L’envahissement végétal et animal comme futur désirable. De l’idéal de béton au sauvage idéal

Abstracts

Après avoir exposé quelques éléments centraux sur lesquels a reposé l’expérience de la grande ville moderne et retracé les contours de l’idéaltype socio-architectural de son urbanité, nous proposons de comprendre les dynamiques culturelles qui témoignent de son processus de saturation. Le désir de vert, désir vert ou ré-ensauvagement de l’urbain, déclinés tant à travers la littérature, le cinéma, les jeux-vidéo que l’architecture contemporaine, montre un glissement de paradigme au cœur de nos imaginaires des villes. Il s’agira de suivre une trajectoire qui, de l’idéal de béton nous conduit au sauvage idéal.

After we have exposed some key points of modern cities experience and the contours of the social and architectural type-ideal of modern urbanity, we offer to understand the cultural dynamics which testify about its saturation process. The desire for green, green desire or rewilding of the urban sphere, declined as much literature, cinema, videogames as contemporary architecture, shows a shift of city's imaginary paradigm. In this text, we will follow a path of reflection going from the concrete era to the wild.

Outline

Text

Introduction

Qui a miné la base
qui a fait sauter l’pont
qui avait disposé
du ciment sous les plaines
qui savait au début
qu’il y aurait une fin
qui êtes-vous messieurs-dames
pour me parler comme ça ?
Hosanna, Hosanna
et en route pour la joie
(Noir Désir, En route pour la joie, 1991).

Le retour à l’état naturel qu’ont appelé de leurs vœux les mouvements sauvagistes, naturiens et transcendantalistes à l’orée du XXe siècle n’impliquait pas tant un retour véritable à l’état sauvage que l’idée selon laquelle la nature soit un idéal à suivre et qu’il faille rejeter les artifices mortifères d’une civilisation dévoyée par le règne industriel de la machine. Réunis autour d’Émile Gravelle sur la butte Montmartre, les naturiens (Propagandistes)1 conjuguaient un hypothétique état de nature aux allures édéniques à l’anarchisme anti-progressiste de l’époque : « Dans l’état naturel, chacun aura sa part et vivra mieux. Au lieu d’avoir des châteaux, on fera comme les hommes qui vivaient il y a six mille ans ; on aura des cavernes ou des cabanes » (Baubérot 2013). Cette sensibilité qui se déploie comme un contre-imaginaire épouse les contours d’une utopie du retour (Hervieu-Léger 1979) et tente de faire volte-face à un contexte historique et social destiné à l’idéal de fer et de béton. En d’autres termes, le paradigme cartésien visant l’objectivation et la domination de la nature (végétale, animale et humaine) contenait déjà en germes les ressorts de son propre renversement. Le retour non plus à l’état sauvage ou naturel mais du sauvage ou de la nature au cœur des grands ensembles urbains semble aujourd’hui s’imposer dans l’imaginaire des villes et conduit à la fusion progressive des espaces urbain/rural, culture/nature, civilisé/sauvage.

Dans Mythologie des formes sociales, Patrick Tacussel montre que les œuvres romanesques ont la capacité de refléter la société et ses conflits, de rendre pour ainsi dire perceptible un environnement culturel et de saisir le sens que se donne une époque, anticipant même parfois les idéaux-types à venir. De fait, dans le cadre d’une démarche esthético-compréhensive, la sociologie figurative telle que décrite par l’auteur propose « des tableaux (Bilder) des faits de société » (1995 : 28) fabriqués à partir des qualités grossissantes du typique ou idéaltypique. Il nous est ainsi permis de penser que les œuvres de science-fiction de la fin du XXe – début du XXIe siècle (et plus encore celles qu’on associe à la fiction spéculative) contiennent des éléments clés constitutifs de « tableaux idéaux » (Freund 1966 : 181) susceptibles de rendre perceptibles les valeurs en gestation dans un contexte socio-historique donné. En s’appuyant sur un corpus de productions culturelles, de la photographie aux jeux-vidéo en passant par le cinéma, la littérature mais aussi les projets d’architecture contemporaine, nous tenterons de saisir ce qui se joue dans les mutations de l’espace social et des environnements urbains. Le genre post-apocalyptique en particulier constitue un terrain d’investigation pertinent capable de rendre compte du désir d’ensauvagement2 qui travaille actuellement les consciences collectives. Un certain renversement des valeurs semble faire du végétal envahissant (et des êtres vivants qu’il abrite) non plus un problème à résoudre, ni le signe d’une punition (naturelle ou divine), mais bel est bien l’élément central d’un futur désirable que l’architecture écologique tente de concrétiser.

1. L’idéal de la grande ville moderne et la domestication du sauvage

Georg Simmel compte parmi ceux qui ont le mieux saisi l’atmosphère sociale qu’exaltent les grandes villes au passage du XIXe au XXe siècle. Il a su montrer comment l’avènement de l’argent-signe et l’intensification de la vie des nerfs (faisant que le citadin moderne est comme assailli d’un bombardement continu de stimuli) ont eu un impact non négligeable sur la subjectivité et la sensorialité des individus. Si la grande ville est marquée par l’anonymat et « l’impersonnalité des échanges » (Simmel 2013 : 43), elle est aussi le lieu dans lequel se sont manifestés avec la plus grande intensité les effets de tous les progrès (techniques et scientifiques), toutes les valeurs spirituelles et morales conduisant la subjectivité vers une « forme de vie purement objective »3 (idem : 68). Les observations sociologiques de Simmel ont constitué un précieux socle sur lequel Norbert Elias a ensuite développé sa notion cruciale du processus de civilisation. Défini à la fois par la complexification des relations interpersonnelles et l’imposition des mécanismes d’autocontrainte, le processus de civilisation – entamé à tout le moins depuis le XVIe siècle – s’accompagne d’un raffinement progressif des manières d’être en société et c’est à mesure que les citadins sont devenus plus délicats qu’ils en sont venus à chérir, non sans paradoxe et fantasme, la nature et les modes de vie dits naturels (Elias 2003). Ainsi, l’ambivalence de la vie moderne cristallisée dans le modèle des grandes villes est aussi le moteur d’une reconfiguration profonde des rapports que les citadins entretiennent avec leurs environnements : sociaux, urbains, techniques et naturels.

