La plupart des nations européennes ont été confrontées, à un moment ou un autre de leur histoire, à la question de la démocratisation de la société. Cette étude propose d’analyser deux cas de passé traumatique : le passé allemand et le passé espagnol. Dans le cas de l'Allemagne postnazie / postcommuniste et dans l’Espagne postfranquiste, le traitement des résurgences du passé conflictuel est un enjeu primordial durant l’instauration d’un nouvel ordre national pacifié. Le passage de la dictature à la démocratie implique non seulement un travail de construction, mais aussi une réflexion – individuelle et collective – sur la déconstruction et la reconstruction du passé. Dans un contexte de rupture ou de transition politique, la thématique de la mémoire nationale est d'autant plus centrale qu'elle concerne l'ensemble de la population. Tous âges et milieux confondus, les fractures fratricides scindent les familles, déchirent les communautés et peuvent opposer non seulement victimes et responsables, mais aussi acteurs politiques et témoins d'époque. La recherche de vérité et de justice, le désir de réhabilitation ou de réconciliation représentent des défis complexes et souvent contradictoires, voire incompatibles. Ainsi, l'aspiration à l'amnistie des uns se heurte à la revendication du droit à réparation et du devoir de mémoire des autres. Par conséquent, les décisionnaires doivent se positionner, trancher, servir d'intermédiaire ; ils doivent aussi élaborer des stratégies à court, à moyen et à long terme. Force est de constater que le processus de démocratisation est une quête morale et identitaire dont la portée dépasse largement les cadres administratif et juridique qui lui servent néanmoins de base.
En Allemagne, l'importation du modèle occidental a considérablement accéléré le redressement politique et économique des deux États bénéficiaires : d'abord l'intégration européenne de la République fédérale d'Allemagne (des années 1950 à 1980) et, par la suite l'adhésion et l'adaptation de l'ancienne République démocratique allemande à la RFA (des années 1990 et 2000). Dans les deux cas, la notion de « re/construction » (Wieder/Aufbau) a permis d'aborder la reconversion vers une nouvelle normalité, parfaitement inédite, sous un angle pragmatique : celui de la re/mise à niveau et du retour à une prétendue réalité préexistante. En Espagne, durant de nombreuses années, l’historiographie de la Transition Démocratique (1975-1982) a mis l’accent sur le climat de consensus et sur le mythe de la transition pacifiée rendue possible grâce au pacte d'oubli, un pacte du silence comme élément central des négociations entre des forces antagonistes. Depuis les années 1990, de nouvelles lectures, plus critiques, sont faites sur cette volonté d’oublier les conflits qui avaient opposé naguère ceux qu’on appelait « les vainqueurs » et « les vaincus » (Demange 2010).
Nous proposons de mener une étude de cas parallèle de deux réalités historiques différentes, celle de l’Allemagne et celle de l’Espagne. Deux réalités historiques qui ont néanmoins en commun une charge traumatique de leur passé, inscrite au cœur de leurs mémoires collectives et individuelles. C’est dans le sillon des études menées sur la mémoire collective et individuelle (Halwachs, Nora) que nous inscrivons notre analyse sur la base d'un double corpus documentaire de ressources numériques (fichiers audiovisuels, images, textes), nous allons effectuer une analyse de contenu visant à élucider le caractère et les spécificités du travail de mémoire et de construction identitaire mené dans les deux pays. L'exemple de ces deux démocraties post-totalitaires nous amènera à observer, dans un cas et dans l’autre, comment la problématique de la mémoire d'un passé conflictuel et douloureux a été traitée par le pouvoir politique et de jeter un éclairage sur les choix opérés et les voies d’accès à la gestion d’un passé douloureux. Notre approche sera celle de deux auteurs civilisationnistes, l’un germaniste et l’autre hispaniste, qui ont choisi de travailler en binôme pour pouvoir appliquer le double principe de la transdisciplinarité (études de l’histoire, de la politique, de la culture et de la société d’un ou de plusieurs pays) et du regard croisé (entre deux champs scientifiques comparables et néanmoins très peu connectés).
Cette confrontation obligatoire au passé, au présent et à l'avenir sera examinée à partir de trois champs représentatifs : les archives, les symboles et la législation. Ainsi, dans une première partie, nous nous interrogerons sur le traitement institutionnel d'un héritage sensible, à savoir les archives produites sous les régimes déchus ainsi que sur la place qui est accordée aux personnes (droit à l'oubli vs. droit de savoir) et aux données (conservation, accès, transmission vs. protection, limites, destruction). Dans une deuxième partie, nous observerons l'évolution des symboles, afin de comprendre comment les traces du passé s'effacent de l’espace public pour laisser place à une nouvelle réalité en marche. C’est ainsi que de nombreux termes, objets et monuments disparaissent, ou que des rues, écoles, organismes sont rebaptisés. Enfin, nous nous intéresserons à la question de la justice transitionnelle, c'est-à-dire aux dispositifs mis en place pour gérer le passage de la dictature (État de non-droit) à la démocratie (État de droit). Les questions qui se posent sont multiples. Les crimes : sanctionner ou pardonner ? Les responsabilités : refouler ou rappeler ? Les coupables et les collaborateurs : inclure ou exclure ? Les victimes : dédommager ou ignorer ? Les réponses – ou non réponses – apportées nous aideront à mieux comprendre la nature et l'objectif des discours officiels, censés forger une identité nationale à la fois « nouvelle » et « meilleure ».
1. Les archives : gérer les preuves
1.1 La gestion des preuves en Allemagne (1945-90)
Dans l'Allemagne de l'après-guerre, tout comme en Autriche, la gestion du passé national-socialiste est prise en main par les quatre forces alliées qui souhaitent procéder à la dénazification du pays. Pour les trois zones occidentales, le problème du traitement des traces écrites est considéré comme moins prioritaire que celui du soutien à la reconstruction matérielle et immatérielle. Sur le plan économique, le lancement du plan Marshall vise à améliorer les conditions de vie de la population européenne. Il débouche, pour la RFA, sur un redémarrage impressionnant qui sera qualifié de « miracle économique ». Au niveau politique, l'intégration au sein de l'Europe occidentale a pour objectif d'enclencher une démocratisation idéalement irréversible. Ce processus de rééducation est censé clore le chapitre du national-socialisme et servir de contre-modèle au communisme qui, tout au long de la guerre froide, est perçu comme une menace directe. Le renoncement à la neutralité en faveur du réarmement en est d'ailleurs l'une des conséquences les plus controversées. Dans la zone soviétique, en revanche, l'heure est au démantèlement et à la transformation profonde de la société. La restructuration économique et la réorganisation politique s'appuient sur une mise au pas idéologique, c'est-à-dire l'alignement des dirigeants sur les exigences de Moscou. A l'exception de l'armée, la dénazification est cependant menée avec beaucoup plus de détermination et d’efficacité que dans les zones américaine, britannique et française (Benz 2005 : URL)1.
