1. Introduction
Alexander Nemerov s’interrogeait dans un article de 2008 : « Comment rendre Edward Hopper à l’histoire ? Comment dépasser les remarques générales sur la longue carrière de l’artiste, par exemple le lien de ses tableaux des années 1940 comme Nighthawks avec le film noir, pour dire sur son art quelque chose de plus précis historiquement ? »1 Cet appel à rehistoriser Hopper était indispensable à la fin d’une décennie qui avait fait de l’œuvre du peintre, disparu en 1967, un succès populaire et mondial inédit. Parallèlement, l’intérêt savant pour son œuvre avait connu une fortune remarquable, à telle enseigne que l’on peut dire aujourd’hui que le champ des études hoppériennes est saturé. Pour tenter sinon d’en sortir du moins de comprendre le phénomène, je propose de déplacer le questionnement vers la persona ‘Edward Hopper’ dont son art serait la manifestation. En d’autres termes, pour paraphraser la célèbre expression, « de quoi Hopper est-il le nom? ».
Pour nous guider, il est possible de regarder du côté d’un autre peintre qui, mutatis mutandis, partage certains points communs avec Hopper : Van Gogh, à qui Nathalie Heinich a consacré une étude qui devrait nous intéresser, La Gloire de Van Gogh, une anthropologie de l’admiration (1991). Dans ce livre touffu et marqué par des débats internes à la sociologie de l’époque, Heinich se demande ce que nous admirons quand nous admirons Van Gogh. Qui est le Van Gogh construit par ses spectateurs, par ‘son’ public ? Cette interrogation posée à Hopper nous permet d’éviter certaines questions récurrentes dans la critique dont les deux extrêmes pourraient être celle de l’interprétation de l’œuvre à partir de la psychologie du peintre (Gail Levin) et celle de la valeur esthétique ouverte par Clement Greenberg : Hopper est-il ou non un grand peintre ?2
La question de Nathalie Heinich a le mérite d’inverser les termes du débat en posant celle de l’icônicité de Hopper, à savoir sa « reconnaissance » puisque c’est bien cela qui caractérise l’icône. Autant il est illusoire d’essayer de retrouver le ‘vrai’ Hopper, autant il est possible de comprendre ce que Hopper révèle dans la société qui le reconnaît. Ce mouvement d’historicisation permet alors de voir la fortune critique de Hopper — pour reprendre l’expression de Andrew Hemingway — comme un miroir de l’art américain dans sa composante à la fois populaire et planétaire :
Hopper’s works need to be construed more in relation to the system of painting then [in the 1930s] prevailing, and more in relation to contemporary statements than has been customary hitherto. (Hemingway : 380)
I have tried to show how those meanings were constructed and circulated through the efforts of particular historical actors (critics, historians, and museum officials), and that they need to be set within particular ideological frameworks and not treated as effects of some inherent quality in the works. I have also stressed the agency of Hopper himself in constructing his own artistic identity. What I have argued, in sum, is that the meanings of Hopper’s works, in the period of their production, cannot be construed in isolation from larger systems of imagery and discourse; that at least in the context of the 1930s, his art represented a rather nostalgic vision, which appealed to a particular bourgeois liberal fraction; and that to use the terms of one critic, it was an “unproblematic” image of a “changeless” America. (Hemingway : 399)
C’est dans cette vision statique, essentialiste d’une Amérique éternelle que se loge ce que des générations de spectateurs savants et profanes ont projeté sur les images ouvertes du peintre.
