image 7 : Ginger et Gamsız.

Image 7 : Ginger et Gamsız.

Kedi ne montre pas les chats dans une relation exclusive aux humains ; ils sont aussi en relation avec le monde des animaux. Leurs rapports aux autres chats sont souvent associés à leur nature de mammifère, leur instinct de reproduction ou la défense de leur territoire. Sarı apporte de la nourriture à ses enfants, Bengü protège les siens. Notons également à la 37e minute le plan en plongée qui cadre deux chats endormis enlacés. Cette relation peut être empreinte de rivalité, comme le montre la partie consacrée à Psikopat : « Elle oblige même son mari à la respecter », observe un habitant à la 28e minute tandis que Psikopat chasse ses rivales, et le contrepoint musical apporte ici encore une touche humoristique, que ce soit la darbuka de Levent Yıldırım ou la chanson « Deli Kadın » (La folle, 1983) d’Erkin Koray, qui invite à assimiler cette chatte à une mégère autoritaire et jalouse. Ces disputes entre chats des rues se retrouvent dans le passage où Gamsız et Ginger se battent pour des enjeux de pouvoir et de territoire à la 52e minute [image 7], toujours au son de la darbuka. Gamsız est aussi montré dans son interaction avec un chat domestiqué : il a en effet l’habitude de s’introduire dans une maison, en se présentant à la fenêtre pour qu’on lui ouvre, et de manger dans la gamelle du chat domestiqué Gece.

Les chats entretiennent également des relations avec d’autres animaux, souvent associées à leur instinct de prédateur. À la 8e minute, un chat chasse une mouette près d’un étalage de poissons, puis s’enfuit devant un groupe de mouettes qui prennent leur envol, le rapport de forces étant inversé. Psikopat est présentée en voix off comme « l’ennemie jurée des chiens » à la 26e minute et filmée au premier plan avec un pitbull à l’arrière-plan, caché sous une chaise entre les jambes de son maître. Enfin, la relation des chats avec les rats occupe une grande partie du passage consacré à Aslan Parçası, filmé de nuit avec une caméra infrarouge placée dans les égouts de Kandilli, de sorte que le spectateur puisse avoir l’impression de voir ce que voit le chat quand il chasse les rats sous terre, toujours sur un motif joué à la darbuka. Il doit son nom redoutable et sa réputation à cette traque quotidienne près des tavernes au bord de l’eau. La question des chats utiles aux humains pour chasser les rats près des canalisations est de nouveau évoquée à la 45e minute.

De manière moins présente, les chats, enfin, sont aussi montrés dans leur relation au monde végétal dans des séquences où la réalisatrice « sait s’affranchir de l’horizontalité » (Renou-Nativel 2017) : ils grimpent aux arbres pour atteindre les étages des maisons et des immeubles. Sont ainsi filmés Psikopat à la 27e minute, un chat dans un cimetière à la 39e minute, Gamsız à la 49e minute pour gagner la fenêtre de l’appartement où vit Gece. Ces plantes et ces arbres définissent le territoire essentiel pour la survie de leur espèce et sont décisifs pour créer librement des liens entre le sauvage et l’urbain. Les repérages ont lieu à l’été 2013, peu après la révolte de Gezi, qui commence par une opposition à la destruction d’un des rares espaces verts de la ville, le parc Taksim Gezi (Pérouse 2014). À deux reprises dans le film, la voix off s’inquiète de la disparition quasi-totale des espaces verts urbains pour l’avenir des chats de la ville. « Tout a changé ces cinq dernières années avec la construction de ces tours. Avant, c’était tout vert ici. Il y avait des vergers et des jardins dans lesquels les gens avaient des potagers. Quand ces bâtiments ont été construits, toute la nature a disparu », entend-on à la 37e minute. Puis, à la toute fin du film, la voix off constate que la ville devient de moins en moins accueillante pour les chats filmés au milieu des gravats d’édifices en démolition : « Les problèmes rencontrés par les chats des rues ne sont pas isolés des problèmes que nous rencontrons. Il serait facile de considérer les chats errants comme un problème […]. Alors que si nous pouvons apprendre à vivre de nouveau ensemble, nous règlerons peut-être nos problèmes en essayant de régler les leurs. » La scène coupée « La maman chat et la construction » montre de manière symptomatique une chatte dérangée par des travaux de construction pendant qu’elle allaite ses trois chatons.

