Formes et écritures médiatiques et populaires dans la presse satirique illustrée française (1830-1890)

  • Media and Popular Forms and Writing in the French Illustrated Satirical Press (1830-1890)

Abstracts

En France, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la montée en puissance de la culture médiatique remodèle la presse satirique illustrée qui, délaissant son substrat artistique, assimile les enjeux de la communication médiatique. Or, cette évolution se double également d’une intégration progressive des caractéristiques des médias de masse. Ce double basculement modifie le processus de création, de diffusion et de réception de la presse satirique illustrée. Le support promulgue alors de nouvelles modalités, à l’exemple de la stéréotypie et d’une sérialisation serrée, qui orientent désormais les imaginaires, les modes de production ou encore la réception de cette presse.

In France, in the second half of the 19th century, the rise of media culture brought significant changes to the illustrated satirical press, switching its focus from art to media communication. This shift was accompanied by a gradual integration of the characteristics of the mass media. This double changeover redefined the process of creation, diffusion and reception of the illustrated satirical press. The medium then adopted new technologies such as stereotypy and serialization, which came to define the artistic imagination, the modes of production and the reception of this medium.

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Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo (2015), les ouvrages, les colloques et les journées d’études se succèdent pour analyser et décrypter le pouvoir de l’image satirique, dans une acceptation large. Des ouvrages récents comme La Caricature... et si c’était sérieux ? Décryptage de la violence satirique (Delgado 2015) offrent des réflexions historiques, typologiques, législatives ou encore politiques sur les spécificités, les usages et les enjeux de la caricature. Parmi les publications et les interrogations, la question du support reste néanmoins un angle mort. Pourtant, lors de l’affaire des caricatures danoises de Mahomet (2005), les médias jouèrent un rôle à la fois décisif et ambigu dans la réception et le détournement des caricatures danoises1. C’est désormais un lieu commun, mais les médias ne se limitent pas à la seule diffusion des images, mais ils participent bien à la production, à la réception ou encore à l’interprétation : « [l’]inscription du pays dans un cadre désormais régi par le principe de l’écriture et de la lecture périodiques constitue une mutation anthropologique majeure, aux sources de notre modernité ‘médiatique’ » (Kalifa et Vaillant 2004 : 201). La caricature, la satire, ou le dessin d’humour n’échappent pas à la culture médiatique qui se matérialise par l’apparition progressive, au cours du XIXe siècle, de la presse satirique illustrée, au sein de différentes aires géographiques (cf. Gardes et al. 2013.)

En France, dans le dernier tiers du XIXe siècle, la presse satirique assimile également les procédés de production et de réception de l’édition populaire. À l’instar de la presse illustrée ou des romans-feuilletons, la standardisation et l’industrialisation remodèlent progressivement les feuilles. Au cours de son analyse dans La Civilisation du rire, Alain Vaillant montre que le rire français, caractérisé par la satire et l’agressivité, glisse vers une simplification et une uniformisation des procédés au contact des industries culturelles. (Vaillant 2016 : 303-320.) Or, dans le cadre de cet article, nous souhaitons revenir au croisement des deux phénomènes au sein de la presse satirique, le médiatique et le populaire, afin de mettre en lumière les modalités qui intègrent autant le processus créatif que la réception. Avant tout, il s’agira d’historiciser la presse satirique et d’identifier la mutation médiatique. Puis, dans un second temps, nous interrogerons les caractéristiques de l’édition populaire. Enfin, à partir de là, nous analyserons les nouveaux enjeux dans la chaîne de communication.

1. Les origines artistiques de la presse satirique illustrée

Introduite au XVIIIe siècle par les artistes revenant d’Italie (Baridon et Guédron 2009 : 82), la satire anglaise connaît une évolution progressive portée par une révolution industrielle et une middle class favorable aux humeurs graphiques et morales d’une Mary Darly (A Book of Caricaturas,1762) ou d’un William Hogarth. (Krysmanski 2010.) En France, l’évolution est plus nuancée du fait du contrôle étatique et des débouchés relativement limités. Toutefois, la Révolution de 1789 modifie sensiblement la donne et installe progressivement la satire dans la sphère publique. Au gré des événements, et contrairement aux arts dits majeurs, la gravure, rapide d’exécution et de diffusion, apparaît malléable pour commenter l’actualité. Dans ce contexte, les caricatures révolutionnaires et contre-révolutionnaires se répandent ici et là avec des fortunes diverses. (de Baecque 1988 ; Langlois 1988.)Néanmoins, tant en Angleterre qu'en France, les tentatives de créer un journal satirique illustré restent négligeables, éphémères et infructueuses. En effet, par « presse satirique illustrée », nous entendons tout support périodique qui présente une ligne éditoriale et commerciale alliant de façon inaliénable le texte et l’image caricaturale au sens large : caricature, pastiche, parodie, satire, portrait-charge, image humoristique, grivoiserie, etc. Or, ni sous la Révolution ni sous la Restauration, les expériences ne débouchent sur la création d’un journal pérenne : le bonapartiste Le Nain Jaune (1814-1815)ou encorele royaliste La Foudre (1821-1823) proposent certes des images satiriques, mais la publication irrégulière de telles images témoigne de l’intégration toute relative de la satire visuelle à la ligne éditoriale de ces journaux.