2. La fortune critique d’un solitaire
2.1. La singularité d’un parcours et l’héroïsation d’un peintre
Le trait principal qui ressort de la lecture des corpus critiques savants et populaires est bien celle d’une carrière décrite comme hors-norme3. Reconnaissance « tardive » — Hopper a 40 ans lorsque sa carrière décolle, ce qui n’est pas pourtant pas rare — mais surtout très rapide, clôturant brusquement des années d’un apparent retrait du monde dans une activité alimentaire d’illustrateur. Premier point à noter : la soudaine révélation n’a pas lieu grâce à la peinture, mais à une série d’aquarelles d’architecture presque oubliées de la critique contemporaine. La description de sa percée est par ailleurs souvent couplée à celle de son mariage que les biographes dépeignent comme central dans la dynamique de son art, mais aussi original : mélange de conventionnalité et d’exception, sa description renforce en tout point le conservatisme de Hopper et il établit l’idée d’une carrière vue comme une sorte d’entreprise familiale. Cette tension se retrouve dans le portrait d’un artiste qui trace son chemin en dehors et au-delà des modes : « imperméable à toute influence extérieure » écrira Lloyd Goodrich en 1950 (Devree 1950), même si la mauvaise réception de Soir Bleu (1914) par une partie de la critique semble l’avoir si profondément affecté qu’il roula la toile et la conserva cachée toute sa vie (Levin, 1995a, 98, 101). On le montre taciturne, homme de peu de mots, rare, et surtout protégé de l’environnement par une volonté farouche de ne pas se laisser influencer, aidé en cela par Josephine (Jo), sa femme, qui contrôle ses contacts avec le monde extérieur : si elle ne lui autorisait aucun autre modèle, elle semblait aussi jouer le rôle d’agent jaloux (Novak et Fryd, 31-49). Le personnage qui apparaît à travers ces descriptions répétées à l’envi dans la presse des années 1930 au début des années 1960 n’est pas un reclus au sens propre, mais une sorte de paysan urbain bourru, totalement libre des vicissitudes et des modes. Rejeté par le monde dominant de la peinture, on le voit comme celui qui sera reconnu pour lui-même à son heure, traversant le désert en organisant sa propre survie économique grâce une activité qu’il n’aimait pas — car il s’agissait de se mettre au service des idées des autres — mais qui le nourrissait et le rendait donc maître de son destin. Cette farouche indépendance qui ne cède rien au marché est une habile combinaison de la figure de l’artiste maudit telle que la construisit le XIXème siècle et du yeoman américain.
2.2. Hopper incarne son art
Depuis les années 1970, la lecture psycho-biographique a connu de nouveaux développements, en large part grâce aux travaux de Gail Levin et son exploitation des archives de l’artiste, mais en particulier du journal intime de Josephine Hopper. Il ne s’est pourtant pas agi d’une révolution car dès les années 1940 s’était construite dans la critique populaire la correspondance, voire l’homothétie entre le corps de Hopper et sa peinture : « Edward Hopper, le géant solitaire » (Canaday) ou cette remarque de 1977 : « ‘Hopper était aussi économe de mots que d’effets dans sa peinture’ déclare M. Fleischman [commissaire de l’exposition Hopper aux Kennedy Galleries], en imitant l’artiste courbé en silence sur sa cane. ‘Quant on voyait l’homme c’était comme regarder ses tableaux’ »4.
On cite sa grande taille, son côté dégingandé, un corps à la fois impressionnant et qui a du mal à trouver sa place dans l’espace. On conçoit donc bien qu’il ait pu facilement devenir, et pas uniquement en raison de ses thèmes picturaux (la Nouvelle-Angleterre), d’abord la figure du Yankee, puis celle du Puritain5. A l’appui de cette thèse les indices ne manquent pas : incapacité à peindre ailleurs que dans ses deux lieux fétiches (New York City et la Nouvelle-Angleterre, que ce soit le cap Cod ou le Maine) comme en témoigne son voyage en Californie en 1959 dont il ne ramène quasiment aucune œuvre ; et bien sûr la description de son existence frugale : ce petit studio de Washington Square, les repas improvisés ou pris dans de petits restaurants de quartier sans prétention, sans oublier l’absence totale de dépenses d’agrément en dépit de son aisance financière (Mellow). Homme de loyauté et de constance dans un âge qui pourtant n’en faisait pas vertu, il est le contraire de cet Américain avide de consommation, braillard et bruyant que le transport bon marché et le dollar fort répandent sur la planète à partir des années 1950 sous la forme du touriste que Duane Hanson représentera si bien plus tard dans sa fameuse sculpture de 1970 (Supermarket Lady) ou celle de 1988 (Tourists II).
Enfin, la cohérence du portrait se complète avec l’affirmation de l’évidente masculinité du personnage, une image renforcée dans les documents laissés par sa femme Josephine Nivison, où il apparaît comme dominant, à la fois sexuellement et émotionnellement (Nivison Hopper et Levin 1985).