Suite à la création des deux États allemands en 1949, les gouvernements de Bonn et de Berlin-Est prennent le relais, en respectant les attentes et les consignes de leurs alliés respectifs. Par conséquent, la question des archives est à la fois traitée globalement, avec la dénazification comme objectif commun, et séparément, parce que la division en quatre zones, puis en deux pays implique des choix différents de mise en pratique. A titre d'exemple, le Berlin Document Center des Américains, intégré en 1994 aux archives fédérales de la RFA (Bundesarchiv) est une collection de documents confisqués à la fin de la guerre. Il comprend entre autres le fichier central des membres de la NSDAP et des documents concernant la SS, la SA, des personnes déplacées et la Chambre de la culture du Reich (Reichskulturkammer) (Bundesarchiv : URL). L'hétérogénéité des supports et de leurs origines est représentative du traitement sélectif d'après-guerre qui s'inscrit dans le cadre de processus bureaucratiques ciblés et limités dans le temps (vérification, préparation de procès et de procédures judiciaires). En Allemagne de l'Ouest, la politique des preuves à décharge (« Persilscheine ») et la réembauche de tous les fonctionnaires non responsables principaux ou secondaires en 1951 équivalent à une amnistie générale qui met un terme à la dénazification (HDG : URL).
Par la suite, les archives du Troisième Reich servent principalement à la recherche de personnes (criminels de guerre, personnes portées disparues, soldats pères d'enfants à l'étranger). Parmi les nombreuses associations qui se chargent de ces enquêtes, certaines sont prestigieuses, telle la Croix Rouge allemande ou le Service pour l’entretien des sépultures militaires allemandes (SESMA), d'autres plus modestes et confidentielles, comme l'association pour l'élucidation de crimes nationaux-socialistes à Ludwigsburg ou les initiatives de quartier, par exemple sur la vie juive d'avant-guerre. On peut aussi citer les associations d'enfants de la guerre, qui sont des initiatives plutôt récentes, portées par des représentants de la deuxième et troisième génération, en quête d'identité et de reconnaissance. Un autre exemple intéressant sont les archives documentaires de la résistance autrichienne à Vienne qui proposent un site internet dédié non seulement aux victimes du nazisme autrichien, mais aussi à ceux du franquisme ainsi qu'à l'extrémisme de droite depuis 19982. Depuis la fin de la guerre froide, les projets transfrontaliers – notamment entre pays voisins – et les approches transversales se multiplient. En Allemagne, ce travail de formation politique est conjointement assuré par l'État, par les régions, par les Églises et par la société civile. Il porte sur le passé (transmission, travail de mémoire), sur le présent (citoyenneté, démocratie, paix) et sur l'avenir (réconciliation, entente entre les peuples).
1.2 La gestion des preuves en Espagne
La thématique de la mémoire collective, telle qu’elle est traitée dans l’Espagne actuelle, au sens que lui donne Maurice Halbwachs (Halbwachs 1997) demeure une question sensible et témoigne, encore de nos jours, du passé traumatique de l’Espagne postfranquiste. Si les nécessités de la construction démocratique de l’Espagne de la Transition et la tout autant impérieuse nécessité d’une réconciliation nationale, au sortir de la dictature franquiste, ont conduit à l’amnésie et l’amnistie générale, les traumatismes de la guerre civile et des années de dictature ressurgissent aujourd’hui dans une Espagne confrontée à une crise plurielle. Les actions, les débats, les témoignages, les associations pour la récupération de la mémoire historique s’imposent au cœur de l’espace public, et de nombreux Espagnols sont en attente d’éclairages sur les zones d’ombre de leur passé et des destins, souvent tragiques, de leurs parents et grands-parents3. Les problématiques liées à la gestion de ce patrimoine mémoriel reposent en partie sur les relations entre mémoire individuelle et mémoire collective (Ricœur 2000). Elles s’appuient d’une part sur l’organisation et l’accès aux archives de la guerre civile et de la dictature et d’autre part sur la délicate question de la prise en charge des fosses communes. Des fosses communes à l’intérieur desquelles les victimes du franquisme ont été enterrées et restent, de fait, dans l’anonymat et dans le néant mémoriel.
Les Archives Générales de la Guerre civile (qui dépendront à partir de 1979 du Ministère de la Culture)4, devenues en 2007 le Centre de Documentation de la Mémoire Historique, situé à Salamanque, est d’abord, pendant la guerre civile puis au cours de la période de la dictature, le lieu de la récupération systématique de toute la masse documentaire pouvant servir à condamner les opposants au régime. Pendant près de quarante ans, s’accumule une abondante documentation dans la seule intention de mettre en place et de justifier la répression qui s’ensuivra. Dès la Transition Démocratique, ce lieu de récupération deviendra un centre d’archives non seulement pour les chercheurs mais également pour tous ceux qui souhaiteraient exhumer la mémoire ou une trace de leurs proches.
Par sa nature et par son origine, le fond d’archives déposé à Salamanque est actuellement la plus importante source de documentation sur la guerre civile et sur la période de la dictature franquiste. Son changement de nom en 20075 témoigne de l’enjeu majeur qu’il représente dans la gestion de la mémoire historique espagnole. La fonction originelle de ce fond d’archives était de rassembler à Salamanque toute une documentation dans un objectif de répression systématique. Il s’agissait de réunir toutes les informations sur le camp opposé aux nationalistes. Dans cette optique, des millions de fiches et de dossiers individuels ont été rédigés. A mesure que les régions tombaient dans le camp nationaliste, toutes sortes de documents étaient confisqués aux organisations politiques républicaines, aux syndicats ou aux organisations telles que la franc-maçonnerie avant d’être transférés vers Salamanque (Diez de los Rios 1985 ; Jaramillo Guerreira 1995). L’organisation de ce centre n’avait alors rien d’un fond d’archives, mais tenait plutôt lieu de centre de renseignement pour la répression. Ainsi, le fond réunit de la documentation confisquée mais également une masse importante de preuves de la répression franquiste.
