Le sentiment de nature et plus largement, la thématique naturelle, l’environnement non humain, les paysages, modulent l’œuvre de Victor Hugo, sa poétique, sa philosophie et son existence1. La nature, sauvage, poussant et vivant loin du citadin et en prise avec les éléments joue un rôle essentiel dans son univers romantique. Ce naturel sauvage se définit par son aspect non domestiqué, vierge, non cultivé et non défiguré par des traces humaines visibles, que le poète romantique rencontre, et avec lequel il se sent en accord, car échappant à la société. C’est pourquoi il paraît paradoxal de rencontrer une multitude de jardins dans cette même œuvre qui exalte la grande nature déchaînée chère aux romantiques allemands et français. Selon Aguettant, le goût de Hugo pour « les sites calmes, virgiliens, les jardins », n’est qu’à « demi-romantique » (Aguettant 2000 : 85) et on ne trouve d’ailleurs dans cette somme critique que très peu de références aux jardins, et aucune à ceux qui se déploient dans Les Misérables.
Dans le roman, les jardins prolifèrent, se ramifient et occupent l’œuvre tout entière, que l’action se déroule à Paris ou en province. Une lecture écopoétique est rendue possible non seulement par leur omniprésence (par leur nombre et leur rôle narratif), mais également car il s’y tisse tout un « ensemble de rapports et d’interactions » caractéristique de tout sujet écologique comme le rappelle Stéphanie Posthumus en citant Andermatt Conley (Posthumus 2014 : 15). Contrepoint des espaces naturels dits sauvages, le jardin est un microcosme ordonné, morceau de nature construit et cultivé par l’humain pour sa fin propre. Hortus gardinus2, le jardin est avant tout un espace clos où l’humain fait pousser des végétaux utiles ou d’agrément : (‘gardenus’, la fermeture donnant aujourd’hui le ‘garden’ anglais, le ‘garten’ allemand, etc.). Contrairement à un environnement sauvage, la nature des jardins est modelée, domestiquée, greffée, conforme aux individus et époques qui la façonnent. Le jardin représente ainsi la relation que l’humain entretient avec l’environnement non-humain dans un milieu citadin. La nature a toujours formé dans les imaginaires le contrepoint de la vie urbaine, lieu où pouvait se ressourcer le citadin. Les jardins en sont les contreforts, enclos de verdure dans la grande ville. Les jardins dans Les Misérables sont bien plus que des espaces clos domestiqués par l’humain et forment dans le roman de la misère des centres névralgiques de l’action ainsi que le lieu même de l’enchantement social, de la matière et du dialogue des personnages avec le cosmos. C’est dans cette mesure qu’ils nous apparaissent comme les lieux de choix d’étude de l’imaginaire environnemental se développant dans le texte. Dans son article « Réinventer la nature : vers une éco-poétique », Thomas Pughe indique que la poétique écologique :
[…] prête à l’écriture littéraire le pouvoir d’aider le lecteur à façonner son imaginaire environnemental, le confrontant ainsi à sa propre aliénation par rapport au monde naturel en lui suggérant l’utopie d’une réconciliation entre nature et civilisation humaine. (Pughe 2005 : 69)
Le texte de Hugo semble particulièrement répondre à cette définition, le texte déployant une constellation de nature urbaine dans laquelle le lecteur voit se concrétiser des cas de réconciliation sociale, d’échanges horizontaux entre humains et non-humains. L’imaginaire se déployant lui permet alors d’entrevoir qu’un nouveau rapport avec le cosmos s’installe et qu’il peut s’identifier avec ce dernier. Pour toutes ces raisons, le texte de Hugo offre un angle privilégié de la manière dont il est possible de percevoir, penser et vivre la nature dans la capitale au XIXe siècle. Si les jardins ne sont a priori pas un espace romantique par essence, car lieu même du domestique humanisé, ils forment dans le roman de la misère le cadre où se déploient les grands leitmotivs du romantisme tels que l’idylle, la communion avec la nature et le lieu de transcendance. Les jardins sont non seulement un lieu naturel au cœur de la narration urbaine des Misérables, mais acquièrent le statut de véritables « personnages écologiques »3. Les jardins sont de « nouvelles subjectivités qui gardent leur singularité tout en s’ouvrant du côté du socius et du côté du cosmos » (Posthumus 2014 : 27). À travers une étude typologique et narratologique des Misérables, nous verrons en quoi le réseau des jardins urbains permet un réenchantement du statut social des personnages tout en servant une dynamique de la transfiguration cosmique à l’œuvre dans le roman.