Fig. 1 : « Songe drolatique »

Fig. 1 : « Songe drolatique »

Henri Monnier, La Silhouette, N°1, volume 1, livraison 1, 1829.

Dans les derniers mois de la Restauration, l’assimilation progressive de la technique lithographique d’Aloys Senefelder et la suppression de l’autorisation préalable (1828) favorisent la rencontre entre le journal et les images. Encouragés par la situation, deux imprimeurs, Victor Ratier et Nicolas Durier, associés à Benjamin-Louis Bellet et Charles Philipon, lancent en décembre 1829 La Silhouette (1829-1831). Dès le lancement, le titre intègre l'image satirique comme un dispositif interne et comme un argument promotionnel ; le titre complet est La Silhouette Journal des caricatures Beaux-Arts, Dessins, Mœurs, Théâtre, etc.2 Au dépouillement, la feuille propose pour chaque livraison hebdomadaire, deux planches lithographiées, hors texte, qui accompagnent quatre pages de textes sur deux colonnes. Certes, « Le tournant de 1830 » fragilise et met un terme à l’illustré3, mais, contrairement aux expériences antérieures, le titre enclenche une dynamique que Charles Philipon entretient et prolonge immédiatement : « [Philipon] fut aussi l'employeur de presque tous les caricaturistes importants entre 1830 et 1862 ». (Baridon et Guédron 2009 : 147.) En débauchant une partie de l’équipe artistique et en reprenant la formule éditoriale de La Silhouette, Philipon lance successivement La Caricature (1830) et Le Charivari (1832) qui installent la presse satirique illustrée dans l’espace public (voir Kerr 2000 : 9-13).

Cette première génération de périodiques exhibe des similitudes dans la conception, la diffusion et la perception. Avant tout, la mise en page retenue demeure la formule de La Silhouette : quatre pages de texte associées à deux représentations lithographiques hors-texte. Certes, Le Charivari publie une seule planche, directement attachée à la page 3, afin de réduire les coûts pour une diffusion quotidienne, mais, à l’instar de La Silhouette et de La Caricature, les relations entre le support et l’image restent relativement faibles.La séparation provoque par ailleurs une difficulté de compréhension des planches qui oblige Philipon à expliquer la démarche et à légender systématiquement les pièces lithographiques:

Quelques abonnés de province voudraient que nous donnassions toujours une explication des caricatures qui accompagnent le journal. Ils croient que nous mettons fréquemment en scène des hommes connus principalement à Paris. C’est une erreur. Chaque fois que le nom n’est pas écrit en entier ou en partie au bas du dessin, ce dessin ne représente qu’un être idéal, un type, ou bien il est la personnification d’un système. Ainsi, aujourd’hui, l’escamoteur résume en un seul individu qui ne ressemble à personne, la doctrine funeste qui depuis dix mois nous a fait perdre à peu près tous les fruits de la révolution de juillet. Les autres personnages qui jouent leur rôle dans cette parade figurent, l’un avec sa grosse caisse, les tapageurs du juste milieu ; l’autre avec son rire niais et faux, les jocrisses politiques qui siègent derrière le banc des ministres. Quant aux badauds, mon cher lecteur, ils nous représentent, vous, moi, et tous nos amis et connaissances, gens leurrés de belles paroles, sous le nez desquels on fait passer et repasser des muscades ensorcelées, tantôt inaperçues, et tantôt doublées, triplées, sans que jamais nous ne voyions autre chose qu’un tour de passe-passe ! Malgré ces observations, toutes les fois que nous pourrons craindre que notre pensée ne soit pas bien clairement rendue pour tout le monde, nous nous empresserons d’y joindre toutes les explications possibles. (Charles Philipon, « Un Mot », La Caricature, 12 mai 1831.)

