Introduction
Eduardo Mendoza, auteur catalan né à Barcelone en 1943, s’impose parmi les auteurs contemporains affirmés grâce à son premier roman publié en 1975 et intitulé La verdad sobre el caso Savolta. Le roman de Mendoza combine harmonieusement les procédés liés au roman historique et l’écriture policière qu’il exploite avec beaucoup de subtilité. Cette période correspond à la phase de consolidation de ce type d’écriture :
Il ne semble pas que la littérature policière espagnole ait été d’un grand intérêt avant l’irruption en 1974 de Manuel Vázquez Montalbán et de son détective privé barcelonais Pepe Carvalho. Dans leur sillage, s’est développé un roman noir espagnol dont les principaux représentants ont pour noms Juan Madrid, Andreu Martín ou González Ledesma (Baudou 2001 : 47).
Ce roman sera récompensé par un prix littéraire : premio de la Crítica. L’auteur réside alors aux États-Unis. Il s’est établi à New York en 1973. Il y résidera jusqu’en 1982, date de publication de son roman intitulé El laberinto de las aceitunas. Entre La verdad sobre el caso Savolta et El laberinto de las aceitunas, Eduardo Mendoza publie en 1979 le roman qui va retenir notre attention, El misterio de la cripta embrujada1. Les ressorts de l’écriture policière sont à nouveau réactivés par l’auteur qui ne se contente pas pour autant de reproduire un canevas préétabli. En effet, le travail d’adaptation et de réappropriation du genre est digne d’intérêt. Manuel Vázquez Montalbán considère que ce travail de réécriture est absolument incontournable :
Pero si en estos momentos, un escritor dijera: a partir de ahora voy a ser un escritor histórico, a partir de ahora voy a ser un autor policíaco, voy a escribir novelas de caballerías…, no lo podría hacer simplemente bajo una pauta mimética, tendría que introducir el factor de violación, violación del código y la aportación de lo singular (Vázquez Montalbán 1991 : 24)2.
C’est tout particulièrement le personnage de l’enquêteur qui contribue à cette grande singularité. En effet, le détective n’est nullement un professionnel. Il ne correspond ni au profil du policier de métier ni à la figure du détective privé. Il n’est rien d’autre qu’un marginal que l’on extirpe de son asile psychiatrique pour le charger de la basse besogne dans laquelle l’institution policière, incarnée dans le roman par le commissaire Flores, préfère ne pas se voir impliquée. La marginalité du personnage permet d’établir un lien privilégié avec la littérature picaresque dont le courant initial trouve sa source en 1554 sous la plume d’un auteur anonyme. La quatrième de couverture annonce au lecteur ce lien de parenté en ces termes : « El misterio de la cripta embrujada es a la vez una apasionante historia de crímenes y enigmas, una farsa burlesca y una sátira moral y social que tiene sus raíces últimas en la picaresca y en el modelo cervantino » (Mendoza 1985)3.
Après avoir analysé les procédés liés au genre policier, nous considérerons les mécanismes du processus d’adaptation opéré par Mendoza. Nous étudierons en quoi l’enquêteur peut être assimilé à un pícaro des temps modernes et quel intérêt peut présenter une telle démarche dans le contexte littéraire de cette fin de régime.
Le commissaire Flores contacte le détective occasionnel dans son asile à Barcelone pour lui confier un cas qui le dépasse. Une jeune fille de la bonne société catalane a disparu du pensionnat prestigieux où elle est scolarisée. Elle réapparaît quelque temps plus tard sans être capable de donner la moindre explication. Six ans auparavant, le commissaire était intervenu pour des faits identiques dans le même pensionnat. À l’époque, le père de la jeune fille disparue et réapparue avait exigé du policier qu’il abandonne son enquête. Face à cette histoire qui s’obstine à se répéter, le commissaire, accompagné d’une religieuse du pensionnat, obtient du docteur Sugrañes l’autorisation d’avoir recours aux services de l’enquêteur interné dont le nom ne nous est jamais révélé. Ensemble, ils lui font miroiter une possibilité de sortie anticipée en cas de succès.
1. L’écriture policière
1.1. La ville
La campagne londonienne de certaines aventures de Sherlock Holmes a progressivement cédé la place dans le roman policier à un espace urbain. Les alliances, les complots, les associations diverses supposent un brassage intense de personnages qui ne peut se produire de façon crédible qu’à l’intérieur de l’espace de la ville. La ville est l’espace de la multitude où les foules se croisent sans se prêter réellement attention. L’indifférence pèse de tout son poids et l’individu livré à lui-même ne se permet que rarement le luxe de s’intéresser à ce qui ne le touche pas de près. Cette indifférence inévitable favorise un anonymat appréciable pour qui a décidé de se consacrer à des activités illicites. « L’espace urbain comme tel est de moins en moins socialisé, au sens strict, il est de moins en moins un espace de rencontre des hommes » (Ledrut 1973 : 114). Le cadre spatial extrêmement large qu’offre la ville favorise la fuite, offre des caches multiples, permet aux poursuivis de semer les poursuivants. L’enquête en est ralentie et le dénouement retardé pour le plaisir du lecteur qui s’applique à mener sa propre investigation parfois sans en avoir pleinement conscience. Cet espace urbain présente, par ailleurs, la particularité d’être extrêmement cloisonné. Les zones résidentielles n’ont aucun point commun avec les zones industrielles ou les terrains vagues. Les quartiers affichent une identité bien déterminée qui renseigne déjà sur leurs occupants. Ce cloisonnement se transforme en atout lorsqu’il s’agit de brouiller les pistes. Le délinquant recherché n’attend pas que l’on vienne l’intercepter devant l’immeuble délabré qui l’a vu naître, mais l’enquêteur commence généralement par là. L’activité bouillonnante de la ville constitue une protection supplémentaire pour l’auteur d’un délit. La masse anonyme le cache involontairement. Rien de plus facile que de passer inaperçu dans une foule en mouvement : les grandes avenues, les parcs publics, les gares, les stations de métro sont autant d’espaces que le genre policier exploite abondamment. Le brassage social qui s’y effectue et l’activité économique qui lui est associée font aussi de la ville un espace plein d’espoir qui se transforme très vite en cauchemar pour la population venue s’y établir poussée par la misère. Les perspectives de réussite ne sont pas si nombreuses et cette population démunie peut très rapidement devenir la cible d’arnaques diverses. Elle peut, à son tour, faire des victimes en s’efforçant de survivre grâce aux petits trafics de toutes sortes.
La ville offre donc un cadre adapté et idéal à l’élaboration de la trame policière. Elle favorise en outre un ancrage appréciable dans le réel comme le souligne l’abondance de noms de rues, de quartiers ou de monuments intégrés dans les romans. Si l’enquête conduit le détective improvisé vers des espaces moins fréquentés comme La Pobla de l’Escorpi, ce n’est qu’exceptionnel et son séjour dans les alentours de la grande ville n’est que de courte durée. L’essentiel de l’enquête se déroule à Barcelone. Le pensionnat se situe dans le quartier de « San Gervasio » (Mendoza 1985 : 19), le personnage est expulsé du véhicule de police à hauteur de la fontaine de « Canaletas » (Mendoza 1985 : 29), au cours de ses déplacements l’enquêteur mentionne les rues « Tallers » (Mendoza 1985 : 55), « de la Cadena » (Mendoza 1985 : 63), « Reina Cristina Eugenia » (Mendoza 1985 : 71) :
Et le théâtre privilégié des aventures détectivesques reste Barcelone, même si Madrid a la part belle grâce à l’auteur du même nom. C’est que, de la même façon que la démocratie autorise la pesée critique des structures de pouvoir, c’est la concentration urbaine, produit du développement industriel, qui génère les formes les plus variées de délinquance […]. Riche d’une longue tradition de cité industrieuse et cosmopolite, habituée aussi de longue date à l’opposition politique régionaliste, de surcroît ville portuaire parmi les plus importantes d’Europe, Barcelone était prédestinée au rôle de décor noir, et elle fournit son label à bien des titres (Tyras 1989 : 91).