1. Le réseau des jardins dans le Paris des Misérables
1.1. Des lieux majeurs et mineurs
Le texte des Misérables comporte de très nombreux jardins que l’on peut réduire au nombre de neuf primordiaux, nommés et occupant une large place dans l’œuvre. Il s’agit du jardin de Monseigneur Myriel, invoqué dans le texte dans la première partie et présent du chapitre VI du livre premier au livre deuxième, chapitre XIII. Le Jardin des Plantes est le second jardin d’importance apparaissant dans le texte, présent en filigrane tout au long du roman (Hugo 2014 : II, 4, 1, p. 56 ; II, 5, 2, p. 581 ; III, 8, 14, p. 63 ; IV, 6, 2, p. 289 ; IV, 10, 3, p. 409). C’est également le cas du Jardin du Luxembourg qui apparaît dans le livre en III, 5, 5 (Hugo 2014 : 870), joue un rôle central en III, 6, 2 (Hugo 2014 : 883), et III, 6, 5 (Hugo 2014 : 890), est évoqué en III, 8, 1 (Hugo 2014 : 9) puis en IV, 3, 6 (Hugo 2014 : 216), et IV, 8, 7 (Hugo 2014 : 381) pour enfin être le cadre d’un dernier épisode en V, 1, 16 (Hugo 2014 : 599). Le jardin du Petit-Picpus, qui est l’un des deux jardins les plus décrits et les plus importants du texte apparaît en II, 5, 4 et est présent jusqu’à la fin de la seconde partie. En contrepoint de celui-ci se trouve le jardin de la rue Plumet, qui est nommé pour la première fois en III, 3, 1 (Hugo 2014 : 776), et constitue le fil rouge du texte jusqu’en IV, 14, 7 (Hugo 2014 : 512). Des jardins de moindre importance, mais toutefois imbriqués au récit complètent ce tableau comme le jardin de Hougomont, décrit dans le livre consacré à Waterloo (II, 1, 2, Hugo 2014 : 410) ou celui de Monsieur Gillenormand évoqué en III, 2, 2 (Hugo 2014 : 760), et prenant de l’ampleur à partir de V, 7, 1 (Hugo 2014 : 803) jusqu’à l’avant dernier chapitre du roman, en V, 8, 5 (Hugo 2014 : 878). Le jardin du baron Pontmercy est évoqué à trois reprises entre III, 3, 2 (Hugo 2014 : 775), et III, 3, 4 (Hugo 2014 : 794), et se combine avec celui de M. Mabeuf (Hugo 2014 : III, 5, 4, p. 865 ; IV, 2, 3, p. 180 ; IV, 9, 3, p. 390).
Ces neuf jardins majeurs sont doublés de nombreux jardins, simplement évoqués, anonymes et sans réelle épaisseur romanesque se succédant tout au long du roman. Ainsi, l’une des peintures cachées sous les boiseries de la chambre de mademoiselle Baptistine représente Télémaque dans « les jardins » (Hugo 2014 : I, 1, 9, p. 72). Certains jardins urbains anonymes, réels ou fictifs sont attachés à Jean Valjean : c’est le cas des jardins de Digne dans lesquels il cherche à se réfugier (Hugo 2014 : I, 2, 1, pp. 112, 113, 115), du jardin dans son rêve (Hugo 2014 : I, 7, 4, p. 323), et du cimetière de Vaugirard, dans lequel il est enterré vivant et qui « […] était un enclos vénérable, planté en ancien jardin français » (Hugo 2014 : II, 8, 5, p. 701). Fantine rêve aussi d’un jardin, celui qu’elle aimerait avoir un jour avec Cosette : « Nous aurons un petit jardin, d’abord ! » (Hugo 2014 : I, 8, 2, p. 384). La dernière demeure que partagent Cosette et Jean Valjean en est dépourvue (Hugo 2014 : V, 5, 4, p. 748) et le matin du juin 1832, Cosette trouve les jardins du voisinage « hideux » (Hugo 2014 : V, 1, 10, p. 584). Outre les jardins liés à des personnages, Les Misérables contiennent des jardins qui forment un élément récurrent des descriptions de Paris et semblent essentiels dans la composition de la ville. Par exemple, Hugo situe la masure Gorbeau entre « […] deux murs de jardin […] » (Hugo 2014 : I, 4, 1, p. 558), et écrit que « [d]es jardins, des couvents, des chantiers, des marais […] » (Hugo 2014 : II, 5, 3, p. 585) composent le quartier du Petit-Picpus, jardins qui sont ensuite explorés par Javert, lorsqu’il recherche Jean Valjean (Hugo 2014 : II, 5, 10, p. 614). Le mur d’un jardin quelconque est évoqué en II, 1, 6 (Hugo 2014 : 423) derrière lequel des soldats se protègent. Un jardin imaginaire est lié à une bataille, cette fois-ci chanté sur la barricade : « Nos jardins étaient un pot de tulipe » (Hugo 2014 : IV, 12, 6, p. 467). Enfin, « […] le jardin du couvent de la rue du Temple » (Hugo 2014 : II, 6, 10, p. 649) abrite le plus beau marronnier de France. La multiplication de ces jardins, qu’ils abritent des passages clefs de la trame romanesque, qu’ils soient secondaires ou encore simplement évoqués, créent un réseau parallèle dans Paris, tout comme les égouts forment le dessous de la ville. À la différence de ces derniers, lieu où se concentre la misère boueuse, les jardins forment une trame où le beau peut éclore, où l’enchantement des misérables devient possible, grâce à une redistribution des rapports entre les personnages humains et leur environnement naturel. Ce réseau chargé de sens est filé dans tout le roman des Misérables et les jardins apparaissent comme des lieux de contraste essentiels de l’intrigue et de l’écriture hugolienne.
1.2. Entre jardins fictifs et réels
La manière dont Hugo tisse jardins fictifs et jardins existants réellement dans Paris au moment de la rédaction des Misérables est elle aussi significative de l’omniprésence narrative du réseau des jardins dans le roman. Ainsi, le Jardin des Plantes, le Jardin du Luxembourg et le cimetière de Vaugirard sont des lieux géographiquement repérables dans la cartographie parisienne tant par le lecteur du dix-neuvième siècle que le lecteur contemporain. Ces toponymes authentiques permettent de réinjecter le monde réel dans la fiction, ils servent de référence vraisemblable. C’est le cas du jardin de Hougomont, ayant joué un rôle clef lors de la bataille de Waterloo le 8 juin 1815 et qui, simplement évoqué dans le texte, fait appel à un imaginaire historique. Le fait qu’ils appartiennent à une cartographie connue n’empêche pas à l’auteur d’en faire des espaces où l’enchantement est d’autant plus possible que si ces jardins se trouvent dans le tissu urbain, ils forment tout de même des poches où la nature est plus tangible. Lorsqu’ils apparaissent dans le roman, ces jardins ne sont pas décrits aussi longuement que les jardins imaginaires de la fiction, car ils renvoient à une réalité concrète connue et parfois expérimentée par les lecteurs. Le simple fait de les nommer permet de convoquer tout l’imaginaire associé au lieu, ainsi que le rappelle Pierre Schoentjes dans son essai Ce qui a lieu : « Un nom associé à un lieu est un déclencheur puissant de l’imaginaire parce qu’il participe de son identité » (Schoentjes 2015 : 187).