2.3. Hopper l’Américain
Tous ces éléments définissent ce qui est au cœur de l’effort critique dès 1926, alors qu’il est encore inconnu, à savoir faire de lui un archétype d’américanité : « [Hopper] démontre que l’art américain ne copie pas les scènes pittoresques des marchés sur les anciennes places européennes . . . mais qu’il est bien une interprétation en termes esthétiques de la vie telle que nous la voyons tous autour de nous aujourd’hui »6. En 1938, lors de l’exposition que le MoMA organise à Paris, Hopper représente avec Homer l’art américain aux yeux des critiques (Alden Jewell 1938). En 1946, dans un article où l’on demande à plusieurs peintres américains de s’expliquer sur leur style, on sélectionne de lui quelques déclarations bien choisies qui le renforcent dans ce rôle, en phase avec l’émergence d’une guerre froide qui mettra la notion de patriotisme à rude épreuve : « En général, on peut dire que l’art d’un pays est à son apogée lorsqu’il reflète au plus près le caractère de son peuple. »7. Les termes sont clairs, même s’ils restent bien vagues, presque tièdes, confirmant ce qu’il écrivait dans un de ses rares textes, datant de 1927 et que, rétrospectivement, il est possible de prendre comme programmatique. Le rôle du peintre (il s’agit bien ici de rôle, pas d’essence), dit-il, est de rendre « the tang of the soil », un terme qui, bien que peu classique dans le registre américain, fait écho aux préoccupations de l’époque, et que nous pourrions traduire par « terroir » (Levin 1980 : 6). Sa peinture est d’ailleurs, dès les années 1920 et dans les années 1930, clairement interprétée comme ‘racialisée’, entre autres par les textes de son ami Guy Pène du Bois qui fait de Hopper l’expression pure de l’anglo-saxonisme (Ottinger : 33, 253). Ce genre de vocabulaire était monnaie courante à l’époque, comme le montre un titre de 1927 : « Trois races : un peintre américain, un slave et quelques japonais »8. C’est ce que note Andrew Hemingway lorsqu’il écrit que Alfred Barr se sent obligé de citer les origines « raciales » de l’artiste « ‘principally English and Dutch, with minor strains of Danish and Welsh’ », selon lui non pas pour indiquer une mixité (celle du melting pot) mais au contraire pour affirmer des origines « sans conteste nord-européennes » (Hemingway : 385). De même Helen Read, dans sa critique de l’exposition, insiste sur ce qui distingue Hopper de certains de ses contemporains : « une dimension raciale dans la peinture américaine contemporaine », dans une peinture de l’époque qui « manque trop souvent de ce levain que constitue l’héritage racial. » (Read)
La critique construit donc Hopper comme prototype de l’Américain blanc des années Harding dans un contexte d’interrogation et d’insécurité profonde sur la notion d’américanité (Troyen : 17-19, 75-77, 82-83 ; Alden Jewell 1930, 1931)9. Elle le fait à travers la question de l’existence et des modalités d’un art américain, jugeant chaque artiste à l’aune de son émancipation par rapport à l’art français qui règne en maître à l’époque. De ce point de vue Hopper est un personnage idéal, lui qui, après avoir connu la France, n’y revient plus jamais car, déclare-t-il en 1936, il l’a laissé derrière lui pour devenir lui-même (Watson)10. Cette montée de l’esprit national dans l’art a été étudiée par Wanda Corn, dans The Great American Thing où elle en retrace la genèse jusqu’en 1935, mais il paraît clair, à travers des figures comme Hopper, que le mouvement continue bien au-delà de cette date.
C’est donc cette émancipation de la tutelle de l’étranger qui devient centrale dans sa reconnaissance et sa promotion au rang d’artiste iconique, y compris bien plus tard à une époque où l’idée même d’un art national paraît scientifiquement peu tenable (Corn : xiv). Alors que se défaisait le roman national, que la complexité l’emportait petit à petit sur une définition homogène de l’américanité dans les humanités et les sciences sociales, l’étoile de Hopper n’a cessé de monter pour s’établir avec solidité dans le firmament artistique du pays — et au-delà du monde — comme brillant d’une « lumière américaine ». La lecture des critiques du New York Times, comme celles de John Russell dans les années 1970, est de ce point de vue sans appel (Russell 1976 ; 1977). Hopper est donc une forme parfaite, investie du nationalisme culturel qui traverse l’art américain : masculin et non pas efféminé comme un certain art français, et affirmant un solide individualisme. Il en ira de même dans les années 1940 et 1950 avec l’expressionnisme abstrait dont la liberté non conformiste constituera un brevet d’américanité parce qu’il sera vu (par la culture savante – « highbrow » -- mais non par la culture populaire) comme le signe d’une liberté radicale dans la période de la Guerre froide. Quant à Hopper, il est américain car il est lui-même : « Mon but en peinture [..] a toujours été de transcrire de la manière la plus exacte possible mes impressions les plus intimes de la nature », un programme, ajoute-t-il, dont l’art contemporain (1946) s’éloigne en devenant « purement décoratif »11. A la toute fin de sa vie, en 1963, il le dira encore plus directement : « J’ai toujours voulu être moi-même » et « C’est MOI que je cherche »12. Cet individualisme qui semble s’être affirmé dans le discours au fil du temps, est précisément ce qui opère la synthèse entre le génie propre et l’interprète du groupe : Hopper parle pour l’Amérique parce qu’il parle de lui13.