Il représente aujourd’hui un lieu incontournable pour les historiens de la période contemporaine tout en contribuant à la mémoire vive de la répression franquiste (Guereña 2011). La finalité de ce Centre de Documentation est de réunir tous les fonds documentaires, les témoignages oraux et écrits de la période qui couvre les années 1936 à 1978. Aujourd’hui, il s’inscrit dans la démarche de récupération de la mémoire historique étant donné qu’il s’adresse « aux intéressés, aux chercheurs et à tous les citoyens afin de donner à connaître et à diffuser l’histoire récente de l’Espagne »6. Au-delà de la finalité scientifique et éducative, il s’agit aussi de contribuer à « la réparation de la mémoire et à l’aide aux victimes de la répression »7 en localisant les informations nécessaires.
La ‘vague mémorielle’ qui traverse actuellement l’Espagne fait également émerger des initiatives parallèles aux organisations institutionnelles mentionnées auparavant. Ces initiatives traduisent indubitablement la demande de plus en plus forte de la part de la société civile de se confronter à un passé longtemps occulté au nom de la réconciliation nationale et de la construction démocratique. Comme pour mettre en lumière toutes les zones d’ombre du passé espagnol récent, les médias jouent un rôle essentiel dans la prise de conscience nationale du passé traumatique (Molina Rodriguez Navas 2012). De nombreux programmes de télévision, émissions, reportages (Solanilla-Demestre 2012) rencontrent un très large public et participent ainsi au processus mémoriel dans lequel l’Espagne s’est engagée depuis les années 2000. Il convient par ailleurs de mentionner l’existence sur Internet de nombreux espaces de ‘récupération de la mémoire historique’, c’est-à-dire de sites web, blogs, forums, pages sur les réseaux sociaux8 qui rendent compte de l’ampleur de la demande de mémoire au sein de la société espagnole.
1.3 La gestion des preuves en Allemagne (depuis 1990)
Contrairement à d'autres nations en voie de transformation, le dénominateur commun entre les deux Allemagnes est l'absence d'une phase de gestion et de justice transitionnelle. Des deux côtés, la situation de départ est simple et peu prometteuse pour la population et pour les politiques allemands : le périmètre d'action se révèle restreint et la marge de manœuvre reste extrêmement limitée pendant les décennies à venir. Autrement dit, le développement de la RFA et de la RDA n'est ni plus ni moins que le résultat direct de l'issue de la guerre et des phases qui s'ensuivent : l'occupation, la division, l'importation de deux modèles de référence antagonistes et la mise sous contrôle durable. Ainsi émergent deux sociétés totalement différentes : l'une placée sous le signe de la loi fondamentale (Grundgesetz, la Constitution ouest-allemande), du parlementarisme et de l'économie sociale de marché, l'autre sous la surveillance du Parti socialiste unifié d'Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, SED), du Ministère de la Sécurité d'État (Ministerium für Staatssicherheit, MfS, dit la Stasi) et de l'économie planifiée. La mise sous tutelle se prolonge pendant quarante-cinq ans, jusqu'à la réunification en 1990 qui apporte, tardivement, la démocratie aux Allemands de l'Est ainsi que le retour à la souveraineté nationale à tous les Allemands.
Dans l'Allemagne réunifiée, la gestion de la mémoire s'avère d'autant plus complexe que les deux États avaient développé des cultures du souvenir diamétralement opposées. Les sentiments de culpabilité et de honte, dans un premier temps refoulés de part et d'autre, s'expriment par la suite beaucoup plus ouvertement à l'Ouest, qui assume ses responsabilités envers les victimes du nazisme, qu'à l'Est, qui les nie en bloc et en détail. Même si le rejet du national-socialisme représente a priori un dénominateur commun, les interprétations politiques et historiographiques divergent énormément. En RFA, ce rejet englobe toute forme de totalitarisme, incluant aussi les régimes communistes, tandis que les dirigeants de la RDA se disent ‘démocratiques’, par opposition aux systèmes fascistes, dont les pays occidentaux seraient les héritiers directs.
Depuis la réunification, la tâche nationale que représente la ‘Vergangenheitsbewältigung’ (maîtrise du / confrontation au passé) s'est donc dédoublée, incluant désormais les totalitarismes national-socialiste et communiste. Or, ce terme précis, dans toute sa complexité sincère et solennelle, continue à désigner le regard porté sur le passé national-socialiste. Pour la gestion du passé communiste, on parle surtout de ‘Aufarbeitung der DDR-Vergangenheit’ (le traitement / la mise à plat / l'analyse critique du passé de la RDA). Des problèmes financiers ou écologiques datant de l'époque socialiste sont considérés comme des ‘DDR-Altlasten’ (reliquats / charges hérité(e)s du passé). Tous ces termes volontairement techniques et, à première vue plutôt neutres, ne sont en réalité pas dépourvus de connotations négatives, parce qu'ils font penser, entre autres, au traitement des déchets et des résidus toxiques.
La problématique du traitement des archives, des personnes concernées – responsables et victimes – et de leurs intérêts divergents se trouve au cœur des préoccupations des dirigeants de l'Allemagne réunifiée. Le sauvetage des archives du ministère de la Sécurité d'État par une foule de citoyens est-allemands désireux d'empêcher les services secrets de détruire l’ensemble des dossiers, avait été l'un des moments clé de la révolution pacifique. Suite à cette occupation de la centrale de la Stasi, action intervenue le 15 janvier 1990 (BPB 2005 : URL), il importe de trouver une solution pour concilier les revendications des anciens collaborateurs (demande de protection et de discrétion) et celles des anciennes victimes de persécution (demande de reconnaissance et de réparation). L'adoption d'une loi sur les archives de la Stasi en 1991 (BstU / StUG 1991-2013 : URL) permet la création d'une institution en charge de leur traitement, appelée dans un premier temps ‘autorité Gauck’ (Gauck-Behörde), du nom de son premier directeur, Joachim Gauck (1990-2000) qui est suivi par Marianne Birthler (2000-11) et par Roland Jahn (depuis 2011) (BstU : URL). L'administration dispose aussi d'antennes régionales et d'un service pour la reconstitution de documents endommagés. Pour la première fois dans l'histoire, des citoyens auparavant surveillés et espionnés peuvent demander la consultation de leurs dossiers personnels. Entre 1992 et 2013, 6.876.003 demandes de renseignement, de consultation et de restitution ont été déposées par des citoyens, agents des services publics, journalistes et chercheurs (BstU / chiffres : URL). Malgré des critiques et certains incidents, par exemple la découverte de la présence d'anciens « IM » (inoffizielle Mitarbeiter, collaborateurs non officiels) au sein de l'institution, le travail effectué est généralement considéré comme exemplaire. Néanmoins, le directeur actuel n'exclut plus une fermeture à moyen terme, à condition de garantir l'accès aux archives (Kellerhoff / Welt 2005 : URL).
