1. Contrainte de l’imitation
Les notions de code et de contrainte, dont le sens semble acquis pour ce qui concerne la poésie contemporaine, n’ont pas toujours eu de signification dans la littérature du passé, et notamment aux xvie et xviie siècles. Si l’on considère que la contrainte est une forme que le poète choisit ou non comme cadre à son écriture, alors il est difficile d’envisager que cette notion puisse être appliquée à la littérature de cette période, pour la bonne raison que la forme est son fondement. Il n’existe pas de « vers libre » au sens où on l’entend aujourd’hui.
Durant la première modernité, toute écriture poétique obéit à des codes assez précis pour la forme et le fond, mais qui ne sont pas nécessairement perçus comme des contraintes. C’est ce qui rend l’emploi du mot « contrainte » difficile à appliquer aux xvie et xviie siècles, où toute écriture poétique est soumise à la nécessité de l’imitation. L’imitation est le fondement de l’écriture depuis l’humanisme renaissant, et cette imitation imite elle-même un procédé classique. Pourtant, l’imitation de modèles est déjà remise en question à la période classique même, par exemple, par Horace. Sans rejeter l’imitation en tant que telle, il rappelle dans L’Art poétique qu’elle ne doit être ni banale ni servile :
Vous ferez d’une matière prise au domaine public votre propriété privée si vous ne vous attardez pas à faire le tour de la piste banale et ouverte à tous, si vous ne vous appliquez pas à rendre, traducteur trop fidèle, le mot par le mot, si vous ne vous jetez pas, en imitant, dans un cadre étroit d’où la timidité ou bien l’économie de l’œuvre vous interdiront de sortir (Horace 1989 : 209, v. 131-135).
Au xvie siècle, Érasme, notamment dans la querelle qui l’oppose aux cicéroniens tels que Scaliger (Mesnard 1968), dénonce l’imitation servile de modèles, en particulier celui de Cicéron, qui selon lui ne permet pas l’originalité ou la modernité (Jeanneret 1995). Cette question est également posée plus tard par Montaigne dans les Essais, ouvrage de l’imitation et de l’emprunt s’il en est, ainsi que le dit l’auteur lui-même. En effet, la culture humaniste est entièrement fondée sur l’imitation et sur l’emprunt. Aujourd’hui, on parlerait peut-être de plagiat – cette question commençait déjà à être évoquée alors – mais à l’époque, les enjeux majeurs en sont la reconnaissance d’allusions ou de topoï par le lecteur, et la nécessité d’en passer par des modèles classiques archétypaux. Comme le disait Scaliger :
[…] l’imitation n’est pas indispensable : les premiers n’ont eu personne à suivre ; mais aujourd’hui, la plus grande partie d’entre nous doivent y recourir, puisque par le malheur des temps nous sommes étrangers dans la langue de nos pères (Scaliger 1994 : 11).
Imiter, c’est donc imiter une perfection afin de se l’approprier, sans se poser la question de l’originalité, pour Scaliger tout du moins.
Dans ces conditions, il est difficile de parler de « contrainte », puisque ce mot sous-entend (dans son étymologie latine, « stringere ») une violence qui ne me semble pas être présente chez les auteurs de la première modernité. Il n’y a pas de contrainte à proprement parler, mais nécessairement l’utilisation de codes dont on ne saurait se passer.
Tentons alors de définir ce qu’est la forme pour les poètes de la première modernité, en prenant pour exemple le sonnet, genre idéal pour se poser la question du code (ou de la contrainte) et de ses limites pour cette période, puisqu’il obéit à des règles strictes du point de vue de la forme, mais aussi du fond. Dans les rares écrits de l’époque consacrés au sonnet – il n’y a pas à proprement parler de traités du sonnet en Angleterre, mais la question est abordée de manière connexe dans quelques écrits théoriques – il n’est jamais fait référence à la notion de contrainte. Par exemple, Thomas Campion qui, dans ses Observations on the art of English Poesie (1602), condamne la rime en anglais comme étant une technique inadaptée à la langue, tente de montrer qu’il s’agit là d’une contrainte – sans employer ce terme néanmoins – artificielle, qui force les poètes à s’éloigner de leur sujet en les obligeant à rimer en fin de vers : « But there is yet another fault in rhyme altogether intolerable, which is that it enforceth a man oftentimes to abjure his matter, and extend a short conceit beyond all bounds of art » (Campion 2004 : 284). Mais ce que Campion s’efforce de démontrer par la suite, c’est que la poésie anglaise est « naturellement » – la notion revient souvent dans son traité – fondée sur une métrique quantitative, c’est-à-dire sur les mètres classiques de la poésie grecque et latine. Il ne fait donc que remplacer une contrainte par une autre, mais qui pour lui est de l’ordre de la « perfection » : « What honour were it then for our English language to be the first that after so many years of barbarism could second the perfection of the industrious Greeks and Romans? » (Campion 2004 : 284-5).