Ainsi s’explique la controverse autour du terme « American scene ». Si sa nécrologie dans le New York Times du 19 mai 1967 résume dans son titre la perception populaire du peintre : « Edward Hopper, peintre de la scène américaine est mort à New York à l’âge de 84 ans » (« Edward Hopper, Painter of the American Scene, Dies here at 84 »), on sait que Hopper s’était souvent opposé à l’emploi du terme (Levin 1980 : 8, 9 ; Hemingway : 398-99 ; Mellow). Pour lui en effet, l’expression « scène américaine » était associée à un mouvement pictural des années 1930 dont il souhaitait précisément se libérer afin d’être reconnu dans La Peinture — tout comme il souhaitait créer une distance entre ses travaux d’illustration et sa peinture, contrairement aux modernistes des années 1930. Or, c’est cette volonté universaliste qui le replace dans une lignée américaine comme une figure regardant d’un côté vers le lyrisme national d’un Walt Whitman et de l’autre d’un modernisme visuel d’un William Carlos Williams (« to make a start,/ out of particulars », Paterson 1946).
3. Hopper et la synthèse moderniste
3.1. Le formaliste populaire
Hopper est d’abord un formaliste populaire, un peintre qui gardait un contact étroit avec la perception oculaire, sans pour autant développer un réalisme photographique strict, comme celui d’un Charles Sheeler par exemple, alors que la peinture se dirigeait vers l’abstraction d’une part mais aussi vers un expressionnisme symboliste dans des œuvres telles que celles de Frank Stella, Marsden Hartley, ou Charles Burchfield, ou vers le cubisme d’un Stuart Davis. Ces formes nouvelles (en Amérique) remettaient en cause la littéralité du rapport au réel et la correspondance entre nos sens et le monde, ce qui n’est pas le cas de la peinture de Hopper dont la reconnaissance critique et publique s’est d’abord faite par ses aquarelles qui se vendirent très bien lors de leur première exposition chez son galeriste (Troyen : 62). On l’identifia donc d’abord comme peintre d’architecture américaine, au mieux participant à une manière d’inventaire patrimonial, au pire pratiquant la peinture décorative. Ses aquarelles figuratives ouvrent la voie à une peinture à l’huile qui l’est tout autant, mais qui se démarque à la fois des impressionnistes, ses maîtres, et des précisionnistes, ses collègues, en ce qu’elle adopte une figuration simplificatrice. Cette forme permet de le rapprocher du photographe Walker Evans (qui est exposé en même temps que lui au MoMA en 1933) et l’installe à la fois dans la veine nostalgique à travers la célébration du vernaculaire américain et dans la modernité ascétique du constat des formes pures, position intermédiaire qui lui permet de faire le lien entre public savant et public populaire.
Car la simplicité de sa peinture est évidemment l’une des grandes causes de l’engouement du public. La période moderniste de l’entre deux-guerres est en effet aussi une réaction contre l’esthétique surchargée du baroque victorien (en particulier dans la décoration, mais au plan de la réception populaire il faut toujours lier décoration/arts décoratifs et beaux-arts) que tant Hopper qu’Evans avaient connu dans leurs jeunes années. La critique de Henry McBride dans les années 1930 résume parfaitement cette ambivalence qui ne cessera de faire la fortune de Hopper : tout en lui déniant la valeur de « moderne », c’est-à-dire la capacité à voir l’abstrait dans le concret, McBride concédait que les œuvres de Hopper connaîtraient une fortune publique sans pareille en raison de leur simplicité (il parlait des aquarelles), de leur accessibilité (« They present no obstacles to the ordinary person's perceptions ») et de leur manque de pouvoir de suggestion (Troyen : 79, 82). Ce dernier terme renvoie en effet à ce que la peinture de Hopper peut avoir de peinture en retrait — lui-même remarquait que ses moins bonnes toiles étaient celles qui suggéraient un peu trop — qui crée des œuvres ouvertes offrant à chacun la possibilité de voir ce qu’il veut y voir.
3.2. La plasticité
Ainsi, Hopper peut-il être quelque chose pour chacun, et, plus intéressant, il est possible de dire de lui presque tout et son contraire. Le génie de Hopper — ou sa chance — est d’avoir toujours su rester apolitique dans sa peinture, ou plus exactement ambigü et en marge des prises de positions qui ont caractérisé la plupart de ses confrères durant ses quelque quarante années de production, du milieu des années 1920 au milieu des années 1960, permettant ainsi à chacun de penser que Hopper était l’expression de sa propre vision du monde14.
