Introduction
La présente étude vise à souligner l’intérêt d’une approche historique en diachronie courte pour caractériser un milieu bien particulier de spécialistes, les think tanks aux États-Unis. Elle constitue un prélude à une analyse linguistique de leurs productions discursives. Les discours étant produits par des milieux spécialisés, il est en effet nécessaire de s’intéresser d’abord à ces milieux pour mieux en comprendre l’histoire et la culture (Resche 2016 : ix).
Engagés dans la production d’expertise dans le domaine des politiques publiques, les think tanks américains constituent un milieu fondamentalement hétéroclite constitué d’organisations de tailles et de modes opératoires variés. Leurs experts, de formations diverses, circulent entre mondes politique, universitaire ou médiatique. Les think tanks américains sont donc peu faciles à cerner et, nombre de chercheurs (Smith 1991 ; Ricci 1993 ; Stone et al. 1998 ; McGann & Weaver 2000 ; Medvetz 2012) ont tenté, en vain, d’en donner une définition claire et consensuelle. Dans le cadre de la recherche en anglais de spécialité qui s’intéresse, entre autres, aux milieux spécialisés, leurs activités, leurs finalités, et leurs productions discursives, il convient d’abord de pouvoir définir les think tanks comme milieu spécialisé. Or, les think tanks, en raison de leur hétérogénéité, semblent moins faciles à appréhender que d’autres milieux spécialisés plus homogènes au niveau de leur organisation, de leurs pratiques et de leur objectif (Petit 2010 ; Van Der Yeught 2016).
Pour cette raison, il est nécessaire de remonter le temps et de s’intéresser aux circonstances socio-historiques qui ont présidé à l’émergence des think tanks aux États-Unis à partir du début du XXe siècle. Le concept de think tank semble, en effet, particulièrement sensible au contexte culturel, institutionnel et politique dans lequel il prend ses racines (McGann & Johnson 2005 ; Stone et al. 1998) ; phénomène anglo-saxon à l’origine, il ne s’est d’ailleurs exporté à l’échelle mondiale que très récemment. Le contexte historique et politique récent aux États-Unis et la spécificité du système politique du pays ne seraient ainsi pas étrangers à l’émergence d’un milieu hybride, à la croisée des mondes politique et universitaire (Smith 1994). Dans la mesure où les think tanks ont une histoire relativement ‘resserrée’, cette étude se fonde sur une approche en diachronie courte pour mieux rendre compte du caractère hétérogène du milieu aux États-Unis, et néanmoins, pour l’envisager, plus généralement, comme un milieu spécialisé.
Elle s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle le milieu serait porteur d’une forte « valeur civilisationnelle », c’est-à-dire qu’il serait particulièrement marqué par la civilisation dans laquelle il prend ses racines (Van der Yeught 2016). Nous avançons que, sous l’effet de diverses évolutions d’ordre social et culturel, et dans le contexte plus large du développement de l’expertise dans le débat politique américain, les think tanks n’ont réellement pris la forme d’un milieu spécialisé, organisé autour d’une même finalité, de pratiques et genres de discours similaires, qu’à partir des années 1970.
Notre étude se déroule en trois temps. Nous revenons d’abord sur les approches méthodologiques qui ont été retenues par divers chercheurs pour retracer l’émergence des think tanks aux États-Unis et présentons notre démarche, fondée sur une perspective historico-socio-culturelle qui se concentre sur certaines organisations emblématiques. Dans un deuxième temps, nous livrons les informations que cette démarche nous a fournies, à travers l’exploration des circonstances et tendances qui ont présidé à l’apparition d’organisations de recherche disparates à partir du début du XXe siècle, dans le cadre d’une institutionnalisation progressive de l’expertise dans la vie politique américaine. Enfin, nous analysons les conditions de cristallisation d’un milieu social autour d’un terme, de pratiques et d’objectifs communs à partir des années 1970, et qui est devenu point de convergence entre différents types d’experts.
1. Quelle(s) approche(s) adopter pour retracer l’émergence du milieu des think tanks aux États-Unis ?
Dans son protocole de description des langues et milieux spécialisés, Michel Van der Yeught (2016) met en évidence l’apport d’une étude diachronique de ces derniers « non seulement afin d’en mesurer l’ancienneté et le degré de développement, mais également pour en fonder historiquement l’existence ». Une telle démarche est particulièrement pertinente dans le cas des think tanks, dans la mesure où ils sont influencés par les « facteurs externes » (ibid.), à savoir les circonstances institutionnelles, historiques et culturelles qui ont favorisé leur émergence et leur pérennisation. Ainsi, à l’inverse des think tanks français, très peu nombreux et au statut parfois précaire puisqu’ils dépendent des financements d’un État fort où est centralisée l’expertise, les think tanks américains ont pu proliférer sous la forme d’institutions pour la plupart privées et indépendantes, notamment grâce au contexte institutionnel du pays. La fragmentation du système politique, entre pouvoir fédéral et pouvoir des états, et selon différentes branches, la forte tradition philanthropique du pays, ainsi que les changements fréquents de la haute administration1 ont permis aux think tanks de se multiplier et de fournir un réservoir d’expertise incontournable dans la vie politique américaine. Parmi les autres facteurs historiques identifiés, on note la perception de l’expertise, la polarisation croissante du débat politique et l’évolution des institutions aux États-Unis (McGann, 1992 ; Ricci,1993 ; Rich, 2004 ; Abelson, 2006).
Si toutes les approches retenues par les chercheurs s’accordent plus ou moins sur la nature et l’impact de ces évolutions de la vie politique américaine sur la formation du milieu des think tanks, elles divergent quant à la méthodologie adoptée pour déterminer son moment d’émergence. Nous nous sommes, en conséquence, interrogée sur le cadre méthodologique le plus apte à rendre compte des conditions d’apparition du milieu étudié. Nous distinguons deux perspectives possibles.
