Migrants. Parcours de l’anamnèse dans l’œuvre cinématographique d’Emanuele Crialese

  • Migrants: A Journey of Anamnesis in the Cinematographic Work of Emanuele Crialese

Résumés

Les films italiens consacrés à l’émigration sont peu nombreux eu égard à l’importance du phénomène et le thème y est souvent instrumentalisé à des fins politiques liées à leur époque de production. Deux seulement parviennent à entrelacer émigration de jadis et immigration actuelle : Lamerica (Gianni Amelio, 1994) et Azzurro (Denis Rabaglia, 2000). Emanuele Crialese, quant à lui, opère une même anamnèse non dans un film mais dans la totalité de son œuvre. En outre, le cinéaste ne s’inscrit pas dans la veine réaliste mais choisit de représenter un monde souhaitable, afin de dénoncer certaines formes d’amnésie qui risquent d’anesthésier toute la société italienne et de détruire le fondement de son identité.

There are few Italian films on emigration, considering the historical importance of this phenomenon. And it is often dealt with for political aims linked to the film’s production period. Only two films manage to intertwine past emigration with today’s immigration: Lamerica (Gianni Amelio, 1994) and Azzurro (Denis Rabaglia, 2000). Emanuele Crialese even achieves to obliterate the topic not only from one film, but from his whole work. Moreover, as a filmmaker he does not follow a realistic vein, but chooses instead to depict the world as it should be, in order to denounce certain forms of amnesia that threaten to anesthetise all of Italian society, and to destroy the very basis of its identity.

Plan

Texte

« C’est le 7 mars 1991 que l’Italie découvrit qu’elle était une terre promise pour des milliers d’Albanais. Ce jour-là arrivèrent dans le port de Brindisi, à bord de navires marchands et d’embarcations de toute sorte, 27 000 migrants. »1

Il est toujours délicat de dater le début du phénomène social et l’immigration en Italie n’échappe pas à la règle. La lecture des études statistiques sur la population italienne menées par l’Istat montre que le phénomène a pris consistance à la fin des années 1970, mais c’est l’arrivée massive des Albanais dans le port de Brindisi le 7 mars 1991 qui a marqué durablement les esprits, fournissant de plus une vaste iconographie.

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L’article de Valeria Pini, que cette photo illustre, se poursuit :

En ce mois de mars, il y a vingt ans, les habitants des Pouilles réagirent avec beaucoup d’humanité à un événement qui mit à dure épreuve institutions, forces de l’ordre et nombre de bénévoles. Mais l’Italie n’était pas prête à accueillir un flux migratoire si important. Il lui manquait les structures où conduire les réfugiés. Les écoles, les paroisses, les centres sociaux, devinrent lieux d’accueil2.

Cette attitude de la population des Pouilles est semblable à celle qui prévalait en Italie vis-à-vis des immigrés. Toutefois cet élan empreint de la culture chrétienne de la charité et de celle de la solidarité laïque s’est vite heurté à un substrat raciste latent en Italie3 avant même que la Lega – lombarda d’abord, Nord par la suite – le formalise en slogans électoraux plutôt frustes, contre terun, vucumprà, marocchini, albanesi, rumeni (liste non exhaustive).

La riposte de l’antiracisme s’est constituée autour de deux thèmes essentiellement, l’appel humanitaire et le raisonnement économique. Ce dernier consiste à rappeler l’apport indispensable des immigrés dans certains secteurs de l’économie italienne et est utilisé dans le film Cose dell’altro mondo, réalisé par Francesco Patierno en 2011. C’est le seul à ma connaissance :

De nos jours en Vénétie. Mariso Golfetto est un chef d’entreprise qui houspille sans arrêt ses salariés, immigrés et méridionaux, tout comme sa femme houspille le personnel de maison. Il intervient quotidiennement sur une chaîne de télévision locale d’où il harangue la population à coups de lieux communs et de slogans racistes. Et à force d’invoquer l’aide de Dieu pour libérer la Vénétie de tous les immigrés, le miracle survient : un beau matin ils ont disparu. Dans les classes des bancs restent vides, dans les rues les ordures s’entassent, les vieillards sont abandonnés à eux-mêmes, les usines sont en arrêt4.

