Introduction
Si le discours historiographique actuel est bien différent de celui qui, jusqu’au xviiie siècle, « ‘autorise’ la force qui exerce le pouvoir ; […] la pourvoit d’une généalogie familiale, politique ou morale ; […] accrédite l’‘utilité’ présente du prince lorsqu’il la transforme en ‘valeurs’ qui organisent la représentation du passé » (De Certeau 2007 : 21), histoire et pouvoir demeurent, encore aujourd’hui, étroitement liés. En effet, bien que l’historien soit beaucoup plus libre qu’auparavant et que les états démocratiques assument, dans une certaine mesure, la révision critique du passé national, certains discours historiques contemporains reproduisent les manipulations de l’histoire reçues en héritage. Pensons par exemple à l’histoire de la Conquête et de la Colonisation de l’Amérique qui, au temps de la commémoration de 1992, portait encore souvent les marques de l’européocentrisme et du triomphalisme des anciennes chroniques. Que dire du ‘pacte de silence’ autour de l’histoire de la guerre civile espagnole et du franquisme, qui fut prolongé bien après la mort de Franco et qui continue d’alimenter aujourd’hui de profonds conflits de mémoires ?
Face à ces diverses instrumentalisations de l’histoire, les stratégies de résistance sont nombreuses et touchent aussi bien la vie politique qu’associative, scientifique ou artistique. En ce qui concerne l’art justement, il en est une, particulièrement efficace, qui semble gagner en popularité auprès des artistes occidentaux depuis les années 1970. Il s’agit de la fiction ‘métahistorique’ qui, en se centrant moins sur le passé que sur sa mise en écriture, donne à voir le processus de construction du discours historique. Parfois fiction historique par ailleurs, elle permet de comprendre et de déconstruire les modalités du discours historiographique officiel, tout en formulant des représentations alternatives du passé1.
Si le roman, par sa forme narrative, est un genre privilégié pour exhiber les rouages du discours historiographique, le théâtre n’est pas en reste, comme la production espagnole contemporaine en témoigne. En prenant les exemples de sept pièces récentes, ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! (1987) de Manuel Martínez Mediero, Yo tengo un tío en América (1991) d’Albert Boadella, El jardín quemado (1996) de Juan Mayorga, El arquitecto y el relojero (1999) de Jerónimo López Mozo et El retablo de Eldorado (1984), Lope de Aguirre, traidor (1986) et El sudario de tiza (1999) de José Sanchis Sinisterra, axées soit sur le franquisme, soit sur la Conquête et la Colonisation de l’Amérique, soit sur les deux, nous tenterons de dégager l’originalité d’un théâtre métahistorique espagnol engagé à questionner, en la mettant en scène, la manipulation de l’histoire par le pouvoir, tout en proposant un autre discours sur le passé, tant au niveau sémantique que formel.
1. L’instrumentalisation politique de l’histoire sur la scène de théâtre
1.1. La nature discursive de l’histoire
1.1.1. Écritures
Comme nous l’avons mentionné, l’originalité des pièces qui nous occupent ici est qu’elles exhibent scéniquement les modalités et les enjeux du discours historique. Aussi, afin de dénoncer l’instrumentalisation de l’histoire par l’autorité politique, les auteurs s’attachent à montrer que l’histoire est manipulable parce qu’elle est, avant tout, discours.
Ils insistent sur cette idée en recourant, notamment, à de nombreux personnages liés à l’écriture. Leurs pièces sont ainsi peuplées de ‘faiseurs d’histoire’, qu’il s’agisse d’historiens, chroniqueurs, tel Pedrarias de Almesto dans Lope de Aguirre, traidor, ou chercheurs contemporains, comme Benet de El jardín quemado, de professeurs d’histoire, comme l’unique personnage de El sudario de tiza, de témoins, tels les vétérans de la guerre civile espagnole dans El jardín quemado ou don Rodrigo, vieux conquistador rentré en Espagne, dans El retablo de Eldorado, ou, encore, d’artistes en train de composer une fiction historique, comme dans Yo tengo un tío en América, El retablo de Eldorado ou ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…!.
Les personnages ne sont pas le seul aspect qui ancre ces pièces dans l’univers du discours. La façon dont le passé est évoqué sur scène renvoie, elle aussi, à la notion de récit. En effet, les dramaturges préfèrent généralement conter les faits historiques plutôt que de les représenter, en abandonnant ainsi l’évocation scénique du passé, caractéristique du théâtre historique, au profit d’une évocation narrative. Lope de Aguirre, traidor l’illustre parfaitement. Pièce historique qui relate la mutinerie de Lope de Aguirre lors de l’expédition de Pedro de Ursúa pour le mythique Eldorado (1560-1561), elle donne à voir, non pas l’épisode en lui-même, mais plusieurs personnages qui livrent, sous la forme de monologues successifs ponctués d’intermèdes choraux, leurs souvenirs de l’événement. De façon kaléidoscopique mais néanmoins chronologique, l’histoire de Aguirre se construit pas à pas, au fil de ces récits mémoriels, subjectifs et fragmentaires.