Hopper est donc à plus d’un titre un espace de projection. C’est ainsi qu’il faut lire, littéralement et non métaphoriquement, sa déclaration : « ‘I’ve always been intrigued by an empty room… When we were at school...[we] debated what a room looked like when there was nobody to see it, nobody looking in, even.’ » (Berman). Loin d’être un simple problème formel, c’est en effet une question métaphysique qui engage la nature du réel. Ce vertige face au monde est un lien avec l’humanité même de ceux qui regardent ses tableaux. La ‘disponibilité’ de ses images va ouvrir la voie à nombre de lectures symboliques (et symbolistes) ainsi que surtout psychanalytiques principalement à partir des années 1980, dans la critique universitaire d’abord. A titre d’exemple, on citera le livre de Pierre Fresnault-Déruelle, Des images lentement stabilisées et celui de Walter Wells, Un théâtre silencieux (Fresnault-Déruelle ; Wells ; Iversen). On va ainsi aussi retrouver ces interprétations dans de nombreuses œuvres dérivées, inspirées et parfois même copiées, de sa peinture, fictions mais aussi poèmes, photographies (Gregory Crewdson a en large part construit sa carrière sur une imitation à peine décalée de Hopper), et bien sûr les films que ses tableaux ont inspirés15.
Le grand bazar de l’identification – on me pardonnera ce terme ouvertement critique car on se demande s’il est le produit d’un manque d’inspiration de ses épigones ou d’une exploitation calculée d’une veine populaire — n’épargne pas les lieux de vie du grand homme. Son studio est devenu très vite un musée resté par sa taille relativement confidentiel, sa maison de naissance à Nyack un autre monument au grand homme, Gail Levin, à l’occasion du 104ème anniversaire de la naissance du peintre, a cherché à retrouver dans les années 1980 les lieux hoppériens et les a photographiés (Levin 1998), une agence de voyage propose sur le cap Cod une visite des « Hopper cottages », et l’on parle même de « Hopper landscape » (http://www.nytimes.com/2008/08/10/travel/10cultured.html). Encore plus démonstratif du culte, un procès a opposé à la fin des années 2000 un propriétaire de Truro (où se situe la petite maison estivale de Hopper) à un collectif de protection des « vues dégagées qui pouvaient avoir inspiré Hopper », posant la question d’une possible protection comme patrimoine culturel non seulement des productions de l’artiste mais aussi des lieux qui l’ont inspiré (McElroy).
Ceci nous ramène au pouvoir synesthésique attribué à ses tableaux : l’affirmation de la suspension du mouvement ou du silence qui se dégage de ses toiles (Clines). En réalité, ce que construit Hopper, c’est une autre temporalité, qui n’est pas exactement réaliste comme le serait une photographie. Il crée plutôt un effet d’entre-deux : l’événement est ailleurs, soit hors champ, soit hors temps (de l’image), ce qui lui confère un pouvoir d’évocation considérable pour susciter d’autres œuvres mais aussi d’anticipation ou de peur, permettant que se fasse ainsi naturellement des liens avec les thrillers et le film noir16. Cet ‘effet Hopper’ passe en grande partie par un usage plus symboliste que réaliste de la lumière, particulièrement frappant dans les huiles. On a largement cité l’explication qu’il donna en 1964 de son tableau presque minimaliste Sun in an Empty Room (1963) : « Maybe I am not very human – what I wanted to do was to paint sunlight on the side of a house » (Levin 1995). Beaucoup d’études, détaillées voire savantes, ont essayé d’expliquer et de comprendre la construction des tableaux par la lumière, pour en montrer le caractère essentiellement spéculaire plus que réaliste (comme dans le cas de Nighthawks dont on montre que l’éclairage est physiquement impossible) et définir cette fameuse construction d’un espace « hors du temps », ou de « temps suspendu » (« timelessness ») (Iversen ; Gillies). Quelle qu’en soit l’interprétation symbolique que l’on en tire — et sur ce point comme sur d’autres Hopper a aimé se jouer des critiques — c’est encore à la lumière que l’on revient lorsque l’on évoque le « théâtre hoppérien », autre trope de sa peinture : « Le soleil qui tombe sur une des maisons de Gloucester peintes par Hopper ou sur le mur de l’une de ses chambres est aussi artificiel et composé qu’un éclairage de théâtre qui met en scène cette pièce que l’on appelle la Solitude américaine. »17 C’est ce théâtre muet que nous allons maintenant étudier dans le cadre de la construction d’une admiration publique de Hopper.