La multiplication des toponymes souligne le déplacement permanent d’un personnage qui enquête mais qui doit parallèlement se cacher. Les piétinements du début de l’enquête et l’apparition d’un cadavre dans la chambre d’hôtel du personnage provoquent la fureur du commissaire qui lui ordonne, par téléphone, de réintégrer l’asile. En décidant de mener l’enquête à terme pour démontrer ses aptitudes, le personnage jouit d’un double statut : il mène une enquête et devient parallèlement un individu recherché par les autorités. L’enquêteur ne représente donc pas l’institution policière et finit même par s’y opposer. Cette particularité du personnage de l’enquêteur constitue pour María José Giménez Micó un principe fondateur du roman noir (Giménez Micó 2000 : 71-72). En pareille situation, le métro est idéal à plus d’un titre. Le moyen de transport urbain permet de réaliser les déplacements nécessaires à l’investigation et de se fondre dans la foule :
La estación estaba concurrida, porque era la hora del cierre de los espectáculos, y no me costó colarme en el andén. En el primer tren que salió, me acomodé en un asiento de primera clase y traté de dormir. En Provenza subieron unos gamberros jovencitos y algo bebidos que empezaron a divertirse a mi costa. (…) Cuando se apearon en Tres Torres les había birlado un reloj de pulsera, dos bolígrafos y una cartera (Mendoza 1985 : 34)4.
L’épisode est essentiel. Il suggère l’existence d’une petite délinquance sans envergure, l’indifférence générale de l’ensemble des voyageurs face à l’agression perpétrée, la capacité de réaction de l’enquêteur capable de faire tourner la situation à son avantage. Le mini-larcin dont il est l’auteur le rapproche considérablement de ses ancêtres du Siècle d’Or. Contraint de subvenir à ses besoins, il fait flèche de tout bois sans pour autant déclencher la désapprobation du lecteur. Cette Barcelone effervescente ne se livre pas sans une sérieuse connaissance des lieux et des codes qui s’imposent dans certains quartiers. Le commissaire avait pris soin de rappeler à son associé temporaire que son travail d’enquête n’allait pas le conduire vers les quartiers huppés : « Necesitamos, por ello, una persona conocedora de los ambientes menos gratos de nuestra sociedad, cuyo nombre pueda ensuciarse sin perjuicio de nadie » (Mendoza 1985 : 26)5. L’immeuble où le conduit sa sœur Cándida en est un exemple parfait :
Nos adentramos en una de esas típicas calles del casco viejo de Barcelona tan llenas de sabor, a las que solo les falta techo para ser cloaca, y nos detuvimos frente a un inmueble renegrido y arruinado de cuyo portal salió una lagartija que mordisqueaba un escarabajo mientras se debatía en las fauces de un ratón que corría perseguido por un gato. Subimos las escaleras alumbrándonos con cerillas que extinguía al instante una corriente de aire frío y húmedo que se filtraba por los vidrios astillados de la claraboya (Mendoza 1985 : 47)6.
L’organisation de la description nous conduit par étapes de l’extérieur vers l’intérieur et du général au particulier : le vieux quartier, la rue qualifiée de typique −ce qui suggère que cet état de délabrement n’a rien d’exceptionnel−, la façade sombre et délabrée, la cage d’escalier sans électricité et dont les vitres sont cassées. Tout suggère la misère : la crasse, le froid, l’humidité, l’obscurité ainsi que cette scène rocambolesque de poursuite qui rappelle que chacun s’efforce de survivre comme il peut.
La nuit renforce l’impression de vétusté des bas-fonds dans lesquels le personnage n’hésite pas à pénétrer. Elle facilite, par ailleurs, les activités illicites dont la ville est le berceau : « D’une façon générale, les conspirateurs se réunissent le soir ; ils échafaudent des projets et ils ont l’impression qu’ils tiennent mieux à leur merci une ville qui dort » (Sansot 1971 : 156). Les disparitions suspectes des jeunes filles se produisent la nuit. La rencontre du personnage avec les voyous amateurs a lieu dans un métro de nuit. Le détective rejoint son premier contact −sa sœur Cándida− à la nuit tombée.
L’exploitation littéraire du thème de la prostitution est présente dans la littérature picaresque, bien que de façon discrète dans le Lazarillo. Les éléments relevés jusqu’ici −misère, quartiers délabrés, délinquance, vie nocturne− se conjuguent pour déboucher sur cette facette incontournable du monde urbain :
Eran un hervidero los alegres bares de putas del barrio Chino cuando alcancé mi meta : un tugurio apellidado Leashes American Bar, más comúnmente conocido por El Leches, sito en una esquina y sótano de la calle Robador y donde esperaba establecer mi primero y más fidedigno contacto… (Mendoza 1985 : 29-30)7.
La nuit, le grouillement humain (hervidero), l’aspect du local (tugurio), le nom de la rue (Robador) et la localisation du bar (sótano) transforment cet espace en un lieu infrahumain dont l’accès relève d’une descente en enfer.
1.2. Les tenants et les aboutissants de l’affaire
C’est cet espace urbain que l’enquêteur devra affronter afin de démêler une affaire pour le moins ardue. Le roman ne déroge pas à la tradition policière en intégrant très rapidement un exposé détaillé de l’affaire en cours. L’enquêteur est contacté et son intervention est sollicitée. Cette démarche de la part du commissaire assimile en apparence notre détective à un Sherlock Holmes contemporain à ceci près que le commissaire Flores ne montre aucun respect vis-à-vis de l’enquêteur et que le contact se fait dans un asile psychiatrique. Le chapitre 2 est consacré à l’exposé des faits : le rappel de la disparition, six ans auparavant, d’une jeune fille pensionnaire chez les sœurs lazaristes. L’attitude des parents, qui souhaitent que la police classe l’affaire, surprend plus que tout le commissaire Flores. La religieuse qui accompagne le commissaire confirme les faits. Enfin, le détective est sollicité parce que les mêmes événements viennent de se reproduire six ans plus tard. L’exposé méthodique du commissaire facilite un repérage temporel utile :
…en la mañana del 7 de abril de este año hace seis, o sea, de 1971, la persona encargada de verificar que todas las alumnas se habían levantado, aseado, peinado, vestido y aprestado a asistir al santo sacrificio de la misa percibió que una de aquéllas faltaba de las filas » (Mendoza 1985 : 19)8.
La formulation de la date n’est pas sans suggérer une volonté de parodier le langage parfois hermétique d’une institution qui ne se préoccupe pas spécialement de la qualité syntaxique des rapports qu’elle produit à tour de bras. Le commissaire ressent d’ailleurs le besoin d’éclaircir sa propre formule. Quoi qu’il en soit, la première disparition date de 1971 et l’enquête qui est sur le point de démarrer doit être située en 1977.