1.1. Les grandes villes et l’urbanité minérale

Le procès de civilisation décrit par Elias, qui se traduit par l’intégration ou intériorisation des normes et des gestes de contrôle, se conjugue aussi à de nouvelles formes de l’habiter de sorte que la sensibilité individuelle, les relations interpersonnelles et l’urbanisme convergent dans le sens d’une pasteurisation de l’espace, de l’agir et des affects. La gestion des lieux d’abattage du bétail est à cet égard fort instructive. Initiée au début du XIXe siècle, la construction des abattoirs de Paris, a été une manière de spécifier et de pacifier une activité marquée par une certaine violence physique et symbolique intrinsèque. La mise à mort des animaux s’est trouvée en partie circonscrite et objectivée dans ces nouveaux espaces, puis, suivant les logiques conjointes du procès de civilisation et du capitalisme industriel, toujours un peu plus écartée des centres urbains. Jadis situées au cœur de l’espace social, les anciennes tueries ont effectivement été délocalisées en périphérie des grandes villes soustrayant par là même une activité dorénavant vécue comme « bestiale » ou « triviale » de la vue des citadins raffinés. L’éloignement (voire l’isolement) de ces éléments hétérogènes à l’organisation humaine s’inscrit ainsi dans un processus profond qui tente d’effacer les traces de la bestialité individuelle et collective. L’organisation sociale et spatiale de l’urbanité moderne épouse progressivement les traits d’un idéal minéral et aseptisé duquel seraient effacées toutes les scories « dangereusement naturelles », tous les éléments considérés néfastes et délétères, sales et violents, et qui portent atteinte non seulement à l’ordre social cultivé mais aussi à son avenir.

L’agencement des grands boulevards depuis la transformation de Paris par le baron Hausmann contribue dès 1860 à l’assainissement des ruelles en même temps que celui des foules. Et cet idéal de pierre, de fer et de béton qui s’étend dorénavant d’Est en Ouest se conjugue à chaque fois avec un certain hygiénisme moral que prolonge l’architecture de la transparence et de la surveillance. Construire le futur et « nos vies […] sur des fondations solides comme du béton armé » (Gibert 2019), évacuer la part de sauvage des sociétés en devenir, circonscrire et dominer la nature (tant végétale, animale qu’humaine), tel est en substance le cœur du contrat social moderne. L’assainissement des grandes villes compte ainsi achever l’ordre social prémoderne et sa topographie médiévale. Le vieux dicton allemand selon lequel l’air de la ville rend libre, cité tant par Hegel, Marx que Weber, traduit bien l’idée que l’urbanité est perçue comme le moyen de se désaliéner des lois de la nature. Les enceintes de la ville protègent de la fureur du temps et dans une certaine mesure de celle des éléments naturels, tandis que le fonctionnalisme architectural, depuis que Le Corbusier l’a défini entre autres par la Charte d’Athènes, œuvre à la « création d’un outillage d’urbanisme à l’usage de la société machiniste » (1933).

Les « monades urbaines », pour reprendre les mots du romancier Robert Silverberg (1971, 2001), de même que les « Immeubles de Grande Hauteur » (Ballard 1975, 2014), cristallisent cette atmosphère minérale, spectrale, voire sépulcrale. H. P. Lovecraft, le reclus de Providence, lorsqu’il se heurte à l’expérience de la grande ville new yorkaise en 1925, écrit que : « l’homme est semblable au polype du corail – […] sa seule destinée est de ‘construire de vastes édifices, magnifiques et minéraux, pour que la lune puisse les éclairer après leur mort’ » (cité par Houellebecq 2010 : 79). Individualités concentrées dans un corps collectif anonyme et machinique, les citadins des grandes villes sont effectivement conviés à se pacifier – aiguisant leurs talents de courtoisie et d’urbanité (être urbain c’est aussi être « aimable ») – à l’intérieur de vastes colonies de ciment4. C’est dans ce cadre social et architectural que la nature, les modes de vie dits naturels et les pratiques sportives en plein-air deviennent, dans l’imaginaire collectif, des sources précieuses pour la régénération des corps et des esprits. À cet égard, Cas Wouters, prolongeant les analyses d’Elias, explore les dimensions d’un type social et psychique de 3e nature qui serait la synthèse ou la tentative de conciliation entre la 1ère nature (naturelle en somme) et la 2nd nature (culturelle). L’auteur note que :

la « domestication de la nature », y compris de sa propre (première) nature, finit par provoquer, d’une part, un sentiment « d’aliénation de la nature » (y compris de sa propre nature) et, d’autre part, une nouvelle aspiration romantique à la nature. Plus la nature était exploitée et maîtrisée, plus l’image d’une nature inexploitée était valorisée (2010 : 161-175).

