À la fin de l’année 1980, le comique français Michel Colucci, dit Coluche, est une grande vedette populaire et sa carrière est telle qu’il n’a, a priori, aucun intérêt à embrasser une carrière politique. C’est pourtant ce qu’il fait en se présentant à la présidence de la République. Il lance un premier appel le 29 octobre. Une conférence de presse est organisée au Théâtre du Gymnase le lendemain. Il est l’invité politique du journal télévisé d’Antenne 2 le 31. La campagne démarre et suscite un immense intérêt : de nombreux articles de presse paraissent, chaque nouvel élément est relayé et commenté par les journalistes. L’effervescence est telle que les candidats dits sérieux sont contraints de prendre position et de commenter à leur tour l’engagement de l’artiste dans le champ politique. Les « Appels du Président Coluche » et ses prises de parole publiques, dans les médias ainsi que sur scène, sont suivis d’effets : des comités de soutien se forment dans toute la France, des sondages sont lancés et plusieurs d’entre eux créditent Coluche à plus de 10% d’intentions de vote.
Cette effervescence autour de la candidature est paradoxale. Tout d’abord, Coluche ne possède pas les titres requis pour oser prendre position dans le champ politique : il n’a pas fait d’études, il ne s’est jamais affiché dans un parti et il énonce d’ailleurs que les partis existants ne représentent pas ses idées politiques. Comment peut-il prétendre entrer en politique ? Le choix d’entamer une campagne n’a, certes, rien d’attendu mais a peu de chances d’être pris au sérieux. De plus, Coluche présente sa candidature comme une provocation. L’enjeu premier est clair, il veut « foutre la merde » et « emmerder les hommes politiques ». Il affirme ne pas avoir de programme. Il mène une campagne empreinte d’humour et de dérision. Il raille les professionnels de la politique et leurs pratiques. Et, pour couronner le tout, il avoue qu’il ne souhaite pas être élu. Malgré ces garanties, pourquoi cette candidature est-elle prise au sérieux par une partie de la population alors qu’il eut été logique qu’elle soit reléguée au rang des plaisanteries inoffensives ?
Coluche est un profane et, en entrant dans le champ artistique, il prend la posture d’un intellectuel, au sens bourdieusien d’un artiste qui engage son autorité et sa compétence dans un combat politique (voir Duret-Pujol 2018). Ainsi, Coluche use de ses outils d’artiste comique, parmi lesquels la satire, dont l’enjeu premier est de porter une critique envers une forme de pouvoir, une personne ou un groupe investi d’une autorité jugée discutable. Suivant Marc Duval et Sophie Martinez, pour porter la critique, le satiriste s’appuie sur une « stratégie rhétorique de persuasion : pour rabaisser sa cible, il en déforme la représentation par le biais du comique et la condamne en s’appuyant sur une norme morale » (Duval et Martinez 2000 : 184).
Coluche n’use pas de cette stratégie tout au long de sa carrière mais à un moment précis, dans la troisième version de son spectacle Mes adieux au music-hall, en 1977-78. Quels usages Coluche fait-il de la satire ? Pourquoi y recourt-il à cette période de sa carrière ? Il s’agit ici de comprendre comment la satire devient outil de lutte politique pour porter la critique sociale et servir, deux ans plus tard, la croyance en la candidature de Coluche.
1. Le monde social de Coluche
Pour comprendre comment la satire chez Coluche entre au service d’une pensée critique fondée, il convient tout d’abord de saisir sa conception du monde social. Lorsqu’il s’explique sur les raisons de sa candidature à la présidence de la République, en 1980, Coluche explique :
Y a une pyramide sociale où y a un mec qu’est en haut, tout seul, Giscard. Vous me direz y a du vent en ce moment là-haut parce qu’il y a beaucoup de mecs qui veulent sa place. Et plus on descend, plus on est nombreux. Et quand on arrive en bas on est vraiment dans la merde. (Coluche, in Stameschkine 1981.)