Les autres jardins principaux sont des jardins fictifs disposés dans des lieux réels, dont le rôle est moins d’invoquer la carte topographique que d’enchanter cette dernière. Le jardin de la rue Plumet, le jardin de M. Gillenormand qui habite rue des Filles du Calvaire, celui de M. Myriel à Digne, celui du baron Pontmercy à Vernon et enfin le jardin de Mabeuf, placé derrière sa maison du boulevard Montparnasse puis après son déménagement « […] près de la Salpêtrière dans une espèce de chaumière du village d’Austerlitz » (Hugo 2014 : III, 5, 4, p. 868) appartiennent tous à des poches de fiction cousues narrativement dans une géographie parisienne connue du lecteur d’alors et d’aujourd’hui. Enfin, le cas du jardin du Petit-Picpus est particulier puisqu’il fait partie du couvent du même nom, inventé de toutes pièces par Hugo qui crée ainsi dans son livre un lieu totalement imaginaire, mais situé dans Paris, fonctionnant comme un véritable microcosme fictif. Victor Hugo joue avec la réalité, créant des espaces doublement imaginaires, à la fois inventés et chargés symboliquement qui se trouvent dans des lieux connus. Le réseau des jardins dans Les Misérables forme ainsi en soi une cartographie enchantée du Paris que parcourent les personnages dans le récit.
1.3. Des gardini poreux
Le degré d’ouverture des jardins sur la ville joue également un rôle dans la lecture écopoétique que l’on peut faire de leur caractère privé ou public, leur rôle à la fois social, politique et cosmique. Par exemple, le Jardin du Luxembourg et le Jardin des Plantes sont deux jardins publics, lieux de promenades, de traverse. Ces lieux dans la ville ont pour rôle d’offrir à tous les citadins un accès à un environnement naturel non urbain. Or, le Jardin du Luxembourg n’est pas ouvert à tous et les deux petits Magnon y entrent par effraction : « Si les surveillants les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. Les petits pauvres n’entrent pas dans les jardins publics […] » (Hugo 2014 ; V, 1, 16, p. 600). Dans ce jardin tel qu’il est conçu par la municipalité et la société parisienne, la misère n’est pas bienvenue. Elle n’a a priori pas sa place dans un espace où le beau, l’ordre et l’insouciance doivent régner pour distraire les bourgeois de leur vie citadine.
Parmi les autres lieux apparemment exclusifs en ville, mais cette fois-ci privés, le jardin du couvent du Petit-Picpus est un jardin fermé, entouré des bâtiments du couvent et de hauts murs empêchant quiconque d’autre que les religieuses et leur jardinier d’y entrer, d’en sortir et d’en profiter. Le jardin de M. l’évêque de Digne, M. Myriel, est également encerclé de murs. Ces deux jardins de religieux sont de véritables horti conclusi, fermés, sacrés, mais sont cependant violés par Jean Valjean, le premier lorsqu’il entre dans le couvent par effraction en gravissant son enceinte, le second quand il s’échappe par le muret donnant sur une route plantée d’arbres. Le jardin de M. Mabeuf est également fermé, mais Éponine y entre pourtant, alors qu’elle n’a aucune raison de le faire (Hugo 2014 : IV, 2, 3, p. 182), comme fascinée par ce lieu envoûtant, et Gavroche, attiré par une pomme, se cache dans la haie le fermant à la rue (Hugo 2014 : IV, 4, 2, p. 237). Le jardin de Hougomont et celui de Pontmercy sont deux autres jardins destinés à un usage propre, intime, qui perdent leur statut d’espaces clos par l’usage de la force : c’est dans le jardin de Hougomont que débute Waterloo et que des centaines de soldats vont mourir. Le jardin du colonel, lui, est dégradé par ses voisins à sa mort, qui « […] dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares » (Hugo 2014 : III, 3, 4, p. 794). Le jardin de la rue Plumet est lui aussi censé être un jardin fermé, dont le seul point de contact avec l’extérieur est la « vieille grille pourrie » (Hugo 2014 : IV, 6, 3, p.311) donnant sur la rue. Cependant, le jardin est menacé par les brigands et Thénardier qui pensent pouvoir y entrer pour voler et la grille, faible barrière, laisse aller et venir Marius à sa guise : « Marius écarta la grille qui l’avait tant de fois laissé passer […] » (Hugo 2014 : IV, 13,1, p. 479). Ainsi, le seul jardin respectant la construction lexicale latine faisant des jardins un espace intime et clos est celui de M. Gillenormand, où seuls les habitants de la maison du bourgeois pénètrent. On comprend que les jardins dans Les Misérables sont loin d’être des espaces hermétiques, des ilots repliés sur eux-mêmes et parsemés dans la narration. Ils forment au contraire un véritable réseau parallèle dans Les Misérables. Les jardins sont bien une multitude de points de départ des différentes intrigues qui viennent se nouer dans le récit, ils n’ont d’hortus conclusus que l’aspect et sont bien des lieux poreux, ouverts sur la ville, des ressorts narratifs qui permettent d’instiller dans l’œuvre des misérables la possibilité d’un enchantement.