Or, la conception des premiers journaux satiriques renvoie, non pas tant à la presse, mais avant tout au monde de l’art. Les compositions renoncent à incorporer l’image au texte, privilégiant au passage de solides représentations lithographiques en pleine page, afin d’amener, entre autres, le medium au même rang que la peinture. Dans un article de 1828, Achille Devéria défend l’émergence de la lithographie au sein de la sphère artistique4. Or, les titres fondateurs de la presse satirique participent à ces débats. Le lien avec la sphère artistique s’incarne ainsi dans le personnage tutélaire de La Silhouette, l’Artiste. Dans la planche d’ouverture de La Silhouette (Fig.1), Henri Monnier dessine l’Artiste, monté sur une personnification fantasmagorique de la Critique qui lui désigne des personnages (futures cibles du journal) sous forme de silhouettes noires. La planche et le texte plaident ouvertement le rôle social et politique de la caricature5. Ainsi, la question du support est finalement reléguée au bénéfice d’une nouvelle expression artistique.

Fig. 2 : « Faut avouer que l’gouvernement à bien drôle de tête de »

Fig. 2 : « Faut avouer que l’gouvernement à bien drôle de
            tête de »

Charles-Joseph Traviès, La Caricature, 22 décembre 1831.

Le hors-texte et le choix systématique de la pleine page esthétisent les lithographies. Cette formule n’est pas fortuite, car elle puise directement aux usages des boutiques d’estampes auxquelles sont rattachés les titres satiriques. La censure, la faiblesse des réseaux de distribution ou encore les coûts de fabrication limitent effectivement la commercialisation aux boutiques d’estampes, avec, en situation de « quasi-monopole », le Magasin Aubert, une maison crée en 1829 par Charles Philipon et son beau-frère Gabriel Aubert6. Traviès dessine par ailleurs la devanture de la boutique Aubert où les planches s’exposent au public (Fig. 2). La conception des titres exhibe ainsi une autonomie de l’image par rapport au support qui s’explique par son contexte de production et de diffusion.

2. Les pratiques médiatiques à la une

Fig. 3 : « Achilde Fould, ministre de fortune »

Fig. 3 : « Achilde Fould, ministre de fortune »

La Silhouette, n° 47, 2 décembre 1849.

La première génération des périodiques s'adresse d'abord aux collectionneurs et aux amateurs de gravures que les annonces et les encarts publicitaires ciblent régulièrement. Certes, les lectures de seconde main (cabinets de lecture, cafés) élargissement le lectorat, mais le contexte de développement de la presse satirique est moins médiatique qu’artistique. Le succès de La Caricature et du Charivari incite les éditeurs à lancer de nouveaux journaux. Par exemple, en 1844, Balathier de Bragelonne, aidé de de Nerval ou de Nadar, relance La Silhouette (1844-1850 : Fig. 3), présentant la particularité d’insérer une gravure en une ; le Diogène (1856-1857)sepositionne, lui, comme un illustré spécialisé dans le portrait-charge culturel. Pour autant, la multiplication des titres ne signe nullement la fin de « l’aura » artistique telle que décrite par Heinich (1983 : 107-109). À regarder attentivement, les expérimentations restent soit éphémères, comme Le Hanneton (1862-1868), soit des tentatives isolées et individuelles qui peuvent, certes rencontrer du succès, comme Le Journal pour rire (1848-1856), mais qui ne modifient pas structurellement la presse satirique. Les bases et les pratiques ouvertes par La Silhouette et Charles Philipon se maintiennent jusqu’au Second Empire ; Le Géant (1868) perpétue l’approche du Charivari, mais propose, pour évolution, un portrait-charge sur une double page.

Sous le Second Empire, la société française connaît de profondes modifications qui se traduisent, entre autres, par l'émergence de l'ère médiatique. Les différentes politiques d'alphabétisation, entreprises lors des gouvernements antérieurs, le développement des moyens de communication, comme le chemin de fer ou le télégraphe, ou encore l’apparition et la multiplication des kiosques répandent et alimentent alors un lectorat en expansion. Par ailleurs, la mise en place d’un réseau de librairies, notamment dans les gares, se substitue progressivement à la vente par colportage (cf. Parinet 1983). Or, le développement de la culture médiatique bénéficie non pas au livre, mais à l’imprimé périodique qui, abordable financièrement, répond parfaitement à une consommation hédoniste et éphémère (Angenot 1984) ; l’expansion des romans en livraisons exhibe par ailleurs le phénomène. Progressivement, l’approche médiatique remodèle également la presse satirique. La Lune (1865-1869) apparaîtsymptomatique de l’évolution (Fig. 4).