La première consiste à délimiter l’histoire des think tanks américains selon différentes phases, chacune caractérisée par des circonstances politiques, économiques et/ou culturelles, qui auraient mené à la création d’organisations spécifiques et en auraient influencé la nature. James McGann2 (1992) définit ainsi quatre périodes (1900-1929 ; 1930-1959 ; 1960-1975 ; 1976-1990), qui se distinguent par un ou plusieurs événements majeurs de l’histoire américaine ayant eu des conséquences sur le milieu des think tanks tels que les deux guerres mondiales ou les mouvements sociaux des années 1960. James A. Smith (1991 : xviii), quant à lui, voit trois générations de think tanks : de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, des années 1950 à la fin des années 1960, des années 1970 jusqu’au début des années 19903. Il semble que le choix de ces périodes tienne en réalité à l’importance accordée par chaque chercheur à l’impact de certains événements sur la nature des organisations de l’époque4. C’est alors l’identification de différentes générations de think tanks qui permet, en partie, à des auteurs tels que J.A. Smith (ibidem), de rendre compte du caractère hétérogène du milieu en distinguant plusieurs types d’organisations. L’Ère Progressiste aurait, par exemple, contribué à la création d’institutions de recherche en sciences sociales indépendantes, tandis que la croissance du gouvernement, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, aurait permis l’émergence d’organisations sous contrat, spécialisées dans l’élaboration de stratégies militaires.
Si cette première approche5 a le mérite de retracer l’impact des événements majeurs de l’histoire contemporaine américaine sur les think tanks et de rendre compte de son hétérogénéité, elle ne prend néanmoins pas en compte l’« incertitude taxonomique »6 qui caractérise le milieu (Medvetz 2012 : 48). Elle présente, en effet, les think tanks comme un milieu social créé dès le début du XXe siècle et soumis à une évolution linéaire ; en d’autres termes, les organisations présentées aujourd’hui comme think tanks auraient toujours été « destinées » à appartenir à une même catégorie (ibidem.). Pour le sociologue Thomas Medvetz (ibid. : 49), le concept et la catégorie think tank n’ont, cependant, réellement émergé et ne se sont « cristallisés » que dans les années 1970, à la suite d’un processus historique complexe et d’une convergence progressive des pratiques d’organisations de recherche hétérogènes7. Les organisations nées avant les années 1970, présentées comme les premiers think tanks par J.A. Smith et J. McGann, seraient, ainsi, des « proto-think tanks » (ibid. : 50). Une telle approche s’intéresse donc à la formation d’une catégorie sociale, « non comme un simple fait, mais comme un résultat devant être expliqué »8 (ibid. : 49).
Ces deux cadres théoriques, l’un historique, l’autre sociologique, nous interrogent sur la perspective et la méthodologie à adopter pour retranscrire l’analyse du milieu en diachronie. Dans le cadre d’une étude en anglais de spécialité, caractériser un milieu implique aussi de retracer ses conditions d’émergence (Van der Yeught 2016 ; 2018). L’argument sociologique, suivant lequel le milieu des think tanks n’aurait réellement pris forme que dans les années 1970, sous l’effet d’une convergence des pratiques d’organisations auparavant disparates, nous paraît donc particulièrement pertinent. En d’autres termes, l’analyse des conditions de cristallisation d’une catégorie sociale, qui aurait une même dénomination et serait caractérisée par des pratiques et une finalité clairement identifiées, nous semble répondre à la démarche d’identification et de caractérisation d’un milieu spécialisé telle qu’elle a été définie par la discipline (Petit 2010 ; Van Der Yeught 2016).
Si nous retenons l’un des arguments centraux du cadre méthodologique développé par T. Medvetz, nous avons néanmoins choisi de prendre en compte les aspects civilisationnels de la cristallisation des think tanks américains. Angliciste de formation, nous pensons que ces aspects peuvent ici fournir un cadre approprié pour explorer et mesurer l’influence de l’histoire politique et culturelle des États-Unis sur les organisations que nous considérons aujourd’hui appartenir à la catégorie think tank9. Si la perspective de cet article le justifie ici, il convient toutefois de noter que cette approche intervient, par ailleurs, en complément d’une analyse des discours produits par le milieu. Ainsi, quand nous nous intéressons à la caractérisation d’un milieu spécialisé, nous sommes amenée à adopter une approche multidisciplinaire, afin de tenir compte des divers ingrédients qui entrent dans de type d’étude (histoire, culture, discours, etc.).
Dans ce qui suit, nous avons privilégié une approche chronologique, suivant laquelle nous nous efforçons de mettre en lumière les divers événements, circonstances, et individus qui ont contribué d’abord à l’émergence du milieu sous la forme d’une constellation d’organisations de recherche, puis à la coalescence de ce même milieu. Nous nous appuyons sur des exemples d’organisations emblématiques. Nous considérons, en parallèle, ces transformations à l’aune des évolutions de la perception du rôle de l’expert. Notre exposé est organisé en fonction des diverses phases qui ont marqué l’histoire politique et culturelle américaine. Nous avons cependant conscience, qu’en délimitant des périodes dans l’histoire, cette approche peut paraître arbitraire. Ce sont avant tout des raisons de clarté et de lisibilité qui ont guidé notre choix. S’il s’agit de présenter certaines des institutions emblématiques de l’environnement politique et social de ces différentes phases, nous ne considérons pas, contrairement à la première approche présentée, qu’à chacune de ces périodes correspond un type d’organisations. Ainsi, l’American Enterprise Institute est souvent considéré comme le symbole de l’orientation marketing prise par les think tanks de la troisième génération à partir des années 1970. Il faut néanmoins rappeler que l’institution a été créée en 1943, à l’initiative d’un groupe d’hommes d’affaires souhaitant défendre le principe de la libre entreprise, et a vivoté jusqu’à l’arrivée de son nouveau vice-président en 1954. Si certaines circonstances de la vie politique américaine peuvent expliquer l’hétérogénéité du milieu des think tanks aujourd’hui, celui-ci semble avant tout marqué par les courants profonds, à long terme, qui ont influencé l’histoire américaine au XXe siècle. Ce sont ces divers éléments que nous examinons dans les deux parties10 qui suivent.