Enfin, ces œuvres rendent compte d’une profonde intertextualité qui donne de l’histoire l’image d’un vaste palimpseste. Ainsi, le titre El retablo de Eldorado rappelle El retablo de las maravillas de Miguel de Cervantes, Yo tengo un tío en América renvoie à une chanson de West Side Story et Terror y miseria en el primer franquismo, titre du recueil dont est tiré El sudario de tiza, évoque Grand peur et misère du IIIème Reich de Brecht. Mais l’intertextualité n’intervient pas seulement au niveau des titres des pièces. Elle est visible au sein même du texte en infiltrant les reconstructions historiques mises en œuvre par les personnages. Il suffit, pour s’en convaincre, de s’arrêter sur le spectacle que Chirinos, Chanfalla, don Rodrigo et Sombra mettent en scène dans El retablo de Eldorado. Centré sur les aventures du vieux conquistador Rodrigo sur le sol américain, il intègre de nombreuses références à des textes de l’époque, qu’ils soient fictionnels ou historiographiques. Comme dans la plupart des autres œuvres, cette intertextualité, au-delà d’insister sur la nature discursive de l’histoire, éclaire le sens du texte. Ainsi, les nombreuses références à l’œuvre de Cervantes soulignent les correspondances qui peuvent exister entre Rodrigo et don Quichotte, tandis que l’inclusion de passages issus des chroniques de Bartolomé de las Casas (Sanchis Sinisterra 1996 : 253) donne une plus grande légitimité au portrait que Rodrigo fait de la Conquête, qu’il juge parfois injuste et sanguinaire.
1.1.2. Entre réalité et fiction
Si ces pièces renvoient à la notion d’écriture, elles revendiquent par ailleurs leur nature fictionnelle. En recourant de façon massive à la figure de la métathéâtralité, les dramaturges rappellent que toute représentation du réel passe, forcément, par le discours. Aussi, à part El jardín quemado où ce procédé n’est pas dominant2, le théâtre dans le théâtre est omniprésent dans toutes les autres pièces. Outre les références à l’univers théâtral et les adresses au spectateur, la figure métathéâtrale la plus évidente est celle de la ‘pièce dans la pièce’ qui se manifeste soit sous la forme d’une intrapièce, comme dans Yo tengo un tío en América, ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! ou El retablo de Eldorado qui donnent à voir la mise en scène d’une pièce historique, soit sous celle d’une pièce qui se métamorphose, peu à peu, en une pièce interne. C’est le cas de El arquitecto y el relojero où les deux protagonistes, l’horloger et l’architecte, découvrent, au cours de la dernière scène, le texte de l’œuvre dont ils sont les personnages. En voici un extrait :
El Utilero coloca sendos atriles en los espacios reservados a éste [el Arquitecto] y al Relojero. En cada uno deposita unas cuantas cuartillas. […]
Relojero. – ¿Se va?
Arquitecto. – Me esperan otros encargos.
Relojero. – Falta la última escena. […] El texto que falta lo tenemos en los atriles.
[…] el Arquitecto coge sus cuartillas, las dobla, las guarda en el bolsillo y sale apresuradamente.
El relojero repasa atentamente las suyas. […] Lee atentamente.
Se dirige a la esfera del reloj […]. La esfera dorada se desprende y cae. […]
Arquitecto. – ¿Qué ha hecho?
Relojero. – Seguir el libreto al pie de la letra. […] A continuación, el Relojero se precipita al vacío. Fin de la acotación de la obra. […]
El Relojero se arroja al patio. (López Mozo 2001 : 69-76)3
On le voit, toute la pièce de Jerónimo López Mozo devient, par le déploiement d'un deuxième niveau de fiction, une sorte d’intrapièce. En mettant en scène des personnages qui ont tout à coup le pouvoir de précipiter le dénouement de l’œuvre en la lisant4, l’auteur semble inviter son spectateur à penser l’influence de la fiction sur la réalité et à envisager, peut-être, que c’est le discours qui fait l’histoire et non l’inverse.
1.1.3. « Traces » de l’histoire
Enfin, les dramaturges soulignent la discursivité de l’histoire en situant l’action de leur pièce dans la postériorité de l’événement évoqué. C’est suggérer que, le passé étant en soi inaccessible, il ne peut être appréhendé que depuis un ici et maintenant qui le détermine.
Les auteurs privilégient ainsi la notion de « trace ». Ils donnent une place de choix aux personnages témoins, comme nous l’avons souligné, ainsi qu’aux lieux de mémoire et aux documents d’archives, comme, par exemple, dans El arquitecto y el relojero où la notion de document est au cœur du texte. Dans cette œuvre, qui renvoie à la réalité espagnole de la fin des années 1990, toute l’action repose sur un débat entre l’horloger et l’architecte au sujet de la transformation d’un monument historique, la Casa de Correos de Madrid, désormais siège de la Communauté Autonome madrilène. Si le premier souhaite conserver la mémoire de ce qui abritait, sous le franquisme, la Dirección General de Seguridad del Estado, organe de la répression dictatoriale, le second, mandaté par l’état, veut au contraire ‘réhabiliter’ le bâtiment, en détruisant en de nombreuses preuves des crimes de la dictature. Cette confrontation, qui souligne l’enjeu du monument historique, représente métaphoriquement la polémique qui continue d’opposer, au regard de l’histoire de la guerre civile et du franquisme, les défenseurs du travail de mémoire face aux partisans du ‘pacte d’oubli’.