C’est de cette manière qu’il faut comprendre ces contre-imaginaires qui préfigurent l’inversion des valeurs modernes, en particulier le romantisme mais aussi toutes ces utopies à rebours dans lesquelles s’inscrivent les mouvements naturiens et transcendantalistes exaltés par les promesses d’une nature sauvage, préservée des artifices de l’urbanité, et dans laquelle les êtres humains enfin libérés du « temps des machines » pourraient jouir pour ainsi dire « sans entraves » des bienfaits égalitaires de la nature. Ils représentent en quelque sorte un mode mineur dissonant de l’ordre social en place et témoignent en même temps des aspirations que le XXe siècle ne saura pas étouffer.

1.2. La nature à contre-courant : romantisme, transcendantalisme, naturianisme

Le retour à l’état naturel qui caractérise à la fois les romantiques, les naturiens et les transcendantalistes n’implique pas nécessairement un retour prosaïque à la nature, sauf pour quelques personnalités comme David Henry Thoreau ou Ernest Darling – personnage atypique qu’avait rencontré Jack London à l’occasion d’une escale à Tahiti en 1908 et qui lui inspira son récit The Nature Man5. L’idéal primitif qui concurrence l’ordre social bétonné renvoie davantage à l’idée que chacun devrait pouvoir faire l’expérience d’une liberté et d’une certaine idée de justice en quelque sorte interdites dans le contexte urbain. Pour reprendre les mots de Gravelle : « À l’état sauvage, nul ne meurt de faim » (cité par Giroux 2019). Les naturiens comme les transcendantalistes prennent alors en horreur les grandes villes où l’artificiel corrompt les cœurs, « pestifère l’air et dévaste la terre » (idem). Thoreau, dont l’influence sera fondamentale pour la réflexion écologiste occidentale, oriente sa pensée vers la recherche d’une Vérité, « en quête de son true self dans l’expérience d’un monde pur » (Liogier 2012 : 216). Ralph Waldo Emerson quant à lui met l’accent sur l’unité présente en tout reliant chaque chose et chaque être vivant. Il exprime ainsi, dans la même veine que le naturianisme, une nostalgie romantique pour un paradis perdu : « Si la langue n’avait pas été disposée pour l’articulation, l’homme serait encore un animal de la forêt » (Emerson 1863 : 55). Thoreau et les transcendantalistes dessinent ainsi les contours d’une pensée utopique invitant à se reconnecter avec la nature. C’est ce qu’il fera personnellement pendant quelques années à Walden Pond dans la région de Boston où il décrit non sans ferveur sa vision romantique d’une nature enchantée voire génésiaque :

Qui sait ? peut-être qu’en ce matin de printemps où Adam et Ève furent chassés de l’Éden, l’étang de Walden existait déjà, et qu’il s’offrait alors, sous une douce pluie de printemps accompagnée de brumes et d’une brise du sud, couvert d’une myriade d’oies et de canards qui n’avaient pas entendu parler de la chute […] Qui sait pour combien de littératures de peuples oubliés cet étang tient le rôle de Fontaine de Castalie, ou quelles nymphes présidaient à son sort durant l’Âge d’Or ? (Thoreau 2017 : 204).

D’une manière plus anarchiste et dans une certaine continuité avec les préceptes rousseauistes, les naturiens font la critique de l’arrogance des prétendus civilisés envers les peuples dits primitifs et dénoncent ainsi ce qu’Honoré Bigot (ouvrier naturien) appelle « acte de civiliserie » :

En effet, sauvages, ils le sont, car ils sont naturels ; mais soyez donc à l’avenir plus conséquents avec vous-mêmes et lorsque des actes de barbarie ont lieu en pays civilisé ne dites donc pas, « un acte de sauvagerie vient d’avoir lieu ou d’être commis » mais bien un acte de civiliserie (cité par Giroux 2019).

Les idéaux à rebours des sauvagistes, naturiens et transcendantalistes, montrent que l’idéal cartésien était en quelque sorte déjà miné par les ressorts de son propre renversement. Le thème lancinant de la fuite au désert où « se manifestent ‘l’honnêteté primitive’ et ‘un dégoût vague de la vie civilisée’ » (Bertrand Vidal 2016) n’a donc cessé de travailler au corps l’idéal progressiste. Il se manifeste à nouveau avec vigueur dès les années 1950 aux États-Unis au travers de la Beat Generation puis, la décennie suivante, dans le mouvement Hippie, témoignant par-là de son intrication aux structures narratives de l’imaginaire social occidental. Un imaginaire typiquement urbain de la nature puisque pour fuir la ville et renouer avec la vérité naturelle, il faut bien que l’idéaliste (à l’image de Christopher McCandless, héros tragique d’Into the Wild) se soit initialement confronté au contexte artificiel pour ensuite s’en défaire.

2. Le retour du sauvage : entropie et néguentropie

En 1974, Serge Moscovici écrit que « Le seul combat qui mérite d’être mené a pour fin de les protéger [la nature et les corps] contre les destructions opérées par la technique, la violence de la connaissance méthodique, les atteintes d’une civilisation enivrée par ses rêves de possession ». Par ses mots, il rappelle l’effritement continu du paradigme moderne et en appelle de surcroît à un nécessaire ré-ensauvagement du monde occidental : « Renaturaliser – reboiser, replanter, recultiver – le monde abstrait, refroidi » (Moscovici 1974 : 34). Nous retrouvons ici l’argument d’un mauvais virage hypothétique qui nous aurait détournés du bon chemin et dont le moment décisif se dérobe toujours plus loin dans le passé. C’est ce qu’interroge précisément Bertrand Méheust dans son ouvrage La nostalgie de l’occupation :

Les « choix » qui l’ont préparé [le bond productiviste moderne et les conséquences ravageuses qu’il implique pour la nature] se sont produits dans un lointain passé. À quel point de bifurcation faut-il alors remonter ? Aux enclosures ? Aux « choix du feu », comme l’affirme Alain Gras ? À la Réforme protestante ? À la rupture galiléenne ? À l’émergence du monothéisme ? Au « miracle grec » ? Mais ne va-t-il pas encore falloir changer d’échelle et remonter à la néolithisation, pour essayer de découvrir le moment où le mauvais virage a été pris ? (2012 : 44).