2. Émergence d’une constellation d’organisations de recherche : les « proto-think tanks »
D’abord sous l’impulsion de l’Ère Progressiste, puis de l’expansion bureaucratique de l’état fédéral, la première partie du XXe siècle aux États-Unis voit l’apparition d’une série d’organisations dédiées à la recherche en sciences sociales qui se donnent pour objectif d’« aider le gouvernement à penser »11 (Weiss 1992). Ces organisations, aujourd’hui considérées comme parties intégrantes du milieu des think tanks, sont initialement uniques en leur genre. Leur émergence est néanmoins à comprendre en parallèle d’une institutionnalisation progressive de l’expertise dans le débat politique américain.
2.1. L’Ère Progressiste et le New Deal : une recherche objective au service du gouvernement
Les premiers instituts de recherche sont nés au début du XXe siècle, dans le cadre de l’intérêt croissant porté aux sciences sociales et au taylorisme, populaires à partir de la fin du XIXe siècle (McGann 1992)12. Des programmes universitaires sont créés et permettent de produire les premiers chercheurs dans la discipline. Ces derniers n’opèrent cependant qu’au niveau des états, le gouvernement fédéral n’étant alors que peu demandeur d’expertise extérieure (Smith 1991 : 33). C’est la création des premières fondations philanthropiques, telles que la Carnegie Corporation (1911) et la Rockefeller Foundation (1913), qui contribue à l’émergence d’organisations de recherche et, dès lors, à la création d’un lien entre ces nouveaux experts et le gouvernement (Abelson 2006 : 54). La mission de ces instituts reflète les idéaux de l’Ère Progressiste, à savoir que les connaissances scientifiques peuvent résoudre les difficultés sociales et améliorer la politique gouvernementale (McGann 1992). S’y ajoute l’idéal de l’efficacité incarné par le taylorisme : il s’agit, à travers l’intervention des experts, d’améliorer la performance du système gouvernemental aux États-Unis (Smith 1991 : 46).
Un certain nombre d’organisations ont ainsi incarné les idéaux et objectifs de l’Ère Progressiste, comme la Russel Sage Foundation, créée en 1907 avec pour mission « l’amélioration des conditions sociales et des conditions de vie aux États-Unis »13 (Rich 2004 : 34), ou la Brookings Institution. L’histoire de cette dernière prend sa source dans l’Institute for Governmental Research (IGR) fondé par un groupe d’hommes d’affaires, dont Robert S. Brookings. Celui-ci travaille pendant la Première Guerre mondiale au War Industries Board et sert de lien entre le gouvernement et l’industrie, participant à l’effort de guerre (Brookings Institution : 2016). Durant cette période, il constate la nécessité de créer un corps de fonctionnaires formé à la recherche en économie. L’IGR constitue donc l’une des premières organisations privées entièrement dédiées à l’étude des politiques publiques et à l’amélioration du gouvernement. Elle fusionne en 1927 avec l’Institute of Economics et un programme d’études supérieures à Washington University à Saint Louis, également créés par Brookings. Dans un énoncé de mission daté de 1940, la Brookings Institution se donne pour objectif « d’aider de façon constructive au développement de politiques nationales éclairées » et d’« offrir une formation hautement avancée dans le domaine des sciences sociales »14 (Lyon & Abramson 1940 : i). Ainsi, celle-ci ne vise pas à servir d’université ou de groupe d’intérêt, mais à constituer un groupe d’experts indépendants et désintéressés, travaillant pour le bien commun, tout en permettant le développement de leurs connaissances.
À la même période, apparaissent des instituts spécialisés dans les affaires internationales, tels que le Carnegie Endowment for International Peace (1910) et le Council on Foreign Relations (1921). Ils sont alors le résultat de l’émergence des États-Unis sur la scène internationale à la suite de la Première Guerre mondiale (McGann 1992).
Ces premiers « proto-think tanks » prennent la forme d’instituts privés créés à l’initiative personnelle d’intellectuels ou de riches hommes d’affaires, et financés par de grandes fondations philanthropiques. Ils ne répondent à aucune dénomination générique et leurs intérêts de recherche évoluent au fil des demandes du gouvernement. Dans la lignée des idéaux véhiculés par l’Ère Progressiste, ils ne défendent pas une vision politique particulière et promeuvent une recherche objective, de type universitaire (Abelson 2006 : 74). C’est le cas du National Bureau of Economic Research (NBER), créé en 1920 par l’économiste Wesley Mitchell, qui inclut dans ses livres (seuls supports de publication utilisés par les organisations à cette période) les divergences d’opinions de ses membres (Smith 1991 : 66). L’impartialité des travaux scientifiques produits par les organisations de recherche et leur indépendance intellectuelle sont, d’ailleurs, fortement encouragées par les fondations qui les financent.
L’apparent désintéressement et l’objectivité scientifique des experts sont progressivement relégués au second plan au fur et à mesure de leur insertion dans le débat politique américain. En effet, la collaboration croissante entre les experts et le gouvernement, notamment pendant la Grande Dépression, contribue, entre autres, à l’expansion du gouvernement fédéral au début des années 1930. Des milliers de postes pour les chercheurs en sciences sociales sont créés (Smith 1991 : 79) et les centres de décision se déplacent vers Washington DC (Ricci 1993). Les groupes d’intérêt privés dirigent leur attention vers la capitale, créant leurs propres équipes de chercheurs et d’analystes. La multiplication de ces différents acteurs (agences fédérales, instituts de recherche, groupes d’intérêt) favorise, dès lors, l’implication des experts dans le débat politique.