Fig. 4 : « Les Lutteurs masqués »

Fig. 4 : « Les Lutteurs masqués »

André Gill, La Lune, 3 novembre 1867.

Lancé en 1865, par François Polo, le titre La Lune propose toujours quatre pages avec une unique planche lithographiée. Cependant, Polo place l'illustration, non plus en page 3, mais directement en couverture. À première vue, la mise en page adoptée ne diffère pas tellement des pratiques entraperçues dans la première moitié du XIXe siècle. Auparavant, d'autres illustrés satiriques testent la formule, à l’exemple de La Silhouette ou du Journal pour Rire. Toutefois, les expériences ne répondent pas aux caractéristiques d’une couverture. François Polo, qui avait déjà expérimenté cette mise en pages avec Le Hanneton (sans succès), répond là à l'évolution du marché et, particulièrement, à l’apparition des kiosques : « Les grandes charges coloriées de première page donnaient à ce journal une physionomie particulière, bien des fois imitée depuis : une tâche claire et acide qui, placée aux kiosques, attirait l’œil et forçait l’attention » (Alexandre 1893 : 242).

Pour l’occasion, Polo et André Gill – le principal contributeur des unes – renoncent à mêler l’image et le texte, normalisent l’usage de la couleur et privilégient le portrait-charge en plain-pied (réduit à un ou deux personnages). Comme le souligne Alexandre, André Gill imprime aux unes une vitalité nouvelle qui tranche avec les expériences antérieures. Le style de Gill ne se limite pas à des ambitions narratives, stylistiques, politiques ou récréatives. Il apparaît également comme un élément visuel de séduction promotionnelle qui, non dissimulé par les pages tapis, s’expose dans le nouveau Paris haussmannien. La Lune ne s’adresse plus uniquement aux spécialistes et aux amateurs du genre, mais l'illustré guide l’achat, excite le goût du lecteur et formalise l’horizon d’attente. La Lune montre bien un basculement dans la conception du périodique où : « L’inscription, la diffusion, la mise en circulation ne sont pas, en ce cas, des opérations secondes : elles prennent part à la production de l’objet, pour lequel elles constituent une sorte de système d’attente » (Durand 1999 : 29).

En soi, les innovations introduites par La Lune auraient pu rester une expérimentation individuelle. Or, le titre refonde la presse satirique. En premier lieu, les périodiques reprennent la structure de La Lune. C’est le cas pour Le Grelot [Fig. 5] à Paris, Le Don Quichotte (1874-1893) à Bordeaux, ou encore, dans l'empire colonial, Le Charivari Oranais (1881-1923) à Oran. Au-delà d’un simple plagiat ou d’une paresse commerciale, il s’agit avant tout d’inscrire un objet dans un champ déterminé pour le destinataire qui, grâce aux indices paratextuels, est en mesure de rechercher, d’identifier et d’acheter tel ou tel titre.

Fig. 5 : « Trop tard !… Ils sont tous mangés »

Fig. 5 : « Trop tard !… Ils sont tous mangés »

Pépin, Le Grelot, 26 janvier 1879.

Au-delà de la structure, le basculement médiatique se poursuit avec la reprise des titres. Lorsque l’illustré La Lune est condamné à la fermeture, la feuille réapparaît sous le nom L’Éclipse (1868-1876). Par la suite, André Gill lance La Lune Rousse (1876-1879) et La Petite Lune (1878-1879). Pour l'occasion, les dénominations résonnent de manière transparente et créent une filiation. De même, de nombreux illustrés satiriques s'approprient un titre et, en même temps, une généalogie. Tout au long du XIXe siècle, les Charivari se multiplient dans toute la France : Le Charivari du midi (1848) ; savoyard (1853) ; bordelais (1861) ; marseillais (1878) ; bourguignon (1878). Progressivement, les titres distinguent dans l’espace public un genre à part entière. Anne-Marie Thiesse (1984 : 80) souligne une dynamique similaire au sein de la littérature populaire :