Il faut dire que l’ouvrage de Campion est à l’origine d’une controverse, puisque l’année suivante, Samuel Daniel lui répond, dans sa Defense of Rhyme (1603) qui tend à démontrer qu’au contraire, la poésie anglaise se fonde sur la rime et n’est pas une poésie quantitative. John Milton reviendra d’ailleurs sur cette question dans sa courte note intitulée « The Verse », précédant Paradise Lost, dans laquelle il réitère les arguments de Campion – sans toutefois défendre l’idée d’une poésie quantitative – selon lesquels la rime, en particulier dans les poèmes narratifs, est une invention des barbares, alors que la poésie non rimée est un retour à la perfection classique :
The measure is English heroic verse without rhyme, as that of Homer in Greek and of Virgil in Latin; rhyme being no necessary adjunct or true ornament of poem or good verse, in longer works especially, but the invention of a barbarous age, to set off wretched matter and lame meter […] (Milton 1993 : 6).
Pour en revenir à la question de la contrainte, même si la culture de l’emprunt domine à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle, elle est dans le même temps plus ou moins remise en question dans la mesure où les formes de la première modernité se fondent sur un renouvellement des codes humanistes et que ce répertoire classique et humaniste fait l’objet de détournements.
2. Le sonnet, lieu de l’imitation
Le sonnet, c’est le lieu de l’imitation par excellence, puisque son écriture se fonde sur l’imitation d’un modèle pétrarquien qui connaît quelques évolutions depuis les premières traductions anglaises de la première moitié du xvie siècle. Le sonnet est donc un art de l’imitation par excellence : on imite – notamment, au début du xvie siècle, en en donnant parfois une traduction littérale de vers entiers, comme le font le comte de Surrey et sir Thomas Wyatt – les sonnets de Pétrarque, ou bien on imite des sonnets italiens ou français, eux-mêmes imités de Pétrarque. Les sonnets mêmes d’un recueil semblent aussi s’imiter les uns les autres, puisque le fondement du sonnet pétrarquiste, c’est l’inaboutissement toujours renouvelé du sentiment amoureux. Le sonnet pétrarquiste tourne en rond : c’est, pour ainsi dire, un cul-de-sac amoureux exprimé dans une forme très courte. C’est donc à la fois une imitation de la forme, avec quelques variantes anglaises, et du fond.
Si l’on se pose la question de savoir en quoi la contrainte poétique, aux xvie et xviie siècles, peut constituer une limite, ou au contraire un cadre, à l’expression, l’on est forcé d’introduire quelques notions spécifiques à la première modernité. L’expression, durant cette période, c’est à la fois la possibilité d’exprimer sa propre vision de la mimesis dans le cadre de l’imitation d’un modèle, mais c’est aussi l’expression de ce que l’on nomme à l’époque des affections ou des passions. Là encore, on se fonde sur une notion classique, celle d’energeia (l’expression dans la rhétorique classique) notion qui vient d’Aristote mais dont le sens a beaucoup évolué. Pour les théoriciens humanistes comme Scaliger, cette expression doit être équilibrée : il ne doit y avoir ni excès ni manque d’expression. On trouve d’ailleurs dans l’Apologie de Sidney le premier usage en anglais de l’energeia. Mais c’est peut-être Puttenham dans The Art of English Poesy (1589) qui explique le mieux ce qu’est l’expression à cette période. S’appuyant sur Quintilien, il distingue l’enargeia (la capacité à créer des impressions auditives) et l’energeia (qui provoque chez le lecteur une impression visuelle) :
This ornament then is of two sorts: one to satisfy and delight the ear only, by a goodly outward show set upon the matter with words and speeches smoothly and tuneably running; another by certain intendments or sense of such words and speeches inwardly working a stir to the mind. That first quality the Greeks called enargeia, of this word, argos, because it giveth a glorious lustre and light; this latter they called energeia, of ergon, because it wrought with a strong and virtuous operation. And figure breedeth them both; some serving to give gloss only to a language, some to give it efficacy by sense, and so, by that means, some of them serve the ear only, some serve the conceit only and not the ear […] (Puttenham 2004 : 135).