La structure du roman policier impose qu’à l’autre extrémité de la chaîne, en fin de parcours, figure un autre exposé, plus détaillé encore : « La base effective de l’histoire policière standard était, et a toujours été, que le meurtre sera éclairci, et que justice sera faite » (Chandler 1983 : 76). C’est donc sur la récapitulation des faits et sur l’exposé des clefs de l’énigme que devra se refermer le roman. C’est bien ce qui se produit dans El misterio de la cripta embrujada. Le dernier chapitre porte le titre : El misterio de la cripta resuelto et commence de la sorte :
Ya arracimados en el coche-patrulla y con rumbo a Barcelona, creí llegado el momento de aclarar los puntos oscuros que menudeaban en la cadena de los acontecimientos por mí vividos.
-Por supuesto −empecé diciendo−, lo que me dio la clave del enredo fue el relato de Mercedes (Mendoza 1985 : 171)9.
Entre l’exposé énigmatique des faits qui ouvre le roman et la solution élaborée après une enquête basée sur la réflexion, faisant mention de noms, de dates et de données concrètes, s’intercalent les démarches parfois incertaines de l’enquêteur :
Le récit classique place à l’initiale une victime, à la finale un coupable ; tout l’intervalle est occupé par la figure fascinante et centrale de l’enquêteur ou détective. Et l’on sait mieux aujourd’hui que ce trio mémorable est inséparable d’un étagement du texte romanesque sur deux histoires, histoire du crime et histoire de l’enquête, celle-ci recouvrant celle-là en s’employant à assurer son émergence (Dubois 1989 : 173).
Nombreux sont les éléments qui ancrent le récit dans la tradition policière. L’utilisation d’armes à feu : « …no menoscabó mi estima el hecho de que sacara un pistolón de la faltriquera y me encañonara con él al tiempo que se sentaba en la cama » (Mendoza 1985 : 39)10, l’apparition d’un cadavre apparemment sans lien avec l’investigation initiale : « De estos detalles y del hecho de que no respirara, inferí que estaba muerto » (Mendoza 1985 : 42)11, la présence inexpliquée d’individus non identifiés dans les moments les plus délicats : « Dos siluetas se recortaban en el recuadro de la ventana » (Mendoza 1985 : 45)12, la réapparition dans un lieu distant du cadavre abandonné antérieurement : « …nos encontramos cara a cara con el sueco, el propio sueco a quien yo había dejado durmiendo su postrero sueño en mi lecho… » (Mendoza 1985 : 48)13, les échanges musclés : « …momento éste que aproveché para darle un cabezazo en la nariz, de la que brotó inmediatamente un chorro de sangre… » (Mendoza 1985 : 51)14, les déplacements de corps enveloppés dans des draps : « …dos hombres salían del portal acarreando con delicadeza un bulto envuelto en una sábana blanca » (Mendoza 1985 : 136)15, les aveux de Mercedes concernant le pseudo-crime dont elle s’accuse : « Por asesinar a un tío » (Mendoza 1985 : 97)16.
Malgré ses antécédents psychiatriques, l’enquêteur a pleinement conscience du rôle qui lui est assigné et commente ses propres actes en ayant recours à la terminologie exacte de l’investigation. Les informations qu’il obtient de Mercedes ou du père de la seconde jeune fille disparue sont à ses yeux le fruit d’un interrogatoire mené en bonne et due forme : «…el interrogatorio astuto al que esperaba someterla » (Mendoza 1985 : 93)17 ; « …hasta que no hayan contestado ustedes a unas preguntas que yo, a mi vez, les haré (Mendoza 1985 : 139)18. Les notions de preuve, d’innocence ou de culpabilité guident constamment ses agissements : « Gracias a tu ayuda tengo ya la solución del caso que me ha traído aquí. Sólo me faltan algunos datos complementarios y la prueba de que lo que pienso es cierto. Si todo sale bien, esta noche habré demostrado tu inocencia… » (Mendoza 1985 : 121)19. Face au projet de fuite de Mercedes, il s’empresse de préciser les implications pour la jeune femme d’un tel comportement : « Esto es indicio de premeditación, guapa » (Mendoza 1985 : 131)20.
Les méthodes d’investigation et le lexique qui s’y rattache révèlent une maîtrise apparente de la situation. La perspicacité du personnage lui permettra de trouver le fin mot de l’affaire. Toutefois, ce personnage est particulièrement atypique et c’est à présent cet aspect qui va retenir notre attention.
2. Le personnage de l’enquêteur : entre roman policier et roman picaresque
Si les aspects relevés jusqu’à présent confirment que le roman relève effectivement d’un mode d’écriture policière, d’autres points révèlent une volonté d’adaptation de l’auteur. C’est précisément ce travail de réappropriation du genre policier qui confère au roman sa tonalité picaresque. Le personnage de l’enquêteur en est le vecteur principal.
2.1. Entre lucidité et démence
Le séjour de l’enquêteur dans un établissement psychiatrique semble constituer un obstacle de taille au bon déroulement de l’enquête. La remarque d’Auden peut se révéler éclairante de ce point de vue :
La tâche du détective consiste à restaurer l’état de grâce dans lequel l’esthétique et l’éthique ne formaient qu’un. Comme l’assassin qui a causé leur séparation est l’individu esthétiquement provocant, son adversaire, le détective, doit être soit le représentant officiel de l’éthique, soit un individu exceptionnel qui se trouve lui-même en état de grâce (Auden 1983 : 124-125).
Après tout, le dément relève à sa façon d’un état de grâce. Cette démence est perceptible dans un comportement qui frôle parfois les limites de l’animalité :
En circunstancias normales me habría abalanzado sobre la enfermera y habría intentado sobar con una mano las peras abultadas y jugosas que se rebelaban contra el níveo almidón de su uniforme y arrebatar con la otra la Pepsi-Cola, beber a gollete y, tal vez, prorrumpir en regüeldos de saciedad (Mendoza 1985 : 15-16)21.
La violence (abalanzar, arrebatar), le manque d’éducation (beber a gollete, regüeldos) et les attouchements que lui inspire la poitrine de l’infirmière (sobar) font donc partie de ce que le personnage considère être la normalité (circunstancias normales). C’est visiblement la présence de l’infirmière qui suscite de telles pulsions. La scène du train confirme le rapport complexe que le personnage établit avec la sexualité :
Mis sueños, a los que no era ajena Ilsa, la socióloga licenciosa, fueron tomando un cariz marcadamente erótico y culminaron en una incontrolable emisión seminal, para instrucción de los niños que en el vagón habían seguido con curiosidad científica las alteraciones y vicisitudes de mi organismo (Mendoza 1985 : 84)22.