Ces titres se présentent comme un ensemble codé, socialement significatif puisqu’il renvoie explicitement à une intertextualité. Leur fonction est de montrer que les ouvrages présentés sont bien accessibles au public populaire, qu’ils s’inscrivent (si l’on peut risquer l’anachronisme) dans une « gamme de produits » connus et maîtrisés. Les procédés sont divers, le plus apparent étant le plagiat de titres célèbres : Les deux Orphelines, mélodrame à succès de d’Ennery, sont imitées par Les deux Frangines et Les deux Gosses de Pierre Decourcelle (neveu du précédent) ; Chaste et flétrie, de Charles Mérouvel, est repris par Flétrie de Jules de Gastyne... Les écrivains n’hésitent pas à exploiter dans ce sens leurs propres titres, établissant ainsi des séries romanesques : par exemple Mignon, Les Noces de Mignon, La Fille de Mignon, Mignon vengée de Michel Morphy, qui reprend en outre le titre d’un célèbre opéra-comique de Thomas. D’autre part, les titres se réfèrent à des situations convenues des romans populaires (Mère et Maîtresse, Brune et Blonde, La Fleur des ruines) et leur sémantisme est en rapport étroit avec celui des ouvrages. Le lecteur qui, par habitude, sait repérer les codes narratifs de cette littérature se trouve donc d’emblée dans un univers familier. Les annonces publiées dans les quotidiens pour lancer un nouveau feuilleton ont la même fonction : rassurer le lecteur en lui promettant du nouveau dans le bien connu.

Dès l’origine de la presse satirique, on distingue une tendance des publications nouvelles à reprendre des titres anciens, comme c'est le cas du Nain vert (1815) et du Nain rose (1815), qui évoquent tous deux le nom du Nain jaune (Fig. 6). Toutefois, à partir des années 1870-1880, le phénomène s’accentue et en retour identifie la presse satirique illustrée.

Fig. 6 : Les Trois Nains Littéraires, ou les bâtards du Nain Jaune, Se Disputant ses Dépouilles

Fig. 6 : Les Trois Nains Littéraires, ou
            les bâtards du Nain Jaune, Se Disputant ses Dépouilles

Eugène Delacroix, Paris, Martinet, 1815.

3. Écritures populaires

Nous pourrions encore relever les signes du basculement médiatique, mais, dans le cadre de cet article, concentrons-nous à présent sur l’assimilation progressive des mécanismes de l’édition populaire. La reprise des titres et du style sont des indices, car, tout en créant et répondant à un système d’attente médiatique, elles exposent le « déjà connu » d’Umberto Eco (1983 : 18). La stéréotypie générique et la production sérielle indiquent, entre autres, les nouvelles interpénétrations au sein du genre.

En effet, dans une acception large, la satire travaille dès l’origine avec les stéréotypes. Baridon et Guédron montrent la mise en place d’une stéréotypie dès la période médiévale : « Plutôt que la caricature proprement dite, le Moyen Âge a mis au point un répertoire du monstrueux, de l’hybride et du parodique prêt au réemploi à des fins humoristiques et polémiques » (2009 : 14). Dès l’apparition de la presse satirique, les stéréotypes se créent de manière continue : par exemple, La Silhouette imagine Pacot et Dumanet, le stéréotype du soldat gauche, maladroit et comique7. Bourgeois ventripotent, Grisette, Étudiant ou Artiste, les stéréotypes se multiplient par l’entremise de Gavarni, Daumier ou encore Cham. Mais, à partir des années 1880, une iconographie satirique stéréotypée domine progressivement la création satirique. Dès lors, on observe la systématisation et la contraction de figures et de caractères préfabriqués. C'est l’Anglais sec et vénal, le militarisme de l'Allemand, le Chinois cruel et raffiné ou encore, dans l’iconographie coloniale, l’Anthropophage et le Sauvage. Peu à peu, le stéréotype articule la problématique des représentations. Il s'agit moins d'observer l'originalité de tel ou tel artiste, mais de suivre les adaptations et les réadaptations des règles, des codes et des images qui sont « déjà-là » (Schober 2002 : 172). En 1879, pour Le Grelot, Alfred le Petit convoque la figure de l’anthropophage pour charger la politique (tardive) d'amnistie des Communards qui, après une décennie de déportation à la Nouvelle-Calédonie : « sont tous mangés » (Fig. 5). Autre exemple, Lucien Haye dessine le licenciement d’un serviteur noir par une maîtresse blanche : « Maîtresse a demandé bon nègre venir ? - Oui, rends-moi ton tablier... tout de suite ! ». La nudité et les déformations langagières inscrivent le serviteur dans l’image stéréotypique du Noir sauvage. Cependant, le renvoi, annonçant la nudité prochaine de l’homme vêtu du seul tablier, oriente le sens de la planche vers une représentation grivoise qui alimente l’imaginaire de la femme lubrique (Fig. 7). Les deux exemples montrent le recyclage et les retournements de la stéréotypie satirique associée aux populations subsahariennes. Ils confirment parallèlement l’évolution d’une imagerie, reposant avant tout sur une stéréotypie générique, qui fonctionne sur le remploi, le croisement ou encore les permutations.