Le désir de ré-ensauvagement apparaît alors comme une réponse aux promesses que la modernité n’a pas tenues, en même temps qu’il signe le retour de l’idéaltype de « l’homme des bois […] enviable par sa pureté, son contact intime avec la nature, sa connaissance directe des pouvoirs de la vie » (Moscovici 1974 : 78). Le mythe du Bon sauvage, initié par Rousseau, entretenu par les naturiens et les transcendantalistes – selon lequel l’homme naît bon mais est corrompu par la société – revient sur le devant de la scène du social. De cette manière, le renversement de l’ordre symbolique moderne faisant du civilisé le siège de la décadence morale et du sauvage l’amorce d’un monde plus harmonieux se renouvelle et se confirme. La sensibilité collective qui fait de la nature non plus un élément à dominer mais le lieu de tous les possibles, le lieu d’un réenchantement du social et de l’urbain, on le retrouve dans nombre de productions littéraires, photographiques, cinématographiques, vidéo-ludiques mais aussi architecturales. Ces manifestations culturelles témoignent, à divers degrés, d’une vision du futur aux colorations eschatologiques, c’est-à-dire que, dans le registre privilégié du genre post-apocalyptique, la nature sera effectivement restaurée et restauratrice après que la catastrophe ait eu lieu. Comme le souligne Bertrand Vidal : « entraîné dans la ‘dialectique du mode de production/mode de destruction’ […] le projet urbain et son ordonnance cartésienne se résolvent dans leur propre effondrement » (2013).

2.1. La dialectique post-apocalyptique : corruption-destruction-salvation

Pour J. G. Ballard, « Nous sommes bel et bien les enfants du mariage des camps et de la bombe » (cité par Michel Le Bris 2009). La catastrophe a donc déjà eu lieu et les grands ensembles de la modernité comme les buildings sont devenus, selon l’expression de Mike Davis, les pierres tombales d’une époque vouée à la croissance accélérée. Partout l’idéal de béton se fissure, craque et commence à s’effondrer. Les grandes cités minérales qui tentaient en un sens de concrétiser les utopies industrielles semblent avoir échoué : « Il est là, massif, compact, gris et sale, comme séparé du monde […] Il est là, passif, assoupi, perdant et perdu, hébété. ‘Bâtard !’ Oui, c’est bien cela, le grand ensemble est le bâtard d’une pensée technocratique » (Paquot 2015 : 33).

Le délitement de l’habiter technocratique, Ballard l’avait déjà exploré dans ses divers romans et nouvelles de fiction spéculative, notamment dans sa Trilogie de béton (L’île de béton, I.G.H., et Crash !). Il a su y rendre perceptibles les interactions entre pulsions humaines et architecture et a montré comment la sauvagerie survient dans les environnements à l’ordonnancement trop rigide et aseptisé. Mais c’est dans son Cycle des apocalypses (Le vent de nulle part, Sécheresse, Le monde englouti, La forêt de cristal) et d’autres romans et nouvelles (L’ultime cité, Hello America ! notamment) que Ballard propose des descriptions souvent hallucinées d’une urbanité rendue à la nature. À partir de la lecture de ces textes enrichie de l’analyse d’autres œuvres culturelles (photographies, films, jeux-vidéo et projets d’architecture), nous pouvons percevoir les mutations de l’espace social et des environnements urbains. Ce travail d’investigation nous permet de capter ce que ces œuvres dégagent dans leurs significations sociologiques c’est-à-dire en termes de « climat urbain et [d’] ambiances quotidiennes » (La Rocca 2013 : 25). C’est cela aussi le sens de l’écocritique dans la mesure où « L’affect véhiculé par la littérature et les arts [représente] un facteur essentiel pour resensibiliser l’humain aux liens qui le rattachent au monde non-humain » (Meillon et Lauwers 2018 : 2).