Cependant, la précision avec laquelle procède l’enquêteur ainsi que les liens logiques qu’il sait établir entre les informations recueillies soulignent la lucidité, voire la perspicacité du détective. Il sait prendre les décisions les plus adaptées et touche très rapidement au but. Le rapport final dont il gratifie le commissaire Flores est le résultat de son travail efficace. Il finit par résoudre une affaire face à laquelle le commissaire lui-même, avec les moyens officiels dont il disposait, avait brillé par son incompétence. Il est vrai que « l’officier de police est généralement un personnage conventionnel fort peu individualisé ; au mieux, il est astucieux, appliqué et logique ; mais la plupart du temps, il manque d’imagination et d’intelligence. Dans ce cas, évidemment, il sert de faire-valoir à l’éclat de l’amateur » (Somerset Maugham 1983 : 148). Au contraire, le détective improvisé parvient à résoudre l’affaire alors qu’il ne dispose strictement d’aucun moyen : « ...no tenía amigos, dinero, alojamiento ni otra ropa que la puesta, un sucísimo y raído atuendo hospitalario… » (Mendoza 1985 : 29)23. La perspicacité du personnage reste sa meilleure arme. Cette qualité est complétée par de sérieux atouts qui ne sont pas étrangers au succès remporté. C’est un beau parleur et ses talents dans ce domaine lui permettent d’obtenir des informations que le commissaire n’aurait jamais été capable de soutirer. Il séduit par téléphone la mère de Mercedes et obtient ainsi une piste pour localiser celle qui fut l’amie de la première jeune fille disparue et qui deviendra sa source d’informations la plus précieuse : « Tiene usted una voz tan juvenil, una modulación tan cantarina… » (Mendoza 1985 : 82)24. Pensant que le jardinier du pensionnat peut lui apporter quelques compléments d’informations, il l’aborde en ces termes : « ¿Tengo por ventura el gusto de hablar con el jardinero de esta magnífica mansión ? (…) Soy en tal caso (…) afortunado, porque he venido de muy lejos a conocerle a usted » (Mendoza 1985 : 57)25. Même sa sœur Cándida qui connaît bien le personnage se laisse prendre à ce petit jeu malgré certaines réticences : « Estás más joven y guapa que nunca » (Mendoza 1985 : 31)26, « Tu sola imagen (…) es una incitación al desvarío » (Mendoza 1985 : 46)27, « ...eres un capullo de alhelí… » (Mendoza 1985 : 48)28. Ces flatteries pourraient s’interpréter comme la simple expression d’une complicité entre frère et sœur si le narrateur n’avait pas intégré à son récit un portrait de cette beauté fascinante :
Tenía (…) la frente convexa, los ojos muy chicos, con tendencia al estrabismo cuando algo la preocupaba, la nariz chata, porcina, la boca errática, ladeada, los dientes irregulares, prominentes y amarillos. De su cuerpo ni que hablar tiene… » (Mendoza 1985 : 30)29.
Cette aptitude à la tromperie intéressée fait du détective un véritable personnage picaresque digne des plus grands noms de la tradition littéraire. Cette aptitude est doublée d’une pratique de la débrouillardise élevée au rang d’art. La moindre inattention lui permet de faire main basse sur tout ce qui l’entoure : « …con la podadera que momentos antes le había arrebatado » (Mendoza 1985 : 60)30, « …me apropié de una botella de vino… » (Mendoza 1985 : 56)31, « …les había birlado un reloj de pulsera, dos bolígrafos y una cartera » (Mendoza 1985 : 34)32, « Durante el trayecto hojeé una revista que había sustraído del quiosco de la estación… » (Mendoza 1985 : 55)33, « Las sustraje [las quinientas pesatas] de la caja mientras ese bocazas fanfarroneaba » (Mendoza 1985 : 89)34. Ces aptitudes à faire pâlir de jalousie les pícaros classiques portent leurs fruits et permettent au détective de démêler l’affaire. Les petits problèmes d’intendance sont réglés naturellement grâce à l’attraction que les poubelles exercent sur l’enquêteur. Il y dégotte du matériel de camouflage : « …me encaminé a un callejón cercano a la calle Tallers en el que la clínica adyacente amontonaba sus basuras y donde esperaba encontrar, rebuscando entre éstas, algo que permitiera disfrazar mi identidad… » (Mendoza 1985 : 55)35, de quoi affronter les caprices de la météo : « En una papelera había una Vanguardia con la que me cubrí a modo de paraguas » (Mendoza 1985 : 35)36, et même de quoi se sustenter :
Como primera medida, decidí que debía comer algo (…). Busqué en las papeleras y alcorques circundantes y no me costó mucho dar con medio bocadillo (…) de frankfurt que algún paseante ahíto había arrojado y que deglutí con avidez, aunque estaba algo agrio de sabor y baboso de textura (Mendoza 1985 : 29)37.
L’ensemble de ces caractéristiques fait du personnage un digne descendant de ses ancêtres prestigieux.
2.2. Le réflexe généalogique
Afin que l’enquête révèle la vérité sur les faits et désigne les coupables à l’origine du mystère survenu à deux reprises dans le pensionnat, le portrait des parents de l’enquêteur n’est absolument pas nécessaire. Il ne correspond d’ailleurs en rien à la tradition de l’écriture policière :
… le Privé conteur est aussi peu loquace sur son passé que sur son présent, et singulièrement muet sur tout ce qui relève de la configuration ordinaire d’une vie : enfance, adolescence, famille, amis, etc. À peine peut-on glaner ici et là quelques éléments biographiques, trop incomplets pour permettre l’établissement d’une histoire personnelle propre à satisfaire nos curiosités. Il semble donc qu’une caractérisation −au sens anglais du terme− des plus sommaires soit une condition sine qua non de la constitution de l’identité du héros. La zone de mystère à laquelle le Privé ne nous donne pas accès peut s’étendre jusqu’à son nom (Le Pellec 1989 : 153).
Ce choix de présenter l’enquêteur par rapport à un cadre familial détaillé n’est pas une particularité du roman policier. Le procédé rappelle davantage le roman picaresque qui impose dès les premières lignes une présentation peu gratifiante des parents du personnage principal. Ce glissement vers la picaresque est facilité par la narration prise en charge par l’enquêteur lui-même :
Le roman de Privé emprunte en règle quasi-générale la narration à la première personne, ce qui a pour effet de donner au narrateur un statut de confident. Les aveux d’ordre intime prennent un relief accru du fait qu’ils s’expriment dans une structure d’énonciation où un Je s’adresse ouvertement à un Tu (Le Pellec 1989 : 151-152).
Le portrait de la sœur a déjà été relevé et nous a permis de commenter les talents de beau parleur du personnage. Il est presque naturel de constater que les malheurs de Cándida ne se limitent pas à son aspect physique pour le moins ingrat. La tonalité picaresque déjà signalée suggère rapidement que la sœur d’un tel personnage ne pouvait que se consacrer à la prostitution. Mais ce qui inscrit plus profondément encore ce cas familial dans une dimension purement picaresque, c’est que les premiers clients de la jeune fille furent recrutés par son propre frère :
El hecho de que faltara mamá y de que papá nos hubiera abandonado hizo que tanto mi hermana como yo tuviéramos que espabilarnos a muy temprana edad. Mi hermana, la pobre, nunca fue muy lista, por lo que tuve que ser yo quien velara por ella, quien le enseñara a ganar algún dinero y quien le proporcionara los primeros clientes, aunque ella contaba por entonces nueve años de edad y yo sólo cuatro (Mendoza 1985 : 121)38.
Le grossissement des traits tourne à la caricature comme le suggèrent l’activité de proxénète assumée à l’âge de quatre ans et le programme didactique qui permet de passer en très peu de mots et de temps de la protection à l’apprentissage et de l’apprentissage à la prostitution. Désormais, Cándida, la bien-nommée, est armée pour affronter la vie.
Le portrait des parents s’inscrit dans la même veine. L’activité professionnelle du père suggère que le personnage, à l’instar du père de Lázaro, plonge dans l’illégalité en fabriquant clandestinement des lavements artisanaux. L’échec du trafic familial causé par la concurrence pharmaceutique n’a jamais permis à la famille de sortir de la misère. L’absence de sentiments du chef de famille envers les enfants, son caractère coléreux ainsi que son penchant pour le jeu complètent le portrait de ce mutilé de guerre :
Mi padre era un hombre bueno e industrioso que mantenía a la familia fabricando lavativas con unas latas viejas de combustible muy en boga en aquel entonces por el uso extendido de un artilugio denominado petromax hoy suplantado con ventaja por la abundancia de energía eléctrica. Unos laboratorios farmacéuticos suizos […] dieron al traste con el negocio. Nunca fuimos ricos y los escasos ahorros que hubiéramos podido reunir los perdió papá apostando en las carreras de ladillas que se celebraban los sábados por la noche en la cantina del barrio. Por nosotros sentía un desapego posesivo; sus muestras de cariño eran sutiles: tuvieron que pasar muchísimos años para que las interpretásemos como tales; sus muestras de irritación, en cambio, eran inequívocas (Mendoza 1985 : 120)39.