2.2. De 1945 au début des années 1960 : l’expert-technocrate
Bien que la Grande Dépression ait pu, à certains égards, poser la question de la pertinence des solutions proposées par les experts pour résoudre les problèmes sociaux, la Seconde Guerre Mondiale et l’implication nécessaire de l’État américain dans les affaires sociales et internationales légitiment néanmoins leur intervention, aussi peu efficace soit-elle (Rich 2004 : 42). Devant les besoins croissants en matière de recherche en politiques publiques et d’expertise technique, le gouvernement commence à embaucher directement des chercheurs, rassemblés dans des institutions privées sous contrat avec les agences fédérales. Un certain nombre d’institutions de recherche à but non-lucratif sont également créées pour produire les outils techniques nécessaires à l’effort de guerre.
La RAND Corporation est certainement l’organisation la plus emblématique de cette période15. Créée en 1946 sous la forme du « Project RAND » (contraction de Research And Development) sous l’impulsion du Général Arnold de l’US Air Force, elle vise initialement à prolonger la collaboration entre scientifiques et gouvernement commencée pendant la guerre, dans le cadre, notamment, du Manhattan Project (Abella 2009 : 10). Il s’agit de répondre aux nouveaux défis qui attendent les États-Unis en matière de défense, tels que le risque d’une guerre nucléaire. Conçue à l’origine comme unité de recherche sous contrat avec la Douglas Aircraft Company, la RAND Corporation voit le jour sous la forme d’une institution sous contrat avec la US Air Force en 1948. Ses premiers dirigeants s’assurent néanmoins très tôt de son indépendance intellectuelle et financière (ibid.). L’organisation reçoit, par exemple, des fonds de la Ford Foundation dès 1948 (RAND Corporation, 2016). Elle devient le « prototype » des organisations de recherche à but non-lucratif qui travaillent pour le gouvernement, tout en demeurant indépendantes sur le plan organisationnel (Smith 1991 : 116). Ainsi, le vocable « think tank » 16, expression populaire qui désignait à l’origine le cerveau, fut attribué en priorité à la RAND, eu égard à la connotation militaire du mot « tank » avant de devenir le terme que l’on connaît aujourd’hui : « en fait, RAND et think tank sont pratiquement synonymes, le terme ayant été adapté de l’argot utilisé pendant la guerre et employé, par la suite, pour désigner la RAND et les autres organisations de recherche et développement en matière militaire »17 (ibid. : 115).
Le développement de la RAND Corporation reflète, plus généralement, l’implication forte des experts, dont ceux des « proto-think tanks », dans les affaires gouvernementales au début des années 1960. L’administration de John F. Kennedy travaille ainsi en étroite collaboration avec un certain nombre d’intellectuels et de membres d’organisations déjà existantes telles que la Brookings Institution. Le Secrétaire de la Défense de J. F. Kennedy, Robert McNamara, est aussi particulièrement connu pour avoir embauché une équipe d’analystes de la RAND Corporation, les « whizz kids » pour traiter des questions militaires. Dans la continuité du consensus libéral18 initié par le New Deal et la croyance en l’intervention fédérale pour régler les problèmes sociaux, le gouvernement est animé par un idéal technocratique : l’art de gouverner est une entreprise pragmatique et non-idéologique. L’industrie de la recherche dans le domaine des sciences politiques et sociales connaît, ainsi, une forte croissance dans les années 1960 et 1970 : en 1975, le gouvernement fédéral dépense environ 1 milliard de dollars dans ce secteur contre 235 millions en 1965 (ibid. : 149).
Les instituts de recherche à cette période, les plus anciens comme les plus récents, dont notamment ceux sous contrat avec le gouvernement, participent donc de façon accrue aux processus politiques. La recherche est produite à la demande et au service du gouvernement, et elle est de nature moins théorique qu’au début du XXe siècle. Sous l’effet des programmes sociaux entamés par J.F. Kennedy et L.B. Johnson, les « proto-think tanks » se spécialisent, non plus seulement dans les affaires militaires, mais dans les affaires économiques et sociales (McGann : 1992). Ainsi, l’Urban Institute est créé en 1968 par L.B. Johnson pour répondre aux critiques portant sur l’efficacité des programmes de la Grande société.
2.3. Les années 1960 : une période transitoire
Bien que l’Urban Institute soit une organisation sous contrat avec le gouvernement, il témoigne de l’émergence, dans les années 1960, d’une mouvance critique à l’égard des politiques gouvernementales, qui remet en cause le consensus libéral caractérisant la politique américaine depuis le New Deal. À l’aune des mouvements contestataires des années 1960, la valeur de l’expertise fournie au gouvernement est progressivement remise en question. Comme le souligne Andrew Rich (2004 : 44).
[A]u début des années 1960, la mission traditionnelle des think tanks visant à produire des idées et de l’expertise à destination les hommes politiques, de façon à préserver à la fois leur crédibilité et leur accès au monde politique, devenait moins compatible avec un environnement idéologique et institutionnel en pleine évolution19.
Si les instituts de recherche aidaient, jusque-là, au développement de solutions gouvernementales aux problèmes publics, le changement social dans les années 1960 ne semble plus nécessairement devoir passer par des politiques gouvernementales (ibid. : 45). Selon A. Rich (ibid.), certaines des organisations constituées à cette période se caractérisent par une tension entre attributs traditionnels et adaptation au nouveau contexte politique et culturel.