2. Les symboles : gérer la honte
2.1 La gestion de la honte en Allemagne (1945-90)
Malgré l'impossibilité de faire table rase et de tourner la page, une fois pour toutes, le souhait d'aller de l'avant est une force motrice puissante dans les deux Allemagnes de l'après-guerre. A défaut de pouvoir remettre les compteurs à zéro, les Allemands s'efforcent d'éradiquer les traces du passé et de se projeter dans un avenir meilleur. L'élimination des traces matérielles (bustes, drapeaux, emblèmes, livres, uniformes) et immatérielles (postes, salut hitlérien, terminologie du Troisième Reich, titres) (Klemperer 1947) est une opération d'envergure qui s'effectue dès la fin de la guerre – surtout en privé et pour des objets d'usage courant – avec d'autant plus de rapidité que la désagrégation et la panique se généralisent. La crainte des nazis cède alors à la crainte de l'occupant, surtout soviétique. Tout comme l'ouvrage « Mein Kampf » et les deux premières strophes de l'hymne national ouest-allemand (Jeismann 2005 : 490-494), toute référence à l'idéologie et à l'iconographie du nazisme (croix gammée, devise de la SS, insigne du NSDAP) est interdite par les deux États allemands. La reconstruction des villes et du pays va de pair avec une réorientation politique, économique et sociale dont l'ampleur ne saurait être sous-estimée.
En RFA, la gestion des symboles s'inscrit pleinement dans la démarche de dénazification qui est initiée par les Alliés au lendemain de ce que les historiens ouest-allemands appellent ‘l'heure zéro’ (Bond 2012 : URL). L'expression en elle-même est très significative, puisqu'elle propose une solution conceptuelle à un dilemme évident. Dans un premier temps, l'issue de la guerre n'est pas vécue comme une libération, mais comme une défaite par l'immense majorité des Allemands. Face à l'anéantissement général, le sentiment d'être victime plutôt que coupable s'avère prédominant – et cependant infiniment moins exprimable que l'aveu contraire. Honte et humiliation, silence et stigmatisation s'associent de façon inextricable (Wahl 2006 ; Giordano 1987). Les traumatismes, souvent refoulés, sont omniprésents : le front et la captivité pour les anciens soldats, les bombardements, les expulsions et les destructions pour les civils. Notamment la perte de proches et celle du domicile deviennent des expériences si largement partagées qu'elles constituent une mémoire propre au sein des familles allemandes, dont la plupart ont connu un, voire plusieurs départs à zéro. Dans la mémoire officielle, centrée sur la condamnation du national-socialisme ainsi que sur la commémoration de l'holocauste et des résistants politiques, le sort de la population civile n'apparaît pourtant qu'en pointillé.
Il en est de même en RDA, dont certains des plus hauts représentants sont des anciens résistants communistes, à la différence de la population est-allemande qui bénéficie néanmoins d'une disculpation idéologique collective. La légitimité – et l'impératif – du souvenir sont soumis aux dogmes d'abord staliniens, puis marxistes-léninistes. Conformément à l'idéologie communiste, la culture de mémoire mise en œuvre par Berlin-Est est fondée sur la valorisation des pères fondateurs du communisme, à savoir Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Parmi les communistes allemands, les personnages les plus emblématiques sont Ernst Thälmann, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et Clara Zetkin. Contrairement aux Allemands de l'Ouest, tous les enfants et adultes est-allemands sont capables de les identifier correctement. D'innombrables rues, écoles et institutions portent leurs noms. L'effigie de Joseph Staline disparaît lors de la déstalinisation, et parmi les leaders principaux du socialisme, c'est toujours le chef d'État en exercice qui est mis en avant (Wilhelm Pieck, Walter Ulbricht, Erich Honecker). Une nouvelle iconographie, à savoir le réalisme socialiste, imprègne l'espace public à travers les arts, les médias et les livres. En dépit de l'existence de certains refuges au sein de la « société des niches » (Gaus 1986), les portraits, monuments et statues sont tellement omniprésents qu'il est impossible d'échapper à la propagande et à l'endoctrinement massif.
2.2 La gestion de la honte en Espagne
Dans l’ensemble du processus de récupération de la mémoire historique, il existe actuellement en Espagne une double dynamique qui consiste à faire disparaître, d’une part, et à faire (ré)-apparaître, d’autre part, ce qui relève des souvenirs et des traumatismes. En effet, l’Espagne a entamé depuis 2007 une phase de retrait de l’espace public de toute la ‘symbologie’ franquiste alors que les innombrables fosses communes dans lesquelles les victimes de la répression franquiste ont été enterrées, sont découvertes sur l’ensemble du territoire, émergeant ainsi à la conscience de la société civile, et dont la gestion légale revient aux autorités. L’existence des fosses communes est très certainement la trace la plus présente et la plus violente de la répression franquiste. La question des fosses cristallise de nombreuses problématiques mémorielles de l’Espagne, notamment sur la manière dont les autorités espagnoles les prennent en charge.
A partir de l’année 2000, quand les fosses communes commencent à être mises à jour9, elles provoquent évidemment une onde de choc au sein de la société mais elles soulèvent également toutes les problématiques de réhabilitation et de réparation par rapport aux crimes commis (Rosenberg 2007). C’est à l’initiative de l’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique (ARMH) que la gestion des fosses communes est soumise aux autorités par une importante médiatisation de la question pour laquelle les gouvernements sont interpellés régulièrement, tant au niveau national qu’au niveau international10. Le mouvement de récupération de la mémoire historique prendra une ampleur considérable et, par un effet d’essaimage, des centaines d’associations verront le jour. Ces dernières jouent un rôle primordial dans le processus de récupération de la mémoire. Elles centralisent des milliers de courriers et de messages envoyés par les familles et accompagnent ces dernières dans leurs demandes (d’exhumations des corps de leurs proches et d’indemnisation), tout en étant présentes dans l’espace public, que ce soit dans les médias ou dans l’organisation de manifestations publiques et, enfin, elles se font le relais auprès des autorités. Par ailleurs, le Ministère de la Justice met à disposition sur son site internet11 une carte interactive des fosses communes qui permet de les localiser sur le territoire et de procéder à la recherche de l’identité des victimes. Depuis près de quatorze ans, des centaines de fosses communes ont été exhumées sur tout le territoire espagnol, alors qu’on recenserait au total l’existence d’au moins deux mille fosses des victimes du franquisme.