Sa vision du monde social repose sur une structure pyramidale. Il s’agit d’une vision hiérarchisée, constituée selon un axe vertical, avec les professionnels de la politique au sommet (Valéry Giscard d’Estaing, alors président de la République, ainsi que tous ceux qui vont se présenter à la candidature en 1980) et, à la base de la pyramide, le peuple nombreux. C’est un monde constitué de dominants et de prétendants (« il y a beaucoup de mecs qui veulent sa place »). Les inégalités sociales sont donc posées comme un fait et un point de départ pour penser un monde constitué de dominants et de dominés. Cette vision est sensible dans les sketchs dans lesquels il propose des points de vue ciblés sur certains groupes sociaux. Véronique Colucci, l’épouse du comédien, énonce ainsi que « les sketchs sont des focus sur des situations sociales », ce qu’elle rapproche de sa pratique amateur de la photographie : « quand il fait de la photo, c’est pareil, c’est un focus sur ce que lui voit mais que les autres ne voient pas. C’est le grossissement d’un petit segment que lui met en avant. Après on se dit "mais oui, évidemment !" »1 Ainsi, l’une des principales qualités de Coluche est de parvenir à saisir des faits sociaux pour ensuite se les approprier et les réinvestir dans sa pratique d’artiste, au théâtre et à la radio de manière à produire un saisissement pour amener à voir ce qu’on ne voit pas de prime abord. Cette logique du dévoilement le rapproche de la pratique du sociologue. Que montre Coluche ? Traite-t-il les différents groupes de la même manière ?
Coluche choisit toujours d’incarner des personnages situés au bas de la pyramide sociale. Il se place donc du point de vue des dominés, même quand il est question de les critiquer. Deux principaux groupes se dessinent : les dominés contestataires et les dominés garants de l’ordre (agents de l’ordre, petits commerçants). Les premiers sont constamment présentés dans un cadre familial. La famille est présente dans de nombreux sketchs de Coluche. Elle joue un rôle capital dans la structure des sociétés car elle sert la reproduction biologique et sociale (Bourdieu 1993 : 35). Les ainés lèguent un nom, des titres, éventuellement des biens. Ils transmettent surtout des manières d’être et de se tenir au monde : ce qu’il faut faire et ne pas faire pour préserver la famille, ce qu’il possible de faire ou non aux autres membres du groupe, etc. La famille est un groupe qui peut se voir comme une réalité transcendante à ses membres. Elle est ainsi un espace et une entité « à part » : elle existe comme un groupe social séparé où règnent les lois de la confiance et du don, détaché des réalités économiques et des lois du marché.
Ces éléments sont sensibles dans les sketchs où Coluche s’intéresse aux relations entre les générations, dans lesquels il est toujours question de ce qui est légué. Dans Quand je serai grand j’veux être con (1975), le jeune refuse l’idéologie de son grand-père réactionnaire. Dans Tel père, tel fils (Gérard), le père sermonne le fils et les deux hommes paraissent s’opposer mais portent un trait en commun : ils sont tous deux des contestataires. Avec Mon papa (1977) et L’Etudiant, les valeurs et les représentations du père, qui portent sur les inégalités sociales, sont transmises au fils. Dans toutes ces propositions, la valeur familiale léguée est celle de la contestation car, quand bien même ces protagonistes sont dominés, ils sont lucides sur leur position et ne s’y soumettent jamais tout à fait. Par leur intermédiaire, Coluche joue donc sur le dévoilement des inégalités.
Parmi les dominés contestataires, Coluche propose aussi un personnage de « blouson noir » dont la représentation correspond à l’image dominante de ces jeunes issus des milieux populaires qui se construit dans les médias et dans la réalité sociale entre 1959 et 1962, en France et dans le monde. Les journalistes, en insistant sur cette formule, ont contribué à figer l’image de ces groupes, à l’appui des représentations véhiculées par certains films et discours les entourant dans les années 1950, période où le « blouson noir » sert de figure juvénile repoussoir (Bantigny 2007). Ces jeunes sont liés à l’idée de délinquance et de déviance, comme le développe Coluche quand il raconte les sorties en ville, ponctuées de bagarres et d’agressions. Le constat est néanmoins dépassé quand il énonce, par l’intermédiaire de son personnage : « si la société nous rejette c’est parce qu’elle veut oublier que c’est elle qui nous a créés » (Le blouson noir, 1975). Les dominés sont alors intégrés à la société dans son ensemble et ce groupe se comprend en lien avec les autres groupes.