Donc, pour les humanistes, l’expression en poésie est plus affaire de rhétorique. Or le sonnet imité de Pétrarque va plus loin que cette simple rhétorique, puisque c’est le lieu par excellence de l’affectus, le lieu de la plainte, du soupir et des larmes. On peut dire que c’est là, dans ce genre quelque peu négligé par les théoriciens de la poésie à l’époque, que naît une nouvelle forme de subjectivité2, fondée sur la souffrance de l’amour non partagé : « All mirth farewell, let me in sorrow live », écrit Sidney au sonnet 100 ; « Go wailing verse, the infants of my love », gémit Samuel Daniel au sonnet 2 de Delia (1592) ; ou encore Drayton dans le recueil Idea (1619) : « In grievous passions my woes still bemoaning » (sonnet 40). Le sonnet est donc l’expression d’une plainte ; les mots ne sont parfois que des gémissements, comme chez Daniel, pour qui « wail » et « write » semblent être équivalents. La plainte est à la fois le fondement du sonnet pétrarquiste et sa limite, puisque la passion est si grande et si vaine qu’elle rend l’acte d’écriture lui-même vain, et parfois paradoxalement impossible.
Comment donc, au sein de ce genre codé aussi bien dans la forme, par la rime et le rythme, et dans le fond, dont le thème principal est celui d’un amour impossible, les poètes trouvent-ils le moyen d’exprimer, soit une certaine originalité en tant qu’auteurs, soit une expérience personnelle ? Mais ce n’est peut-être pas la question que se posaient les auteurs de l’époque. Montaigne, dans ses Essais, a conscience de se situer dans une culture de l’emprunt et de l’imitation. Néanmoins, il note aussi l’importance de la liberté et de l’infidélité à l’égard de ces codes. D’où la nécessité d’assimiler ce modèle qu’est le répertoire classique et de le faire sien afin de trouver sa propre subjectivité :
Comme quelqu’un pourroit dire de moy que j’ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres, n’y ayant fourny du mien que le filet à les lier. Certes j’ay donné à l’opinion publique que ces parements empruntez m’accompaignent. Mais je n’entends pas qu’ils me couvrent et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature (Montaigne 1962 : 1033).
Là encore, sous le ton passionné de Montaigne voulant démontrer que ses écrits lui appartiennent en propre, on reconnaît la nécessité de prendre sa liberté, de s’affranchir d’une esthétique de l’emprunt en affirmant que la contrainte des « pastissages de lieux communs » comme il les appelle, permet la conscience et l’affirmation de soi (Montaigne 1962 : 1033).
3. « Look in thy heart, and write »
Pour ce qui concerne la poésie, la question se pose parfois dans les mêmes termes et j’ai choisi pour m’intéresser à cette tension entre imitation et invention de relire certains sonnets de Philip Sidney extraits de Astrophil and Stella, c’est-à-dire le premier recueil de sonnets anglais, écrits vraisemblablement dans les années 1580 et publiés pour la première fois en 1592 après la mort de l’auteur en 1586.
Loving in truth, and fain in verse my love to show,
That she, dear She, might take some pleasure of my pain,
Pleasure might cause her read, reading might make her know,
Knowledge might pity win, and pity grace obtain,
I sought fit words to paint the blackest face of woe;
Studying inventions fine, her wits to entertain,
Oft turning others’ leaves, to see if thence would flow
Some fresh and fruitful showers upon my sun-burnt brain.
But words came halting forth, wanting invention’s stay;
Invention, Natures child, fled step-dame studies’ blows;
And others feet still seemed but strangers in my way.
Thus, great with child to speak, and helpless in my throes,
Biting my truant pen, beating myself for spite,
Fool, said my Muse to me, look in thy heart, and write.
(Astrophil and Stella, sonnet 1).