L’Institute for Policy Studies (IPS), créé en 1963 par Richard Barnett et Marcus Raskin, est un exemple régulièrement cité de la période de transition que constituent les années 1960 pour les « proto-think tanks ». Les deux hommes, anciens membres déçus de l’administration Kennedy, souhaitent proposer un centre de recherche et de réflexion, libre des contraintes imposées par les contrats gouvernementaux, pour promouvoir la paix et mettre fin à la course à l’armement nucléaire initiée par la Guerre froide. Lassés du pouvoir des technocrates souvent peu critiques des politiques gouvernementales, ils cherchent à créer une nouvelle plateforme intellectuelle mêlant réflexion scientifique et action politique (Medvetz 2012 : 99). Financé par quelques riches familles libérales, l’institut semble initialement constituer une alternative intellectuelle à la Brookings Institution et propose des solutions politiques radicales, mais devient rapidement un centre de discussion contre la guerre du Vietnam (Smith 1991 : 162).
Les questions autour de la légitimité de l’action gouvernementale, que posent notamment les mouvements contestataires critiquant l’échec de la guerre contre la pauvreté ou la guerre du Vietnam, contribuent à la création d’organisations plus impliquées dans les débats idéologiques. C’est ainsi que des institutions comme l’IPS ou le Hudson Institute qui, sous l’impulsion de son fondateur et ancien membre de la RAND20, développe des scénarii radicaux pour prévoir l’avenir de l’humanité, marquent une rupture avec l’une des caractéristiques jusqu’alors associées aux instituts de recherche, à savoir l’objectivité scientifique. Contrairement aux membres des institutions de l’époque, les trois fondateurs de ces organisations ne possédaient, par ailleurs, pas de doctorats et valorisaient chez leurs employés leurs capacités d’innovation plutôt que leurs qualifications, bien qu’ils défendissent toujours la rigueur de leur recherche (Rich 2004 : 47).
C’est précisément ce tournant vers la défense de visions politiques spécifiques plutôt que d’une recherche complètement objective qui caractériserait la troisième génération, ou dernière vague de think tanks, telle qu’elle est définie par certains auteurs21. Dans la lignée de T. Medvetz (2012), nous envisageons plutôt ce tournant comme étant l’origine de la cristallisation du milieu des think tanks, tel que nous le connaissons aujourd’hui.
3. Vers la cristallisation du milieu des think tanks
Les instituts de recherche créés dans la première moitié du XXe siècle reflètent la perception du rôle de l’expert dans l’action gouvernementale et les idéaux des différentes périodes qui les ont vu apparaître, que ce soit dans leur forme organisationnelle, la nature de l’expertise produite ou la formation de leurs membres. Nés d’initiatives individuelles pour répondre à un objectif précis, ils constituent dans les années 1960 un groupe hétéroclite d’organisations sans appellation commune. Dans un contexte de mutation du paysage idéologique, politique et financier américain à partir des années 1970, anciennes et nouvelles organisations convergent autour de prises de position et stratégies marketing plus agressives pour promouvoir leurs idées. Dans les sections qui suivent, nous nous attachons à montrer comment ces transformations de la vie politique américaine ont pu mener à une forme de coalescence des think tanks autour d’un même terme, d’objectifs, d’activités et de genres de discours similaires, témoignant de la cristallisation du milieu.
3.1. Mutation du paysage politique américain : vers l’« activiste-expert »
À partir du début des années 1970, émergent des organisations de recherche en politiques publiques plus polarisées idéologiquement que leurs prédécesseurs, et davantage tournées vers la promotion agressive de leurs idées. Elles rassemblent un nouveau type d’expert, plus enclin à produire de la recherche au service de ses opinions politiques (Medvetz 2012 : 98). Nous distinguons notamment deux facteurs, d’ordres politique et financier, à l’origine de ces nouvelles institutions.
C’est d’abord la mouvance conservatrice, dont les fondations intellectuelles ont pris racine dès les années 1960, qui a fourni un terrain propice à leur émergence. En raison de l’incertitude créée par les mouvements contestataires, certains intellectuels New-Yorkais se détournent, en effet, des valeurs anti-communistes pour défendre une posture pro-américaine offensive face à l’échec, selon eux, du consensus libéral. Le Public Interest, journal fondé en 1965 par Irving Kristol et Daniel Bell, sert de plate-forme de diffusion à ce nouveau courant intellectuel, qualifié de « néo-conservateur » dans les années 1970 (Rich 2004 : 50). La mobilisation des chrétiens évangéliques et fondamentalistes, en réaction aux revendications des mouvements pour les droits civiques et féministes, contribue également à jeter les bases idéologiques du mouvement conservateur, qui prend son essor dans les années 1970 et 1980.
Ces fondations idéologiques se voient, dans un deuxième temps, renforcées par la mobilisation financière de certaines grandes entreprises et de donateurs individuels. Encouragés par quelques conservateurs, dont l’avocat Lewis F. Powell Jr., appelant à la formation d’une « contre-élite » conservatrice, certains regroupements industriels commencent à financer des instituts privés de recherche défendant les valeurs auxquelles ils adhérent (Medvetz 2012 : 103). Les exemptions d’impôts mises en place pour les organisations à but non-lucratif à la fin des années 1960 permettent également d’encourager les donations individuelles (Abelson 2006 : 79). Un certain nombre de bienfaiteurs conservateurs émergent durant cette période, tels que Joseph Coors et des membres des familles Koch et Richardson (Medvetz 2012 : 104). À l’aide de ces nouveaux appuis financiers, le mouvement s’institutionnalise, notamment sous la forme d’instituts de recherche privés tels que la Heritage Foundation (1973) ou le Cato Institute (1979), que rejoignent des intellectuels rebutés par les tendances libérales de quelques grandes universités (Abelson 2006 : 78).