Le thème humanitaire, souvent à connotation compassionnelle, a été en revanche largement utilisé par les cinéastes, sans grande influence sur le cours des choses, il faut bien l’admettre, mais avec quelques belles réussites artistiques. Je pense en particulier aux films qui rappellent non sans justesse comment l’Italie a été longtemps un pays d’émigration avant de devenir un pays d’immigration.

Au demeurant, les films italiens qui traitent de l’émigration sont extrêmement peu nombreux eu égard à l’importance du phénomène et aucun n’est une œuvre vraiment majeure. Cette parcimonie peut surprendre si on la compare à la quantité de films qui traitent de la migration interne du second après-guerre ou de l’immigration actuelle. Cela concerne beaucoup moins de monde, mais ce sont des phénomènes visibles qui modifient et marquent le paysage italien alors que l’émigration n’a laissé que du vide et une mémoire parfois honteuse. Il convient tout de même de citer quelques-uns de ces films qui sont exemplaires par la façon dont le thème est instrumentalisé.

Passaporto Rosso (Guido Brignone, 1935) et Emigrantes (Aldo Fabrizi, 1949) sont une sorte de chambre d’écho des politiques migratoires opposées de la période fasciste et de l’après-guerre. Le premier incite à l’attachement à l’Italie et au retour, le second, tout en ménageant la nostalgie, à trouver ailleurs une installation durable.

À la fin des années 1950 l’attention du cinéma italien se porte sur le boom économique. I magliari (Francesco Rosi, 1959) est un thriller qui annonce les futurs personnages de la comédie à l’italienne, une sorte de galop d’essai pour Alberto Sordi qui a le premier rôle. Cinq ans plus tard on retrouve deux autres comédiens fétiches du genre, Vittorio Gassman et Nino Manfredi, dans Il gaucho (Dino Risi, 1964) interprétant les cocus du boom économique, dans leurs registres propres, l’esbroufe pour le premier, la résignation mélancolique pour le second.

Nino Manfredi devient l’icône de l’immigré grâce à Pane e cioccolata (Franco Brusati, 1974). Son personnage qui tente par tous les moyens de s’opposer à une sorte de fatalité de la défaite est l’archétype même du personnage du vaincu pathétique des années 1970. Sacco e Vanzetti (Giuliano Montaldo, 1971) en est un autre exemple.

On le voit, le thème de l’émigration est constamment filtré par les impératifs idéologiques et esthétiques des époques de production et le réalisme n’y trouve pas toujours son compte. Je n’ai tenu compte dans ce bref corpus que des films montrant les émigrés dans les pays d’accueil. Tous comportent une série de stéréotypes caricaturaux et dégradants, la palme revenant à Bello, onesto, emigrato Australia sposerebbe compaesana illibata (Luigi Zampa, 1971). Mais les Italo-américains de Paolo Virzì (My name is Tanino, 2002) valent aussi leur pesant de clichés peu reluisants. Puis le thème de l’émigration disparaît pour être supplanté par celui de l’immigration

À ma connaissance deux films seulement arrivent à entrelacer émigration de jadis et immigration actuelle pour éveiller la conscience des Italiens et les préparer à l’accueil. En premier lieu, Lamerica (Gianni Amelio, 1994) :

En Albanie, après la chute du régime d’Enver Hoxha, Fiore et Gino, deux hommes d’affaires italiens, veulent acheter une usine. Mais il leur faut un référent local. Dans un ancien goulag, ils choisissent Spiro, un vieillard qui a perdu la raison. Fiore rentre en Italie. Spiro s’enfuit et Gino part à sa recherche. Lorsqu’il le retrouve il s’aperçoit que c’est un ancien soldat italien, Michele, qui est resté prisonnier et a perdu la raison. Il confond les époques et les pays. Gino, de son côté, se fait peu à peu dépouiller de tout ce qui le différencie des Albanais (voiture, passeport, argent…). Il est pris dans la vague des candidats au départ qui descendent vers la mer dans l’espoir de trouver un passage pour l’Italie. Gino et Michele se retrouvent sur un bateau qui vogue vers les côtes italiennes, pour Michele vers Lamerica5.