Face à ces personnages représentés dans un cadre familial et dans un groupe, toujours au bas de la pyramide sociale, Coluche choisit de jouer des protagonistes qui travaillent pour des instances de pouvoir avec Le CRS arabe (1974) et Le Flic (1975). Il montre ainsi l’arbitraire des pratiques policières et les débordements que la fonction, inscrite dans une hiérarchie, conduit à perpétuer, comme les bavures policières (voir Duret-Pujol 2017). Il expose également le racisme de ces personnages, qu’il met en lien, non avec l’origine ethnique mais avec la fonction sociale des protagonistes.
À côté de ces groupes garants de l’ordre, avec pour point commun le racisme, Coluche représente un autre groupe : les petits-commerçants, comme dans Moi, ça va (1977), où il incarne un patron de charcuterie qui est « bien content d’être français ». La crise qui touche la France en 1972 fait renaître des sentiments xénophobes laissés en sommeil depuis l’après-guerre, liés à l’augmentation du nombre d’étrangers en France (entre 1972 et 1974, on passe de 2,8 à 3,4 millions d’étrangers) et à une forme de rancœur liée à la Guerre d’Algérie. Suite à l’édiction des circulaires Marcellin-Fontanet qui visent à réglementer les flux d’immigration en France et à contrôler les emplois réservés aux Français et aux étrangers en situation régulière, l’année 1973 voit une « flambée raciste » (Gastaut 1993). De nombreux actes racistes sont perpétués. Ces événements, les soutiens, les oppositions et les prises de position du gouvernement français contribuent à faire du racisme un sujet de débat dans les espaces politique et médiatique ; suivant Gastaut, « l’apparition du racisme comme réponse à la crise économique et comme réponse à la décolonisation, passionna l’opinion » (Gastaut 1993 : 68). Coluche propose ainsi un personnage de patron petit-commerçant raciste dont la représentation n’est pas intemporelle mais située historiquement pour, à nouveau, dévoiler une réalité sociale en France dans les années 1970.
Cette répartition des sketchs fait apparaître que la représentation du monde social proposée est divisée en deux grands blocs avec, d’un côté, des personnages dominés qui portent la contestation et, de l’autre, des protagonistes racistes garants d’une autorité légitime ou de l’ordre établi. Tous sont inscrits au bas de la pyramide sociale. Ils ont en commun d’être « cons » pour reprendre le terme de Coluche : ils sont cons car ils sont racistes ou réactionnaires ou encore parce qu’ils servent le monde tel qu’il est. Les deux premières versions de Mes Adieux au music-hall permettent à Coluche de se poser comme un « con » parmi les « cons » qui maîtrise les représentations des groupes qu’il met en jeu.
2. Commentaire et critique
En 1977, son nouveau spectacle prend une autre tournure. Ce virement est sensible dès l’ouverture du rideau : Coluche entre désormais au plateau en contestataire et débute par une riposte : « j’ai pas dit ça moi ! Non non non, je n’ai rien dit. Ça tombe bien, j’ai rien à dire ». Il inscrit ainsi le spectacle dans une double contestation : contestation du personnage et contestation du comédien. Coluche interpelle directement les spectateur-trices et les accuse de le laisser dire à sa place ce qu’ils et elles pensent : « on rigole, on dit que c’est moi qui l’ai dit et puis après c’est de ma faute ». Cette ouverture lui permet de retrouver la connivence instaurée lors des précédents spectacles. Surtout, elle acte d’une nouvelle posture : Coluche est désormais légitime pour prendre la parole à la place de celles et ceux qui viennent le voir et dire des vérités que les spectateurs et les spectatrices pensent sans oser les avouer. Il change alors de stratégie comique et choisit un autre procédé rhétorique : la satire, qui porte la déconstruction et le commentaire critique. Ainsi, après avoir incarné des « cons », il souhaite à présent questionner ce qui conduit les « cons » à tant de bêtise ou plutôt, à constituer le monde tel qu’il est.
Coluche s’interroge alors sur ce qui conduit tant de concitoyens à être « cons ». Ainsi, après la musique d’entrée en scène il propose un triptyque autour de la connerie : J'ai pas dit ça… sur les sportifs, Les militaires et Et alors il y a la télévision. Quand bien même ces trois sketchs sont distincts dans l’enregistrement en public pour le disque, en scène, ils forment bien un ensemble et pourraient n’être qu’un seul et même sketch, dans leur forme (absence de pause et de transition) comme dans leur contenu, unifiés autour du thème de la connerie.