La scène coupée « Nostalgie du vieil Istanbul » souligne une évolution urbaine particulièrement préoccupante pour les chats comme pour les humains. L’écrivain Erk Acarer explique : « Si vous observez le vieil Istanbul, vous verrez des nichoirs pour oiseaux au bord des mosquées. » L’architecte Yamaç Korfalı poursuit : « Les vieilles bâtisses turques ont des portes faites pour les hommes mais aussi pour les chevaux. Une petite porte pour les chats et une plus grande pour les chevaux. Certaines ont même des nichoirs pour que les oiseaux puissent se nourrir et faire leur nid. » Et Erk Acarer de conclure : « Maintenant il y a des ‘enfants d’appartement’, des ‘gens d’appartement’. Et avec eux, les animaux domestiques. Comment est-on passé des nichoirs à pigeon dans les mosquées aux magasins d’animaux domestiques ? » Cette réflexion se reflète à la fin, à la 68e minute, par un plan filmant deux chats noir et blanc sur le rebord de fenêtres, l’un à dominante noire, à gauche, à l’extérieur, l’autre à dominante blanche, à droite, à l’intérieur, dans une composition symétrique. Et, tout au long du film, les chansons de différentes décennies de la seconde moitié du xxe siècle « evoke a sense of nostalgia for viewers of different ages », aux dires de la cinéaste (Alemdar 2017).

Les humains célèbrent dans ce film la liberté des chats, « la nature libre des félins »12 (Haidar 2017) : « C’est important pour moi. Qu’elle ne renonce jamais à sa liberté », déclare un homme au sujet de Psikopat à la 30e minute. La réalisatrice précise qu’elle n’a pas voulu faire un film politique : « Je ne voulais pas filmer les mouvements sociaux ni donner de l’importance au régime en place parce que ses acteurs bénéficient déjà de suffisamment d’attention. » (Santacroce 2017) La dimension politique reste certes discrète, mais le potentiel subversif des chats affleure parfois, notamment à travers le graffiti « Erdo-gone ! Inşallah maşaallah » (Erdo-gone ! Si Dieu le veut et comme Dieu le veut), filmé d’abord en plan large à la 46e minute en arrière-plan derrière un balayeur et quelques plantes entre le balayeur et le graffiti (comme pour souligner l’importance du végétal en voie de disparition dans la ville), puis en gros plan derrière Ginger qui, sur une moto, miaule de sorte que le graffiti apparaît comme une bulle de bande dessinée à la 53e minute [image 8]. En écho, un autre graffiti montrant cette fois un chat espiègle est filmé à la 66e minute. « Le propos politique se glisse à droite, à gauche (ici, une affiche contre Erdogan, là, des allusions à la joie de vivre qui se meurt), mais il a du mal à infuser l’écran. Est-ce volontaire ? Possible, quand on sait les barrières rencontrées par la liberté d’expression et d’opposition actuellement. » (Humbert 2017)

Image 8 : Ginger.

Image 8 : Ginger.

Le travelling arrière sur Istanbul au crépuscule suivi du fondu au noir avant le générique de clôture marque certes la fin du film mais évoque aussi un monde en voie de mutation voire de disparition. « Sans ses chats, Istanbul perdrait une partie de son âme », déclare la voix off au début du film. « Et peut-être que dans un avenir proche, dans deux ou trois ans, on ne verra plus de chats dans nos rues », s’inquiète la peintre à la 33e minute.
 

« Kedi nous offre à tous une leçon »13 (Mullen 2017) ; « humains et félins y interagissent d’égal à égal, dans des relations bénéfiques aux deux »14 (Haidar 2017). Ce « film phénomène » (Baronian 2017) aux partis pris esthétiques originaux obtient un succès planétaire au-delà des festivals et des salles de cinéma art et essai15. Il propose « a profoundly affecting meditation, at once dreamy and precise, on a force of nature – several forces of nature, actually, with paws and tails – surviving and thriving in an industrialized world » (Leydon 2017). En donnant la préséance aux chats pour montrer cette triple relation au monde humain, animal et végétal, Ceyda Torun bat en brèche l’idée d’une opposition entre ville et nature et parvient à réinscrire la nature au cœur de l’identité urbaine. Un Stambouliote affirme en voix off au début du film : « Les chats incarnent tout l’incroyable chaos, la culture et la singularité qui constituent l’essence d’Istanbul », phrase à l’aune de laquelle se déploie tout le film. Il ne s’agit pas du sauvage contre l’urbain, ni même du sauvage et de l’urbain ; le propos va plus loin : le sauvage ici est l’urbain. Ainsi, avec Kedi, les Stambouliotes de naissance, d’adoption ou de cœur redécouvrent à l’écran leur ville à travers ce regard porté sur et avec ces sept chats emblématiques parmi d’autres, regard qui contribue à un véritable réenchantement du sauvage urbain.