L’évolution générale des conditions de financement des organisations de recherche a profondément marqué la formation du milieu des think tanks. En 1969, est voté au Congrès le Tax Reform Act, qui vise à restreindre les activités politiques des grandes fondations philanthropiques. Ces dernières ne doivent plus soutenir aucun effort qui « pourrait influencer l’issue » d’une loi ou campagne politique (Rich 2004 : 57) ; l’ambiguïté d’une telle expression conduit les fondations à montrer plus de prudence et à réduire les donations qui permettaient jusqu’à présent la pérennité des anciennes institutions et l’émergence de nouvelles. Un déclin similaire est observé chez une autre source de financement, à savoir le Département de la défense. Les fonds que ce dernier alloue aux instituts de recherche passent de 30,7 milliards de dollars en 1968 à 21,8 milliards en 1980 (ibid. : 62). La diminution des fonds traditionnels des think tanks a donc fragilisé la stabilité des organisations existantes, tout en laissant davantage de champ libre à des organisations, dans leur grande majorité, conservatrices, et financées par de riches bienfaiteurs notamment pour l’impact de leurs idées sur la scène politique américaine. Plus de trois quarts des think tanks en 1996 ont ainsi été créés après 1970 (Rich 2004 : 15).
Il nous faut néanmoins souligner que, tout comme les différents courants qui ont mené à leur émergence, les changements observés chez les organisations que nous caractérisons aujourd’hui comme think tanks ont été progressifs et ont d’abord affecté des organisations préexistantes, sous l’impulsion individuelle de leurs fondateurs. C’est le cas de l’American Enterprise Association (AEA), aujourd’hui plus connue sous le nom d’American Enterprise Institute for Public Policy Research (AEI). Créée en 1943, l’organisation se voit revitalisée à partir de 1954 par son nouveau vice-président, William J. Baroody, qui recrute un certain nombre d’intellectuels néo-conservateurs déçus par les politiques du New Deal, tels que Milton Friedman, ou Paul McCracken (Smith 1991 : 175). Surnommé le « courtier en idées »22 par J. A. Smith (ibid. : 177-178), Baroody conçoit l’espace de décision politique comme un « marché des idées » où seuls les meilleurs « produits » ou idées seront adoptés. Il s’emploie à les commercialiser en développant des stratégies marketing élaborées : des membres du gouvernement sont invités à des séminaires ; des livres et magazines sont publiés ; les chercheurs de l’organisation sont, enfin, invités à consolider leurs liens avec les membres du monde des affaires et de la haute administration (Abelson 2006 : 81). Il s’agit pour AEI de défendre les idées conservatrices face à l’hégémonie libérale qui caractérise la politique américaine et est, notamment, incarnée par la Brookings Institution.
L’apogée d’AEI, à la fin des années 1970, notamment avec l’arrivée en son sein de l’ancien président Gerald Ford, ainsi que celle d’autres organisations conservatrices telles que Heritage, témoignent plus généralement de l’émergence à cette période d’une nouvelle forme d’expertise. Dans la lignée de la remise en cause du consensus libéral, ces nouveaux experts, ou « activistes-experts » (Medvetz 2012 : 84-85), promeuvent des connaissances mises au service de leurs objectifs idéologiques. À l’inverse des experts-technocrates de la RAND et de la Brookings, particulièrement critiqués pour leur ésotérisme et leur manque de transparence, ils développent de nouvelles stratégies visant à les rendre plus visibles et accessibles au grand public, tout en garantissant leur influence politique.
Ces stratégies, surtout développées par Baroody à AEI et à l’origine de son succès, sont ainsi progressivement adoptées par d’autres institutions. Certains auteurs voient ainsi l’organisation comme un modèle pour les instituts de recherche, déjà existants ou créés à cette période :
[E]n transformant le rôle traditionnel des think tanks d’organisations de recherche non-partisanes en véhicules d’opinions politiques, AEI a, dans une large mesure, permis d’ouvrir la voie à la troisième génération de think tanks23. (Abelson 2006 : 84)
Sans surestimer le rôle joué par AEI sur les « proto-think tanks », nous observons, cependant, au début des années 1970, une convergence des pratiques des organisations de recherche, conduisant à la cristallisation d’un milieu social bien identifié dans la vie politique américaine.
3.2. Convergence des pratiques et cristallisation du milieu des think tanks
La concurrence entre anciennes et nouvelles organisations, pour répondre à l’évolution du paysage politique et financier américain, est probablement l’un des principaux facteurs de formation du milieu des think tanks aux États-Unis.
C’est ainsi que la Heritage Foundation, organisation conservatrice créée en 1973, et souvent considérée comme le « vendeur et promoteur d’idées par excellence » (Smith 1991 : 200), s’est, néanmoins, initialement constituée en opposition à AEI. Au début des années 1970, Paul Weyrich et Edward Feulner, assistants parlementaires, constatent un manque d’organisations de recherche conservatrices face à la toute-puissance de la Brookings Institution. AEI, pourtant la plus célèbre de ces institutions à l’époque, n’est que peu efficace à leurs yeux. En 1972 est débattue au Congrès une loi sur le transport supersonique. AEI produit à cette occasion une étude qu’ils jugent particulièrement pertinente pour ces discussions ; cependant, par excès de précaution de la part de l’institut24, celle-ci n’est diffusée que le lendemain du vote de la loi. Frustrés par le manque de réactivité d’AEI, Weyrich et Feulner créent en 1973 la Heritage Foundation, avec le soutien du Republican Study Committee et l’appui financier de conservateurs tels que Joseph Coors (Medvetz 2012 : 102). L’organisation, ouvertement conservatrice dans ses prises de position et emblématique de l’« activiste-expert », se spécialise dans la production d’études courtes, opportunes, et facilement compréhensibles pour les représentants au Congrès, les médias et le grand public. Elle est célèbre pour avoir créé des genres de discours uniques tels que les policy briefs, courtes analyses adaptées aux besoins des membres du Congrès (Gaillard 2015 : 61) ou le Mandate for Leadership, manuel de transition initialement destiné à la nouvelle administration Reagan, et repris par de nombreux think tanks aujourd’hui à chaque nouvelle élection présidentielle. Elle se dote également d’un service de marketing et de communication. Le succès d’Heritage est, par ailleurs, lié à sa capacité à diversifier ses sources de financements et à lever des fonds ; fondations, entreprises et donateurs individuels sont sollicités par l’intermédiaire de courriers ciblés les invitant à rejoindre le mouvement conservateur.