Dès le premier sonnet du recueil, Sidney pose la question de l’invention dans un contexte d’imitation. Comment exprimer la vérité du malheur né de cet amour (« the blackest face of woe ») tout en imitant les poètes qui ont précédé (« Oft turning others’ leaves ») ? L’accouchement du poème – Sidney utilise cette métaphore à plusieurs reprises dans le recueil et notamment dans ce premier sonnet – se trouve empêché par une poésie qui serait étrangère à ce corps poétique (« And others’ feet still seemed but strangers in my way. / Thus, great with child to speak […] »). Il faut donc se tourner vers soi, ne pas imiter les autres et créer une nouvelle forme de subjectivité, comme l’indique le célèbre dernier vers de ce premier poème : « Fool, said my Muse to me, looke in thy heart, and write ».
Il n’y a donc pas contradiction à vouloir trouver un moyen de traduire l’expérience de cet amour malheureux dans le cadre d’un genre poétique hautement codé, même si Sidney prend quelques libertés avec la forme en inaugurant le recueil avec un sonnet en alexandrins, expérience qu’il renouvelle dans certains autres poèmes. Mais en même temps, tout au long du recueil, la persona se pose la question de l’expression poétique et de la possibilité d’écrire. Il s’agit encore là d’un autre code bien connu : j’écris que je ne peux pas écrire. Sidney s’impose également une autre contrainte, celle de l’inscription du nom de Stella dans la plupart des sonnets. Ces sonnets sont donc des poèmes de l’inscription, où l’acte d’écrire devient aussi important que le contenu. Écrire le nom de Stella, c’est déjà écrire, et peut-être qu’écrire le nom de Stella, c’est effectivement l’expression d’une expérience amoureuse. À moins que cette inscription ne soit que l’expression symbolique de l’acte d’écrire, de l’acte poétique, du faire, puisque être poète, comme le rappelle Sidney dans son Apologie de la poésie, c’est faire (poiein). Le poète, c’est celui qui fait, qui produit quelque chose : « It [poet] cometh of this word, poiein, which is ‘to make’, wherein, I know not whether by luck or wisdom, we Englishmen have met with the Greeks in calling him a ‘maker’ » (Sidney 2004 : 8). C’est donc là que se situe son art en tant que poète.
Dans le premier sonnet, Astrophil fait l’école buissonnière de l’écriture (« Biting my truant pen ») afin de pouvoir produire quelque chose. Lorsque sa muse lui adjure de regarder en son cœur afin de pouvoir écrire, elle lui demande de ne pas tourner les pages des autres afin de les imiter, c’est-à-dire de ne pas suivre les préceptes appris à l’école – à comprendre ici comme l’école humaniste – mais de se fonder sur sa propre expérience.
L’identité de cette Muse n’est pas précisée dans le poème mais elle réapparaît au cours du recueil. Elle se confond souvent avec Stella elle-même, véritable inspiratrice d’Astrophil (« no Muse but one I know », sonnet 3). D’autres figures de l’inspiration se révèlent dans le recueil, comme « Love », qui est, plus qu’une simple personnification de l’amour, plutôt le dieu d’amour, Cupidon.
On peut dire, à partir de ce premier sonnet même, que la tension créatrice dans le recueil se situe entre cette inspiration qu’est Stella et qui pourrait représenter l’expérience amoureuse et non uniquement une femme en particulier, et l’imitation fidèle de modèles ayant précédé et qui figureraient une contrainte. Néanmoins, Stella elle-même représente une forme de contrainte dans la mesure où son nom ou tout au moins sa personne doivent nécessairement s’inscrire dans le poème, comme une sorte de preuve visuelle de l’expérience, un nom sur une page, un caractère même sur le papier.
Il y a, tout au long du recueil, rejet de modèles anciens, même si ce rejet est tout relatif, étant donné le mode imitatif imposé par le sonnet. Mais il faut garder à l’esprit que le sonnet n’est pas un modèle classique ou humaniste, et qu’il est plutôt l’imitation d’une forme alors moderne ou plutôt modernisée3, notamment en France. La contrainte rejetée par Astrophil, c’est donc celle de l’école, celle de l’imitation enseignée dans les universités. Par exemple, au sonnet 3, Sidney rejette les modèles anciens :
Let dainty wits cry on the sisters nine,
That, bravely masked, their fancies may be told;
Or Pindar's apes flaunt they in phrases fine,
Enam'ling with pied flowers their thoughts of gold;
Or else let them in statelier glory shine,
Ennobling new-found tropes with problems old;
Or with strange similes enrich each line,
Of herbs or beasts with Ind or Afric hold.