Gianni Amelio joue sur les deux personnages pour rendre homogènes deux moments historiques et deux humanités. Spiro-Michele, dans sa folie, confond les époques et voit dans ce qui l’entoure un bateau d’émigrants italiens de jadis. Gino perd peu à peu tous les attributs de son italianité et il finit par ressembler aux Albanais qui l’entourent.

Azzurro (Denis Rabaglia, 2000) joue sur un registre analogue :

Giuseppe est retraité, il a passé sa vie en Suisse alors que sa famille restait en Sicile. Carla, sa petite-fille est aveugle, elle pourrait être opérée et retrouver la vue. Mais l’argent manque. Giuseppe emmène Carla en Suisse dans l’espoir que son ancien patron qui lui avait promis de l’aider si le besoin s’en faisait sentir tiendrait sa promesse. Mais l’entreprise est fermée, ses locaux à l’abandon et l’ancien patron est sénile. Giuseppe perçoit alors la vanité de toute sa vie consacrée au travail et perd espoir. Il reconnaît sur un panneau publicitaire son ancien camarade Giorgio qui a fait fortune en ouvrant une chaîne de restaurants italiens. C’est lui qui paye l’opération de Carla6.

Dans Azzurro, Giuseppe accomplit un voyage mémoriel. Il retrouve les lieux où il a travaillé et la chambre qu’il partageait avec son camarade Giorgio. C’est aussi la réalité que découvrent ses enfants, partis à sa recherche, qui visitent les mêmes lieux et qui prennent conscience de ce qu’a dû endurer leur père lorsqu’ils étaient enfants. Tout cela prend un caractère très actuel lorsque, sollicité par la petite Carla, Giuseppe explique les raisons de son émigration. « Mais alors toi, tu étais comme un Albanais ! »7 C’est la conclusion logique et spontanée, sans mépris ni tristesse, à laquelle même une fillette de sept ans parvient.

Emanuele Crialese construit cette même proposition d’anamnèse non dans un film mais dans la totalité de son œuvre, quatre longs-métrages à ce jour : Once We Were Strangers (1997), Respiro (2002), Nuovomondo (2006), Terraferma (2011). Ce qui frappe de prime abord dans cette cinématographie, c’est son unité thématique qui conjugue l’altérité, le choc passé-présent et l’élément liquide.

Once We Were Strangers croise les histoires de deux immigrés, l’Italien Antonio et l’Indien Apu qui travaillent dans le même restaurant à New York. Apu joue la carte de l’intégration, de l’immersion dans la société américaine symbolisée par sa façon de s’habiller. Il retrouve son identité grâce à Devi, la fiancée que ses parents lui envoient d’Inde. Il en va différemment pour Antonio. Il refuse d’ajouter de l’ail aux pâtes à la carbonara d’un client irascible et perd son travail. Mais il gagne le cœur de la compagne du client qui avait pris son parti. Sans travail il est clandestin, il est découvert et renvoyé en Italie.

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Premier plan du film8

Antonio est traité de façon quasi visionnaire : la barque avec laquelle il accoste ne réapparaît plus dans le film, contrairement à la bicyclette qu’il emprunte aussitôt après avoir mis pied à terre. La mer elle-même ne réapparaît que beaucoup plus tard comme destination pour une brève escapade amoureuse (vraisemblablement à Atlantic city), alors qu’elle a dans les films suivants un rôle prépondérant, symboliquement aussi. À ce titre Respiro est exemplaire, il comporte par ailleurs des plans marins qui trouvent des correspondances dans Terraferma en particulier mais sur un registre beaucoup plus général dont l’évocation nous éloignerait du cadre dans lequel se situe cette étude. Je me bornerai donc à prendre en compte les deux derniers films de Crialese à ce jour, Nuovomondo et Terraferma.