La situation de misère humaine contraste fortement avec l’humour perceptible dans ces quelques lignes. Hombre bueno acquiert toute sa saveur à la lecture de ce qui suit et n’est pas sans rappeler le premier traité du Lazarillo. La cessation de l’activité frauduleuse et dangereuse est présentée comme un signe de l’acharnement du destin. Le développement du réseau électrique et le lobby pharmaceutique ont eu raison de ce petit artisan qui travaillait, pour ainsi dire, à l’ancienne. Les courses qui constituent une source d’endettement supplémentaire pour la famille ne sont pas des courses de chevaux mais de morpions. Enfin, la subtilité des manifestations d’affection du père se traduit par un oxymore significatif : desapego posesivo.
La mère fait preuve d’un sens des valeurs extrêmement personnel. L’association qu’elle établit entre « devenir quelqu’un » et « ne servir à rien » révèle le désenchantement du personnage qui évalue le niveau de réussite de ses enfants en fonction du degré de débrouillardise qu’elle perçoit en eux : « Siempre creyó que yo sería alguien ; siempre tuvo conciencia de que yo no valía para nada » (Mendoza 1985 : 120)40. L’emprisonnement du personnage, sa dépendance à la morphine, et sa tendance à la cleptomanie complètent ce tableau peu élogieux :
Mi hermana y yo visitábamos a mamá los domingos en el locutorio y le llevábamos a hurtadillas la morfina sin la cual no habría podido soportar con alegría el encierro. Había sido mi madre persona activa, trabajando muchos años como mujer de hacer faenas […] aunque los trabajos le duraban poco por su incontrolable afán de robar de las casas los objetos más visibles, tales cuales relojes de paredes, butacones y, una vez, un niño (Mendoza 1985 : 120)41.
Une fois de plus, la caricature et l’humour surgissent grâce au grossissement hyperbolique perceptible dans la liste d’objets dérobés, à l’alliance de mots incongrue alegría del encierro, à l’ambiguïté du substantif faena qui peut renvoyer à une activité illicite.
Il ressort de ce tour d’horizon que le personnage de l’enquêteur est issu d’un milieu familial qui explique en grande partie l’excentricité de son comportement et son internement en milieu psychiatrique. Cela implique par la même occasion que le milieu d’origine conditionne fortement le devenir de l’individu. Un bouleversement de taille se produit dans le roman. En effet, selon Mandel, « dans le roman policier classique, la bourgeoisie triomphante célèbre la victoire de sa raison sur les forces de l’ombre » (Mandel 1986 : 44). Pourtant dans le cas qui nous intéresse, le succès doit être attribué à un dément issu d’un milieu qui est loin d’être bourgeois. Enfin, cette reconstitution généalogique infamante fait du personnage de Mendoza un cousin germain de Lazarillo ou de Pablos.
3. Le brassage d’influences
3.1. L’influence cinématographique
Cette influence adopte essentiellement trois formes dans El misterio de la cripta embrujada. En premier lieu, certaines séquences invitent le lecteur familiarisé avec la production américaine de films ou de téléfilms à visualiser les faits rapportés par le narrateur. L’expédition menée par le personnage en fin d’enquête dans la mystérieuse crypte en est un exemple convaincant. L’éther qu’il inhale au fil de ses déplacements dans les galeries secrètes le conduit directement au délire. La situation devient confuse, il croit identifier en ce lieu des personnages qui n’ont aucune raison de se trouver réunis, ses jambes deviennent lourdes, il se déplace avec de plus en plus de difficulté et il entend des voix qui l’appellent. Il a pleinement conscience d’être victime d’une hallucination : « No te engañes, desgraciado, que todo esto es una alucinación. El corredor está lleno de éter. Ve con cuidado : es una alucinación » (Mendoza 1985 : 159)42.
Le lecteur imagine aisément la transposition filmique de la séquence rendue à grand renfort de surimpression, d’images tournées au ralenti ou volontairement brouillées et de distorsion de voix.
Les poursuites en voitures s’inscrivent dans la plus pure tradition des séries policières : « Procura no despegarte de él » (Mendoza 1985 : 133)43 ordonne l’enquêteur à son associée du moment, Mercedes. La promesse d’un généreux pourboire au chauffeur de taxi s’il réalise sa course dans des délais record n’est, en définitive, qu’une variante de la situation antérieure : « Paré un taxi y prometí al taxista una buena propina si llegábamos a la estación con tiempo para tomar el tren. Hicimos la mitad del trayecto por las aceras… » (Mendoza 1985 : 83)44.
La deuxième forme de manifestation de l’influence cinématographique consiste à intégrer dans le texte des noms de personnalités du septième art. La mère du détective est secrètement amoureuse de Clark Gable. Son manque d’entendement et son incapacité à prendre du recul par rapport à cette pulsion digne d’une adolescente la conduit à vouloir donner à son enfant le nom d’un titre de film où l’acteur interprète le premier rôle. Le client de Cándida, qui souhaite se débarrasser de ce frère encombrant dont l’aspect est effrayant, le compare avec mépris à Richard Burton. L’anglais approximatif dans lequel cherche à s’exprimer le détective y est certainement pour quelque chose : « − Cándida, me sister, big fart. No, no big fart : big fuck. Strong. Not expensive (…).− Cierra el pico Richard Burton » (Mendoza 1985 : 34)45.
Dans un registre plus local, la pauvre Cándida s’est naïvement laissé séduire sur la base d’une flatterie qui l’assimilait à une actrice de renom : « Alguien, dios sabe con qué fin, le había dicho a mi hermana, siendo ella adolescente, que se parecía a Juanita Reina. Ella, pobre, lo había creído y todavía ahora, treinta años más tarde, seguía viviendo aferrada a esa ilusión » (Mendoza 1985 : 30)46. Le portrait de Cándida dressé par le narrateur nous éloigne définitivement des charmes de l’actrice, chanteuse et danseuse sévillane dont la carrière fut couronnée de succès.
La troisième et dernière modalité d’infiltration de la culture filmique consiste à donner aux personnages l’occasion de commenter leur propre action par rapport au modèle de référence qui a inspiré leur initiative :
Saqué del zurrón un pañuelo (…) y me cubrí con él nariz y boca, anudándolo en la nuca y adquiriendo aspecto de malo de película del oeste » (Mendoza 1985 : 155)47, « Deséame suerte –dije como había oído decir en las películas » (Mendoza 1985 : 150)48, « Y cogiendo por el gollete una botella de vino vacía, la estrelló contra el mostrador de mármol, clavándose en la mano los cristales y sangrando con profusión. - ¡Mierda! –exclamó- En las películas siempre sale bien » (Mendoza 1985 : 147)49.
C’est que le modèle cinématographique s’adapte parfois mal aux situations plus concrètes qui prennent forme dans un contexte parfaitement repérable et qui nous éloigne des studios hollywoodiens.