L’idée que l’histoire est écrite depuis le présent est par ailleurs symbolisée par les nombreux anachronismes, langagiers ou scéniques, que les auteurs insèrent dans les reconstructions historiques de leurs pièces. ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! et Yo tengo un tío en América, qui donnent à voir des personnages en train de mettre en scène l’histoire de la Conquête américaine – sous le franquisme pour la première et au temps de la démocratie pour la seconde – en sont saturées. Pour ne donner qu’un exemple, lorsque les conquistadors de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! ‘découvrent’ le Darién, les Indiens qu’ils y trouvent, non seulement s’expriment dans la langue de Cervantes et emploient des expressions qui n’existeront que dans un lointain futur5, mais dansent le Gallito (Martínez Mediero 1999 : 66), pasodoble espagnol rendu populaire au début du xxe siècle.
1.2. L’histoire, un produit de l’institution ?
1.2.1. Le pouvoir : commanditaire de l’histoire
Tout en insistant sur l’idée que l’histoire est discours, les dramaturges dénoncent le fait que ce dernier est généralement tributaire d’un sujet lié au pouvoir en place. Ainsi font-ils souvent du récit historique formulé dans leur pièce une commande du pouvoir, y compris lorsqu’il s’agit de créations artistiques.
Dans ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! par exemple, l’intrapièce créée répond à une ordonnance de la Junta de Orden Público pour célébrer la visite de Franco à Badajoz (Martínez Mediero 1999 : 23-24), tandis que le professeur de El sudario de tiza est contraint de modifier son dernier cours d’histoire sous l’ordre du directeur de l’école (Sanchis Sinisterra 2003 : 92). Quant à El arquitecto y el relojero, la ‘réhabilitation’ de la Casa de Correos est une initiative de la Communauté madrilène et, en ce qui concerne Yo tengo un tío en América, si l’œuvre conçue par les internes est un psychodrame ordonné et contrôlé par les médecins, c’est-à-dire l’autorité de l’hôpital, c’est toute la pièce de Boadella qui semble avoir été écrite par un docteur, comme le suggère la rhétorique médicale de son curieux dramatis personae (Boadella 1995 : 9-10).
1.2.2. Contrôle étatique
D’autre part, les fonctions des personnages ainsi que la configuration des espaces reflètent souvent le prolongement de l’emprise étatique sur la construction du récit historique. C’est évident dans Yo tengo un tío en América et dans ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! où les figures du pouvoir, les médecins dans le premier cas, le Jefe Provincial, dirigeant franquiste, dans le second, supervisent la création de la pièce interne. Dans l’œuvre de Martínez Mediero, le Jefe Provincial est même, concrètement, le metteur en scène de l’intrapièce : il distribue les rôles, annonce le début de la répétition et dirige le jeu des acteurs (Martínez Mediero 1999 : 24-30, 30, 73), en contrôlant, en somme, l’ensemble du spectacle6, conformément à sa déclaration initiale, « El gran espectáculo delante de nuestro Caudillo lo tengo en mi imaginación totalmente concebido » (Martínez Mediero 1999 : 24)7.
Par ailleurs, la plupart des espaces dramatiques – le gymnase de l’hôpital de Yo tengo un tío en América, l’asile de El jardín quemado, la Casa de Correos de El arquitecto y el relojero, la Casa de Todos de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! et la salle de classe de El sudario de tiza – représentent des espaces clos soumis à une autorité, qu’elle soit médicale, politique ou hiérarchique. Cette métaphore de la domination du discours historique par le pouvoir infiltre même, parfois, les configurations scéniques, comme dans El sudario de tiza où le tableau noir, symbole ici de l’enseignement de l’histoire, est littéralement ‘encadré’ par les autorités franquistes : le portrait de Franco d’un côté et celui de José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange, de l’autre. C’est également le cas de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! où les dirigeants franquistes situent près de la scène fictionnelle le ‘trône du Caudillo’ dont l’illumination précèdera, lors du spectacle, celle de l’espace de jeu (Martínez Mediero 1999 : 39).
1.3. L’histoire légitimante
1.3.1. Triomphalisme
S’ils dénoncent la nature discursive et manipulable de l’histoire et son historique subordination au pouvoir, les auteurs mettent par ailleurs en cause ce qui fut pendant longtemps l’une de ses principales fonctions : celle d’offrir une légitimation au pouvoir en place. Ainsi se plaisent-ils à exhiber diverses stratégies de l’‘histoire légitimante’, avec un intérêt certain pour le triomphalisme qui sous-tend l’historiographie traditionnelle. C’est du moins le cas des pièces métahistoriques qui mettent en scène le discours sur l’histoire de la Conquête et de la Colonisation de l’Amérique.