Nuovomondo

Sicile, début du XXe siècle. Dans un coin perdu de la campagne sicilienne, vit une famille de paysans, les Mancuso, qui s’échinent sur le même lopin de terre depuis des générations. Ils mènent une existence en harmonie avec la nature et cohabitent avec les esprits de leurs défunts. La monotonie de leur vie quotidienne est interrompue par des récits du Nouveau Monde, de leurs habitants, et des innombrables richesses de cet Éden. Salvatore décide de vendre tous ses biens : sa terre, sa maison, son bétail, pour partir avec ses enfants et sa mère âgée mener une vie meilleure de l’autre côté de l’océan. Mais pour devenir citoyen du Nouveau Monde, il faut mourir et renaître un peu. Il faut abandonner les traditions séculaires et les vieilles croyances de sa terre, il faut être sain de corps et d’esprit, savoir obéir et jurer fidélité si l’on veut franchir « La Porte d’Or », « The Golden Door ». Il faut se muer en peu de temps d’homme ancien en homme moderne9.

Ce qui frappe d’abord dans Nuovomondo, c’est une grande proximité visuelle avec certaines séquences de Lamerica, ce qui ne signifie pas forcément que Crialese s’est inspiré du film d’Amelio, mais plutôt que tous deux ont puisé aux mêmes sources documentaires. C’est en premier lieu le contraste entre la quasi immobilité des rares personnages dans les lieux d’où l’on part et leur mise en mouvement qui les fait converger dans les foules dirigées vers la mer et le bateau. Mouvement de la montagne, d’un univers minéral, vers la mer, comme un fleuve impétueux qui se grossit au fur et à mesure de nouveaux affluents. Puis les spectateurs que nous sommes, et qui regardons de l’autre côté de la mer ou du temps, se trouvent pris d’un léger malaise face à la naïveté de ces migrants qui rend impossible tout phénomène d’identification. C’est que nous savons que les espoirs qui les animent seront déçus, ou, dans le meilleur des cas, qu’il leur faudra parcourir un véritable chemin de croix avant de parvenir à un semblant de bien-être et de stabilité. Les deux films débordent le cadre strict de la fiction pour interférer avec notre monde. C’est la longue séquence finale de regards caméra des Albanais souriants et confiants dans dernière séquence de Lamerica

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(www.dailymotion.com/.../x18dfca_lamerica-bande-annonce, page consultée le 4 août 2015)

… et par une mise en scène inversée, dans l’une des dernières séquences de Nuovomondo, la même fascination que le séjour forcé à Ellis Island exacerbe.

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Aveuglement, sans doute, dans la mesure où les Siciliens de Nuovomondo comme les Albanais de Lamerica sont victimes d’une propagande iconographique que les spectateurs que nous sommes savons illusoire. Les Albanais d’Amelio déduisaient des émissions de la télévision italienne un espoir chimérique sur la réalité qui les attend, ceux de Crialese sont victimes d’une propagande mystificatrice, jusqu’à l’hallucination qui les fait nager dans une mer de lait.

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À la fin du voyage, à Ellis Island, lorsque toutes les formalités d’entrée ont été réglées, c’est sur cette hallucination collective que le film s’achève : par un long panoramique vertical avec une vue en plongée progressive jusqu’à 90°, qui perd de vue les protagonistes (la famille Mancuso) en les faisant disparaître dans la masse, et dans le mouvement de l’histoire.