4. Une anthropologie de l'admiration
L’admiration publique de Hopper a une histoire. Malgré une reconnaissance critique ancienne, ce n’est qu’avec le développement des grandes expositions itinérantes à partir de 1980 et la publication, à partir de 1985, d’un nombre croissant de monographies ou d’ouvrages sur l’art américain lui faisant une large place, que le ‘Hopper mondialisé’ tel que nous le connaissons aujourd’hui apparaît véritablement. De plus, si son œuvre est de mieux en mieux connue après sa mort (1967) — et surtout celle de sa femme (1968) qui lègue la totalité de ses archives au Whitney — la très large majorité de cette reconnaissance publique porte sur un corpus assez limité d’œuvres, une trentaine ou quarantaine tout au plus sur un ensemble évalué à quelque huit cents18. Mais en matière d’iconicité, c’est bien sûr la rareté (ou la sélectivité) qui en établit le statut. Cette reconnaissance se manifeste par une ‘consommation de Hopper’ sous toutes ses formes, directes (posters, cartes, livres et expositions) ou indirectes : couvertures de livres et produits dérivés qui déclinent dans le quotidien l’engouement pour le peintre ou plus exactement l’atmosphère quelques œuvre reproduites à l’envi19.
Si Hopper est devenu un produit mondialisé, l’Amérique en revanche se reconnaît bien en lui (Kempf). Si la question nationaliste s'exprime, dans les années 1920 et 1930, à travers la tonalité raciale que nous avons vue, le nationalisme ne cesse d’être invoqué à propos de Hopper20. Ses modalités sont suffisamment connues pour qu’il ne soit pas besoin de s’y appesantir : la nostalgie de l’Amérique passée et la transfiguration du quotidien, ce que dès 1924, un critique nomme « la vitalité du banal » (« the vitality of the common place ») (Anon 1926 ; Alden Jewell 1929) et de l’autre le « motif national » (« native motif »). Il s’agit donc d’un regard généreux et poétique sur une certaine laideur du quotidien (« bad taste » « sordid monotony » Read) que Hopper rachète (« redeems ») et transcende en y insufflant poésie et beauté par ses « colloquialisms » (Anon 1927) dont il fait des oxymores (« hideous beauty » Loucheim). Hopper, en s’intéressant au vernaculaire dans sa dimension moyenne voire médiocre participe à une opération de sauvetage. Comme le fera le post-moderne, il transfigure la banalité en valeur à travers une exaltation du commun qui n’est pourtant jamais que celle qu’avait inventé le père du modernisme, Marcel Duchamp. Mais il s’agit aussi bien plus que d’une opération purement esthétique, voire d’esthétisation. Pour les critiques, Hopper exalte des qualités morales de l’Américain, celle de faire face à la vérité : « The seeing eye and the courage to state the vision of life seen » (Read), ce qui explique qu’il ait pu passer de l’incarnation d’une Amérique forte et éternelle, dans l’avant-guerre, à celle de l’aliénation, dans l’après-guerre21.
L’aliénation restera d’ailleurs l’un des thèmes les plus pérennes dans la critique symbolique hoppérienne, même s’il s’est aujourd’hui un peu évaporé au profit de nouveaux enjeux formels comme la construction de ses espaces et en particulier de ses hors champs. Au début des années 1980, la revue Art Journal — l’un des bastions de l’histoire de l’art aux États-Unis — publie l’article d’une spécialiste du réalisme, Linda Nochlin, qui reprend la ligne psychologisante en l’adaptant au contexte. S’il y est question dès le titre d’aliénation (de la vie moderne) — et s’il s’agit aussi d’un article de circonstance — en 1981 l’histoire de l’art américaine s’est éloignée de l’existentialisme et du moment Riesman. Il faut donc comprendre ici l’aliénation au sens marxiste du terme, celle de l’agent ayant perdu son agency. Le recul critique que l’on a alors sur les hyper-réalistes, la redécouverte de la photographie ‘précisionniste’ de Walker Evans permettent de relire Hopper à l’aune de ces œuvres. Si la sémiologie est encore bien présente (comme chez Brian O’Doherty), la lecture politique, elle, s’est effacée au profit de l’auto-référentialité, la mise en scène de l’artiste (le plus « intéressant visuellement » (« visually exciting ») et le moins « convenu » (« formulaic ») de tout Hopper selon Nochlin) (Nochlin : 138, 140).