L’enjeu de cette vague mémorielle engagée par l’ARMH et actée par l’exhumation des fosses est double. Il est à la fois scientifique, pédagogique, culturel et juridique. Effectivement, l’association œuvre en faveur de la constitution d’équipes de chercheurs, d’enseignants et d’experts, afin de retravailler l’histoire et l’enseignement de l’histoire contemporaine espagnole. L’enjeu de cette relecture porte également sur la muséologie de la guerre civile et de la période franquiste, à la lumière des récentes avancées de la recherche et des différentes collectes d’informations. Par ailleurs, l’ARMH demande à l’État espagnol d’apporter une réponse juridique et des réparations aux descendants des victimes du franquisme.
Les traces d’un passé traumatique persistent dans l’espace public et dans la vie quotidienne des Espagnols, lorsque le souvenir du franquisme est inscrit dans les noms des rues, dans les statues de Francisco Franco, dans les différents symboles du franquisme ou encore dans la charge politique et émotionnelle d’un lieu comme ‘el Valle de los Caídos’12. L’ensemble de ces éléments symboliques a forgé l’identité collective de l’Espagne franquiste. Cette identité s’appuyait sur des éléments qui exaltaient et justifiaient la guerre civile et la dictature, comme les cultes et les hommages aux martyrs et à la victoire du camp nationaliste.
La montée en puissance de la demande, de la part de la société civile, de faire la lumière sur son passé s’accompagne d’une demande toute aussi forte de retirer de l’espace public tous les symboles franquistes (Rosenberg 2007). Néanmoins, cette demande est à l’origine de nombreuses polémiques et toutes les couleurs de l’éventail politique espagnol ne s’accordent pas sur cette question. Les initiatives en faveur du retrait des symboles franquistes qui rappellent la dictature, notamment de l’éradication des noms de rues dites ‘franquistes’, sont nombreuses. On ne saurait établir une liste exhaustive de tous les projets qui œuvrent pour l’effacement des symboles franquistes de l’espace public. Mentionnons l’Association de Récupération de la Mémoire Historique et ses différentes représentations régionales et locales, la ‘Plataforma por la Retirada de los Símbolos franquistas’ (Valladolid) ou encore ‘El Foro para la Memoria Histórica’. Toutes ces associations mettent régulièrement à jour, sur leurs sites internet, l’avancée du projet de retrait de ces traces du passé franquiste.
Le retrait des symboles franquistes est inscrit dans l’article 15 de la loi du 31 octobre 2007 portant sur la récupération de la mémoire historique qui exhorte « les administrations publiques à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire retirer toutes les mentions commémoratives d’exaltation personnelle ou collective du soulèvement militaire, de la guerre civile et de la répression de la Dictature »13. Comme nous l’avons vu précédemment, de très nombreuses initiatives émanant de la société civile se mobilisent pour la disparition de tout ce qui peut rappeler l’épisode tragique de la guerre civile et de la dictature. Néanmoins, sept ans après la promulgation de la loi, il est difficile de dresser un bilan complet et national de sa mise à exécution. Il existe cependant des outils mis à la disposition des citoyens, comme une carte de la mémoire, interactive et collaborative14, qui permet de recenser les symboles franquistes (quels qu’ils soient) encore présents sur le territoire espagnol. Ces actions sont également relayées localement sur les réseaux sociaux15 et rendent indéniablement compte de l’intérêt pour cette question. La participation active des citoyens vise non seulement à se réapproprier leur passé mais également à se positionner sur la question cruciale de l’identité actuelle de l’Espagne. L’Espagne démocratique peut-elle continuer à afficher, dans son espace public, des signes forts qui appartiennent à un imaginaire collectif exaltant cette période douloureuse de son histoire ? Il convient néanmoins de mentionner qu’actuellement, la gestion du retrait des symboles franquistes de l’espace public, qui incombe aux autorités locales, demeure une question sensible. En effet, certaines municipalités refusent de prendre les dispositions nécessaires au retrait des symboles franquistes, que ce soit le changement de nom des rues, le retrait des plaques commémoratives ou des écussons. Ces partis pris sont justifiés de diverses manières comme la valeur artistique des objets, les difficultés techniques de l’opération de retrait, les coûts qui en résulteraient, ou encore la réaction de la population et des habitants des quartiers concernés.
Enfin, le gigantesque monument du ‘Valle de los Caídos’ est un lieu de mémoire franquiste imposant par sa taille mais aussi par sa lourde charge politique. En effet, il a été érigé à la gloire de la ‘Croisade’ franquiste et en mémoire des martyrs de cette dernière. Parce qu’effectivement, ce lieu concentre une lourde charge émotionnelle et politique, il demeure un enjeu important dans le processus mémoriel de l’Espagne. A telle enseigne qu’il a fini par faire l’objet d’une reconversion mémorielle. En effet, l’article 16 de l’actuelle loi de la ‘mémoire historique’ prévoit de dépolitiser ‘el Valle de los Caídos’, afin qu’il devienne le lieu de mémoire de toutes les victimes de la guerre civile. Pour ce faire, alors qu’il symbolisait la période franquiste, toute cérémonie qui la glorifierait est aujourd’hui interdite.