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Terraferma10, le film suivant, débute par une séquence sous-marine de près de 1’30, deux plans en fondu enchaîné. L’élément liquide lie les deux films par un contre-champ parfait, le mouvement inversé de la séquence finale de Nuovomondo. On passe de la plongée verticale finale de Nuovomondo à une contreplongée quasi verticale vers la surface de l’eau

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suivie d’un abaissement jusqu’à la quasi horizontalité sur le filet.

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Il s’agit d’une magnifique anadiplose qui relie stylistiquement d’abord les deux films mais dont la signification déborde la simple figure de style. Il faut en effet considérer qu’un tel déploiement de moyens ne se justifie que par un rôle symbolique : far venire a galla, far emergere, qui fonctionne aussi en français, remonter à la surface, émerger, affleurer, le registre sémantique de l’anamnèse, un jeu constant entre passé et présent, le dualisme structurant du film. Et plus généralement de l’œuvre cinématographique de Crialese. En effet, si le but était de signifier « pêche, pêcheur… », le plan qui suit, en surface, eût été suffisant.

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Dans Nuovomondo cette structure duale était implicite, elle mettait en jeu le mouvement sur l’écran, le passé avec ses ignorances, ses illusions, et le regard du spectateur, le présent avec la conscience de ces illusions, mais aussi son surcroît d’information. Dans Terraferma, en revanche, le regard du spectateur est appelé à considérer cette relation dans son contenu conflictuel et à souscrire (ou pas) à la solution que l’auteur propose :

Ernesto est un vieux pêcheur, l’un des rares qui restent sur cette petite île proche de la Sicile. L’un de ses fils est mort en mer, mais il continue son activité avec son petit-fils Filippo, malgré l’opposition de Giulietta, la veuve, qui voudrait vendre le bateau et partir sur le continent. En attendant, elle décide de louer sa maison pendant la saison touristique. Nino, son beau-frère la soutient. Selon lui la pêche c’est le passé, il a investi dans le tourisme, il a créé une paillotte sur la plage et il loue des chaises longues et des parasols. Les bateaux servent à promener les vacanciers. Un jour, en mer, Ernesto et Filippo croisent une barque de clandestins qui se jettent à l’eau pour atteindre leur bateau. Ils les recueillent, bien que ce soit interdit par la loi. Du coup leur bateau est séquestré et mis sous scellés. Ils accueillent néanmoins chez eux la jeune Sara qui est enceinte et presque à terme. Giulietta est effrayée. Héberger des clandestins tombe sous le coup de la loi. Filippo est pris en tenaille entre la peur et le respect de lois anciennes que son grand-père lui transmet. Finalement, il brise les scellés du bateau et conduit Sara et ses enfants sur le continent où elle doit retrouver son mari11.

Une épave qui flotte, c’est le signe présent d’un naufrage récent. Deux bateaux sont en jeu, celui qui est, où sont les sujets regardants et celui qui a été, et la compréhension de l’événement déborde l’image en une synecdoque tragique. L’horreur que devrait éprouver tout spectateur capable d’un minimum d’empathie est prise en compte à l’écran par Ernesto et Filippo.

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La relation entre le grand-père et le petit-fils met en jeu les binômes présent-passé, présence-absence, la réminiscence du fils d’Ernesto et père de Filippo mort en mer. De fait, la séquence suivante montre une cérémonie du souvenir, conduite par la veuve, sous l’œil vigilant du patriarche. Cette cérémonie a une double signification. Pour Giulietta, encore jeune, il s’agit de liquider l’héritage encombrant de son mari, pour Ernesto, en revanche, il s’agit de garder vivant le souvenir de son sacrifice.

On le voit, il y a un autre élément structurant du film, perpendiculaire du précédent. La transmission du savoir, du métier et des valeurs qui s’y rattachent suit l’axe vertical grand-père / petit-fils. La génération du milieu, la mère et l’oncle, souhaite l’abandon de l’activité traditionnelle (il y a une subvention importante pour détruire le bateau) au profit du tourisme et de la modernité. Ils cherchent à interrompre cette transmission, car l’enjeu est naturellement Filippo : l’amener dans leur camp signifierait marginaliser définitivement Ernesto et disqualifier son univers archaïque au profit de leur projet économique et éthique de modernisation de l’économie de l’île et de leur mode de vie.