Dans J'ai pas dit ça… sur les sportifs, Coluche s’interroge : la nationalité est-elle un facteur déterminant à la connerie ? Après réflexion, il conclut par la négative « on peut pas dire comme ça que les gens sont tous des cons » avant de se raviser en partie : « […] ou alors par groupe ». Cette idée posée, il s’attache à déterminer plusieurs groupes de cons parmi lesquels il situe les supporters et les sportifs auxquels il ajoute dans le deuxième sketch les militaires et la police. A travers eux, Coluche soulève des questions sociétales essentielles liées à l’ordre et à la paix, dénonçant la manière dont l’État français contraint les jeunes à suivre un ordre arbitraire.
Une fois ce grand préambule terminé arrive la problématique, qui ouvre Et alors il y a la télévision : « la question qu’on se pose c’est pourquoi les gens ils sont devenus cons », ce à quoi il répond aussitôt : « c’est parce qu’on les abrutit avec la télé, les journaux, la publicité ». Après avoir raillé la publicité, il critique le traitement des informations par la presse et par les journaux télévisés. Il critique d’abord la mise en scène et la prétendue sincérité des présentateurs qui « ont des têtes de premiers de la classe comme c’est pas permis » (Roger Gicquel, qui présente alors le JT de 20h sur TF1, est comparé à un « cocker triste »). Il prend ensuite un article de presse qu’il commente et déconstruit ligne par ligne. L’article traite de la réception du Chancelier allemand par le Président français. Coluche s’arrête sur ce qui semble être des détails : le nombre de marches descendues, la teneur de la poignée de mains entre les deux hommes, l’absence d’informations sur le motif de la réunion. Il met ainsi en question la teneur des informations proposées et l’honnêteté des journalistes dans ce choix (pendant que les journalistes présentent cette information, ils n’en traitent pas d’autres). Il énonce alors ce que le téléspectateur ou le lecteur du journal ne voit pas. Il relève les règles implicites comme la connivence entre les journalistes et les hommes politiques : la durée des poignées de mains se calcule en fonction des mètres de pellicule des photographes, soit en fonction de la nécessité de médiatiser ou non une rencontre.
Il poursuit avec « l’information en elle-même », transcrite ici en enlevant les commentaires de Coluche, notifiés par des crochets :
Les chefs de gouvernement se sont refusés à tout commentaire […] mais on s’autorise à penser dans les milieux autorisés […] qu’un accord secret […] pourrait être signé.
Les « milieux autorisés » lieux opaques et excluants, sont les lieux de décision du pouvoir, dont le monopole est détenu par un petit nombre (« vous vous n’y êtes pas, vous n’êtes même pas au bord »). Par la délégation, ce petit nombre décide pour le plus grand nombre. Les dominés (c’est-à-dire les spectateurs, inclus par le « vous ») sont obligés de se résoudre à la délégation à un parti ou à démissionner, en ne votant pas. Coluche définit les milieux autorisés comme des « endroits autorisés où il y a plein de mecs qui viennent pour s'autoriser des trucs mais y a que le milieu qui compte » et où « une poignée de connards […] tourne en rond en s’autorisant des trucs ». Il évoque ici les règles internes à ces milieux régis par des enjeux de pouvoirs où les prétendants luttent pour prendre la place de ceux déjà installés et où les intérêts généraux sont évacués au profit des intérêts particuliers, limitant la capacité d’action politique (« Qu'est-ce que tu fais là ? / Ben j’sais pas, j’vais peut-être m'autoriser un truc, mais c’est vach’ment gonflé. J'hésite »). Coluche montre que, contrairement à ce qu’on pourrait penser dans un pays démocratique, les discours politiques sont restreints, limités à ce qui est pensable ou non, à ce qui correspond aux problématiques politiques admises, en fonction d’un état déterminé du champ politique.
En conclusion du sketch, Coluche reprend sur les journalistes : « Et alors, c’est formidable parce qu’ils se croient honnêtes ! Ils sont sûrs qu’ils disent l’information ! ». La connivence et les relations entre journalistes et hommes politiques sont ici encore dénoncées : ce sont des professionnels qui ont fait les mêmes écoles (IEP, ENA), qui ont reçu la même formation et qui jouent donc selon les mêmes règles. Ils possèdent aussi la possibilité de déterminer le vocabulaire légitime. Coluche critique donc aussi la légitimité de celles et ceux qui ont le pouvoir sur la manière de dire le monde (cf. Bourdieu 1980). Enfin, Coluche répond à la question posée en début du sketch : « Alors ils voudraient qu'on soit intelligents et ils nous prennent pour des cons ? » Coluche marque l’opposition entre « eux » et « nous », « eux » désignant les garants de l’ordre et du système social pyramidal et « nous », Coluche et les spectateurs soit celles et ceux qui ne se situent pas en haut de la pyramide.