2.3 La gestion de la honte en Allemagne (depuis 1990)
Après la réunification, le modèle occidental l'emporte dans presque tous les domaines de la vie politique, économique, sociale et culturelle sur les schémas est-allemands – à l'exception toutefois de la religion, dont l'importance reste marginale dans les cinq nouveaux länder. En matière de réflexions et de pratiques commémoratives, la transmission du souvenir de l'Holocauste se trouve au cœur des préoccupations et des politiques historiographiques. Deux formes de commémoration sont prédominantes : le débat public et le geste symbolique. Parmi les débats, on peut citer les controverses entre personnes (Martin Walser vs. Marcel Reich-Ranicki), les révélations (Günter Grass, Martin Heidegger) et les projets architecturaux (mémorial de la Shoah, musée juif de Berlin) (JMBerlin : URL). Par le passé, les gestes les plus marquants étaient l'agenouillement de Willy Brandt à Varsovie en 1970, la poignée de main de Helmut Kohl et de François Mitterrand à Douaumont en 1984 ainsi que le discours sur la « libération » tenu par le président fédéral de la RFA en exercice, Richard von Weizsäcker, devant le parlement fédéral le 8 mai 1985. Depuis 1990, les actes emblématiques et les images puissantes se font plus rares. L'essentiel semble avoir été dit et fait, avec le succès escompté en termes de responsabilité, réparation et réconciliation. Force est de constater que tous les chefs d'État allemands, et notamment le président actuel Joachim Gauck (Thumann / Zeit 2014 : URL), y accordent toujours une attention particulière. Tout comme la commémoration des deux guerres mondiales – fortement axée sur la seconde, au détriment de la première – l'héritage du nazisme est un sujet plus largement débattu que l'héritage du communisme.
Cette constante, au-delà de la césure de la réunification, traduit une volonté collective de réfléchir sur les erreurs et les crimes commis par les générations précédentes et d'en tirer des leçons, afin de pouvoir élaborer des stratégies de prévention adéquates. Parmi ces ‘antidotes’ à l'autoritarisme historique, la contestation de l'autorité représente une revendication centrale des mouvements protestataires ouest-allemands d'après 1968, incluant entre autres ‘l'opposition non-parlementaire’ ainsi que les courants pacifistes, écologiques et féministes. Les questions, critiques et accusations adressées à la génération des parents par une jeunesse révoltée, en recherche de réponses et de repères, contribuent à une évolution des mentalités et des valeurs plus rapide et profonde que dans d'autres pays. La maîtrise du passé devient un postulat permanent qui s'exprime non seulement par la parole, mais aussi à travers des actes. Ainsi, le rejet du monde d'hier prend souvent la forme d'un cosmopolitisme affiché (se faire passer pour Suisse ou Hollandais à l'étranger, se dire plutôt Bavarois et citoyen du monde qu'Allemand), ou alors celle du refus d'obtempérer en cas de conflit de conscience (choix du service civil au lieu du service militaire, valorisation de la désobéissance civile non violente).
Pour les Allemands de l'Est, la date de 1968 a cependant une toute autre signification, car elle est liée à l'oppression du printemps de Prague, césure aussi décisive que la répression de l'insurrection en Allemagne de l'Est en juin 1953. Au sein du bloc soviétique, la moindre tentative de soulèvement populaire ou d'opposition politique est vouée à l'échec. De la même manière, la réflexion sur le passé s'inscrit dans un cadre idéologique fort restreint qui est celui de l'hommage aux combattants communistes et à l'Armée rouge. Il se trouve que la schizophrénie de cette situation – et de l'ensemble des expériences collectives faites pendant les quarante années de socialisme réellement existant – demeurent une zone d'ombre peu explorée par les leaders d'opinion politiques, médiatiques et intellectuels (ouest-) allemands. Même vingt ans après la réunification, la connaissance et la compréhension générale de ‘l'autre’ État allemand stagne à un niveau si faible qu'il est permis de parler d'angle mort dans la perception collective des Allemands de l'Ouest. A titre d'exemple, les commémorations à l'occasion des soixante ans de la RFA en 2009 et des cinquante ans du traité de l'Élysée en 2013 sont des initiatives essentiellement ‘occidentales’, au sein desquelles la perspective de l'Est n'apparaît qu'en marge ou en creux. En matière de mémoire officielle, les pouvoirs politiques ont actuellement tendance à privilégier les dénominateurs communs à caractère apolitique, par exemple la lutte contre les discriminations (valorisation des minorités) et le recours aux valeurs prétendument sûres et peu controversées (anniversaires, époques lointaines). Ainsi, la Prusse bénéficie depuis quelques années d'une réhabilitation importante, tandis que le communisme, problématique non seulement plus complexe, mais aussi plus récente et donc plus délicate, est assez largement contourné dans les débats de société.
3. La législation : gérer les crimes
3.1 La gestion des crimes en Allemagne (1945-1990)
En allemand, le terme de ‘Wendehals’ (‘girouette‘) désigne la masse de tous ceux qui ont su « retourner leur veste » à temps, pour ensuite retomber sur leurs pieds et prendre le train en marche. Leur présence au sein des sociétés ouest- et est-allemande est un secret de polichinelle, confirmé par de nombreuses études (Schwan 2005 : 447-462). Sur le plan de la législation, la véritable différence se situe dans la nature du système politique succédant au Troisième Reich. En RFA, le passage de la dictature (État de non-droit) à la démocratie (État de droit) se déroule avec l'appui aussi bienveillant qu'intéressé des Occidentaux, soucieux de maintenir un rempart contre la menace communiste. Il en est tout autrement en RDA, où la transition d'un régime à l'autre constitue une rupture politique et idéologique, tout en s'inscrivant dans la continuité des systèmes autoritaires et totalitaires qui sont si caractéristiques des pays germaniques, à quelques exceptions près, comme la révolution de 1848, la République de Weimar ou le modèle helvétique.
Comme expliqué précédemment, la gestion du passé national-socialiste, et en particulier des crimes contre l'humanité commis, relèvent dans un premier temps des Alliés, puis des deux États allemands qui se positionnent très différemment. Sur le plan politique, la RFA opte pour une stratégie de réparation matérielle et immatérielle, en mettant l'accent sur le dédommagement financier et moral de certains groupes de victimes, à commencer par les juifs. L'effort soutenu et durable pour rétablir des bonnes relations avec des pays comme Israël ou la France, ancien ‘ennemi héréditaire’, en représente le pilier central. La RDA en revanche s'aligne sur la position de l'Union Soviétique et considère que la responsabilité pour les crimes nazis est l'affaire exclusive de l'Allemagne de l'Ouest. Le gouvernement est-allemand revendique l'appartenance à la résistance communiste, ce qui est un choix de reniement pur et simple – aussi commode que discutable – que personne n'ose contester. Ceci dit, le démantèlement systématique de la zone orientale par les Soviétiques, doit être considéré comme un tribut d'autant plus lourd à porter qu'il n'y a pas eu compensation sous forme d'aide à la reconstruction européenne (plan Marshall).