Sous l’effet de la concurrence représentée par ces nouveaux think tanks conservateurs et les difficultés rencontrées par leurs traditionnels donateurs, certaines organisations, plus anciennes, se voient contraintes de revoir leurs stratégies et d’imiter celles de leurs concurrents. T. Medvetz (2012 : 107) donne, ainsi, l’exemple de la Brookings Institution. Considérée comme l’institution technocratique par excellence et concentrée sur la production d’études longues et de livres, l’organisation est réorganisée au début des années 1980. Des mesures sont prises pour augmenter sa visibilité auprès des hommes politiques, des journalistes et du grand public. Un service de communication, des déjeuners hebdomadaires avec la presse et des publications courtes25 visant à disséminer les travaux de ses chercheurs sont ainsi créés (ibid. : 110). Auparavant mal vue, la publication d’articles dans les journaux est désormais encouragée (ibid. : 107). En 1996, l’organisation lance sa propre série de policy briefs (Rich 2004 : 67).
Si nous utilisons l’exemple de la Brookings Institution ici, des changements similaires concernant des publications courtes et des stratégies marketing agressives ont pu être observés chez d’autres organisations telles que l’Urban Institute (ibid. : 68). Les think tanks deviennent réactifs à l’actualité ; la recherche proposée n’est plus seulement à long terme mais à court et moyen terme (sous la forme de commentaires et chroniques d’opinion dans les médias pour l’un et de policy briefs pour l’autre). Les stratégies des think tanks conservateurs en matière de collecte de fonds deviennent également un standard à suivre pour les organisations plus anciennes. En dépit de la baisse des financements proposés par les fondations philanthropiques, Brookings conserve sa stabilité financière grâce aux contributions de donateurs individuels et de grandes entreprises26.
Ainsi, sous l’impulsion du mouvement conservateur, de nouvelles organisations, imitant le positionnement, la structure et certaines activités des organisations de recherche existantes, ont émergé pour lui servir de support. À l’inverse, sous l’effet de la concurrence des organisations conservatrices, les institutions plus anciennes, ou « proto-think tanks », se sont vues contraintes de réorienter leurs pratiques et leurs stratégies. Toutes convergent désormais vers des pratiques communes, à savoir des opérations de communication plus élaborées (Weimer & Vining 1992 : 8), de nouveaux modes de collecte de fonds, et des genres de discours similaires. T. Medvetz (2012 : 92) y voit, plus généralement, un point de rencontre entre deux types d’experts, les technocrates des générations précédentes qui ont été institutionalisés dans les années 1960 et les activistes cherchant un support intellectuel à leurs arguments politiques.
Ce phénomène de confluence constitue, dès lors, la genèse du milieu des think tanks ; le terme prend désormais un sens générique pour désigner d’abord les organisations créées dans les années 1970 puis les plus anciennes27. On le voit d’abord dans le discours populaire des années 1970, puis universitaire avec la publication des premières recherches sur le sujet à la fin des années 198028 (Medvetz 2012 : 112). La cristallisation du milieu se manifeste plus concrètement dans l’espace avec l’émergence à Washington DC de différents quartiers où se concentrent les think tanks en fonction des acteurs qu’ils ciblent ; Massachusetts Avenue devient ainsi « Think Tank Row ». On note également la formation des premiers réseaux et liens officiels entre think tanks, tels que le State Policy Network, lancé par Heritage en 1992, et qui rassemble diverses organisations de recherche conservatrices aux États-Unis, ou le AEI-Brookings Joint Center for Regulatory Studies où collaborent des chercheurs des deux instituts (ibid. : 117). Enfin, ces dernières années, un corps de connaissances sur le milieu s’est développé pour diffuser pratiques et standards professionnels, et a pris la forme de manuels29 ou de cabinets dédiés à la formation professionnelle de ses membres. Ce dernier point nous paraît particulièrement important puisque le critère de formation est l’un des critères retenus, par exemple, par M. Petit (2010) dans la définition d’un milieu spécialisé30. Plus généralement, ces différents éléments ont contribué à faire des think tanks un milieu social à part entière, distinct d’organisations similaires (Medvetz 2012 : 123).
3.3. Coalescence et pérennisation d’un milieu spécialisé hétérogène
Les mutations de la scène politique et financière pour les instituts de recherche américains ont favorisé la coalescence d’un ensemble d’organisations, désormais constitutives d’un milieu organisé autour d’une finalité, de connaissances et pratiques professionnelles et d’un certain nombre de genres de discours communs. Si nous considérons que ces éléments contribuent à envisager les think tanks comme un milieu spécialisé, nous ne sous-estimons pas pour autant sa dimension fondamentalement hétérogène, particulièrement marquée ces trente dernières années.