En déconstruisant le système médiatique, Coluche change de rhétorique pour devenir commentateur et critique. Cette évolution est sensible dans son jeu : alors qu’il privilégiait jusqu’à présent l’incarnation, en présentant des personnages et des situations qui auraient pu être réelles, à partir de 1977, il alterne entre incarnation et mise à distance de ce qu’il énonce, à la manière d’un satiriste, pour bien marquer un écart avec ce qu’il condamne. Il joue ainsi à tel un conteur ; à la fois « narrateur » et « producteur » (Faivre 1977), le comédien Coluche est toujours visible derrière les personnages qu’il n’incarne plus mais qu’il montre. La troisième version de Mes Adieux au music-hall traduit donc un réel changement dans la carrière de Coluche.
3. Un double projet comique et politique
Certes, Coluche n’est pas sociologue, au sens académique du terme, puisqu’il ne possède pas de diplôme délivré par l’institution universitaire (il a arrêté ses études au certificat d’études). Néanmoins, par le biais de son art comique, il opére une forme de dévoilement de l’arbitraire. Il réalise ainsi en acte l’un des enjeux de la sociologie scientifique, qui a pour objet de « mettre au jour, de ‘dévoiler’ les mécanismes sociaux cachés dont les valorisations (normes, croyances) sont le produit » (Grignon 2009). Coluche va plus loin en proposant un commentaire critique. Il réalise ainsi une critique sociale, qui vise à « critique[r] l’ordre établi au nom d’un ordre idéal, plus ‘juste’, plus ‘rationnel’ : c’est une dévalorisation qui suppose une valorisation. Son ressort est le même que celui de la satire au théâtre ou dans le roman ; castigat (pas toujours ridendo) mores par rapport à une norme implicite » (Grignon 2009). Pour Coluche, la critique se porte tant sur les dominés (les « cons ») que sur les instances de pouvoir qui produisent et entretiennent les dominations (télévision, religion, etc.).
Par le comique et la satire, Coluche montre que les normes sont arbitraires tout en proposant une autre conception du monde social. Il rejoint ici visée corrective de la satire, ce qu’il affirme dans le reportage A bout portant :
Je suis persuadé qu’il y a une certaine forme de politique qui rend un peu con. C’est-à-dire, que les gens qui sont tenus d’être mesquins, sont cons. Je pense que le public est content de s’entendre dire des choses qui le mettent en cause et qui, d’une certaine manière, lui permettent de penser autrement. (Coluche 1977a.)
« Penser autrement » soit penser le monde autrement, constitue la base d’un programme politique de gauche, à un moment où seule la droite a été au pouvoir sous la Ve République en France. Coluche s’emploie à donner des outils d’analyse aux dépossédés en éveillant leur sens critique.
Ce changement de posture a des conséquences sur ce que représente Coluche car, en proposant d’autres vérités sur le monde, son projet comique prend la voie d’un projet politique. En effet, l’action politique sur le monde est possible lorsque l’on agit sur la connaissance que les agents ont de ce monde, via une action sur les représentations que s’en font les groupes. C’est ce que fait Coluche en faisant connaître et en remettant en cause l’arbitraire des fondements de l’ordre, en interrogeant la validité de la correspondance entre les schèmes de classements et les classements objectifs. La politique commence, à proprement parler, avec la dénonciation du contrat tacite d’adhésion à l’ordre établi qui définit la doxa originaire (Bourdieu 1981).
C’est ce que fait Coluche lorsqu’il n’incarne plus pour faire du commentaire. Il en a d’ailleurs pleinement conscience quand il dit « j’ai l’impression d’être un artiste d’une génération avant d’être un artiste qui fait rire » (Coluche 1977b). Par son parcours, inscrit dans la contestation, par la représentation du monde social et par la posture de sociologue et critique, Coluche peut alors devenir porte-parole, soit quelqu’un à qui est délégué un pouvoir de dire au nom d’un groupe et entamer le jeu politique, ce qu’il fait en 1980.