Fig. 7 : Sans titre

Fig. 7 : Sans titre

Lucien Haye, Le Rire, 12 janvier 1907.

Les éditeurs comprennent parfaitement l'intérêt commercial à perpétuer les mêmes figures, les mêmes scènes ou encore les mêmes styles afin de répondre aux attentes du lectorat. Pour les caricaturistes, il y a une motivation de lisibilité et de réussite à se conformer aux stéréotypes en vigueur. De fait, une logique sérielle s’installe dans la presse satirique et souligne l’apparition des mécanismes de l’édition populaire : « Selon l’esthétique moderne, les principales caractéristiques des produits des mass media étaient la répétition, l’itération, l’obéissance à un schéma préétabli et la redondance (par opposition à l’information) » (Eco 1994 : 10). Par exemple, dans Le Sifflet (1898-1899 ; voir Fig. 8 et 8bis), Ibels parodie à l'identique les charges anti-dreyfusardes de Forain au Psst (1898-1899).

L’attitude d'Ibels révèle explicitement la sérialité en cours, car pour détourner les planches du Psst, Ibels s’inscrit nécessairement à la suite de Forain. Avant d’être son détracteur, Ibels est d’abord son lecteur. Du côté des destinataires, rien n'empêche de consommer les charges d'Ibels de manière autonome. Cependant, pour comprendre la portée parodique, le lecteur doit connaître l'imagerie du Psst. Au-delà de ce cas extrême, la notion sérielle se perçoit également dans la promotion des artistes. Pour attirer et fidéliser le lectorat, les éditeurs s'attachent ou convoquent, à grand renfort de publicité, tels ou tels artistes qui prolongent, non plus seulement un personnage ou une narration, mais également un style8.

Fig. 8 : « Cedant arma togae »

Fig. 8 : « Cedant arma togae »

Jean Louis Forain, Psst…!, 19 février 1898.

Fig. 8bis : « Allons-y ! »

Fig. 8bis : « Allons-y ! »

Ibels, Le Sifflet, 24 février 1898.

4. Les enjeux pluriels de la satire médiatique et populaire

À partir des années 1890, en réponse à l’augmentation de la production et aux demandes du public, les éditeurs et les caricaturistes recyclent l'imagerie satirique dans de nombreuses combinaisons narratives et esthétiques9. Progressivement, les titres utilisent et partagent des univers fictionnels, malgré les différentes positions idéologiques, les lignes éditoriales ou encore les ressources humaines. Dans l’imagerie politique, Maurice Agulhon (2001) montre l’installation définitive des codes iconographiques de Marianne sous la IIIe République. Les univers partagés au sein de la presse satirique exhibent explicitement, autant chez les émetteurs que chez les destinataires, que les modalités de la satire graphique ne se situent plus seulement dans l'approche personnelle d'un artiste ou dans d’un éditeur, mais qu'elles s’inscrivent, entre autres, dans des logiques génériques.