2. « Il faut cultiver notre jardin » : la force réenchanteresse des saisons dans la ville
2.1. Le jardinier enchanteur
Le jardinier entretient avec la nature une relation privilégiée dans l’espace citadin. Contraint de composer avec les rythmes non-humains et de suivre les cycles saisonniers, il décide de l’emplacement des plants, les façonne, creuse et forme l’espace à son goût en se détachant de la temporalité urbaine environnante. Les jardiniers sont décrits dans le texte en train de travailler la terre, comme par exemple Mabeuf piochant son jardin (Hugo 2014 : III, 5, 4, p. 869). Dans le couvent du Petit-Picpus, « [o]n voyait au fond sous les arbres deux hommes bêcher côte à côte, Fauvent et un autre » (Hugo 2014 : II, 8, 8, p. 720). Grâce à l’utilisation répétée de verbes transitifs explicitant les gestes et techniques appliqués à la culture et à l’arrangement de la terre, le jardinage prend corps dans le texte. Jean Valjean renoue avec son passé d’émondeur au couvent : « Presque tous les arbres du verger étaient des sauvageons ; il les écussonna et leur fit donner d’excellents fruits » (Hugo 2014 : II, 8, 5, p. 879). Dans les jardins de Myriel, de Mabeuf et de Pontmercy, l’effort de jardinage est salué ; les trois hommes jardinent et font surgir de la terre des fleurs rares, des fruits, du beau.
En tant que jardins publics, le Jardin du Luxembourg et le Jardin des Plantes qui incarnent le jardin à la française, sont ordonnés, et si les jardiniers sont invisibles, leur travail magnifiant les lieux ne l’est pas : « Les quinconces et les parterres s’envoyaient dans la lumière des baumes et des éblouissements. […] Les plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lys […] » (Hugo 2014 : V, 1, 16, p. 603). Ainsi, les personnages-jardiniers ne se contentent pas d’arranger la terre et d’aider les plantes à pousser et, de serviteurs de la terre, ils deviennent créateurs, démiurges, rendant la nature plus riche, plus fertile et nourricière qu’elle ne l’était avant leur passage dans les jardins. Ils magnifient la terre au fil du temps et transforment les jardins urbains en multiples paradis dans la ville.
2.2. Quand la Nature jardine
Si le jardin n’est pas la libre nature, celle-ci y suit librement son cours. Régulièrement dans le texte, la Nature remplace le jardinier et devient seule maîtresse des jardins, leur donnant un caractère sauvage qu’ils n’ont pas lorsque ce sont les personnages qui en sont les maîtres. Il se produit alors dans Les Misérables ce que Thomas Pughe nomme le « ré-enchantement de la nature par la représentation respectueuse de son caractère sauvage » (Pughe 2005 : 75). Ceci s’exprime dans le texte par la mention et la description du passage des saisons, comportant chacune ses périodes de germination et de décrépitude, d’apparition et de disparition d’espèces. Les saisons telles qu’elles s’impriment dans les jardins, les valorisent naturellement, travaillant à la place ou en complément du jardinier et de ses outils. Ainsi, le Jardin du Luxembourg, où « [t]out rit, chante et s’offre » (Hugo 2014 : V, 1, 16, p. 601) devient l’allégorie du printemps et par la même occasion, se transforme en jardin d’Eden dans la ville4. Dans ce jardin, la nature soumise aux saisons est harmonieuse et parfaite : « Toute l’harmonie de la saison s’accomplissait dans un gracieux ensemble ; les entrées et les sorties du printemps avaient lieu dans l’ordre voulu » (Hugo 2014 : 604). L’emploi du nom « harmonie » est significatif ; en effet, c’est la qualité qu’adjoignent les romantiques à la nature, célébrant le fait que la nature soit « […] un mélange paradoxal d’unité et de diversité » (Barrère 1973 : 1). Tout ce qui compose le Jardin du Luxembourg, l’animal, le végétal, le minéral se fond sous le sceau du printemps qui confère à la nature une unité à la fois romantique et cosmique. Les jardins de Hougomont et de la rue Plumet sont des jardins décrits comme des lieux abandonnés, où l’humain a cessé d’exercer sa volonté sur les lois naturelles des plantes, laissant la nature proliférer et suivre ses cycles. Ainsi, le verger de Hougomont est à la fois décrépi et florissant et le jardin de la rue Plumet, s’il est envahi de mauvaises herbes, de pourriture et de moisi n’en est pas moins splendide et regorgeant de vie. Ce dernier joue un rôle central dans la manière dont les saisons exercent sur la nature dans les jardins une dynamique autre que celle de l’humain, magnifiant les lieux : « Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. […] Le jardinage était parti, et la nature était revenue » (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 198). Enfin, le jardin de la rue Plumet avant son abandon est comparé à une pâle imitation de Le Nôtre, jardinier français par excellence, créateur du jardin de Versailles. L’absence de jardinier dans le jardin de la rue Plumet n’est ainsi pas néfaste, au contraire, et sa description permet au narrateur de valoriser la beauté de l’impulsion du printemps dans ce jardin redevenu sauvage :
En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines […] (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 199)
Ce passage personnifie le jardin en en faisant un être vivant explosant de vie au printemps et qui, quoique contenu dans l’espace qui lui a été octroyé par le cadastre éclabousse la ville de merveille. Loin du jardin à la française tiré au cordeau, ce jardin animalisé enchante, déborde pour semer « […] jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. » (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 199). Ainsi, ce jardin devenu sauvage se fait synonyme du Beau et du vivant tandis que tant qu’il était cultivé il était décrit fade et désertifié.