3.2. Le repérage du contexte
Les deux cas de disparition qui déclenchent l’enquête se produisent à six ans d’intervalle et les explications confuses du commissaire Flores nous ont permis de dater les faits. La première disparition se produit en 1971 et la seconde en 1977. Aucune autre date précise n’est mentionnée dans le roman, mais ces données chronologiques se révèlent d’ores et déjà particulièrement précieuses. Le premier cas de disparition se produit au cours des dernières années du régime franquiste et le second deux ans après la mort du dictateur. Les deux années mentionnées contribuent à l’ancrage de la trame dans un contexte identifiable. Elles suggèrent surtout une phase de transition qui est en train de s’opérer dans le pays. Georges Tyras qualifie d’ailleurs le roman noir espagnol de « roman de la transition » (Tyras 1989 : 94). Cette rupture implique à la fois l’enthousiasme et la crainte. C’est ce qui conduit le commissaire Flores à qualifier l’époque où il avait suivi la première affaire de « era prepostfranquista » (Mendoza 1985 : 20). La juxtaposition de préfixes contradictoires traduit le doute qui s’empare du personnage témoin privilégié d’un relâchement notoire : « Con la celeridad que caracterizaba a las fuerzas del orden en la era prepostfranquista, me personé en el colegio… » (Mendoza 1985 : 20)50. Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient et un brin de nostalgie est perceptible dans la remarque du commissaire, même s’il admet avoir adapté son propre comportement aux circonstances.
Les mentalités évoluent, les changements sont perceptibles dans la vie quotidienne, le doute s’installe chez beaucoup, les vieilles valeurs s’effondrent. Le faux chauffeur de taxi, qui est en fait un agent de la police secrète, confie à l’enquêteur : « Veremos a ver ahora con las elecciones. Yo pienso votar a Felipe González » (Mendoza 1985 : 134)51.
Nombreuses sont dans le roman les manifestations de ce changement radical qui fait entrer le pays dans une ère nouvelle. Tout le monde exprime ses opinions face à ce contexte de grande mutation. Même le concierge aussi borgne que son hôtel se livre à un commentaire pseudo-scientifique pour justifier l’absence de clients. À aucun moment, il ne considère que si son établissement est vide c’est parce qu’il relève plus de la porcherie que d’une résidence pour touristes. Le changement est responsable de tout : « A mis protestas adujo que la inestabilidad política había mermado la avalancha turística y retraído la inversión privada de capital » (Mendoza 1985 : 37)52. Le jardinier du pensionnat ne jouit pas d’une situation privilégiée mais il ne se plaint pas de son sort car le contexte n’est pas particulièrement favorable : « Podría quejarme, pero no me quejo. Con tanto desempleo… » (Mendoza 1985 : 58)53. L’enquêteur sait parfaitement tirer parti de la situation. Pour obtenir des informations par téléphone, il prétend recueillir des données pour une nouvelle émission ayant pour titre « juventud y democracia » (Mendoza 1985 : 81). Lorsqu’il prend la fuite, poursuivi par la police, il a le réflexe de déclencher un mouvement de foule afin d’entraver la course de ses poursuivants :
¡Bravo por la CNT! ¡Aúpa Comisiones Obreras! A lo que respondieron los obreros izando el puño y profiriendo eslogans de análogo contenido. Esto provocó en los números, inadaptados aún a los cambios recientemente acaecidos en nuestro suelo, la reacción que yo había previsto y, al amparo del fragor de la batalla resultante, conseguí ponerme a salvo (Mendoza 1985 : 52)54.
Mais tous les personnages qui croisent la route de notre enquêteur ne partagent pas le même enthousiasme que ces ouvriers qui protègent sans le savoir notre enquêteur. Les bouleversements trop rapides inquiètent et font naître la nostalgie d’un passé perdu. Le père de la seconde jeune fille disparue est un parfait exemple de ces nostalgiques :
[…] mi señora se inclinaba por una escuela laica, progre y cara, yo era partidario de la tradicional enseñanza religiosa, que tan buenos frutos ha dado en España. No creo, por lo demás, que los cambios que recientemente han sobrevenido en nuestra sociedad sean duraderos. Tarde o temprano, los militares harán que todo vuelva a la normalidad (Mendoza 1985 : 142)55.
Ce personnage rêve d’un rétablissement des valeurs traditionnelles qui on fait leurs preuves et d’un retour à la normalité avec l’ouverture d’esprit que cela implique : « …y siendo mi señora mujer y yo hombre, tuvo ella que ceder, porque así es la ley natural » (Mendoza 1985 : 142)56.
3.3. L’influence satirique de la picaresque
Le Lazarillo de Tormes, également en prise sur le contexte social de son époque, offrait au lecteur une satire sociale qui prenait tout spécialement pour cible le clergé et la petite noblesse incarnée par le troisième maître du héros narrateur. Cette tendance se confirme dans le roman de Mendoza comme nous allons l’observer à présent. De façon générale, ce qui semble prévaloir par-dessus tout, dans la société telle qu’elle apparaît dans le roman, c’est le principe de l’influence. De la fonction d’un personnage et surtout du réseau de connaissances qu’il est en mesure de solliciter dépendent les décisions qui doivent être prises. La position sociale constitue donc un argument de poids et ce type de fonctionnement dénonce l’injustice sociale dont sont victimes les plus démunis. L’insistance de la famille de la première jeune fille disparue et l’arrogance avec laquelle elle exige du commissaire qu’il renonce à poursuivre son investigation ne s’interprète pas autrement : « Usted, me conminó el padre de la niña con una jactancia sólo atribuible a un lejano parentesco con Su Excelencia, ocúpese de sus cosas, que yo ya me ocuparé de las mías » (Mendoza 1985 : 22)57. C’est exactement ce même type d’influence qui peut contribuer à l’enrichissement personnel. Le commissaire qui se plaint de la mauvaise qualité du matériel fourni aux agents de l’administration dont il relève avance l’interprétation suivante : « Estas linternas que nos envían de Madrid no valen para nada. El pariente de algún ministro estará haciendo su agosto, seguro » (Mendoza 1985 : 166)58.
Ceux qui ne peuvent se targuer d’une quelconque influence en sont réduits à subir le système ou à inventer leur propre réseau d’influence. L’enquêteur, dépourvu de tout appui, de toute logistique, comprend parfaitement que tout discours intégrant une référence à une autorité reconnue et prononcée avec un minimum de fermeté est susceptible de produire l’effet escompté. C’est de la sorte qu’il procède afin d’intimider son contact téléphonique : « …a título confidencial le diré que el señor ministro de información y turismo, si aún se llama así tan alta instancia gubernamental, está muy interesado en este programa piloto»59. À l’autre bout de la ligne, la mère de Mercedes pense qu’elle ne peut laisser passer pareille occasion et en profite pour demander à son interlocuteur de solliciter le ministre en question afin d’obtenir pour sa fille une affectation plus proche de sa famille : « Quizá, si, como usted dice, el señor ministro está interesado, pudiera él interceder ante… quien proceda para poner fin a este alejamiento tan penoso » (Mendoza 1985 : 83)60. Ce pouvoir concédé aux apparences − symbolisées dans ce cas par la fausse identité adoptée par l’enquêteur − n’est pas sans rappeler le portrait caricatural de l’hidalgo de 1554 qui, sous un aspect enviable et recouvert du prestige que lui confère son titre, en est réduit à se laisser alimenter par son serviteur. Souvenons-nous que notre enquêteur si doué se nourrit occasionnellement des restes récoltés dans les poubelles.