Trois décennies plus tôt, c’était sur le terrain d’une autre forme de lutte pour le monopole de l’américanité que les critiques avaient entraîné Hopper (ou l’avaient enrôlé tant il s’agissait de guerres culturelles avant la lettre) devenu un rempart contre l’abstraction, en pleine Guerre froide et montée des revendications sur les droits civiques. C’est la lecture que propose Lloyd Goodrich qui rédige l’introduction du catalogue de la rétrospective de 1950 au Whitney dans laquelle il ré-ancre Hopper dans le réalisme22. Hopper, le peintre de New York et de la Nouvelle-Angleterre est un candidat idéal : réaliste mais apolitique dans une époque qui le paraissait un peu trop. Mais avec le recul plus important sur l’œuvre, un autre thème, inexistant auparavant, fait son apparition : la notion de stase comme fondement du style hoppérien, stase qui va devenir l’un de piliers de l’évaluation du modernisme. La stase est en effet bien plus que l’immobilité (donc le conservatisme) face à un monde que la modernité avait définit, depuis Turner, comme le mouvement même. C’est l’appréhension des choses en elles-mêmes et pour elles-mêmes en ce qu’elles fondent notre humanité.
Ces deux thèmes se soutiennent mutuellement, faisant de Hopper un témoin plus qu’un critique, un rocher solide — même si un peu retenu ou morne (« restrain », « grey », « earthy ») (Devree : 1950). Au début des années 1960, il s’établit comme une valeur refuge dépassant les clivages nationaux qui agitent le pays, car il est au-dessus des modes (Canaday). L’article du New York Times de 1964 le définit comme tout à la fois gardien du passé, en avance sur son temps, une école à lui tout seul, lui-même et rien d’autre. Hopper devient en effet ce peintre rare reconnu à la fois par les réalistes et par les artistes de l’abstraction, le seul à même de réconcilier les deux camps opposés (Canaday). C’est à cette époque que l’on commence à minorer la spécificité topique des scènes et des localisations (le ‘sujet’), pour affirmer « un motif et un contenu qui n’a rien de spécifique mais tout de général » et réhabiliter le primat de la forme sur l’anecdote, comme le souligne Hilton Kramer dans son article de 1971 alors que l’on invoque le nom de Hopper comme rempart face à l’anti-humanisme de l’art contemporain (Kramer). Après sa mort, et alors que l’on découvre l’étendue d’une production qui dépasse les huiles connues et exposées, l’histoire de l’art s’empare de lui pour reconstruire, en de savantes études accompagnant en général les expositions, ses influences et ses filiations, le reliant aux plus grands maîtres de la peinture occidentale. Ces filiations ont même parfois un côté un peu exotique, comme celles avec Rothko (Wagstaff), fondée sur l’admiration de l’abstrait pour le réaliste, ou Piero de la Francesca (Elovich). Dès la fin des années 1970, c’est celle avec le pop-art qui s’impose puis celle avec les hyper-réalistes, dont Richard Estes que le New York Times qualifie en 1969 de « post-pop Edward Hopper » (Schjeldahl), réconciliant ainsi réalisme et formalisme.
Tout ceci n’aurait qu’un intérêt d’érudition si le drapeau du réalisme que l’on fait porter à Hopper ne nous questionnait sur la fonction sociale du réalisme pour le public. Celle-ci n’est nulle part mieux exprimée que dans la notule du New York Times annonçant l’acquisition par le MoMA de la toile Gas en 1943 et que je cite ici in extenso :
Motorists who have a nostalgic longing to see again a once commonplace roadside gasoline station in operation may gratify that desire, without surrendering any coupons, at the Museum of Modern Art, 11 West Fifty-third Street, which will place on exhibition to-day ten acquisitions to its permanent collection. One of the new accessions is an oil painting by the well-known American artist Edward Hopper, who has taken as his subject a gasoline station. Out of this ordinary material the artist has created a painting the museum considers far from ordinary. “Mr. Hopper is usually considered one of the greatest living American realists,” the museum said in announcing this purchase. “But behind the commonplace reality which his pictures present with such factual objectivity one can feel an underlying spirit of romantic mystery. This is particularly true of his recent work, of which ‘Gas’ is one of the most original and memorable examples.” This is at first glance a picture of a routine moment in a routine American job, painted with a particularly skillful rendering of a conflicting artificial and natural light. But the longer you look at it, the more haunting the scene becomes: the lonely road in the cool dusk with the man tending the gasoline pumps, like an attentive priest before three scarlet idols. (Anon. 1943)
Goodrich ne dit pas autre chose lorsqu’il définit le modernisme de Hopper comme un « autre modernisme » (« alternative modernism ») plus riche parce que plus en contact avec la vie (Hemingway 382, 383).