Les difficultés financières rencontrées par les traditionnels donateurs des think tanks, accélérées par la crise financière de 2008, ont poussé ces derniers à se tourner vers de nouveaux bienfaiteurs tels que le secteur financier, de riches individus ou des gouvernements étrangers, particulièrement soucieux de l’impact politique généré par les fonds alloués (Drezner 2017 : 136). Face à la multiplication d’autres organisations et pour attirer ces financements, les think tanks se voient contraints d’accroître leur visibilité en favorisant, par exemple, des projets de recherche à court, plutôt qu’à long terme, et d’adopter, pour certains, une tonalité plus partisane et agressive. Cela se manifeste par des stratégies différenciées qui mènent, dans certains cas, à une forme organisationnelle hybride, contribuant à la porosité des frontières d’un milieu qui ne répond à aucune définition légale : si certains défendent plus ouvertement une ligne idéologique en se dotant d’un bras lobbyiste, tels que le Center for American Progress (CAP, 2003), d’autres créent leurs propres sites d’information comme le Daily Signal de la Heritage Foundation. D’autres, encore, se spécialisent dans certains sujets ; c’est le cas du World Resources Institute (1982) ou du Peterson Institute for International Economics (1981). On note également la multiplication des think tanks travaillant à l’échelle d’un état ou à l’échelle locale (McGann 2016 : 48). En parallèle, le développement des nouvelles technologies d’information les conduit à se tourner davantage vers le grand public, à élaborer de nouveaux produits ou genres de discours, toujours plus courts et réactifs à l’actualité, comme les blogs, et à s’aventurer sur les réseaux sociaux. Ainsi, « l’industrie des think tanks s’est diversifiée en tentant de s’adapter aux changements, sur le plan de ses fonctions, comme de ses sources de financements »31 (McGann 2016 : 30).
Bien que nous ayons initialement présenté une telle hétérogénéité comme un défi pour parvenir à définir un milieu spécialisé, elle nous apparaît, au prisme de l’histoire politique et culturelle américaine récente, paradoxalement moins problématique, que constitutive du milieu et de sa « valeur civilisationnelle ». Les notions d’hybridité tout comme celle d’hétérogénéité chez les think tanks aux États-Unis sont, en effet, quasi-définitoires. Ainsi, l’identification des différentes circonstances et motivations individuelles qui ont présidé à leur émergence et à leurs évolutions récentes nous permet de rendre compte de l’extrême diversité du milieu. C’est, d’ailleurs, ce qui a conduit certains auteurs (Weaver 1989 ; Abelson 2006 ; McGann 2016) à distinguer différents types d’organisations. À côté des instituts de recherche technocrates fondés au début du XXe siècle qui tendent, encore aujourd’hui, à privilégier une forme de recherche approfondie et objective tels que la Brookings, on trouve des organisations, sous-contrat avec le gouvernement, engagées dans des activités plus analytiques, et, enfin, des « advocacy tanks » plus récents et agressifs politiquement. Si nous ne pouvons nier l’existence de ces diverses formes organisationnelles profondément marquées par leurs conditions d’émergence, nous avons néanmoins mis en évidence des courants plus profonds, tels que l’évolution du rôle de l’expertise dans le débat politique ou la mutation du paysage idéologique, intellectuel et financier. Ils ont fait d’organisations de recherche hétéroclites un milieu social orienté vers une même finalité, à savoir l’influence des processus de décision politiques, et des pratiques et discours communs. La dimension hétérogène des think tanks nous semble, ainsi, constituer un élément incontournable dans la définition et la caractérisation du milieu et de sa spécificité.
Conclusion
Cette étude visait à souligner l’intérêt d’une étude en diachronie courte pour mieux caractériser le milieu des think tanks américains, en appréhender l’espace, en comprendre le caractère hétérogène et en apprécier la dimension spécialisée. Après avoir présenté les différentes approches méthodologiques possibles pour retracer son histoire, nous avons adopté une perspective qui tient compte de l’environnement social, historique et culturel, en prenant appui sur les circonstances et individus qui ont, dans un premier temps, contribué à l’émergence d’une constellation d’organisations répondant à des objectifs spécifiques, avant de favoriser sa cristallisation en une entité sociale distincte à partir des années 1970. Nous avons, ainsi, tenté de dégager les grandes tendances dans la création du milieu des think tanks, tout en montrant le rôle des motivations individuelles et épisodes particuliers dans la formation d’un milieu hétérogène. Deux facteurs de cristallisation ont notamment été identifiés, à savoir l’évolution des sources de financement pour les organisations de recherche et la concurrence qui en a résulté, ajoutée à une modification plus large du paysage idéologique et politique américain paradoxalement. Ces facteurs ont contribué à la nature profondément hétérogène des think tanks. Replacée ainsi dans son contexte historique, social et culturel, cette hétérogénéité, en réalité quasi-définitoire, nous paraît incontournable dans la caractérisation de ce milieu que nous pouvons désormais envisager comme spécialisé. La connotation écologique du terme « milieu » semble, dès lors, prendre tout son sens dans le cas des think tanks, particulièrement façonnés par l’histoire contemporaine américaine.
Si une approche en diachronie nous permet de mettre en évidence les conditions de coalescence d’un milieu spécialisé, elle peut également apporter un éclairage terminologique sur l’évolution d’un terme, devenu dénomination générique. Plus généralement, à travers la perspective contextuelle adoptée, nous avons proposé une démarche qui pourrait ainsi servir à définir d’autres milieux spécialisés, que les chercheurs en anglais de spécialité s’efforcent de caractériser, et qui peuvent s’avérer moins évidents à cerner que des milieux disciplinaires, par exemple. Il va de soi que, pour les anglicistes de spécialité, l’analyse que nous avons exposée ici, dans le cadre restreint de cet article, ne représente qu’une facette du travail de caractérisation d’un milieu spécialisé et qu’elle doit être enrichie d’une perspective linguistique et discursive, elle aussi diachronique et à caractère pluridisciplinaire.