Enfin, le titre du chapitre consacré à la description détaillée du jardin, « foliis ac frondibus » (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 198) est tiré du De Natura rerum de Lucrèce et signifie « de feuilles et de branches ». Ce titre contient toute l’exubérance désordonnée du jardin au printemps ainsi que l’explosion de vie végétale y correspondant. L’humain évincé, « [r]ien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle » (Hugo 2014 : 198). L’atmosphère y régnant est celle que la nature a façonnée, saison après saison. Espace sauvage au cœur de Paris, le jardin de la rue Plumet est un lieu naturellement enchanteur et enchanté.
Les fonctions, utilisations et pratiques des jardins vont également se moduler au fil des cycles saisonniers. Ainsi, « l’été » (Hugo 2014 : I, 1, 6, p. 59), le jardin de Myriel accueille les visiteurs s’ils sont trop nombreux, la promenade dans le jardin permettant de pallier le manque de chaises dans la maison. Dans le jardin de la rue Plumet, la fin de l’hiver est synonyme de beauté : « Le printemps arrivait, le jardin était si admirable dans cette saison de l’année […] » (Hugo 2014 : IV, 4, 1, p. 235). Le jardin du Petit-Picpus, lui, semble être fait « […] pour être regardé l’hiver […] » (Hugo 2014 : II, 5, 6, p. 594). Myriel, « arrosait ses plates-bandes chaque soir d’été […] » (Hugo 2014 : I, 1, 6, p. 62). Enfin, bien que ce soit l’hiver, Cosette s’éblouit face au jardin : « […] elle redescendit au jardin, se croyant reine, entendant les oiseaux chanter, c’était en hiver, voyant le ciel doré, le soleil dans les arbres, des fleurs dans les buissons, éperdue, folle, dans un ravissement inexprimable ». (Hugo 2014 : IV, 3, 5, p. 209). L’on peut noter que les saisons habituellement associées à la mort et à la décrépitude sont mises en valeur par Hugo, acquérant une valeur positive. Là où l’on s’attendrait à voir le printemps ou l’été décrits comme synonymes de vie et de beauté, c’est l’hiver qui abrite l’enchantement. Le déroulement saisonnier joue un rôle majeur dans l’expression de la nature laissée à elle-même et contribue à fortifier le lien entre les humains et leurs jardins. La constante inscription des phénomènes naturels dans l’universalité des cycles saisonniers et cosmiques tend à appuyer la démonstration de Hugo dans son roman, prouvant que l’enchantement de la matière se fait naturellement, qu’il y a du beau dans l’abandon, de la joie dans l’hiver, du sauvage dans la ville, enfin une possibilité de renouer avec le cosmos depuis un enclos en ville.
3. Humain nature et cosmos
3.1. Pas de côté et communion avec le cosmos
Alors que le lien entre humain et non-humain semble se resserrer autour de la culture du sol et de l’expérience des saisons, il se distend à d’autres moments de la narration. Si la nature des jardins existe par définition pour les humains, étant créée par et pour leurs besoins nourriciers ou esthétiques, elle n’est pas continuellement au diapason de ceux qui l’arpentent. C’est dans le Jardin du Luxembourg que se jouent les écarts les plus importants entre humains et non-humains, où la nature semble devenir un rempart hermétique, telle que les personnages la perçoivent. Quand Marius amoureux n’ose s’approcher de Cosette, il lui semble que « […] les moineaux francs […] se moque[nt] de lui » (Hugo 2014 : III, 6, 5, p. 891). Si l’anthropomorphisme des moineaux leur confère un langage qui les fait basculer dans la sphère humaine, la dissonance entre les oiseaux et le personnage se joue dans l’interprétation de Marius qui ne parvient pas à entendre un écho de ses émotions dans l’environnement qu’il traverse et les animaux qu’il rencontre. De plus, tandis qu’il est tel un « chien perdu » (Hugo 2014 : III, 8, 1, p. 9), en l’absence de M. Leblanc et de la jeune fille au Luxembourg, les saisons se succèdent, indifférentes à son désespoir : « L’été passa, puis l’automne ; l’hiver vint. » (Hugo 2014 : 9). La nature ne se fait pas du tout miroir de l’âme et est au contraire dépeinte par Hugo comme une entité indépendante aux rythmes propres dans laquelle les humains ne s’inscrivent pas nécessairement. Cette disparition entraine un revers de la perception par le jeune homme de la nature du jardin : « […] la vaste nature, si remplie autrefois de formes, de clartés, de voix, de conseils de perspectives, d’horizons, d’enseignements, était maintenant vide devant lui. Il lui semblait que tout avait disparu » (Hugo 2014 : 9). Ainsi, la communion entre humains et non-humains n’est pas continue. Si les personnages sont capables de reconnaître les langages non-humains et l’écriture du grand livre de la Nature déployés autour d’eux, ils ne sont pas toujours en mesure d’en lire le sens et de se projeter dans le grand récit du cosmos, ce d’autant plus lorsque leurs émotions semblent aller à l’encontre de leur environnement.
L’écart le plus dramatique entre la nature et les humains est celui que le narrateur décrit dans le chapitre « La guerre entre quatre murs » se déroulant dans le Jardin du Luxembourg. Dans ce chapitre, un parallèle tragique s’opère entre la nature, où tout rit, chante et mange, et deux jeunes misérables morts de faim qui y errent en clandestins, n’ayant pas le droit de se trouver dans ce lieu.