Lorsque les apparences sont moins favorables et que les influences sont inexistantes, une dernière pratique vieille comme le monde peut encore permettre de se tirer d’affaire. La corruption reste une arme redoutable capable de stimuler diverses formes de collaboration. Ne pouvant justifier de son identité au moment où la police fait irruption chez Cándida, l’enquêteur est conscient qu’il ne se tirera pas de ce mauvais pas sans frais : « …estas mismas mil pesetas que ahora le entrego a usted, señor inspector, como prueba documental de cuanto aduzco » (Mendoza 1985 : 51)61. Les explications que vient de donner le personnage sont pour le moins scabreuses, mais celui-ci conserve un semblant d’espoir en suggérant au policier d’adopter l’équation suivante : billet = preuve. L’institution policière est l’une des cibles privilégiées de la satire élaborée dans le roman. La tentation de l’agent face à cette tentative de corruption en est un exemple. L’incapacité du commissaire Flores six ans auparavant en est un autre. Que la police recrute des collaborateurs occasionnels parmi les pensionnaires d’établissements psychiatriques n’inspire pas de respect particulier pour cette institution. La parole non tenue du commissaire qui, malgré le succès de l’enquêteur, veille à ce que ce dernier rejoigne sa cellule ne grandit pas davantage l’autorité policière, pas plus que l’agressivité avec laquelle agit cette dernière. La porte défoncée chez Cándida et l’irruption d’hommes armés menaçants (Mendoza 1985 : 49) illustrent bien cet aspect ainsi que le coup de pied administré à l’enquêteur en guise d’invitation à quitter le véhicule (Mendoza 1985 : 29). La violence verbale : « ¡Identificarse, cabrones! » (Mendoza 1985 : 49)62 ainsi qu’une correction très relative de la syntaxe : « ¡No moversus! ¡Quedáis ustedes detenidos! » (Mendoza 1985 : 49)63 viennent parachever le tout.
Après les forces de police, il n’est guère surprenant de constater que l’institution prise pour cible soit l’institution religieuse comme cela était déjà le cas dans le Lazarillo. Les disparitions ont eu lieu dans un pensionnat de religieuses et les autorités sont avant tout soucieuses du scandale que cela pourrait engendrer. Le risque de scandale est d’autant plus grand que le changement de contexte est moins favorable à l’institution religieuse. Les prêtres eux-mêmes ne sont plus les modèles de vertus qu’ils étaient officiellement. L’un d’entre eux, attiré par l’attroupement formé devant le domicile des Peraplana dont la fille vient de faire une tentative de suicide, explique à notre enquêteur : « Colgué los hábitos para casarme (…) después de diez años de sacerdocio. Entre lo que oí en el confesionario y lo que aprendí luego, no hay nada que yo no sepa » (Mendoza 1985 : 127)64.
Le personnage de la religieuse qui accompagne le commissaire lors de la prise de contact avec notre détective est particulièrement intéressant. Les humanistes contemporains de la publication du Lazarillo lui auraient certainement reproché ses pratiques routinières trop mécaniques pour être sincères. Alors qu’elle apporte un complément d’information au sujet des événements qui se sont produits dans son établissement, elle interrompt subitement son exposé pour se consacrer à la prière :
La monja estaba por contestar cuando unas campanadas le hicieron reparar en la hora.
- Son las doce (…) ¿Les importa si me recojo para rezar el ángelus?
Dijimos que no faltaría más. (…)
Se replegó sobre sí misma y musitó unas plegarias, acabadas las cuales, dijo : (Mendoza 1985 : 23)65.
Par ailleurs, le pensionnat s’est converti en une véritable entreprise. Le vœu de pauvreté n’est certainement pas la préoccupation première de la religieuse et de sa congrégation. La religieuse ne contredit en rien l’explication avancée par le commissaire :
El colegio de las madres lazaristas (…) está situado en una callejuela recoleta y pina de las que serpentean por el aristocrático barrio de San Gervasio (…) y se precia de reclutar a su alumnado entre las mejores familias de Barcelona ; todo ello con ánimo de lucro » (Mendoza 1985 : 19)66.
Les envolées lyriques du commissaire ne suffisent pas à masquer la froideur de cette dernière remarque. La religieuse confirme la tendance en saisissant au vol toutes les occasions susceptibles de déboucher sur une quelconque rentrée d’argent :
Pero sus protestas de nada sirvieron ante la determinación de los padres, que arguyeron a su favor la patria potestad que sobre su hija tenían y el monto de las contribuciones que anualmente hacían al colegio con motivo de la Navidad del Pobre, la quincena del Ropero y el Día del fundador, que, por cierto, es la semana que viene (Mendoza 1985 : 23)67.
En bon représentant de commerce, elle ne se déplace pas sans quelques produits à vendre : « …en la mañana del segundo día, y no sin que la noche anterior la comunidad hubiera impetrado un milagro de la virgen del Carmen, cuyos escapularios bendecidos, por cierto, llevo en el bolso, por si los desean comprar, las alumnas advirtieron… » (Mendoza 1985 : 24)68.
3.4. Le Lazarillo de Tormes comme hypotexte
L’élaboration d’une satire sociale en prise sur le contexte exploité dans le roman inscrit clairement El misterio de la cripta embrujada dans la lignée de la picaresque. Afin que le projet satirique de Mendoza soit parfaitement associé à la tonalité picaresque qu’il prétend réactiver, l’auteur prend soin d’intégrer au fil du texte un nombre appréciable d’indices qui déclenchent inévitablement chez le lecteur le souvenir des aventures du jeune Lázaro. Ce jeu intertextuel peut prendre appui sur un enchaînement de faits, sur un trait spécifique du personnage, sur une référence précise intégrée dans l’hypertexte, sur une allusion plus difficilement repérable, ou encore sur une simple impression de déjà vu que le lecteur devra détecter. Nous verrons qu’un simple mot, associé à un contexte déterminé, peut se révéler amplement suffisant pour susciter cette complicité avec le lecteur.
Certains traits relatifs à l’élaboration du personnage de l’enquêteur induisent ce rapport intertextuel. Le milieu modeste dont il est issu, ses antécédents familiaux, sa débrouillardise. Ces aspects ont déjà été relevés. Nous compléterons donc cette liste avec d’autres éléments qui, en apparence, ne relèvent que du détail. Ce sont pourtant des signaux précieux qui unissent le roman de Mendoza au texte anonyme de 1554. Les circonstances de la naissance de Lázaro, exposées dès les premières lignes de l’œuvre, établissaient un lien étroit entre le personnage et l’eau. Il se dit né dans le Tormès et cette particularité conditionne le personnage. Il naît dans le moulin des meuniers, ce qui constitue déjà un sérieux handicap social pour le personnage. Il naît la nuit alors que sa mère est en pleine activité illicite. Sa présence de nuit dans le moulin se justifie probablement par le rôle de complice qu’elle tient auprès de son époux. Enfin, l’identité de l’enfant en sera affectée :
Mi nascimiento fue dentro del río Tormes, por la cual causa tomé el sobrenombre ; y fue desta manera : mi padre, que Dios perdone, tenía cargo de proveer una molienda de una aceña que está ribera de aquel río, en la cual fue molinero más de quince años ; y estando mi madre una noche en la aceña, preñada de mí, tomóle el parto y parióme allí. De manera que con verdad me puedo decir nascido en el río (Anonyme 1987 : 14)69.