Sous les auspices d’un effondrement salvateur, le genre post-apocalyptique dessine à grands traits le tableau idéal d’une ville ensauvagée qui peut être compris « en termes de ‘fond’ (background) » (Thibaud 2018), c’est-à-dire en tant que décor idéaltypique dans lequel s’inaugure ce début de millénaire. C’est notamment à partir du choc post-atomique (Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945, Prypiat le 26 avril 1986, et plus récemment Fukushima le 11 mars 2011) que doucement se dessine un désir collectif d’ensevelissement végétal. La catastrophe a déjà eu lieu, elle s’est même répétée, et à partir de là les cauchemars relatifs à la destruction de l’homme par l’homme ainsi que de ses environnements se sont convertis en désir vert. Les villes envahies par une végétation luxuriante, ces villes libérées des contraintes de la civilisation, représentent désormais un futur désirable ou selon la formule désormais consacrée un futur souhaitable. Ces villes pourtant mortes (du point de vue du social) d’où rejaillit la nature, Mike Davis en parle dans son essai Dead Cities en y évoquant la manière dont les bombardements sur le Japon inaugurent des sortes de « stations expérimentales inopinées offrant d’observer la nature urbaine rendue à la liberté » (Davis 2009 : 78). En faisant référence, entre autres, au roman de Richard Jefferies, After London (1885), il montre comment ce background post-apocalyptique devient le lieu privilégié d’un resurgissement du vivant : « la guerre [a été] le catalyseur d’une expansion rapide d’espèces étrangères auparavant rares, résultant de la création d’une nouvelle flore urbaine parfois désignée sous l’appellation de ‘Nature II’ » (Idem). Cette nature révoltée qui, du point de vue de l’imaginaire, reprend ses droits sur la culture, Ballard en fait une description stupéfiante dans Hello America ! : « La jungle avait envahi des quartiers entiers de la ville, et le néon des Dunes et du Desert Inn luisait à travers un enchevêtrement de vigne vierge et de fougères géantes ». Ses tableaux nous révèlent, non sans émerveillement, l’une des villes les plus technicisées de notre époque, Las Vegas, en proie au retour du sauvage végétal et animal : « Comme ils le découvrirent bientôt, la forêt était envahie par toutes les espèces possibles de vie sauvage, descendants des oiseaux et mammifères rendus à la liberté, un siècle plus tôt, par des gardiens de zoos » (1985 : 127-128). L’idée cruciale dont il est question ici c’est que l’entropie devient le moteur d’une régénération des environnements naturels et urbains. À partir des années 1960, cette idée tient une place majeure dans les récits de SF, et Ballard, déjà en 1962 dans Le monde englouti, montre comment, confronté à une nouvelle ère triasique, « le destin de l’homme se confond avec un retour au fond des âges [et] à la conscience primitive de l’univers » (Boissel 2012). En somme, la thématique de l’involution des environnements et des civilisations nous invite à contempler un futur fossilisé qui se présente en même temps comme une « archéologie du temps qui vient » (idem). C’est là que réside la force anticipatrice des œuvres de SF, et tout particulièrement celles de Ballard. Elles sont les indices d’une angoisse collective caractéristique de l’époque, de ce moment précis où nos capacités de production et les manières dont nous les organisons sont devenues en quelque sorte incompatibles. Un moment où se pose la question de l’épuisement des ressources et des méfaits durables de la technique moderne faisant de nous des « utopistes inversés » (Anders 2006 : 49), incapables d’imaginer ce que nous sommes pourtant capables de faire, évoluant désormais dans une « réalité surliminale » (Anders 2008), c’est-à-dire trop grande pour être perçue, et dans laquelle l’apocalypse peut surgir à tout instant.

2.2. « Imaginez de vastes prairies urbaines » : l’entropie poétique

Le projet « Urban Jungle Street View » conçu par le développeur et hacker Einar Öberg en 2014, en superposant des modèles 3D végétaux à des données issues de l’utilitaire Google Street View, propose de faire l’expérience de quelques grandes villes ensauvagées en plongeant dans une atmosphère entropique et poétique. Ces visions urbaines nous sont désormais familières puisqu’elles font écho à tout un réservoir d’images, tant littéraires, photographiques, cinématographiques que vidéo-ludiques. C’est par la production d’œuvres culturelles que l’angoisse entropique s’est métabolisée en une perspective souhaitable parce que la mise en forme opérée par les produits culturels fait de cette angoisse existentielle « une essence esthétique techniquement maîtrisée » (Durand 2002 : 487). Pour nous en tenir à quelques exemples, les séries de jeux Wasteland (1988-) et The Last Of Us (2013, 2020) de même que les films I Am Legend (2007) et Dawn of the Planet of the Apes (2014) participent à cette constellation d’images constitutives de l’imaginaire de la ville reconquise par la nature. Dans ces fictions, le retour d’une sauvagerie végétale et animale n’est pas toujours favorable à l’humanité parce que le sauvage s’accompagne souvent de la brutalité des éventuels survivants et de la violence d’une nature désaliénée, mais il invite en même temps au ravissement et à la contemplation.

Le récit du jeu Wasteland (M. A. Stackpole, K. St. Andre, B. Fargo et A. Pavlish) nous invite à contrôler les Desert Rangers, survivants de l’holocauste nucléaire causé par la guerre entre les États-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique. Nous y retrouvons les ruines de Las Vegas qui, en tant que mythème, sera à nouveau mobilisé dans la série des Fallout, notamment le 4e opus intitulé New Vegas (2010). Pour son second volet, l’équipe de Wasteland s’est associée au cabinet Thwacke Consulting pour s’inspirer des recherches relatives aux conséquences du bombardement d’Hiroshima sur l’écosystème et donner ainsi une sorte d’épaisseur réaliste au décor dans lequel le joueur évolue. Le cabinet a notamment montré que l’explosion nucléaire donnait à la silice contenue dans le sable une couleur vert clair transparent contribuant à l’aspect verdâtre et spectral de certaines ambiances post-apocalyptiques. La série vidéo-ludique The Last Of Us (N. Druckmann et B. Straley) propose quant à elle les contours d’un monde également dévasté mais ici, la ruine de la civilisation est due à une pandémie causée par un champignon, le Cordyceps capable de zombifier les humains. Si les protagonistes du premier volet, Joel et Ellie, traversent les États-Unis ré-ensauvagés à la manière d’un road movie, croisant à l’occasion un troupeau de girafes aux alentours de Salt Lake City, le second opus (N. Druckmann et H. Gross) prolonge l’expérience immersive dans ce monde d’après la fin où des zèbres, qu’on suppose – en écho à Ballard – libérés d’anciens zoos, ont fait de l’urbanité déchue leur territoire et deviennent un potentiel nouveau gibier ordinaire.