Principalement entre 1945 et 1948, des mesures de dénazification sont mises en œuvre par les forces occupantes des quatre zones, sans la participation de décisionnaires allemands (interdiction des mouvements ‘antifa’). Sur la base des directives du Conseil de contrôle des Alliés et d'une commission spécifique en zone soviétique (1946), elles visent à sanctionner les responsables principaux et secondaires, mais aussi les militants, opportunistes et bénéficiaires, en s'appliquant sur le plan politique (démocratisation, antifascisme), éducatif (réformes), culturel (renouvellement) et médiatique (réorientation). L'historien Wolfgang Benz (2005 : URL) démontre que les phases, les pratiques et les résultats varient en fonction des zones, des objectifs visés et des outils utilisés. Les procès de Nuremberg (1945-49) et le questionnaire américain (1946) en sont les exemples les plus connus (HLSL : URL ; DGDB : URL). Le dernier a servi d'introspection autobiographique à l'auteur Ernst von Salomon dont le roman « Le questionnaire » (« Der Fragebogen »), paru en 1951, devient le premier best-seller de la jeune RFA. Ancien nationaliste reconverti au pacifisme, il est arrêté en 1946 et interné pendant six mois par les Américains, avant d'être relâché comme ‘arrêté par erreur’. La première et la dernière phrase de son ouvrage témoignent de son amertume, de toute évidence largement partagée par ses compatriotes : « Je viens de lire attentivement tout le questionnaire. (…) Vive l'Allemagne ! » (von Salomon 1961 : 5 / 668)16. Quant à l'efficacité réelle des mesures de dénazification, notamment à l'Ouest (administration, entreprises, justice), les opinions divergent. De part et d'autre, il existe un décalage plus ou moins important entre affichage et réalité. Face au manque de personnels qualifiés, la volonté de purge et la nécessité de réhabilitation finissent par coexister. A l'Est, la dénazification va de pair avec la persécution d'opposants politiques au stalinisme, caractérisée par de nombreuses arrestations et disparitions, entre autres dans des ‘camps spéciaux / camps du silence’. Cet épisode est tabouisé jusqu'à la fin de la RDA, et même au-delà.
3.2 La gestion des crimes en Espagne
En Espagne, si dès la période de la Transition Démocratique, des lois viennent couvrir la question de la mémoire (ou plutôt de l’oubli) et la gestion de celle-ci (par les amnisties), c’est véritablement durant les années 2000 que de nouvelles lois encadrent en partie ces problématiques. Ces lois sur la mémoire historique suscitent de très nombreux débats et polémiques. En effet, d’une part, elles ne permettent pas de satisfaire totalement toutes les demandes de la gestion du passé sensible, et d’autre part, elles ravivent la question non résolue des responsabilités. L’Espagne s’est engagée dans une voie de judiciarisation de son passé grâce à des lois dites mémorielles (Rosenberg 2007 ; Rodriguez 2009 ; Macaya 2009). Toutefois, le cadre juridique n’atteint pas, en son seul champ d’application, l’objectif de liquidation des traumatismes individuels et collectifs qui se révèlent beaucoup plus complexes.
Nous distinguons deux grandes phases de la prise en charge du passé dans l’Espagne de l’après-franquisme. Deux phases radicalement opposées, la deuxième (celle que l’Espagne traverse actuellement) étant vraisemblablement la conséquence et la réponse à la première. Une première phase de la judiciarisation de la mémoire est soumise à la société espagnole au sortir de la dictature. Durant la Transition Démocratique, les circonstances politiques et sociales dictent un positionnement en faveur du ‘pacte d’oubli’ (Rosenberg 2007 / 2006 ; Arostegui 2002). Il s’agit avant tout d’apaiser les esprits et de garantir la paix sociale en imposant des lois d’amnistie qui s’engagent à l’égard des deux camps, naguère, adverses. Ces premières lois d’amnistie imposent une co-responsabilité du conflit fratricide. En effet, la loi d’amnistie promulguée dès 1977, écarte toute possibilité de reconnaissance des crimes commis par la répression franquiste, et bâillonne en partie la survivance mémorielle et les traumatismes vécus (Aguilar 2003).
Durant près de trente ans, la reconnaissance des victimes de la répression franquiste fait de timides avancées. Il faudra attendre 2007 et l’arrivée au pouvoir du gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero, lui-même petit-fils de républicain, pour qu’une loi appelée ‘Ley de Memoria histórica’17 soit promulguée et relance le débat sur la question de la reconnaissance des victimes de la répression franquiste. Effectivement, cette loi, en substance, reconnaît l’injustice des condamnations, de la répression et des violences commises durant la guerre civile et durant la dictature. Nous avons vu précédemment que la loi de mémoire historique a permis de poser un cadre juridique aux demandes formulées par de nombreuses familles espagnoles, descendants de républicains et relayées par les associations. Ce fut notamment le cas pour la gestion des fosses communes, du retrait des symboles franquistes ou de la dépolitisation d’un lieu comme ‘el Valle de los Caídos’.
La loi de mémoire historique permet également d’établir le caractère illégitime des condamnations exécutées par les tribunaux franquistes. Elle prévoit par ailleurs des indemnisations pour les victimes, la reconnaissance de la nationalité espagnole aux fils et petits-fils de républicains exilés et aux membres des Brigades Internationales. Les dispositions prévues par la loi de mémoire historique vont dans le sens de la reconnaissance du « droit individuel à la mémoire personnelle et familiale de chaque citoyen » (Macaya 2009 : 7). Ariana Macaya fait un rapprochement entre le droit individuel à la mémoire et le droit à l’honneur et le droit à l’identité. Dans ce cas de figure, l’État intervient en légiférant pour lever tous les obstacles qui entraveraient l’accès à la mémoire individuelle et collective (Macaya, 2009 : 8). Néanmoins, la loi de mémoire historique fait l’objet de vives tensions et reste un sujet sensible et toujours d’actualité en Espagne, révélant ainsi la difficulté pour le pays de liquider ses traumatismes nationaux. Les critiques formulées par l’opposition jugent que la loi de mémoire historique exhumerait les vieilles rancœurs et attiserait les conflits sociaux.