Certains auteurs parodient ainsi la mythification à laquelle les conquistadors furent longtemps soumis. Dans ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! par exemple, les dirigeants franquistes offrent de Vasco Núñez de Balboa, dont ils mettent en scène l’expédition pour le Darién, une image si sacralisée qu’elle en devient parfois grotesque. Ils le comparent, tantôt, à un empereur antique – « era un mocetón rubio de ojos azules y la cornea blanca como una dalmática de Zurbarán »8 explique le Penitenciario (Martínez Mediero 1999 : 25) –, tantôt, à un héros de films hollywoodiens, en lui prêtant des exploits dignes d’un ‘Clark Gable’(Martínez Mediero 1999 : 56).
1.3.2. Européocentrisme
Par ailleurs, les dramaturges se moquent allègrement de l’européocentrisme qui a longtemps informé l’historiographie européenne. El retablo de Eldorado et, surtout, ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! et Yo tengo un tío en América en présentent de nombreux exemples, le plus souvent centrés sur la représentation de l’Indien. Ainsi, les personnages-acteurs, systématiquement Espagnols, assimilent fréquemment les Indiens qu’ils incarnent à des barbares, comme Chanfalla lors de son monologue sur les « hommes de Tierra Firme de Indias » dans El retablo de Eldorado (Sanchis Sinisterra 1996 : 324-325), leur prêtent rarement, à l’inverse des conquistadors, des identités historiques avérées9 et confondent volontiers la réalité indienne avec celles d’Afrique ou d’Asie, pourvu qu’elles aient une résonance exotique. En ce sens, Maruchi, l’une des personnages-actrices de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…!, annonce qu’elle jouera le rôle de « Flor de Loto, la india más bella del descubrimiento de América »10, dans un amalgame cocasse entre l’univers indonésien et l’univers amérindien11.
L’européocentrisme à travers lequel est représentée la réalité indienne investit même, quelquefois, les répliques attribuées aux personnages des Indiens. Les autochtones représentés par les personnages-acteurs intègrent ainsi souvent le discours légitimant de l’Espagne. Dans la pièce de Boadella, par exemple, les Indiens interprétés par les internes se qualifient eux-mêmes de « sauvages » (Boadella 1995 : 63), tandis que ceux incarnés par les réformés de Badajoz dans l’œuvre de Martínez Mediero vont jusqu’à célébrer « los tradicionales lazos de amistad de la Madre Patria y el pueblo lelo que somos nosotros12 » (Martínez Mediero 1999 : 87)13.
1.3.3. L’histoire comme instrument de propagande
Enfin, tout en dénonçant le fait que le pouvoir puisse manipuler l’histoire pour justifier des actes commis dans le passé, les dramaturges condamnent la falsification politique de l’histoire mise au service du régime en place. Dans El sudario de tiza par exemple, Sanchis Sinisterra montre la façon dont la dictature a pu utiliser l’enseignement de l’histoire comme outil de propagande. Le personnage du professeur, contraint de se plier aux consignes de son autorité hiérarchique, y livre une vision nationaliste, catholique, impérialiste et autoritaire de l’histoire, en accord avec l’idéologie franquiste. Après avoir précisé aux élèves qu’ils sont là pour apprendre la « Historia de España. Es decir: las raíces eternas de la… del nuevo espíritu nacional »14 (Sanchis Sinisterra 2003 : 92) et résumé la vocation de l’histoire nationale dans la devise « Por el Imperio hacia Dios » (« Pour l’Empire jusqu’à Dieu ») (Sanchis Sinisterra 2003 : 95), en fondant ainsi l’identité ibérique sur deux principes franquistes, il décrit l’histoire du xixe siècle espagnol de façon à rendre l’avènement de la dictature de Franco aussi providentiel que légitime :
las fuerzas disgregadoras… de adentro y de afuera, que… en el siglo diecinueve… (Se vuelve hacia la pizarra.) se llamarán… se llamaron… […] Anoten, por favor… (Escribe: « Afrancesamiento ». Lo dice:) « Afrancesamiento »… « Masonería »… (Lo escribe.) « Liberalismo » (Lo escribe.) « Partidos políticos » (Lo escribe.) « Regionalismos »… que darán lugar a… (Escribe « Regionalismo », una flecha y « Separatismo ».) que darán lugar, en el siglo veinte, a los separatismos… Luego tenemos… (Mira el papel.) el « Republicanismo »… (Lo escribe.) Y por último, el colmo de todos los males… (Escribe con letras grandes: « COMUNISMO ».) el comunismo, sí… que fue barrido de nuestra patria… junto con todos los demás males antiespañoles… por el Alzamiento Nacional… (Sanchis Sinisterra 2003 : 96-97)15
Malgré sa dimension comique, cette courte pièce reproduit, avec une certaine fidélité, la façon dont le franquisme a pu utiliser l’enseignement de l’histoire pour justifier, tout à la fois, la mise en place de la dictature et sa politique antidémocratique. En effet, tout le discours de l’enseignant condamne, à travers l’histoire du xix
e siècle, les idées des opposants du franquisme, qu’il s’agisse des républicains, des communistes ou des régionalistes16.