For me, in sooth, no Muse but one I know;
Phrases and problems from my reach do grow,
And strange things cost too dear for my poor sprites.
How then? even thus,–in Stella's face I read
What love and beauty be, then all my deed
But copying is, what in her Nature writes.
(Astrophil and Stella, sonnet 3).
Les modèles qu’il rejette sont donc ceux qui en appellent aux Muses, ceux qui imitent les odes de Pindare, comme par exemple les poètes français de la Pléiade, ceux qui ont un style élaboré (« new-found tropes »), ou ceux qui ont un style métaphorique précieux (on imagine que Sidney pense ici aux imitateurs de John Lyly). Sidney se propose donc de transformer l’imitation en « copie », c’est-à-dire qu’au lieu d’imiter les Anciens, Astrophil préfère copier la nature. Cette imitation de Stella est la nouvelle mimesis qui se dessine tout au long des sonnets, comme au sonnet 6, où il y a encore rejet de l’imitation servile pour aboutir au dernier vers, à ces simples mots : « that I do Stella love ». Astrophil, lui, a trouvé une nouvelle subjectivité. Il « ressent » son amour – il emploie le verbe « feel » – autant que ces poètes imitateurs, mais il prône une simplicité de la mimesis, sans ornement, presque sans intermédiaire (« pure simplicity », dit-il au sonnet 28). Les mêmes enjeux sont exprimés au sonnet 15.
4. Stella, nouvelle mimesis
En effet, tout au long du recueil, Astrophil ne cesse de répéter le nom de Stella, qui apparaît presque dans chaque sonnet, comme si ce seul nom suffisait : « Stella : now she is named, need more be said ? » (sonnet 16). Le mode d’écriture semble presque automatique, sans intermédiaire, mis à part celui de la Nature, qui a créé Stella. Par exemple, au sonnet 7, le poète écrit au premier vers : « When nature made her chief work, Stella’s eyes […] ». Stella est donc déjà un objet d’art, qu’Astrophil représente en un objet d’art secondaire. Ceci est d’ailleurs caractéristique des sonnettistes maniéristes du xvie siècle, dont Gisèle Mathieu-Castellani a montré qu’ils représentaient des représentations, qu’ils pratiquaient une mimesis de mimesis, une représentation secondaire :
C'est que l'artiste maniériste ne croit point, et n'entend point faire croire, à la « réalité objective » de ces fantasques tableaux qui hantent son imagination, et la qualité de la mimesis est bien différente : le texte maniériste affiche son statut d'œuvre seconde, de variation linguistique à partir d'un modèle pictural, réel, ou virtuel. Plus d'illusion référentielle comme chez les baroques : toute description est copie d'une description (Mathieu-Castellani 1991 : 30).
Stella est le lieu de la mimesis, or elle est absente pour le poète, puisqu’elle se refuse à lui. Le poète tente donc de donner corps à l’absente / l’absence en évoquant les actes d’écriture, ce qui montre que toute mimesis est secondaire : c’est un simulacre, c’est une mimesis de la mimesis.
Dans les sonnets de Sidney, l’encre est le lieu privilégié de la mimesis, qui imite le nom de l’objet aimé : « My very ink turns straight to Stella’s name » (sonnet 19). De même, au sonnet 50, le premier mot est « Stella » et les derniers mots « Stella’s name » :
Stella, the fullness of my thoughts of thee
Cannot be stayed within my panting breast,
But they do swell and struggle forth of me,
Till that in words thy figure be expressed.
And yet as soon as they so formed be,
According to my Lord Love's own behest:
With sad eyes I their weak proportion see,
To portrait that which in this world is best.
So that I cannot choose but write my mind,
And cannot choose but put out what I write,
While these poor babes their death in birth do find:
And now my pen these lines had dashed quite,
But that they stopped his fury from the same,
Because their forefront bare sweet Stella's name.
(Astrophil and Stella, sonnet 50).
Mais, hormis cette inscription du nom dans le poème, Astrophil est incapable d’exprimer correctement ce qu’il ressent : « With sad eyes I their weak proportion see ». Sidney utilise encore l’image d’un enfant mort-né, pauvres mots sortis de lui mais qu’il veut biffer dès qu’ils sont sur la page. Néanmoins, Stella, dont le nom est désormais inscrit sur cette même page, apparaît comme une interdiction morale de rayer ces mots.