Le film est son Bildungsroman, l’histoire de sa formation. Mais alors que Filippo semble adhérer au projet de sa mère, survient une rencontre en mer avec un bateau de clandestins.

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Le point de vue est frontal, depuis le bateau, et la ligne qui unit les deux embarcations illustre l’enseignement humanitaire qu’Ernesto transmet à Filippo : « Je n’ai jamais abandonné personne en mer »12. Mais la vieille tradition des marins se heurte à la loi qui vient couper perpendiculairement cet axe :

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Il est défendu d’approcher ces migrants et de les secourir : délit d’ « encouragement à l’immigration clandestine »13 Cette modernité heurte et désempare les pêcheurs de l’île qui voient s’écrouler leur système de valeurs : « Moi, mon père m’a enseigné que c’est une obligation de venir au secours des hommes en mer. Que devrais-je au contraire enseigner à mon fils ? Changer de cap s’il y a des noirs en mer? »14 Dans Terraferma l’île est l’interface entre nord et sud, avec la mer comme élément symbolique de cette dichotomie, lieu de loisir et synonyme de vacances pour les uns, de risque mortel pour les autres. L’image du final de Nuovomondo est inversée. Et le jeune Filippo est face à un choix, moral et de société.

Ce choix n’est pas immédiat. Une nuit Filippo emmène en barque une jeune touriste pour un bain de minuit. Mais la promenade sentimentale tourne au cauchemar. Des clandestins naufragés émergent de l’eau et de la nuit pour s’agripper au bateau. Filippo est saisi d’une peur panique et aussi instinctivement que violemment il essaie de les éloigner en les frappant avec une rame.

Culpabilité puis rédemption. Pris de remords le lendemain sur la plage où il travaille avec son oncle, Filippo d’instinct sent le besoin de plonger. On a alors un long panoramique sous-marin qui donne à voir les traces des naufrages, nouvelles métonymies de tragédies récentes. Pour Filippo c’est une sorte de baptême de la conscience, de parfaite assimilation de l’enseignement d’Ernesto. Du coup il devient acteur de sa propre histoire. Parmi les clandestins qu’ils avaient sauvés il y avait Sara, une femme enceinte avec un enfant. Ernesto avait imposé à Giulietta la violation de la loi, Sara a été cachée et a accouché chez eux. Filippo prend le relais et prolonge la révolte de son grand-père. Il brise les scellés du bateau et conduit Sara et ses enfants vers la terre ferme, elle doit aller retrouver son mari à Turin.

Le plan final est analogue dans son dispositif à celui de Nuovomondo : en plongée verticale on voit le bateau minuscule qui fend la mer, mais cette singularité du sujet distingue les deux films. Le mouvement des protagonistes de Nuovomondo les amenait dans une masse qui avançait comme aspirée par le mirage de l’Amérique. Ils suivaient les messages qui leur étaient dispensés, l’éloge de la modernité et surtout la mystification d’un bien-être facile. En cela, les immigrés clandestins qui arrivent sur les plages de l’île sont leurs alter ego. Mais comme on l’a vu, ils ne sont pas les protagonistes de cette histoire.

Pour l’instant, l’œuvre cinématographique d’Emanuele Crialese s’achève sur cette image qui constitue une sorte d’épanadiplose figurative en relation avec la séquence initiale de Once we were strangers. Les mêmes éléments entrent en jeu, l’eau comme élément premier et la terre ferme comme destination, un univers stable solide, contre l’élément liquide, de passage, de danger.