Alors que Sinisterra se centre, dans cette pièce, sur la manipulation que le franquisme a faite de l’histoire espagnole, d’autres auteurs s’intéressent à la façon dont la dictature a pu falsifier l’histoire américaine. On le voit très bien dans ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! où les dirigeants franquistes, à travers leur spectacle sur Núñez de Balboa, rendent en réalité hommage à la dictature de Franco. Ils ne cessent de jeter des ponts entre la Conquête et le franquisme, comme lorsqu’ils insèrent des référents franquistes au sein même des répliques des conquistadors, qui entonnent, par exemple, la chanson phalangiste Y al marchar, con un cisne plateado voy (Martínez Mediero 1999 : 41), ou lorsqu’ils valorisent et justifient le ‘putsch’ de Núñez de Balboa contre l’autorité péninsulaire17, en légitimant, par analogie, le coup d’état de 1936 contre la IIème République.
2. Pour une autre histoire
2.1. La mémoire face à l’histoire
2.1.1. Identités en crise
Ces pièces, qui mettent en scène la manipulation de l’histoire par le pouvoir comme nous avons pu l’observer, donnent par ailleurs à voir les conflits de mémoires et le profond mal être sociétal que ce type de falsification peut engendrer (Ricœur 2000 : 574-589). Écrites pour la plupart dans un contexte commémoratif en lien avec la guerre civile espagnole, la fin de la dictature ou la Conquête de l’Amérique, elles condamnent le principe même de ‘pacte de silence’, comme celui mis en place par le franquisme face au souvenir de la guerre civile et de la répression dictatoriale et qui fut prolongé par les autorités de la transition et de la démocratie (Floeck 2006 : 185-192). Elles montrent, pour cela, les conséquences néfastes que peut avoir une « mémoire empêchée » (Ricœur 2000 : 82-111, 574-589) sur l’individu et sur le groupe.
Les dramaturges privilégient à cet effet le personnage du ‘fou’. En effet, nombreux sont les personnages qui, enfermés dans le refoulement d’un événement traumatisant, affichent un état d’aliénation temporaire ou permanent. Les conquistadors qui ne peuvent supporter le souvenir des horreurs de la Conquête sont fréquemment sujets à des délires, comme Rodrigo de El retablo de Eldorado, Pedro de Ursúa de Lope de Aguirre, traidor ou certains soldats de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…!, tandis que d’autres personnages représentent de véritables malades mentaux internés dans un hôpital psychiatrique, comme les patients de Yo tengo un tío en América et de El jardín quemado, contraints par les autorités de taire leurs souvenirs de la guerre civile espagnole et de la répression franquiste.
La figure de la folie, évidente en ce qui concerne les personnages, peut être également perçue dans la forme des pièces. D’un point de vue stylistique en effet, les textes témoignent de nombreux traits pouvant rappeler le phénomène de l’« inquiétante étrangeté » qui trahit, selon Freud, l’existence d’un processus de déni, et se manifeste, notamment, par la répétition du même, la confusion entre passé et présent et la tension entre vie et mort (Freud 2000 : 209-263). Voyons, à ce sujet, l’entrée en scène des réformés de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! :
Tras la oscuridad de la sala es como si lentamente llegara un ejército para aplastarnos. Tal es el eco de sus pasos, y de sus voces. Unas voces jóvenes y maduras que acompañan rítmicamente la marcialidad de los pasos. Con la llegada de las luces, esas luces del atardecer extremeño de Covarsí y Pedraja, aparecerán por el centro de la sala un abigarrado grupo de ocho o diez seres de edad indefinible con baberones que les llegan hasta las rodillas. Lo mismo pueden tener veinte que cuarenta años. La guerra civil hace seis años que ha terminado y así los ha dejado de irreconocibles. Los hay altos y bajos, vivos y ausentes, con la ausencia de una película que pasa constantemente por sus magines. (Martínez Mediero 1999 : 14)18
Vision cauchemardesque, cette didascalie évoque, de façon allégorique et par plusieurs jeux synesthésiques, l’état dans lequel se trouvent plongés les hommes qui refoulent le souvenir traumatisant de la guerre civile. A la fois vivants et morts, dans une image qui mêle l’infantile et le funeste, ils sont enfermés dans un temps infini, tendu entre un présent et un « passé qui ne passe pas » (Ricœur 2000 : 581), comme le symbolise la métaphore de la répétition incessante d’un film ‘absent’. Cette écriture de l’inquiétante étrangeté infiltre même souvent les structures des pièces, fréquemment marquées par la circularité, comme il apparaît de façon manifeste dans El jardín quemado et El arquitecto y el relojero19, la répétition, dont El retablo de Eldorado, où les répliques des personnages sont maintes fois reprises par le chœur, est un parfait exemple, et le croisement entre passé et présent, comme le montre notamment la situation temporelle de El retablo de Eldorado20.