Astrophil peut ainsi revendiquer la création d’une nouvelle subjectivité, qui ne serait fondée que sur Stella elle-même, voire qui serait le nom de Stella même. Au sonnet 90, il dit comment les mots ne sont pas les produits de son esprit, mais qu’il est guidé par l’amour : « For nothing from my wit or will doth flow, / Since all my words thy beauty doth endite, / And love doth hold my hand, and makes me write ».
Stella n’est donc pas qu’une Muse ou une inspiratrice. Elle libère Astrophil des modèles classiques qu’il refuse de suivre, mais elle constitue une nouvelle contrainte à part entière. L’écriture des sonnets elle-même ne se fait pas sans contrainte, puisqu’elle implique, en plus de la forme, une contrainte imposée par l’amour, ainsi qu’Astrophil le dit au sonnet 2 : « I loved, but straight did not what love decreed ; / At length to love’s decrees I, forced, agreed ». La contrainte est déjà contenue dans le titre, Astrophil and Stella, c’est-à-dire Stella, l’étoile) admirée de loin par celui qui aime les étoiles (Astro-phil). La nouvelle subjectivité trouvée par Astrophil pour se libérer des contraintes humanistes est aussi une nouvelle subjection qu’il met en avant plusieurs fois dans les sonnets. La contrainte de l’amour est d’abord source de souffrance. Ses amis, inquiets de son état, lui recommandent même – comme ceux de Roméo amoureux de Rosaline – de ne plus se laisser aller à ce péché. Il est en effet devenu l’esclave de cet amour (« given up for a slave », sonnet 29). Il se demande lui-même pourquoi il a choisi cet esclavage (« What, have I thus betrayed my liberty ? », sonnet 47). Mais il s’y complaît aussi, puisque cette contrainte est un choix.
Il faut dire que Stella est une nouvelle maîtresse ; non seulement l’amante, mais aussi la maîtresse d’école, celle qui apprend à Astrophil les leçons cuisantes de l’amour : « In a sight I a new lesson have spelled » (sonnet 16, dans lequel Sidney emploie plusieurs fois le verbe « learn »). Lorsque Stella consent enfin à donner un baiser à Astrophil, c’est un baiser qui instruit et qu’il nomme « schoolmaster of delight » (sonnet 79).
On le voit, une contrainte remplace l’autre, sans doute parce qu’à l’époque on ne peut concevoir une écriture sans code, le sonnet étant d’ailleurs une des écritures les plus codées. Samuel Daniel, lorsqu’il entreprend de défendre la rime dans son traité de 1603 A Defence of Rhyme, note que la forme resserrée du sonnet ne constitue en rien une contrainte : « Nor is this certain limit observed in sonnets any tyrannical bounding of the conceit, but rather a reducting it in gyrum, and a just form » (Daniel 2004 : 216). Il ne s’agit donc pas d’une perte de liberté, mais au contraire d’une limitation nécessaire du chaos de l’imagination. Il ajoute que la Nature a horreur de l’infini et que les limites du sonnet s’accordent avec ce désir naturel de clôture : « […] is it not more pleasing to nature, that desires a certainty and comports not with that which is infinite, to have these closes, rather than not to know where to end or how far to go, especially seeing our passions are often without measure ? » (Daniel 2004 : 216). Pour lui, c’est d’ailleurs une forme de modernité que de ne pas être soumis aux codes de l’Antiquité classique.
