À partir d’exemples très précis, Tanja Walenski analyse les relations qu’entretiennent la RDA et l’Union Soviétique de 1961 à 1989 dans ce qu’elle appelle le système littéraire de RDA, c’est à dire tous les domaines liés à l’œuvre littéraire : production, distribution, communication, diffusion, réception, assimilation et adaptation.
Elle se place donc sur un plan à la fois littéraire et métalittéraire, consacrant son étude aux liens entre l’œuvre littéraire et les institutions et instances politiques chargées de la politique culturelle.
D’une manière très générale, de 1961 à 1989, concernant les relations culturelles entre les deux pays, on peut affirmer que la RDA a refusé toute déstalinisation dans le domaine littéraire : enfermée dans la prison du discours politique, elle a élevé certaines œuvres au rang de canons littéraires, censurant par là-même tout un pan de la création littéraire.
On peut néanmoins distinguer trois phases :
1. 1961-1965 : la RDA s’isole elle-même de l’Ouest comme de l’Est
Alors qu’à partir de 1956, avec l’arrivée de Khrouchtchev au pouvoir, l’Union Soviétique entreprend toute une politique de déstalinisation, la RDA impose à ses intellectuels les principes de Bitterfeld et se coupe du reste du monde. Elle s’isole dans un provincialisme et refuse toute ingérence extérieure dans son système littéraire. Ainsi, Fradkin, spécialiste soviétique de littérature, lors d’une visite en RDA en 1961, est-il taxé de révisionnisme lorsqu’il plaide pour un pluralisme de l’opinion.
Tanja Walenski cite d’autres exemples comme celui de Leschnitzer, rentré en RDA en 1959, qui plaidera en vain pour la publication du poème Stalins Erben de Evtouchenko, poète très important en Union Soviétique même s’il tomba en disgrâce en 1963 à la suite de déclarations faites en RFA. Tanja Walenski évoque le cas Evtouchenko justement, persona non grata en RDA à cause de son cosmopolitisme et son appel à un libéralisme de la vie culturelle. Evtouchenko ne pourra venir officiellement en RDA qu’à deux reprises, en 1983 et en 1987.
Durant ces années la RDA s’isole elle-même du reste du monde comme le montrent ses prises de position passéistes lors de différentes conférences internationales :
- celle de la Comes (Communitá Europeza Degli Scrittori) à Leningrad en 1963 (où la RDA s’oppose aux tenants du Nouveau Roman) ;
- celle de Liblice, en 1963, où elle rejette l’œuvre de Kafka, la taxant de décadente et la cataloguant comme contraire aux canons littéraires, même si Kafka a toujours été, dans l’ensemble du bloc de l’Est, un cas épineux ;
- celle, enfin, de Berlin-Est en 1964, où, à nouveau, son manque d’ouverture sur le monde et son étroitesse d’esprit lui sont reprochés.
Même si le monde culturel de RDA cherche durant ces années à conquérir son autonomie face à la toute-puissance du pouvoir, la scène littéraire reste sous la domination du système politique : Honecker est chef lecteur de RDA. Par peur de déstabiliser le pays, la RDA s’enferme dans une politique plus conservatrice que celle de l’Union Soviétique.
2. De 1965 à 1985 : convergence
L’arrivée de Brejnev au pouvoir en octobre 1964 marque une nouvelle étape dans les relations culturelles entre la RDA et l’Union Soviétique : les systèmes littéraires des deux pays convergent.
Le cas Soljenitsyne illustre bien l’évolution de ces relations. En effet, alors que, en 1962, le roman Une journée d’Ivan Denissovitch est édité en Union Soviétique à près d’un million d’exemplaires, la RDA sera le seul pays de l’Est à en interdire la publication : le thème central du roman, les camps, est un sujet tabou en Allemagne de l’Est. Sur la même problématique, le roman de référence restera Nackt unter den Wölfen, de Bruno Apitz, où la lutte contre le fascisme est élevée au rang de mythe, faisant par là obstacle à toute approche littéraire différente. Six ans plus tard, en 1970, lorsqu’il reçoit le prix Nobel de littérature, Soljenitsyne est rejeté par les autorités soviétiques.
L’Union Soviétique et la RDA visent à fonctionnaliser le système littéraire. Soljenitsyne apparaît comme emblématique de tous ces écrivains du bloc de l’Est, que Tanja Walenski, reprenant le terme de Bourdieu, appelle les « dominants dominés », qui tentent de concilier autonomie intellectuelle et engagement politique.