En effet, chaque image satirique entre en résonance avec d'autres images du même genre. Par exemple, dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’antisémitisme gagne du terrain et certains journaux satiriques entretiennent une iconographie qui, selon les tendances politiques, dénonce ou accentue l'antisémitisme (Matard-Bonucci 2005). L’Assiette au Beurre, qui se présente comme une revue satirique et artistique, publie également quelques (rares) dessins antisémites. Le numéro Jésus de Nazareth, roi des juifs (30 juillet 1904) d'Hermann-Paul reprend les codes iconographiques associés à l'imagerie antisémite (nez crochu, argent, pouvoir, traîtrise, hypocrisie) [Fig. 9]. De plus, la salle de rédaction édite aussi des personnes apparentées à la mouvance d’anti-dreyfusarde, comme Caran d'Ache ou Jean-Louis Forain. Pourtant, le fondateur du journal est un juif hongrois naturalisé français, Samuel Schwarz qui donne à son titre une orientation sociale : « Est-il besoin d’ajouter que L’Assiette au Beurre dépassant le point de vue même de l’art se consacrera à la défense sociale ? Nous sommes, en effet, arrivés à ce tournant de l’Histoire où il est du devoir d’aborder de front, particulièrement dans un journal qui s’adresse aux penseurs et aux artistes, la question sociale sous ses aspects les plus divers »10. Il y a là une situation ambiguë entre des images antisémites, la ligne sociale et la confession de l’éditeur. Or, une explication plausible est que l’univers partagé des caricaturistes et des attentes des lecteurs incitent l’illustré à prolonger, à son tour, des stéréotypes pour des raisons, ici, commerciales. Un collaborateur, André Salmon souligne les rapports de force : « M. Schwarz n’en figurait pas moins un robuste bourgeois attaché à l'ordre garant du Capital. Seulement le mauvais esprit se vendait bien à l’époque et le tirage c’est le tirage… »11. L’iconographie coloniale est également orientée selon les conventions du temps. « La question sociale » positionne L’Assiette au Beurre comme un farouche opposant à la colonisation. Pour autant, la ligne ne promulgue pas une nouvelle stéréotypie coloniale, mais se contente de prolonger les figures de l’Anthropophage ou du Sauvage. Ainsi, le 23 novembre 1907, Aristide Delannoy soumet une chromolithographie qui dénonce l’expansion coloniale française au Maroc. Pour ce faire, il dessine un repas anthropophagique, légendé d’une citation de Maupassant : « Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus, ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ? » [Fig. 10]. Ici, l’image juxtapose deux éléments contradictoires afin d’inviter le lecteur à interroger un fait en même temps que son imaginaire. Le mécanisme de la planche convoque dans un premier temps la mémoire visuelle du lecteur. Le destinataire valide la scène de cannibalisme qui se présente comme la représentation de l’horreur et la confronte à une scène de guerre. Au-delà de la dénonciation de la guerre, le stéréotype de l’anthropophagie n’est ni annihilé ni réfuté. Au contraire, ce signe péjoratif de sauvagerie prolonge et alimente bien l’imaginaire colonial (Boulay et Dibie : 2000).

Fig. 9 : « Mais pour celui qui n’a point on lui ôtera même ce qu’il a »

Fig. 9 : « Mais pour celui qui n’a point on lui ôtera même
            ce qu’il a »

Hermann-Paul, L’Assiette au beurre, 30 juillet 1904.

Fig. 10 : « Antimilitaristes »

Fig. 10 : « Antimilitaristes »

Aristide Delannoy, L’Assiette au Beurre, 27 novembre 1907.

La stéréotypie générique et la sérialisation se fondent notamment sur les apports antérieurs qui sont activés et actualisés par les logiques intertextuelles et architextuelles. Dans une planche datée du 13 février 1877, Crac !!! Hommage à La rue Transnonain de Daumier, 1834, André Gill cite directement la Rue Transnonain d’Honoré Daumier, parue dans L'Association mensuelle en juillet 1834. Il s’agit donc là d'une reprise intertextuelle (ou intericonique). Avec le basculement de la presse satirique, l’intertextualité se double avec le concept l’architextualité que Gérard Genette (1982) théorise comme les relations d’une œuvre au genre dans lequel elle s’inscrit. Par exemple, pour Le Charivari Oranais, Zimmermann convoque la poire de Philipon [Fig. 11]. Mis en cause pour avoir caricaturé Louis-Philippe, Philipon aurait imaginé son portrait du roi en poire au cours d’une audience de cour d'assises [Fig. 12]. Ce motif est ensuite repris massivement par les caricaturistes français (Erre 2011). Néanmoins, en Algérie, Zimmerman ne cite pas la poire de Philipon ni comme représentation de Louis-Philipe, mais plutôt comme symbole de la Monarchie de Juillet. À force de répétitions et de variations, la poire s’est progressivement transformée en un attribut de la Monarchie de Juillet au sein de la presse satirique. La poire intègre l'univers partagé des caricaturistes. La planche montre, non pas tellement une relation directe avec le travail de Philipon, mais avec les conventions du genre. Zimmerman et les caricaturistes sous la IIIe République exhibent un déplacement des problématiques liées à l'exercice de la satire. Le contexte communicationnel s'implique progressivement dans la production, la diffusion et la réception. Cette situation n'interdit nullement la portée créative ou les ambitions sociales ou politiques. Le support est simplement une donnée supplémentaire dans l'analyse et le traitement scientifique.

Fig. 11 : « Les Poires »

Fig. 11 : « Les Poires »

Charles Philipon, Le Charivari, 17 janvier 1834.

Fig. 12 : « Tæniafuge Freycinet »

Fig. 12 : « Tæniafuge Freycinet »

Zimmermann, Le Charivari Oranais & Algérien, 13 juin 1886.

En conclusion, les principes régissant la presse satirique sont dynamiques et hétérogènes. Ils touchent l’ensemble de la chaîne éditoriale qui maîtrise consciemment les processus et les enjeux. Notre objectif visait à mettre en évidence certaines logiques médiatiques et populaires qui installent des codes et des règles.