Pour ce qui est des images cinématographiques, I Am Legend (F. Lawrence), inspiré de l’œuvre de Richard Matheson (1954) dans lequel l’humanité a été ravagée par un virus, met en lumière – en particulier dans sa scène introductive notoirement spectaculaire – le docteur Robert Neville chassant l’antilope dans un Time Square déserté envahi de plantes et de carcasses mécaniques. Alain Musset rappelle l’attractivité toute particulière de ces topoï destinés à la destruction :

Avec son architecture extraordinaire, l’île de Manhattan est plus qu’un somptueux décor pour mettre en scène l’apocalypse. C’est un écrin qui abrite des joyaux et des symboles offerts en pâture aux romanciers, aux cinéastes et aux dessinateurs de bande dessinée avides de fouler aux pieds la puissance américaine et, par extension, la civilisation moderne dans son ensemble (Musset 2012 : 159).

Les grandes villes de la modernité glorieuse6 sont des proies de choix pour le retour du sauvage. Dawn of the Planet of the Apes (M. Reeves) – préquel à La planète de singes de Pierre Boule (1963) – nous situe ainsi à San Francisco dix ans après que le virus de la grippe simienne n’ait ravagé une grande partie de l’humanité. Là encore, dans les ruines de la grande ville ré-ensauvagée, un groupe de survivants tente de renouer avec les dernières bribes de la civilisation. Face à eux, les singes se sont solidarisés et lentement sédentarisés à Muir Woods, au cœur d’un village de bois et de lianes. Comme le souligne Josué Morel, le scénario rejoue « le mythe de la Frontière et de la civilisation naissante face aux Indiens pour mieux le renverser, […] en jouant la carte de la métaphore écologiste : la nature est souillée par la présence de l’homme » (2014). Entre le divertissement spectaculaire des vestiges non plus antiques mais futurs7 et la logique de la fable mise au service de valeurs écologistes, ces fictions invitent autant à la contemplation qu’à la révélation au sens plein et premier du terme apocalypse. C’est ce que confirme Bertrand Vidal lorsqu’il écrit que « la catastrophe, au-delà du désordre apparent qu’elle introduit, constitue […] le moment paradoxal d’une remise de ce monde sur ses pieds, un ré-ordonnancement des rapports entre l’Homme et la Nature, un paradoxal retour à l’harmonie perdue – et, parfois même, à une révélation » (Vidal 2016).

2.3. Désir vert et néguentropie architecturale

L’approche esthético-compréhensive que nous avons choisi d’adopter nous invite à penser que ces réservoirs d’images cristallisent et anticipent à la fois la mutation des valeurs collectives. Ces images nous font littéralement voyager « dans les territoires de l’imaginaire et pénétrer, à travers l’écran, dans les constellations de l’univers métropolitain » (La Rocca 2013 : 34) teinté ici des couleurs d’un illud tempus végétal. L’influence de l’imagerie post-apocalyptique sur les consciences collectives puis sur les pratiques sociales commence à se faire palpable. Les « technologies de l’imaginaire » (Machado Da Silva 2008) dont nous avons donné quelques exemple ont pour ainsi dire conjuré la crainte de la fin de l’urbanité (et donc de la civilisation) par un désir de vert qui se matérialise dorénavant dans nombre de projets d’architecture. Le projet « Mille Arbres » de l’architecte Sou Fujimoto (2016-2022, 17e arrondissement de Paris) envisage ainsi une nouvelle expérience de la capitale :

Avec Mille Arbres, vous voyez, comme dans un rêve, un village flottant au milieu d’une forêt, dans Paris. C’est une nouvelle façon de découvrir la ville. Au niveau de la rue, nous avons aussi une forêt dans un parc public où l’on peut se sentir au calme, dans une atmosphère fraîche. Cette forêt avec ses mille arbres crée une intégration tridimensionnelle de la nature et de l’architecture (Manal Rachdi, OXO Architectes 2016).8

Le retour de l’idéal végétal dans les grandes villes s’engage aujourd’hui dans une ambition écologique et même écosophique au sens de Michel Maffesoli (2017), c’est-à-dire qu’il réanime cette volonté de mieux-être et de mieux-vivre. Comme l’écrit Hélène Houdayer, « Tout ce qui s’apparente à un espace vert est devenu un symbole de liberté, de loisir, de convivialité, une source d’épanouissement et de bien-être » (2016 : 109). Le ré-ensauvagement des villes en tant qu’élément central d’un futur désirable inaugure également la confusion des espaces jadis distincts. Le projet « Liuzhou Forest City » (2016), ville-forêt futuriste imaginée par l’architecte Stefano Boeri – située dans la région chinoise de Guangxi – pourrait accueillir 30 000 habitants répartis sur 138,5 hectares. Tous les bâtiments, des logements aux commerces et entreprises en passant par les écoles, les hôtels et les hôpitaux, y seraient recouverts par un million de plantes d’une centaine d’espèces différentes et de plusieurs dizaines de milliers d’arbres9. « Garden by the Bay »10 (2012), conçu par Grant Associates, avec son dôme de verre, ses passerelles en colimaçon qui surplombent l’une des cascades intérieures les plus hautes du monde et ses jardins d’une centaine d’hectares, fait d’ores et déjà de Singapour une ville prototype du XXIe siècle. Mais en-deçà de ces grands projets d’architecture écologique qui donnent le ton des ambiances urbaines à venir, les friches de la Petite Ceinture de Paris et le parc suspendu de la High Line à New York constituent déjà à leur manière des indices de l’effritement de la frontière nature/culture.