Nous remercions chaleureusement la société de production Termite Films pour nous avoir permis de reproduire les images qui illustrent cet article.

Bibliography

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Notes

1 Ceyda Torun et Charlie Wuppermann apparaissent en costumes de chat dans le making of du film, certainement en clin d’œil à ces représentations bien connues (Torun 2018). Return to text

2 Cf. www.kedifilm.com/international. Return to text

3 Cf. liste des projets : www.termitefilms.com/projects.html. Return to text

4 Cf. www.termitefilms.com/about.html. Return to text

5 Nous traduisons ici Κωνσταντινούπολη (Constantinople) par Istanbul car c’est en grec le nom usuel et officiel de cette ville. Traduire par Constantinople renforcerait l’idée de nostalgie qui est toutefois présente dans l’image floutée de Sainte-Sophie, comme rejetée dans le passé collectif. Return to text

6 « ένα συναρπαστικό, ελάχιστα φολκλορικό ντεκόρ ». Return to text

7 Ces relations ne sont pas sans rappeler celles à l’œuvre au sein des communautés hybrides étudiées par Dominique Lestel (2004). Return to text

8 Anne Simon place du reste les notions de déplacement et de décentrement au cœur de l’approche zoopoétique (Simon 2016 : 74). Return to text

9 Ceyda Torun précise dans le making of : « Au début, on avait un camion téléguidé pour enfants sur lequel était fixée la caméra, mais les chats ne l’aimaient pas vraiment. Nous avons essayé des caméras sur des voitures téléguidées, mais ils fuyaient ou essayaient de l’attaquer. Nous avons vite compris qu’on ne pourrait les approcher qu’en portant la caméra avec nous. Au bout d’un moment, ils aimaient vraiment la caméra. Ils voyaient l’objectif comme un très gros œil. » Et Charlie Wuppermann poursuit : « On voulait vraiment filmer à la même hauteur que les chats. Voir les choses au même niveau qu’eux. Ça voulait dire se coucher par terre, faire beaucoup de contre-plongées. On a créé quelques accessoires pour suivre les chats sans se casser le dos. Si tu prends juste une caméra et que tu essayes de suivre le chat comme ça en traversant la rue en même temps, c’est assez dangereux. » (Torun 2018) Return to text

10 Sur les avatars de cette ancienne chanson, voir le documentaire Whose is this Song? (2003) d’Adela Peeva. Return to text

11 Elle semble toutefois présente dans les rushes selon le témoignage de Charlie Wuppermann cité en note 9. Return to text

12 « a natureza livre dos felinos ». Return to text

13 « Kedi offers a lesson for us all. » Return to text

14 « Humanos e felinos interagem de igual para igual, em relações benéficas para ambos. » Return to text

15 Sorti en 2017 pendant les fêtes de fin d’année en France, le film entend réunir des spectateurs de toutes les générations. La bande-annonce a en outre été montrée dans des émissions télévisées grand public comme Vivement dimanche prochain sur France 2 le 17 décembre 2017, animée par Michel Drucker, en présence des actrices Anny Duperey (qui a consacré plusieurs livres aux chats) et Véronique Jannot et du dessinateur Philippe Geluck (créateur d’un Chat subversif), qui tous recommandent le film. Cet extrait de l’émission est disponible dans les bonus du DVD (Torun 2018). Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Stéphane Sawas, « Istanbul, une mégapole réenchantée par ses chats dans le documentaire Kedi de Ceyda Torun », Textes et contextes [Online], 16-1 | 2021, 15 July 2021 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3163

Author

Stéphane Sawas

Professeur des universités, CERLOM (EA 4124), INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales), 2, rue de Lille, 75007 Paris, France

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