Certes l’œuvre de Soljenitsyne est mise à l’index dans les deux pays, le dogmatisme de l’Union Soviétique se révèle pourtant plus souple qu’en RDA. En outre les intellectuels créent en URSS des mouvements de solidarité en faveur de l’écrivain, alors qu’on ne constate rien de tel en RDA, ce qui s’explique par la désinformation des autorités est-allemandes face à l’écrivain et par le fait qu’il y soit méconnu. À quelques exceptions près cependant…
Harry Thürk l’instrumentalise dans son roman à clé Der Gaukler. Cette œuvre sera qualifiée de triviale par la critique d’Allemagne de l’Ouest. L’auteur y réutilise le schématisme propre aux années soixante, opposant les bons communistes aux méchants dissidents à la solde du capitalisme décadent.
Kunze, en revanche, soutient Soljenitsyne : dans son poème Deutschland Deutschland, qui fait partie de son recueil Sensible Wege, Kunze salue le courage et la détermination de l’auteur soviétique. Kunze sera lui-même expulsé de RDA en 1977.
Cette opposition entre Harry Thürk et Reiner Kunze montre bien à nouveau comment le système de la RDA – et, certes celui de l’Union Soviétique quoique dans une moindre mesure – érige des œuvres au rang de canon littéraire, en en écartant d’autres qui ne répondent pas aux critères définis par le régime : la littérature reste assujettie à l’idéologie et la publication d’une œuvre ne dépend donc pas de critères littéraires mais politiques. Lorsqu’il est expulsé d’Union Soviétique en 1974, Soljenitsyne devient en RDA l’image même de l’ennemi du peuple et du traître : lors de la Foire du Livre de Leipzig en 1988, treize livres y sont toujours interdits dont Die wunderbaren Jahre de R. Kunze, paru en 1976, et les romans de Soljenitsyne...
3. 1985-1989 : sclérose
Une troisième phase dans les relations culturelles RDA-URSS se dessine au moment où Gorbatchev arrive au pouvoir et introduit sa politique de perestroïka et de glasnost.
Alors que le système littéraire de RDA reste figé, accroché au stalinisme et au culte de la personnalité, les valeurs de référence évoluent en Union Soviétique, le canon littéraire est révisé.
Ceci a une conséquence insolite puisque le système littéraire soviétique dans son ensemble va durant ces quatre dernières années prendre ses distances par rapport à la RDA et se rapprocher … de la RFA !
Néanmoins une vision monolithique qui opposerait une RDA sclérosée à une Union Soviétique dynamique serait simpliste. Il y eut durant ces années des cercles en Union Soviétique opposés à la politique de libéralisation : l’association soviétique des écrivains s’est ainsi prononcée contre les réformes. Parallèlement il y eut en RDA des tentatives pour émanciper le monde culturel de la tutelle du pouvoir politique : Tanja Walenski évoque le cas de la publication du roman de Granin Ur.
L’analyse de Tanja Walenski montre combien la politique culturelle de RDA a isolé le monde littéraire de la scène internationale, à l’Ouest comme à l’Est.
Ces relations culturelles doivent être envisagées comme un jeu entre trois pôles : Bonn – Moscou – Berlin-Est. Lors de la phase Khrouchtchev, des échanges culturels existent entre les trois pays, malgré l’enfermement de la RDA. Ceux-ci se réduisent à une configuration bipartite sous l’ère Brejnev, entre Berlin-Est et Moscou.
La nouvelle politique introduite par Gorbatchev transforme l’alliance classique entre pays frères et voit un rapprochement culturel entre Bonn et Moscou qui fera voler en éclats la politique passéiste de Berlin Est.
Tanja Walenski explique cette sclérose de la politique culturelle de la RDA par sa quête permanente de légitimité. Alors que l’Union Soviétique a trouvé celle-ci en quelque sorte à l’intérieur de ses frontières autour de la Révolution d’Octobre et de sa victoire sur le nazisme en 1945, la RDA s’est définie par rapport au fascisme de l’Allemagne nazie puis en opposition par rapport à la RFA. Tanja Walenski montre donc à partir d’exemples précis l’évolution des relations du système littéraire dans son ensemble entre l’Union Soviétique et l’Allemagne de l’Est, relations complexes puisque sont imbriqués pouvoir politique, mouvements contestataires, influence d’une part du monde libre par le biais de la RFA, d’autre part des autres pays du bloc de l’Est, tout particulièrement celle de l’Union Soviétique.
Pour les germanistes français, peut-être trop focalisés sur la seule perspective RFA/RDA, cet élargissement de la problématique se révèle particulièrement intéressant.