Dieu servait le repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron […] On se mangeait bien un peu les uns les autres […], mais pas une bête n’avait l’estomac vide. (Hugo 2014 : V, 1, 16, p. 604)
Au cours de cet épisode, la nature se montre fastueuse pour tous les animaux se trouvant dans le jardin, tandis que le plus jeune des deux enfants ne cesse de répéter qu’il a faim. Dans un premier temps, l’univers non-humain n’offre aucun salut aux petits et il ne s’enchante que dans un mouvement propre, par et pour lui-même. Si le jardin public reste d’abord hermétique aux clandestins, une brêche apparaît lorsqu’ils parviennent à pêcher le reste de brioche qu’un jeune bourgeois jette aux cygnes, seule nourriture accessible. Le passage suit directement une digression du narrateur sur la capacité d’entrevoir la beauté de la nature, son unité ainsi que son lien avec le cosmos, faculté réservée à ceux qui souffrent : « Qui ne pleure pas ne voit pas » (Hugo 2014 : V, 1, 16, p.602).
On pourrait lire dans ce passage une forme de sanctification du misérable, dont la condition permettrait seule de se sublimer. Hugo crée dans la scène l’un des passages les plus enchanteurs du roman. En effet, une révolution se déroule dans ce chapitre, et c’est au contact de la nature dans le Jardin du Luxembourg que les deux misérables entrent en contact avec le cosmos. Si l’objectif initial de l’exclusion des pauvres du jardin public était d’y entretenir la beauté, celle-ci n’est seulement permise lorsque les pauvres dépassent leur statut. Ce jardin public refusant aux pauvres d’entrer en contact avec sa beauté consiste en ce que Bertrand Guest qualifie de « phénomène anti-cosmique » (Guest 2017 : 211). En effet, nier la misère ne l’annihile pas, et le monde fait de beauté et d’ordre apparent ne peut être cosmos tant qu’il existe des injustices sociales. Cet épisode est d’autant plus remarquable dans le roman qu’il déconstruit l’idée d’un beau naturel associé à la richesse et la bourgeoisie en y intégrant la révolution que sont les deux jeunes misérables pénétrant dans le jardin public qui leur est interdit. On comprend dès lors que la beauté et l’opulence enchanteresse du jardin si ce dernier semble d’abord narguer les deux intrus, n’est en fait possible et perceptible que lorsque les injustices sont réparées. Hugo instille dans son texte à ce moment l’idée du pas de côté nécessaire à la reconnaissance de la beauté du monde naturel qui entoure les citadins. Il y a là transfiguration de la condition des deux misérables qui, placés au centre de la nature du jardin en plein « repas universel » s’inscrivent dans la continuité de leur environnement en mangeant la brioche. De plus, c’est en prenant le plus petit morceau de brioche pour lui que l’aîné illustre le titre du chapitre et « […] de frère […] devient père » (Hugo 2014 : V, 1, 16, p.599), dépassant sa condition initiale en se sacrifiant. Ainsi, alors que l’intrusion des deux garçons dans le jardin interdit semblait illustrer l’imperméabilité de l’environnement naturel du Luxembourg aux pauvres, le passage permet finalement un enchantement de la condition des misérables répondant à Thomas Pughe lorsqu’il écrit que « La nature représente le lieu utopique où le social et l’esthétique se trouvent réconciliés » (Pughe 2005 : 80). Les deux miséreux s’ancrant dans le dispositif printanier représentent bien la manière dont la nature permet une esthétique utopique de renaissance sociale, de vie et de dialogue avec le cosmos. Ce passage est en outre l’occasion de montrer que le cosmos est constitué d’une infinité de relations que « la vision du poète seule peut faire aller ensemble » (Guest 2017 : 53). Le jardin du Luxembourg est ainsi l’épicentre de la carte narrative et géographique du roman, lieu d’expression de critique sociale et politique, des leitmotive romantiques, de médiation vers la transcendance, de l’idylle et de communion avec la nature, mais également tissage entre le langage du monde non-humain et celui de poète, capable de le lire et de le transcrire.
3.2. Horizontalité du langage amoureux
Si les processus naturels décrits dans le roman suivent leur cours indépendamment des humains, ils les intègrent parfois dans leur rythme, permettant ainsi une véritable osmose. Jean-Bertrand Barrère écrit que : « Ce n’est pas un système d’aller et retour entre la nature et le paysage intérieur, mais une circulation triangulaire qui s’établit entre le ciel, la terre et le cœur de l’homme » (1973 : 84). C’est particulièrement le cas dans les jardins que nous choisissons de nommer jardins d’amour. Parce qu’il abrite le lieu du « LUX FACTA EST » (III, 6, 2), scène de la rencontre amoureuse entre Marius et Cosette, le Jardin du Luxembourg constitue le centre idyllique, géographique et narratif à partir duquel le roman s’organise. Françoise Chenet5 rappelle que les toponymes possèdent une valeur référentielle et imaginaire6. C’est le cas du Jardin du Luxembourg, lieu réel et identifiable, dont l’étymologie désigne à la fois un bois sacré (lucus) et la lumière (lux, lucis). Hugo réécrit une scène de reverdie typiquement romantique dans le passage où Marius voit Cosette transformée en jeune femme :
C’était par une sereine matinée d’été, Marius était joyeux comme on l’est quand il fait beau. Il lui semblait qu’il avait dans le cœur tous les chants d’oiseaux qu’il entendait et tous les morceaux du ciel bleu qu’il voyait à travers les feuilles des arbres. (Hugo 2014 : III, 6, 2, p. 883).