Toutefois, c’est bien évidemment entre Nuovomondo et Terraferma qu’il y a cohérence thématique et idéologique. L’histoire individuelle de la famille Mancuso venait s’intégrer au plus vaste mouvement migratoire et la perspective générale du film s’élargissait du particulier au général, jusqu’à la dernière séquence onirique qui les voit disparaître dans la masse. Effet inverse dans Terraferma où les traditions, les valeurs de la communauté des pêcheurs de l’île, s’actualisent dans la conscience d’un personnage unique, Filippo, qui prend seul la décision d’amener les clandestins vers le continent. Lorsque le cinéma italien aborde le thème de l’émigration, c’est le plus souvent pour en relater des événements tragiques et tenter d’éveiller les consciences par la représentation de l’horreur, à l’instar de Mediterranea (Jonas Carpignano, 2015) qui raconte les émeutes de Rosarno advenues en 2010. Terraferma ne s’inscrit pas dans cette veine réaliste. Même si les processus sociaux et psychologiques qui amènent au rejet de l’autre sont finement représentés, à travers le geste de Filippo c’est un monde souhaitable qui est représenté. Le cinéma, pas plus que les autres formes d’art, ne peut sans doute pas changer le monde, il peut le représenter tel qu’il est, mais il peut aussi dire comment il serait bon qu’il fût. C’est le parti pris de Crialese qui entend dénoncer certaines formes d’amnésie qui risquent d’anesthésier toute la société italienne et détruire les fondements de son identité.

Notes

1 « Era il 7 marzo del 1991 quando l'Italia scoprì di essere una terra promessa per migliaia di albanesi. Quel giorno arrivarono nel porto di Brindisi, a bordo di navi mercantili e di imbarcazioni di ogni tipo, 27 mila migranti. », in : Valeria Pini, la Repubblica, 06 marzo 2011, consultable à l’adresse : http://www.repubblica.it/solidarieta/immigrazione/2011/03/06/news/1991_il_primo_grande_esodo_dall_albania_verso_l_italia-13263392. Retour au texte

2 [«Quel marzo di 20 anni fa i pugliesi reagirono con grande umanità ad un evento che mise a dura prova istituzioni, forze dell'ordine e molti volontari. Ma l'Italia non era pronta ad accogliere un flusso migratorio così ampio. Mancavano le strutture dove portare i profughi. Scuole, parrocchie, centri sociali diventarono punti d'accoglienza.»] Retour au texte

3 On peut aisément remonter aux origines de l’unité italienne et du racisme envers les populations méridionales, puis dans les années 1930, avant même les lois raciales, envers les Éthiopiens. En cela l’Italie ne diffère pas des expressions communes à l’imaginaire occidental. Il suffit pour cela de se souvenir de la façon dont sont montrés les Africains par exemple dans la série de films de Tarzan, dans Tintin au Congo, ou encore sur la boîte de Banania. Retour au texte

4 Voir Synopsis du film cité. Retour au texte

5 Voir synopsis du film. Retour au texte

6 Voir synopsis du film. Retour au texte

7 « Ma allora tu eri come un albanese! », Retour au texte

8 www.youtube.com/watch?v=QJ1l1XhvHgc, image situé à la min. 00, 00, 51, page consultée le 14 mai 2015. Retour au texte

9 Voir synopsis du film. Retour au texte

10 Le film est entièrement disponible à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=R19t5mrZ2GM Retour au texte

11 Voir synopsis du film. Retour au texte

12 « Io non ho lasciato mai gente in mare ». Retour au texte

13 « favoreggiamento dell’immigrazione clandestina ». Retour au texte

14 « A me mio padre mi ha insegnato che è obbligo dare soccorso a mare. Invece a mio figlio che gli ho da insegnare, a cambiare rotta se ci sono dei neri a mare? » Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Oreste Sacchelli, « Migrants. Parcours de l’anamnèse dans l’œuvre cinématographique d’Emanuele Crialese », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, publié le 21 novembre 2017 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1507

Auteur

Oreste Sacchelli

Professeur, Université de Lorraine

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0