Les fermes urbaines, à Grenoble, Saint-Denis et ailleurs, ainsi que les nombreux projets de plus ou moins grande envergure d’agriculture urbaine – à l’image du projet de réaménagement du parc des expositions, Porte de Versailles à Paris – participent quant à eux à la confusion des espaces ruraux/urbains. Les villes-campagnes, villes-mangroves ou villes-forêts, tentant de pallier les problématiques écologiques présentes et à venir, aspirent dès lors à une autre expérience de l’habiter. À partir de structures hybrides alliant matériaux sophistiqués et formes tant végétales qu’animales, les villes de demain reprennent quelques dynamiques propres aux utopies du XIXe siècle en réhabilitant notamment la concentration des ressources (énergétique, économique, agricole, domestique, etc.) au cœur d’ensembles complexes. L’architecte Vincent Caillebaut, initiateur du concept d’ArchiBioTic (architecture et biotechnologie), réoriente en ce sens la perspective architecturale selon l’idée qu’il ne s’agit plus de construire des villes sur la nature mais de reconstruire la nature sur les villes. Ses nombreux projets – de « Lilypad Amphibious City » (2008-2017) à « Hydrogenase » (2010) – témoignent de son ambition « subversive et fondamentalement critique vis-à-vis des modes de vie de notre société contemporaine qu’il nous faut réinventer totalement »11. La fusion des espaces nature/culture, rural/urbain, bios/technè et la volonté d’associer les connaissances les plus actuelles en biotechnologie à celles de l’écologie urbaine, finissent par réduire l’opposition ontologique entre le sauvage et le civilisé et jettent les bases de nouvelles conceptions de l’habiter dans lesquelles l’apparent désordre naturel serait en réalité le fondement d’une sorte de néguentropie salvatrice.

Conclusions provisoires : la question du parc

Les mesures de confinement pour faire face à l’épidémie de COVID-19 apparue au printemps 2020 nous ont offert des scènes qu’on aurait pu penser tout droit sorties d’œuvres de SF. Des cerfs, des ours, des jaguars, des sangliers s’aventurant jusqu’au centre-ville, des pigeons, des hirondelles, des mésanges semblant régner sur des rues vides, des buissons et autres herbes débordants des grillages et jonchant les trottoirs, tel fut le tableau d’une urbanité momentanément désertée par les citadins confinés. Devant nous se sont déployées ces images déjà vues mille fois, les cerfs Shika du parc Nara au Japon rappelant ceux de l’Ultime cité « repartis dans leur forêt entre les blocs d’immeubles » (Ballard 1987 : 31).

De tous côtés, dans les rues voisines et sur les zones piétonnes […], une extraordinaire végétation avait pris racine. Dahlias, boutons d’or et tournesols fleurissaient dans les fissures du dallage et dans les urnes ornementales à l’entrée des immeubles. Sur trois cents mètres, l’avenue avait été dégagée de toutes les voitures et un champ de coquelicots jaillissait de l’asphalte fendu (Ballard 1987 : 34).

Comme le souligne Nathanaël Wadbled, la vision post-apocalyptique, en nous offrant le monde d’après dans lequel la nature sauvage avait été détruite et remplacée par un monde artificiel à son tour détruit, n’est pas l’exacte réplique des ruines romantiques. En effet, l’ensauvagement dont il est question, qui arrive nécessairement après que le monde ait été complètement artificialisé, c’est celui d’une nature qui « peut être qualifiée de férale » (Wadbled 2020 : 104). Ce type de sauvage a ceci de particulier qu’il doit composer avec tous les artefacts abandonnés du monde industrialisé et c’est de cette confusion que se dégage la puissance poétique des visions post-apocalyptiques contemporaines : « Fils électriques verts et jaunes, condensateurs et modulateurs bleus, mêlés aux baies rouge vif des épineux, ordres rivaux d’une nature fantasque à nouveau confondus après des millions d’années d’évolution séparée » (Ballard 1987 : 33). Le féral et le marronnage12 constituent alors des éléments fondateurs d’une nouvelle ambiance comme une « forme de vie sociale [qui] engage une socio-esthétique de l’habiter » (Thibaud 2018). Le désir vert, on l’a vu à la fois dans les fictions et dans les projets d’architecture, se traduit moins par un retour à la nature ou au sauvage que par un retour de la nature ou du sauvage dans nos environnement urbains.

Si les organisations humaines ont toujours été des communautés hybrides où l’« on trouve des humains, des animaux, des végétaux, des champignons, des virus, des artefacts plus ou moins autonomes et une foule d’agents aux statuts les plus improbables […] » (Lestel 2013 : 17), le déploiement d’une urbanité complexe où se confondent le sauvage et le civilisé ne se fait toutefois pas sans heurts. Dans un article paru dans L’Obs avec Rue89, intitulé « La vie en écoquartier, c’est beau mais y’a plein de bestioles », Madame B. ne comprend pas pourquoi la façade végétalisée de son immeuble, dont l’objectif environnemental est de limiter les surchauffes l’été, est installée aussi près de son balcon :

C’est magnifique, du lierre, on a du lierre qui pousse de partout. Il m’envahit mais bon c’est un mur végétal, il paraît que c’est très beau. Mais en attendant, il y a plein d’araignées, plein de bestioles. Ça fait franchement crade. Et toutes les petites bêtes qui vont avec… Donc moi, je mets du produit spécial, parce que franchement les araignées sur le balcon, […] c’est un peu flippant (cité par Renauld 2014).