Si la scène se déroule en été et non au printemps comme c’est traditionnellement le cas dans une scène de reverdie, la nature est décrite par le biais d’éléments auditifs, le narrateur utilisant le topos du chant des oiseaux, symbole de la reprise de la vie, et visuels, le ciel bleu étant synonyme de la belle saison, autant d’éléments constitutifs de la reverdie.
Le jardin de la rue Plumet, abandonné aux cycles saisonniers le façonnant, est également le complice de l’amour du jeune couple. À propos de l’histoire de Marius et Cosette, Myriam Roman et Marie-Christine Bellosta écrivent qu’elle :
[…] est bien la transposition romanesque d’une « idylle » au sens que le XIXe siècle […] pouvait donner à ce terme : poésie pastorale vouée à la glorification de l’harmonie entre l’homme (et singulièrement le couple amoureux) et une nature fertile et abondante. (1995 : 246)
Le motif romantique de l’idylle se retrouve inscrit dans un jardin qui devient jardin d’amour par excellence, lieu idyllique où tous les éléments naturels font écho aux deux amants, et où la nature harmonieuse permet un lien entre le couple et le cosmos, célébrant « l’harmonie vitale de la création » (Roman & Bellosta 1995 : 246). Il l’est avant même l’arrivée des amants, la nature s’étant comme enchantée pour les accueillir :
Il semblait que ce jardin […] fût devenu propre à abriter les mystères chastes […]. Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était entré dans la virginité et la pudeur […] la nature l’avait ressaisi, l’avait rempli d’ombre, et l’avait arrangé pour l’amour. (Hugo 2014 : IV, 3, 4, p. 202).
La métamorphose du jardin, ici encore, s’établit indépendamment de la présence des personnages humains mais se magnifie d’autant plus à leur retour. Si le jardin avait préalablement été conçu par un jardinier qui « […] croyait continuer Le Nôtre […] » (Hugo 2014 : 202), ce n’est que lorsque les humains l’abandonnent que celui-ci, enclos abandonné au cœur de la ville, peut s’enchanter, laissé aux forces de la nature à l’œuvre7.
C’est seulement lorsque que le jardin autrefois cultivé et entretenu est associé au sauvage, à la virginité et retrouve son caractère non urbain et non civilisé qu’il semble apte à devenir le jardin d’amour qui peut entrer en communion avec Marius et Cosette. Le jardin de la rue Plumet passe ainsi de désert dans Paris à oasis naturelle dans le roman. Il est remarquable de noter dans ce passage qu’Hugo insiste sur le caractère urbain du jardin et son emplacement à la fois au cœur d’une ville basculant dans la modernité et dans une histoire politique faite de révolutions. La scène d’amour s’inscrit dans un processus cosmique grâce aux multiples allusions à la ressemblance de ce qui pousse dans ce jardin parisien aux phénomènes célestes composant l’univers. Hugo déploie tout au long de sa description un travail d’analogies verticales qui font se nouer la terre et le ciel. Par exemple, « les fleurs en étoile » (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 199) lient le végétal aux cieux, le jardin à l’univers. En intégrant le mouvement de la nature, Cosette et Marius se transfigurent et sont « […] plus voisins des archanges que des hommes, purs, honnêtes […] » (Hugo 2014 : IV, 8, 1, p. 342). Dans le jardin d’amour s’entremêlent ainsi trois processus d’enchantement. Celui de la nature au cours de l’urbain comme oasis embellissant au fil du temps politique des révolutions et naturel des saisons, celui de la fusion des deux amants avec le cosmos et enfin la transfiguration des rapports entre humains et non-humains grâce au dialogue qui se forme entre eux. La nature des jardins suit le mouvement romantique de l’adéquation harmonieuse entre la nature et l’humain. À la fois image et écho, les relations qui se tissent entre humains, terre et cosmos au sein des jardins permettent à Hugo de décrire une forme de communication possible seulement quand l’unité du monde est retrouvée. Il parvient, grâce aux jardins des Misérables, à résoudre la « quête romantique de l’unité perdue » (Guest 2017 : 13), en témoigne cette maxime qui clôt la description du jardin de la rue Plumet : « Tout travaille à tout. » (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 201).