5. Le sonnet et l’échec de l’écriture
Néanmoins, comme on le sait, le goût pour le sonnet dans l’Angleterre des xvie et xviie siècles est de courte durée. Il est vrai que le locuteur des cycles de sonnets fait l’objet d’un blocage psychologique. L’ « inaboutissement » – terme qui s’applique particulièrement bien à cet amour qui n’aboutit jamais tout en se renouvelant sans cesse – du désir amoureux semble aller de pair avec l’inaboutissement de l’écriture. On le voit clairement dans Astrophil and Stella, puisqu’à plusieurs reprises, Astrophil se pose la question de l’utilité de l’écriture. À quoi bon écrire, se demande-t-il au sonnet 34 (« Come, let me write. And to what end ? ») puisque, plus il écrit, moins il écrit ; plus il écrit, moins il réussit à convaincre Stella : « Thus write I while I doubt to write ». Il est en effet assez ironique que Stella ne soit pas émue par les plaintes d’Astrophil, alors qu’au sonnet 45, elle en vient aux larmes lorsqu’on lui conte l’histoire d’amants malheureux. Astrophil déclare alors, pour mieux la convaincre, que ce qu’il lui écrit est la tragédie d’un autre, et qu’il n’est pas lui-même, mais un autre : « I am not I, pity the tale of me ». On voit donc la limite de l’expression dans cette nouvelle forme de mimesis : les auteurs de sonnets font souvent jouer fiction et réalité. Il est intéressant de noter à ce sujet que les sonnets font souvent l’objet d’interprétations biographiques, en particulier en ce qui concerne Sidney mais aussi Shakespeare, comme si pour certains critiques il était impossible de créer une fiction avec cette forme. Pour ma part, je pense qu’Astrophil et Stella sont bien deux personnages de fiction. C’est d’ailleurs ce que semble revendiquer Sidney au sonnet 45, lorsqu’il affirme (« I am not I ») que le « je » d’Astrophil n’en est pas un. Comme le dit Marcel Tetel à propos des sonnets de Jodelle, « Le discours amoureux ici se veut paradigmatique. Il n’est pas uniquement moyen d’exprimer un sentiment mais également sujet d’écriture » (Tetel 1990 : 64).
Il y a d’ailleurs une histoire, dans ce recueil, même s’il s’agit d’une histoire sans action, d’une histoire entièrement fondée sur l’absence de l’amante et sur l’inaboutissement de l’écriture. Au fil des poèmes, Stella semble d’ailleurs disparaître, même s’il lui est tout de même donné de s’exprimer une fois à la première personne, dans un des onze « chants », poèmes écrits dans une autre forme et intercalés entre les sonnets. Le vers 13 du sonnet 60 figure par le chiasme le vide de l’écriture par l’absence de l’être aimé : « Whose presence absence, absence presence is ». De même, le sonnet 106 commence par ces mots : « O absent presence, Stella is not here ».
Je crois que cette figure paradoxale de l’absente présence, ou de la présente absence, est la limite du sonnet pétrarquien. Sidney réussit à renouveler le genre en montrant que la contrainte de l’imitation doit laisser place à la contrainte de l’amour inabouti. Mais chaque sonnet ne fait que répéter l’inachèvement de l’amour, et les mots, comme le dit Astrophil, s’effacent au fur et à mesure qu’ils s’écrivent. La limite de cette contrainte peut donc être l’impossibilité d’écrire et peut parfois mener au silence (motif courant dans le sonnet au xvie siècle4) revendiqué par Astrophil à la fin du huitième chant, lorsque, désespéré, il passe de la troisième à la première personne pour annoncer la rupture, la fin de ce même chant :
Therewithal away she went,
Leaving him so passion-rent
With what she had done and spoken,
That therewith my song is broken.
(Astrophil and Stella, « Eighth Song »)
L’impossibilité d’écrire peut également s’exprimer par l’écriture de ce qu’Astrophil considère comme un mauvais poème, le chant 5 du recueil, entièrement fait de reproches adressés à Stella, traitée de sorcière ou de meurtrière… Pour se venger de celle qui se refuse à lui, Astrophil n’écrit plus qu’en vers inélégants : « But now that hope is lost, unkindness kills delight, / Yet thought and speech do live though metamorphosed quite ». Il ne consentira à écrire à nouveau avec art, dit-il à la fin du poème, que si Stella se montre plus raisonnable. Astrophil n’est alors plus guidé que par la colère, et trop de passion tue l’inspiration poétique, ce qui tendrait à démontrer que la contrainte seule produit de l’écriture, mais une écriture ici vouée à l’échec. Ainsi, Sidney passe d’une contrainte à l’autre. L’imitation de modèles humanistes connaît une remise en question dès la fin du xvie siècle, et la revendication d’une écriture originale, fondée sur une expérience personnelle – même si elle est factice, si elle fait partie de la fiction – pourrait être vue comme l’avènement d’une nouvelle modernité poétique. Néanmoins, en utilisant le genre du sonnet, Sidney se conforme à une autre contrainte, celle de la poésie pétrarquienne. L’imitation et la répétition, dans cette forme courte fondée sur l’absence d’amour, sont tout à la fois ce qui fonde l’écriture et ce qui en constitue la limite.