2.1.2. Disharmonies collectives
Par ailleurs, les dramaturges dénoncent le fait que les individus enfermés dans un processus de déni cohabitent difficilement ensemble. Les ‘disharmonies’ collectives sont ainsi nombreuses et les rapports entre les personnages sont parfois violents, comme lorsque Pepe, l’un des malades de El jardín quemado plongés dans le refoulement de la guerre civile, se jette sans raison apparente sur un autre interne et le frappe dans une frénésie effrayante (Boadella 1995 : 89-90). D’autres personnages témoignent, quant à eux, d’une incapacité à produire une action collective harmonieuse, comme on peut notamment le voir dans Yo tengo un tío en América où les exercices rythmiques auxquels les docteurs soumettent les malades au début du psychodrame débouchent sur une cacophonie anarchique (Boadella 1995 : 15). Quant à la communication entre les personnages, elle est souvent entravée voire impossible : les faux dialogues prolifèrent, comme dans El arquitecto y el relojero où les nombreuses répliques ‘monologales’ interdisent tout échange véritable (López Mozo 2001 : 23), les répliques sans queue ni tête sont fréquentes, tel qu’il apparaît notamment dans Yo tengo un tío en América, et les phrases inachevées, comme celles du professeur de El sudario de tiza, sont monnaie courante.
2.2. La formulation d’histoires alternatives
2.2.1. La démythification du héros : héros grotesque, héros cruel, héros déchu
Les dramaturges ne se limitent pas à mettre en scène les dégâts provoqués par les falsifications de l’histoire. Ils en proposent un exutoire en s’efforçant de revisiter l’histoire officielle. Pour se faire, ils n’hésitent pas à déconstruire les mythes nationaux en s’attaquant notamment au personnage historique qu’ils soumettent à une malicieuse démythification.
Dans ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! par exemple, la sacralisation de Vasco Núñez de Balboa est sans cesse mise à mal par la caricature, dans une poétique du grotesque de tradition valle-inclanesque. On le voit notamment lorsque, après avoir sauvé tel un ‘Clark Gable’ une ‘Eva Gardner’ – laquelle désigne Martín Fernández de Enciso, un autre conquistador, ce qui plonge d’ores-et-déjà la scène dans l’univers du burlesque –, Núñez de Balboa, qui manquait de se noyer, est hissé sur le pont du bateau où il recrache « un jet d’eau et un poisson »21. Le héros de la ‘grande histoire’ bascule dès lors dans l’univers du gag de la bande-dessinée ou du dessin animé, ce qui donne à ses exploits un caractère aussi ridicule qu’invraisemblable.
On trouve, à côté de ces héros burlesques, des personnages mythifiés qui glissent finalement dans la monstruosité. On peut citer l’exemple de Blas Ferrater de El jardín quemado qui, s’il est présenté au départ comme un poète républicain mort pour la République, apparaît, à la fin de la pièce, lâche et cruel. Il semble en effet avoir livré, avec ses compagnons et à leur place, douze fous innocents aux autorités franquistes (Mayorga 2001 : 107). Les convictions du jeune Benet venu enquêter dans l’hôpital psychiatrique afin de rendre justice à celui qu’il croyait mort pour la paix s’en retrouvent, comme celles du spectateur, profondément bouleversées.
Enfin, le héros de l’histoire est parfois soumis à une dégradation par la misère, comme Rodrigo, le vieux conquistador de El retablo de Eldorado. Celui qui, par son nom, évoque la glorieuse histoire de l’Espagne, est finalement à la Conquête ce que don Quichotte est au roman de chevalerie. En effet, fort d’un physique, d’un accoutrement et d’une maladresse qui rappellent, dès son entrée en scène, le personnage cervantin (Sanchis Sinisterra 1996 : 267-274), ce qu’accentue le lien intertextuel que la pièce entretient, par son titre, avec l’œuvre de Cervantes, Rodrigo incarne le conquistador déchu, revenu pauvre et infirme de ses entreprises américaines. Tout en rompant avec l’image édifiante du conquistador22, Sinisterra, en convoquant le personnage de don Quichotte, semble dénoncer la nature chimérique et infructueuse de la Conquête, semblable aux aventures du héros de la Mancha.
2.2.2. Les horreurs de l’histoire triomphante
S’ils se plaisent à décrédibiliser le héros historique, les auteurs aiment rappeler par ailleurs les passages peu glorieux de l’histoire nationale. On le voit aussi bien dans les pièces consacrées au passé américain, comme Yo tengo un tío en América où la Conquête et la Colonisation sont présentées comme des processus d’acculturation et de décimation de la population indienne23, que dans celles centrées sur le franquisme, comme El arquitecto y el relojero qui rappelle, en exhumant l’ancien rôle du bâtiment madrilène, la violence de la répression dictatoriale.
L’évocation des horreurs de l’histoire s’accompagne, généralement, de l’irruption sur scène de la figure de la mort. Elle investit l’espace scénique, comme dans El jardín quemado où ressurgissent finalement les ossements des douze malades mentaux fusillés, ainsi que le discours des personnages, comme chez Pedro de Ursúa qui se remémore, dans Lope de Aguirre, traidor, son expédition pour Omagua et Eldorado :
Mis años de trabajos, la penosa escalera de méritos sangrientos para obtener la jornada de Omagua… y ahora, al borde mismo de sus puertas, vienen a mí los muertos de estos años con los miembros troncados, me cierran el camino… […] ¡La fiebre, Inés, me vuelve! ¡Veo las aguas rojas! Largas estrías rojas descienden tras nosotros, y también, sí, también río abajo veo manchas rojizas que acechan nuestro paso… (Sanchis Sinisterra 1996 : 198-199)24
A travers l’image du sang, des corps mutilés et des spectres, ce passage figure, loin du triomphalisme traditionnel, la tragédie et le traumatisme que la Conquête a pu représenter dans les camps indien et espagnol.