3.3. Le jardin, appui d’une réflexion sur l’infini
La réflexion sur l’infini trouve ses racines dans la manière dont Hugo opère un continuel va-et-vient entre la terre et le ciel, entre ce qui rampe et ce qui vole, créant ainsi une toile de correspondances et un réseau de mouvements ascendants et descendants. Le cas le plus frappant est celui du jardin de la rue Plumet où tout ce qui pousse tend vers le ciel et tout ce qui a pris de la hauteur se courbe vers le sol. Par exemple :
[L]es arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui traîne dans la mousse. (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 198)
Les végétaux font le lien entre la terre avec leurs racines et le ciel, car ils s’abreuvent de soleil et de pluie et la distance entre les deux se retrouve réduite. L’impression générale est celle de cieux venant toucher la terre, d’éléments poreux, contribuant à la « germination universelle » (Hugo 2014 : 199). Ces allers-retours entre le haut et le bas se doublent d’une vision des jardins se partageant entre macroscopique et microscopique, décrivant l’infiniment petit puis l’infiniment grand, montrant que tout est relié dans le monde et dans la création. Le jardin de la rue Plumet est l’un des jardins où se cristallise la manière kaléidoscopique de rendre compte de la nature :
Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige ; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, […] on a besoin les uns des autres. […] la nuit fait des distributions d’essence stellaire aux fleurs endormies […]. La germination se complique de l’éclosion d’un météore. […] Où finit le télescope, le microscope commence. […] Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles […]. (Hugo 2014 : IV, 3, 3, p. 201)
Dans ce long passage, Victor Hugo réécrit les deux infinis de Pascal, mais en s’appuyant sur le De Natura Rerum de Lucrèce, donnant à la pensée pascalienne une profondeur intertextuelle dont la finalité est de montrer que tout est atome et qu’ainsi, ce qui forme la matière la plus matérielle peut être enchanté, puisqu’elle est constituée des mêmes particules que le cosmos. Louis Aguettant nomme « correpondances » cette manière qu’a Hugo de former des analogies entre les objets de la nature, et rappelle qu’aux yeux de l’auteur, le principe de tout art complet était de parvenir à former une unité faite de variétés (Aguettant 2000 : 59). Si Aguettant désigne ces correspondances comme un jeu pour Hugo, on peut choisir d’y voir la volonté de souligner les relations, même superficielles, qui unissent les formes du vivant. Les jardins deviennent ainsi le lieu de construction d’un véritable écosystème narratif en harmonie avec la création tout entière. Ce mouvement du sol vers le ciel entre la terre et le paradis est renforcé par les nombreuses rêveries et contemplations qui ont lieu dans les jardins. Dans le couvent du Petit-Picpus :
Quelquefois, le soir, au crépuscule, à l’heure où le jardin était désert, on voyait [Jean Valjean] à genoux […] il priait […]. Tout ce qui l’entourait, ce jardin paisible, ces fleurs embaumées […] le pénétraient lentement et peu à peu son âme se composait de silence comme ce cloître […]. (Hugo 2014 : II, 8, 9, p.729)
Dans leur ouvrage, Myriam Roman et Marie-Christine Bellosta écrivent que la contemplation et la rêverie sont des « moments essentiels dans la découverte que le moi fait de l’infini en lui et hors de lui » (1995 : 199). Un dialogue est instauré dans le jardin entre les personnages du récit et quelque chose qui les dépasse, cette nature enchanteresse dont ils ne peuvent fixer les contours, la voûte céleste rendant presque palpable le cosmos. La culture de la terre, la communion avec la nature, la marche dans le jardin, les leçons philosophiques émises depuis le jardinage sont toutes des moyens de se spiritualiser : « La contemplation de la nature et l’accord avec elle sont ainsi donnés pour indissociables de la sagesse » (Roman & Bellosta 1995 : 242). Lieux de l’expression de la matérialité de la nature, les jardins sont définitivement le lieu où l’humain comprend sa place dans le cosmos et apprend qu’en étant en harmonie avec la nature, il peut toucher à l’infini.
4. Conclusion
Tout au long du roman, les jardins ne cessent de s’associer et de se dissocier selon les personnages qui s’y trouvent, leur ouverture sur le monde, leur emplacement, et les schémas qui y sont développés. Réseau enchanteur parallèle dans le roman de la misère, ils sont poreux, espaces de passage et de partage et forment le point de départ d’une gigantesque réflexion filée sur le rapport entre la nature et l’humain et le rapport de ce dernier au cosmos dans lequel il s’inscrit. Si dans certains jardins la nature supplée au jardinier pour magnifier l’espace, grâce aux saisons soumettant la nature à l’organisation cosmique, les jardiniers se font démiurges en créant du beau et de l’utile après le Créateur. Si la pauvreté et la misère sont anti-cosmiques, elles sont renversées dans les jardins où les miséreux acquièrent un statut touchant à l’infini, délaissant leur statut social pour embrasser leur rôle de parties prises dans un tout surplombant. Leur accession au cosmos est politique, et c’est ce renversement de valeurs qui permet justement à Hugo de faire dépasser aux personnages leur rang social dénué de relations pour les dépeindre en communion avec tous les êtres vivants qui habitent l’unité du livre-monde. Dans ces nombreux jardins, la nature permet de mettre l’humain en contact avec le cosmos et le prédispose à comprendre l’infini du monde. En effet, obéissant à des règles qui ne sont pas celles de l’humanité, la nature, telle qu’elle apparaît dans les jardins, aménage un espace où elle s’enchante seule. Finalement, la réflexion sur l’infini se construit tout au long du texte et au fur et à mesure de l’apparition des jardins. Ainsi que l’écrit Victor Hugo, « [c]e livre est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second » (Hugo 2014 : II, 7, 1, p. 653). Nous pourrions ajouter que les jardins en sont le cadre et la clef. Le mouvement perpétuel d’élévation, filé dans tout le roman des Misérables semble définitivement montrer qu’un enchantement de la misère est possible, ce par le biais d’un contact rapproché avec la nature. Les jardins dans cette œuvre montrent combien ce réseau enchanteur permet une utopie sociale se concrétisant au contact de l’environnement naturel, quand bien même ce dernier se situe en plein tissu urbain. Puisque tout dans les jardins sert la spirale ascendante de la transfiguration et de l’amélioration matérielle et spirituelle, et que les jardins sont le lieu même de la matérialité du monde, la misère est comme spiritualisée philosophiquement et poétiquement, de manière indirecte. Se joue dans Les Misérables un enchantement social permis par la dynamique de la transfiguration des êtres qui dépassent leur statut social au contact de la nature en ville. Envisagée depuis un angle plus large, la misère serait la terre des jardins, cette terre dont les jardiniers s’occupent et qui, une fois sublimée, peut s’élancer vers le cosmos et dialoguer avec l’infini.