5. Conclusion
Comme j’ai essayé de le montrer à travers la critique populaire plus que savante de Hopper, celui-ci peut et doit être vu comme un symptôme, une sorte d’outil de comparaison, de ‘lieu commun’ pour l’historien. A partir des années 1970, il devient ce peintre américain de référence, une « marque » (« household name ») auquel on compare d’autres artistes ou d’autres œuvres.
En créant dans sa peinture une atmosphère d’éternité anhistorique, il offre ainsi au spectateur, tant Américain qu’Européen, un eidos d’Amérique à laquelle il est d’autant plus facile d’adhérer qu’elle correspond à une tendance naturelle de nos sens à universaliser l’expérience singulière par la négation de l’histoire23. Il le fait en proposant une manière d’invariant de la modernité vue comme aliénation, le retour à un ordre archaïque (Helingway : 399). La seule différence est, probablement, que là où le spectateur américain voit une présence de l’individu en majesté qui définit une individualité (alone), l’Européen y trouvera l’isolement de la solitude (lonely).
Si l’on évoque ce sentiment de refus, de recul, c’est aussi parce que Hopper lui-même nous y invite avec son désir de ne peindre rien d’autre que la lumière sur un mur24. On comprend ainsi que le parti pris de combiner la mimesis et la surface pure (comme chez Walker Evans avec lequel il partage beaucoup) ait pu séduire, malgré un signifié souvent sombre, un monde en pleine tourmente identitaire, que ce soit celui de la Dépression ou celui de la fin du XXème siècle. Dans les années 1920 et 1930, alors que les valeurs de l’art dit moderne sont ridiculisées par une partie de la critique et plaisent peu au public qui recherche au contraire une mimesis exhaussée, Hopper construit son succès sur cet autre modernisme, celui du constat qui puise les formes de l’art dans le quotidien (autrement dit le vernaculaire qui lie la quotidienneté au populaire). Moins distancié (ou plus réaliste) que Grant Wood, moins froid (ou moins clinique et technique) que Charles Sheeler, Edward Hopper occupe le terrain médiant d’un peintre ‘moyen’. Usant à la fois du mystère, qui constitue un appel à un au-delà du tableau, et de l’impénétrabilité de la surface, qui au contraire nie cet au-delà tout en affirmant la référentialité, Hopper peut attirer dans la même nasse un public censément savant et un autre censément naïf. Hopper est populaire parce qu’il rassemble et probablement rassure, parce qu’il fige la scène américaine dans une sorte de moment générique, pas nécessairement glorieux mais fondateur. Ainsi les Américains y retrouvent-ils la richesse de leur promesse, les non-Américains la certitude que cette civilisation, par ailleurs envahissante, s’est, dans sa peinture, arrêtée avant la conquête américaine du monde d’après la Seconde Guerre mondiale.
Il nous appartient donc d’essayer de nous défaire de l’évidente fascination qu’exercent ses images. Car à ne pas y résister nous participerions, comme Hopper nous y invite dans ses tableaux, à son auto-fiction nationaliste, savant mélange d’exceptionnalisme et de fixité. En essayant en revanche de décrire les phénomènes qui ont fait de ses tableaux des icônes américaines, il nous semble au contraire que nous comprendrons mieux que le sens se joue autour de cette stase à laquelle concourent tant le signifié que les techniques picturales en jeu. Mais à trop voir, à travers Hopper, l’Amérique comme le lieu de l’invariant, on en oublie que la nostalgie hoppérienne est aussi une forme de mise en lumière du changement ; on se prive alors de comprendre les États-Unis comme le lieu de la mutation, et on se condamne à ne les voir que par le truchement de clichés25.
Références picturales
- Nighthawks. Edward Hopper. 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
- Soir bleu. Edward Hopper. 1914. Huile sur toile, 91,8 × 182,7 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
- Supermarket Lady. Duane Hanson. 1969. Sculpture en fibre de verre et technique mixte. 70 × 70 × 66 cm. Ludwig forum, Aix-la-Chapelle.
- Tourists II. Duane Hanson. 1988. Chlorure de polyvinyle peint à l’huile et technique mixte. 84 x 50 x 63 cm. The Saatchi Gallery, Londres.
- Sun in an Empty Room. Edward Hopper. 1963. Huile sur toile, 73 x 100 cm. Collection privée.
- Gas. Edward Hopper. 1940. Huile sur toile, 66,7 x 102,2 cm. MoMA, New York.