2.2.3. Les oubliés de l’histoire : les Indiens et les femmes
Enfin, les auteurs mettent sur le devant de la scène les individus longtemps marginalisés par l’historiographie officielle. Les œuvres consacrées au passé américain offrent ainsi une place de choix au personnage de l’Indien, comme on peut le voir dans Yo tengo un tío en América, ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! et El retablo de Eldorado qui donnent à l’histoire indienne une place égale, sinon supérieure, à celle des conquistadors. La dernière pièce, où l’un des quatre personnages est une Indienne, renferme d’authentiques passages en nahuatl, tout en décrivant, avec une grande fidélité historique, certaines pratiques et croyances indiennes (Sanchis Sinisterra 1996 : 293-294, 271), ainsi que la violence et l’injustice de la Conquête. Sinisterra y évoque les atrocités commises par les conquistadors envers les Indiens (Sanchis Sinisterra 1996 : 343-345) et l’esclavage auquel ils les ont soumis par le biais, notamment, du repartimiento et de la encomienda25 (Sanchis Sinisterra 1996 : 324-327).
Les auteurs réservent par ailleurs une place significative à l’histoire des femmes. Sinisterra aborde par exemple, dans El retablo de Eldorado, l’histoire des femmes indiennes au temps de la Conquête, dont il livre, à travers les propos de Rodrigo, un portrait respectueux, nuancé et conforme aux descriptions de certains chroniqueurs de l’époque26. Dans Lope de Aguirre, traidor, il s’intéresse cette fois à l’histoire des femmes espagnoles du xvi
e siècle, en attribuant quatre de ses neuf monologues à des personnages féminins et en choisissant de consacrer le premier à Juana Torralva, servante de Lope de Aguirre et « privée du droit de parole »27. D’autres auteurs évoquent, quant à eux, l’histoire de la femme sous le franquisme, comme Martínez Mediero qui rappelle, dans ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…!, la représentation franquiste de la femme, héritée de la tradition chrétienne et construite sur la dichotomie entre la femme respectée car pieuse et soumise – c’est doña Dolorita, épouse du Jefe Provincial – et la femme condamnée car ‘pécheresse’ et rebelle – ce sont les prostituées Maruchi, Encarna, Bocadebronce et Muda.
2.3. Vers une écriture historique non autoritaire
Enfin, si les auteurs remettent en question le contenu de l’histoire officielle, ils en questionnent aussi la forme. Ils s’attaquent ainsi aux fondations même de l’instrumentalisation de l’histoire par le pouvoir en proposant un discours historique non autoritaire basé sur la subjectivité, le décentrement et le dialogisme.
2.3.1. Subjectivités : écriture relative et participative
L’écriture relative et ‘participative’, opposée à la prétention transcendante, univoque et totalitaire de l’historiographique traditionnelle, est donc à l’honneur. Les dramaturges privilégient, en ce sens, l’énonciation subjective. Si l’évocation scénique du passé passe souvent par le récit qu’en font les personnages en scène, la subjectivité informe parfois même l’appareil didascalique des pièces, comme dans Yo tengo un tío en América où l’une des didascalies adopte la perspective de Manolo, l’un des malades mentaux, qui confond les médecins de l’hôpital avec les conquistadors sanguinaires d’antan :
Manolo, con furor demente, trepa a una cuerda. Ante sus ojos avanza la inquietante pesadilla con Hernán Cortés a la cabeza. Pizarro cabalga en la retaguardia protegiendo a las mujeres. Sus bocas mantienen el rictus de un grito continuo sin pronunciar. Amenazantes, avanzan cubiertos por un gran velo negro que disipa la sobrecogedora imagen. (Boadella 1995 : 54)28
Interfaces d’une réalité souvent inconsciente, ces pièces semblent relever davantage du « théâtre de la mémoire » (Floeck 2006) que du théâtre historique à proprement parler. D’ailleurs, ces textes renoncent généralement à une évocation objective et naturaliste du passé en privilégiant, au contraire, une esthétique anti-illusionniste, des personnages imaginaires, des confusions spatio-temporelles et des procédés tels que la métaphore, le langage des sens et la fragmentation. Les œuvres semblent ainsi se mettre au service d’une mémoire en souffrance incapable de s’exprimer de façon directe, rationnelle et réaliste.
Par ailleurs, le degré d’indéfinition de ces textes, sur le plan temporel et spatial notamment29, et leur affection pour la fin ouverte, comme dans El jardín quemado qui s’achève sur une succession de phrases interrogatives, suggèrent, tout en incluant le récepteur dans l’interprétation du passé, que l’histoire peut avoir plusieurs lectures possibles. Remarquons que cette liberté donnée au récepteur dans la reconstitution de l’histoire s’applique parfois au futur metteur en scène de la pièce, comme dans Lope de Aguirre, traidor où Sinisterra indique, dans son ‘Aclaración’ initiale, que l’œuvre peut être soumise à une pluralité d’interprétations scéniques.