Bibliography

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Notes

1 Voir, par exemple, Eide et al. (2008 : 12) : « The role played by the media in such events is very complex. Various media and various genres were playing ambiguous roles, at times trying to calm conflicts and stress the need to talk reason, yet, often simultaneously, especially in visual reporting from Middle Eastern and other Muslim majority countries, also exaggerating and enlarging one particular strand of violent reactions to the publications. Even a rather superficial investigation of the ways in which such an event is mediated shows that we know much too little about how the media today function in such transnational contexts ». Return to text

2 La page tapis est légèrement différente : Le Silhouette Album lithographique Beaux-Arts, Dessins, Mœurs, Théâtre, Caricatures. Return to text

3 Voir Chollet (1983 : 189) : « Il faut avouer que ce programme était vague et quelque peu illusoire. Certes, La Silhouette serait lue au cabinet de lecture ou dans les châteaux ; mais trop de gens étaient censés y trouver leur compte, la grande dame et l’étudiant en droit, la gauche et la droite, depuis les milieux bonapartistes ou républicains jusqu’à l’entourage de la duchesse de Berry ». Return to text

4 « Album lithographique par Achille Devéria », Le Globe, 18 décembre 1828, cité par Brouwers (2011 : 242) : « Cette fois, on peut dire que la manière noire est presque vaincue. Il est impossible de produire des effets plus vigoureux, plus colorés : ces estampes ont de plus que celles à la manière noire un certain brillant, un vernis pour ainsi dire qui leur donne une partie du charme des tableaux. Pour un peintre coloriste, ce procédé est merveilleux : il offre presque autant de ressources que la palette, et il a l’avantage d’être extrêmement expéditif ». Return to text

5 Voir Monnier, Henry « Le Songe drolatique », La Silhouette, Vol. 1, livraison 1, 1829 : « La Critique :- L’opinion rétrograde qui veut faire reculer la civilisation ; mais tu vois qui la pousse : une main de géant armée d’une plume, c’est la liberté ! - L’Artiste se frotta les yeux ; il était à la place où l’avait pris la Critique, et les feuillets de son album étaient couverts de caricatures représentant les personnages que lui avait montrés la fée maligne. Il rassembla ces croquis et jeta son rêve drolatique sur une pierre de Munich, pour en faire la préface d’un nouveau journal ». Return to text

6 Voir Kerr (2000 : 15) : « Only two Parisian publishers continued to invest in political caricature: La Maison Aubert (whose lithographs were printed by Delaporte) and Ratier (most whose prints appeared in La Silhouette). When La Silhouette folded at the beginning of January 1831, Ratier stopped commissioning caricatures, leaving Philipon with a quasi-monopoly of the market ». Return to text

7 Voir le Dictionnaire historique d’argot de Larchey, Lorédan (1878), : « Soldat crédule, du nom d’un type de caricatures qui date de la prise d’Alger ». Cf. Eugène Forest, « Nom d’un dey... Porte mon sac, souris de Mahomet... ou j’t’estermine... car je suis féroce comme l’beudoin », La Silhouette, Vol. 3, livraison 4, 1830. Return to text

8 Voir Dixmier et Dixmier (1974 : 12) : « Parce que l'Assiette au Beurre est la SEULE PUBLICATION satirique ayant publié plus de 100 numéros spéciaux entièrement exécutés par les plus grands caricaturistes de notre époque, les Steinlen, Willette, Forain, Caran d’Ache, Léandre, Cappiello, Vogel, Faivre, Huard, Balluriau, Jossot, Ibels, Grün, Chéret, Hermann-Paul, Morin, Camara, Géo-Dupuis, etc. ». Return to text

9 Sous la IIIe République, des publications comme Le rire proposent parfois jusqu’à une vingtaine de gravures. Return to text

10 [Encart publicitaire signé] « L’éditeur », L’Assiette au Beurre, 16 mai 1901. Return to text

11 Voir Salmon, André, Souvenirs sans fin, Paris, Gallimard, 1959, p. 319, cité dans Dixmier et Dixmier (1974 : 22). Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Sofiane Taouchichet, « Formes et écritures médiatiques et populaires dans la presse satirique illustrée française (1830-1890) », Textes et contextes [Online], 13-1 | 2018, 06 December 2018 and connection on 08 October 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1951

Author

Sofiane Taouchichet

Docteur en histoire de l’art contemporain, Université Paris Nanterre / Université de Montréal, sofianetaouchichet [at] gmail.com

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