Cet entrelacs de lignes comme tissage et zone à l’intérieur de laquelle nos vies et celles des autres s’entremêlent (Ingold 2013), il conviendrait de le mettre en relation avec la pensée de Peter Sloterdijk rappelant que :

Les hommes sont des créatures qui […] où qu’elles vivent, créent autour d’elles un espace en forme de parc. Dans les parcs municipaux, les parcs nationaux, les parcs cantonaux, les parcs écologiques, partout les hommes sont forcés de se faire une opinion sur la manière de réguler la tenue qu’ils s’imposent à eux-mêmes (2010 : 54).

Le ré-ensauvagement de l’urbanité s’est développé dans le sens d’une réflexion à la fois éco-poétique et politique tentant d’accorder les intérêts écosystémiques humains et non-humains et de pallier les écueils d’une modernité fourvoyée, condamnée, anathématisée. Quelle que soit son obédience, l’idéal sauvage que l’on observe dans les grands projets visant l’harmonie d’un futur souhaitable participe, au fond, d’une réflexion sur les règles de gestion du parc humain dans lequel le retour d’un « sauvage idéal » ne se conjugue pas forcément avec le retour du bestial ou du trivial. Le parc d’un futur déjà-là, dans lequel le Gran Teatre del Liceu de Barcelone fait jouer le Quatuor UceLi devant un public exclusivement composé de plantes13. Un parc géré selon les voix d’une « rationalité de l’incohérence dont la force de séduction est de faire coexister, aussi bien individuellement que collectivement, des opinions et des comportements, par définition incompatibles » (Le Brun 2010). Peut-être cette rationalité-là sera-t-elle capable d’accorder le naturalisme au présent, à moins que, comme le suggère Clément Rosset dans son essai L’anti-nature, le naturalisme qui vient ne soit que la réanimation du rejet de l’artifice, du factuel et donc du présent (Rosset 2016 : 309).

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Notes

1 Voir les extraits proposés en fin de l’article d’Arnaud Baubérot, « Les Naturiens libertaires ou le retour à l’anarchisme préhistorique », in : Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 31, 2013/1, p. 117-136. Return to text

2 Nous entendons ici le souhait implicite ou explicite que la nature reprenne ses droits sur le bâti, la culture et les organisations humaines. Le désir d’ensauvagement ou de ré-ensauvagement (dans la mesure où la culture aurait jadis contraint la nature sauvage), renvoie également à ce que nous nommons dans ce texte le « désir vert » ou « désir de vert ». La référence à la couleur verte, longtemps évocatrice du mal, du diable et de la pourriture, est depuis l’époque contemporaine associée à la nature et à la liberté, elle symbolise par extension l’idéal végétal. Voir à ce sujet l’ouvrage de Michel Pastoureau, Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2013, 240 p. Return to text

3 L’avènement « d’une forme de vie purement objective » se traduit par l’abstraction et la chosification croissante des relations interpersonnelles mais aussi des rapports que les gens en ville entretiennent à leurs environnements. Return to text

4 À l’image de la Cité radieuse à Marseille ou encore la Mission Racine de La Grande Motte. Return to text

5 Voir le document électronique consultable à : https://hdl.huntington.org/digital/collection/p16003coll7/id/23. Return to text

6 Pour la plupart américaines du fait notamment de l’hégémonie du cinéma hollywoodien : Las Vegas, New York, Salt Lake City, Seattle ou encore San Francisco, mais pas seulement, songeons ne serait-ce qu’aux romans de René Barjavel et son Paris dévasté dans Ravage (1943). Return to text

7 Rappelons la formule de Boissel : un « futur fossilisé ». Return to text

8 Le permis de construire du projet Mille Arbres a été annulé le vendredi 2 juillet 2021. Selon le tribunal administratif de Paris, le lauréat du concourt « Réinventer Paris » (2016) était susceptible « de porter atteinte à la santé publique ». Il avait été attaqué par l’aéroport de Beauvais et par une alliance écologiste composé des associations Les Amis de la Terre et France Nature Environnement : https://www.lepoint.fr/environnement/mille-arbres-la-justice-annule-le-projet-d-un-quartier-suspendu-a-paris-03-07-2021-2434008_1927.php. Return to text

9 https://www.stefanoboeriarchitetti.net/en/project/liuzhou-forest-city. Return to text

10 https://www.greenroofs.com/projects/gardens-by-the-bay-cloud-forest-conservatorys-cloud-mountain. Return to text

11 http://vincent.callebaut.org/object/100505_hydrogenase/hydrogenase/projects. Return to text

12 La féralité correspond à la condition d’animaux (ou de plantes domestiques) retournés à l’état sauvage. Selon le CNRTL, le marronnage (terme plus vieilli), renvoie à la condition d’un animal qui « s’étant échappé, est retourné à la vie sauvage ». Return to text

13 En réalité, si l’orchestre s’est effectivement produit devant un parterre de plantes sagement installées sur les 2292 sièges de l’Opéra ce 22 juin 2020, la performance était accessible en livestream pour d’autres auditeurs humains quant à eux sagement installés derrière leur écran. Return to text

References

Electronic reference

Marianne Celka, « L’envahissement végétal et animal comme futur désirable. De l’idéal de béton au sauvage idéal », Textes et contextes [Online], 16-1 | 2021, 15 July 2021 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3039

Author

Marianne Celka

Maître de conférences au Département de sociologie, Faculté des Sciences du Sujet et de la Société, chercheur au Laboratoire d’Études Interdisciplinaires sur le Réel et les Imaginaires Sociaux (EA 4584-E2), Université Paul-Valéry Montpellier 3, Route de Mende, 34090 Montpellier

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