2.3.2. Décentrements
Par ailleurs, les auteurs semblent défendre, face à l’écriture ‘du centre’ qui caractérise traditionnellement l’histoire officielle, une écriture ‘de la marge’. Ils évoquent ainsi les marginalisés de l’histoire à travers une esthétique du ‘décentrement’ qui peut se matérialiser par l’intégration de la culture et de la langue de l’autre, comme dans El retablo de Eldorado qui met en scène de multiples pratiques religieuses indiennes tout en offrant de nombreux passages en nahuatl, ou par l’emploi de formes artistiques populaires, comme dans cette même pièce qui correspond, selon son sous-titre, au genre ‘mineur’ du tragientremés. Cet abandon du centre pour la périphérie se matérialise également dans la primauté donnée aux personnages marginaux – tels les pícaros de El retablo de Eldorado, Chanfalla et Chirinos, et les prostituées de ¡Tierraaa… a… laaa… vistaaa…! –, ou aux individus dépourvus d’identité historique véritable et qui peuvent symboliser le peuple anonyme en marge de l’histoire. On remarquera, enfin, la prédilection pour les espaces dramatiques excentrés, comme la « lonja abandonada, a las afueras de un pueblo tal vez andaluz » de El retablo de Eldorado (Sanchis Sinisterra 1996 : 252)30, l’hôpital catalan isolé de Yo tengo un tío en América, ou l’île mystérieuse à l’écart du continent dans El jardín quemado.
2.3.3. Pour une histoire dialogique
Alors que le discours historiographique traditionnel cherche une logique historique dépourvue d’incohérence, les pièces multiplient au contraire les contradictions historiques. Elles semblent ainsi défendre le dialogisme comme moyen d’expression et de dépassement des conflits mémoriels31. Dans Lope de Aguirre, traidor par exemple, Sinisterra donne à Lope de Aguirre les deux visages antinomiques que la mémoire collective a conservés de lui, celui du traître et du libérateur (Serrano 1996 : 46). L’auteur met ainsi le spectateur devant l’impossibilité de pouvoir dresser un portrait unique et univoque du personnage. Il en va de même pour le vieux conquistador Rodrigo, victime de ses crimes au point de se donner finalement la mort, ou de Blas Ferrater de El jardín quemado, présenté, à la fois, comme un héros et un bourreau.
Ce dialogisme repose généralement sur un pluriperspectivisme qui informe parfois la propre structure des pièces. On le voit très bien dans Lope de Aguirre, traidor où l’image contradictoire du conquistador est due aux différents avis énoncés par les personnages en scène, à travers des monologues qui donnent à l’œuvre une composition polyphonique. Ce pluriperspectivisme imprègne même, quelquefois, l’appareil didascalique des textes, comme c’est fréquemment le cas dans Yo tengo un tío en América32.
On peut également considérer que les pièces se valent d’une esthétique dialogique, puisqu’elles reposent sur une hybridité qui autorise, précisément, la coexistence des contraires. On remarquera ainsi l’abondance de personnages ‘métissés’, au sens large du terme, comme Rodrigo qui, dans El retablo de Eldorado, fait preuve d’un syncrétisme religieux et culturel où les univers espagnols et indiens fusionnent. Cette hybridité esthétique peut s’observer, aussi, dans la tonalité des œuvres qui présentent généralement une tension entre comique et tragique, ainsi que sur leurs traits génériques, mouvants et protéiformes. En effet, les pièces combinent souvent plusieurs pratiques artistiques, comme Yo tengo un tío en América qui mêle théâtre, poésie, danse et chant, et croisent allègrement les formes savantes et populaires, comme c’est le cas de El retablo de Eldorado où le tragientremés puise notamment dans la poésie lyrique de Juan de Castellanos (Sanchis Sinisterra 1996 : 277).
Conclusion
En conclusion, cette analyse a montré combien la fiction métahistorique s’avère aussi originale qu’efficace dans la dénonciation de la manipulation de l’histoire par le pouvoir. Sanchis Sinisterra, Mayorga, Boadella, López Mozo et Martínez Mediero s’attaquent à la façon dont les autorités espagnoles ont pu instrumentaliser l’histoire de la guerre civile et du franquisme d’une part, et celle de la Conquête et de la Colonisation de l’Amérique d’autre part, en mettant ces falsifications en scène pour mieux les déconstruire et les dépasser.
Aussi, ils ne se contentent pas d’exhiber les modalités et les enjeux de ces malversations historiques, mais proposent, par ailleurs, un autre discours sur l’histoire qui repose, à la fois, sur une révision du contenu de l’histoire officielle et sur une écriture historique non autoritaire fondée sur la subjectivité, le décentrement et le dialogisme.
Cette forme d’écriture, justement, par les correspondances qu’elle entretient avec le langage de la mémoire comme nous l’avons plusieurs fois souligné, peut nous inviter à penser les potentialités de l’art au regard de la représentation du passé. Ainsi, là où le discours historiographique recherche une rationalité et une objectivité qui peuvent brider les mémoires en souffrance et freiner la résolution des conflits mémoriels, l’art, libre de toute obligation, peut offrir, en revanche, de fabuleux espaces d’expression.