Ce rapport étroit que le nouveau-né établit avec l’eau peut être ressenti comme un détournement parodique de la naissance du personnage beaucoup plus prestigieux d’Amadis de Gaule : « Esto así fecho, puso la tabla encima tan junta y bien calafeteada, que agua ni otra cosa allí podría entrar, y tomándola en sus braços y abriendo la puerta, la puso en el río y dexóla ir » (Rodríguez de Montalvo 1991 : 247)70. La mise à l’eau de l’enfant dans ce cas permet de sauver le nouveau-né et lui offre, en quelque sorte, sa première aventure. Sa survie est déjà un signe de la grandeur du personnage et de la protection divine dont il bénéficie. Dans le cas de Lazarillo, le contact avec l’eau est accidentel et dénonce la présence suspecte de la mère dans le moulin en pleine nuit. L’écart est grand entre les deux situations et cet écart semble bien confirmer l’intention parodique de l’auteur anonyme. Lorsque Mendoza s’applique à parodier la parodie, le contact du nouveau-né avec l’eau donne naissance à un épisode des plus grotesques qui complète le tableau familial dans lequel évoluera l’enfant :
Cuando yo nací, mi madre […] incurría, como todas las madres de ella contemporáneas, en la liviandad de amar perdida e inútilmente, por cierto, a Clark Gable. El día de mi bautizo, e ignorante como era, se empeñó a media ceremonia en que tenía yo que llamarme Loquelvientosellevó, sugerencia ésta que indignó, no sin causa, al párroco que oficiaba los ritos. La discusión degeneró en trifulca y mi madrina, que necesitaba los dos brazos para pegar a su marido […] me dejó flotando en la pila bautismal, en cuyas aguas de fijo me habría ahogado… (Mendoza 1985 : 61)71.
Le vin joue un rôle primordial dans le Lazarillo. Il est le motif qui déclenche certaines aventures alors qu’il sert plusieurs de ses maîtres. Il constitue le fondement des prophéties de l’aveugle qui lui prédit un avenir heureux grâce au vin. Ce que Lazarillo considère être le summum de la réussite est une charge de crieur public : « …tengo cargo de pregonar los vinos que en esta ciudad se venden… » (Anonyme 1987 : 129)72. L’enquêteur de Mendoza sait que le vin est un instrument efficace pour accéder à la réussite. Il ne s’agit nullement, dans ce cas, de réussite sociale mais de la réussite de sa mission. C’est en offrant une bouteille de vin au jardinier du pensionnat que le personnage gagne rapidement la confiance de l’employé. Celui-ci procède même à l’éloge de ce nectar dans lequel le détective a pris soin de verser quelques échantillons de drogues prélevés sur le cadavre encombrant réapparu chez sa sœur :
Es curioso cómo el vino refresca la memoria y aguza los sentidos. Siento que todo mi ser palpita al unísono con estos árboles añosos. Ahora me conozco mejor. ¡Ah, qué experiencia recomendable! ¿No me daría otro trago, buen señor? » (Mendoza 1985 : 60)73.
En menant son enquête et en faisant la lumière sur l’énigme apparemment insoluble, le personnage pense donner la preuve de son aptitude et accéder ainsi à une possibilité de réinsertion sociale à laquelle il aspire avec force. La perspective de quitter définitivement l’établissement psychiatrique dans lequel il est placé le motive au plus haut point. Pourtant, malgré ses efforts et son succès, le personnage réintégrera ses quartiers dans la clinique. Il semblerait qu’un détail lui échappe. Il ignore visiblement que les possibilités d’évolution sont très limitées. Le roman picaresque dénonçait déjà l’immobilisme social. Le milieu social que l’individu intègre dès sa naissance le classe définitivement dans une communauté qu’il est particulièrement difficile d’abandonner. Le milieu familial est tout aussi déterminant et le commissaire se charge de le rappeler à notre personnage avec toute la clarté et la violence que cela implique : « Te vienes ahora mismo por las buenas o te hago traer esposado y te doy tratamiento de quinqui, que es lo que eres por herencia y por vocación » (Mendoza 1985 : 53)74. Si l’enquêteur pense pouvoir obtenir la liberté, il ne se fait strictement aucune illusion quant aux perspectives d’évolution sociale que lui offre la société. Il affirme lui-même :
De aquella etapa recuerdo que arrojaba con alegría el tiempo por la borda, en la esperanza de que el globo alzara vuelo y me llevara a un futuro mejor. Loco anhelo, pues siempre seremos lo que ya fuimos (Mendoza 1985 : 119)75.
Enfin, les choix lexicaux nous orientent une fois de plus vers le texte fondateur de la picaresque. Le commissaire se dit au courant des aventures du détective, aventures auxquelles il se réfère grâce au substantif andanzas (Mendoza 1985 : 167)76. Le doublet lexical peligros y trabajos (Mendoza 1985 : 29)77 introduit une tonalité archaïque caractéristique de la langue du Siècle d’Or. Les disparitions se produisent dans un pensionnat des mères lazaristes. Le portrait effrayant de la sœur du personnage est ponctué de la remarque suivante : « …lo que era en realidad : un coco » (Mendoza 1985 : 33)78. Le substantif n’est pas sans rappeler la réaction du demi-frère de Lazarillo effrayé par la couleur de peau de son père. L’affaire sur laquelle travaille le détective fournit une occasion supplémentaire d’établir un lien lexical entre les deux textes : « Yo he venido aquí a resolver un caso » (Mendoza 1985 : 161)79. Le coffre qui permet à Lazarillo de survivre chez son deuxième maître est tellement providentiel pour le jeune garçon qu’il le qualifie de paraíso panal (Anonyme 1987 : 56)80. L’enquêteur de Mendoza semble moins obnubilé par la faim que par les formes féminines qu’il croise sur son chemin. Il apprécie Mercedes, l’ancienne camarade de pensionnat de la première jeune fille disparue, pour l’aide précieuse qu’elle lui apporte mais également pour sa poitrine imposante qu’il désigne au moyen d’une image qui rappelle l’obsession de son ancêtre. C’est ainsi que le paraíso panal cède la place au melonar celestial (Mendoza 1985 : 159)81.
Conclusion
Le contexte dans lequel prend pied la fiction littéraire est clairement celui de la transition politique. La fin du régime totalitaire qui s’est imposé en Espagne pendant des décennies ouvre des perspectives nouvelles pour le pays. Tous les espoirs sont désormais permis mais les craintes face à l’inconnu s’emparent également d’une partie de la population. La démocratie ne comporte-t-elle pas une part considérable de risques ? La fin du régime ne conduira-t-elle pas aux excès les plus scandaleux ? L’ouverture sur l’extérieur ne risque-t-elle pas d’absorber l’identité espagnole ? C’est certainement ce qui conduit l’un des personnages interrogés par l’enquêteur à conclure sur une touche de nostalgie : « Con Franco vivíamos mejor » (Mendoza 1985 : 69)82. La nouveauté inquiète et la liberté, surtout lorsqu’on en a été privé si longtemps, donne le vertige. Face à ces inquiétudes liées au contexte, le véritable risque est en réalité celui du refus de saisir l’opportunité qui se présente pour prendre en marche le train de la modernité et de la démocratie. Le repli sur elle-même est une tentation qui menace l’Espagne de l’époque.
En adoptant le canevas du roman policier, Eduardo Mendoza joue la carte de l’ouverture en s’inscrivant dans la lignée des productions littéraires américaines. Il donne ainsi l’exemple et rassure en prouvant que l’identité nationale n’est nullement menacée. C’est ce qu’il démontre en espagnolisant le genre grâce à son personnage d’enquêteur qui s’impose comme le descendant direct des pícaros les plus prestigieux. En effet, quoi de plus espagnol que ces personnages du Siècle d’Or ? Toutefois, si la volonté de préserver une identité peut paraître légitime, l’obsession en la matière est dangereuse. En grossissant les traits au maximum, en caricaturant ce qui relevait déjà d’une certaine forme de caricature, il montre les limites qu’il convient de savoir imposer à ce type de préoccupation. Il prépare, par la même occasion, la voie à un genre hybride, caractéristique de sa volonté d’ouverture, en créant le roman policier picaresque. L’enquêteur interné reprendra du service en 1982 dans le troisième roman de Mendoza intitulé El laberinto de las aceitunas.