La question des poursuites pénales à l’encontre des responsables des crimes commis durant la dictature, que le juge Baltazar Garzon avait tenté de prendre en charge, demeure une question en suspens. En Espagne, cette question reste au cœur des débats publics. Les actions du juge se sont heurtées à la vindicte d’une partie de l’opinion publique lorsqu’il a entamé des procédures sur les disparitions forcées durant la dictature. Les enquêtes menées par le juge ont été interrompues pour cause de prévarication se basant sur les lois d’amnistie de 1977. Toutefois, la question de la responsabilité des crimes durant le franquisme n’est toujours pas réglée. Si les lois d’amnistie de 1977 ont permis de faire table rase des responsabilités du passé, l’Espagne est régulièrement interpellée par les organisations internationales telles que l’ONU. On lui demande de consentir des dispositions légales (qui relèvent du droit international portant sur les crimes contre l’humanité) qui permettraient de lever le voile sur une partie de son passé traumatique resté encore enfoui.
3.3 La gestion des crimes en Allemagne (depuis 1990)
« Être né allemand après la guerre, c'est être né à l'ombre de l'Holocauste. Les heureuses certitudes de l'enfant s'estompent dans le miroir d'une histoire qui le dépasse. », confie Ingo Kolboom (2001 : 10), romaniste ouest-allemand qui, comme nombre de ses compatriotes, se dit Allemand par habitude, tout en précisant qu'il se sent davantage Européen. En termes identitaires, la plupart des Allemands de l'Est socialisés à l'époque communiste ne s'exprimeraient pas tout à fait de la même façon (Förster 2001 : URL). Pour eux, le passé national-socialiste et le présent européen n'étaient pas des références clés, mais plutôt des chimères lointaines. Suite à l'intégration dans le bloc soviétique, ils n'ont d'autre choix que de s'arranger avec le pouvoir en place, en naviguant tant bien que mal entre acceptation et adaptation. La confrontation concrète à un État omnipotent, qui détient le monopole de la pensée – et de la mémoire ! – les préoccupe beaucoup plus que des interrogations sur des thématiques plus abstraites et de toute façon largement occultées par les dirigeants. Privés de liberté, ils gagnent toutefois l'égalité (ou l'égalitarisme), la ‘gagnent’ à condition de faire profil bas. Rétrospectivement, ils ont parfois le sentiment que la réunification leur a apporté la première, tout en les privant de la seconde : « Pour quelles raisons il n'y a pas eu de réunification en Allemagne, mais une adhésion ? (…) On aurait dû prévoir une période de transition. (…) On a oublié que liberté et égalité sont deux revendications équivalentes. La liberté sans la justice sociale n'en est pas une. », affirme l'écrivain est-allemand Ingo Schulze (2009 : URL)18.
De fait, le passé national-socialiste représente un fardeau pour les deux Allemagnes, à la différence notable que son poids, en termes de frais et sacrifices réels, est fort inégalement réparti. Même si les Allemands de l'Ouest en assument officiellement la responsabilité financière et morale, ils sortent, à tout point de vue, gagnants d'une division arbitraire qui les met à l'abri de l'emprise soviétique. A l'inverse, les Allemands de l'Est se retrouvent du côté des perdants, étant donné qu'ils doivent composer avec un ‘État ouvrier et agricole socialiste’ (Arbeiter- und Bauernstaat) qui se construit sur la base de changements (collectivisation, laïcisation, désintellectualisation forcées) et de prolongements (endoctrinement, espionnage, répression), qui s'avèrent plus pénalisants et plus oppressants les uns que les autres. Comme dans toute société de pénurie, la gestion du quotidien et des relations interpersonnelles ainsi que la recherche de solutions aux problèmes existentiels et matériels nécessitent de mobiliser en permanence des ressources. Étant donné que l'heure est à la propagande et à la censure, le partage et la transmission des savoirs et des souvenirs divergents de la version officielle des faits est reléguée à la seule sphère privée.
Ce constat s'applique non seulement aux crimes nationaux-socialistes, mais aussi à ceux commis sous le communisme. Parmi les nombreux exemples qui commencent à être reconnus et débattus, on peut citer celui du président actuel Joachim Gauck, dont le père faisait partie des personnes arrêtées et déportées, sans que les proches soient informés de leur sort, et ce pendant de nombreuses années. Or, l'ensemble des crimes communistes a toujours été peu discuté en Allemagne de l'Ouest et dans l'Allemagne réunifiée, a fortiori par une gauche qui tend à idéaliser la RDA et choisit – pour des raisons idéologiques – d'ignorer le revers de la médaille du socialisme grandeur nature, de plus en plus en rupture avec ses propres prémices et avec la population est-allemande. Contrairement aux conservateurs qui maintiennent, du moins pour la forme, le principe de la nation une et indivisible, la gauche a tendance à considérer la division allemande comme une punition méritée, et la réunification comme une option parmi d'autres. Rares sont ceux qui, même rétrospectivement, reconnaissent leurs erreurs d'appréciation.
Comme déjà expliqué, le travail de mémoire et la gestion des traces du passé s'effectue davantage au niveau législatif (lois sur les documents de la Stasi de 1991 à 2013) que sur le plan juridique (procès des soldats-tireurs de 1992 à 1997). L'accent est mis sur le droit de savoir des victimes ; les sanctions et les réparations ne jouent qu'un rôle secondaire. Après la réunification, tous les fonctionnaires est-allemands ne sont pas intégrés dans la fonction publique. Les nouveaux cadres sont souvent des Allemands de l'Ouest chargés de mettre en place la reconversion structurelle (Andersen / Woyke 2003 : URL). Or, ces licenciements s'inscrivent dans un contexte de chômage généralisé et ne se soldent pas par une minoration des retraites, ce qui n'est pas le cas pour beaucoup d'anciens détenus politiques, travailleurs forcés et autres victimes de persécution ou d'abus de pouvoir (adoption forcée, expériences médicales). Grâce à une loi dite de ‘réhabilitation’ (1992/94), une pension de victimes de 250 euros au maximum est alloué en cas de nécessité (BMJV : URL). Les associations des victimes estiment que les efforts déployés et les montants attribués sont insuffisants et plaident pour un débat de société davantage centré sur les responsabilités. Les anciens responsables se justifient en argumentant que leurs actes et décisions auraient été conformes à la législation de l'époque. A l'heure actuelle, les clivages sont loin d'être résorbés.
4. Allemagne – Espagne : la mémoire en démocratie
Le poids d’un passé douloureux, pour des nations ayant traversé des épisodes violents et répressifs de leur histoire, reste un héritage sensible et complexe à prendre en charge. La gestion de ce passé compliqué ne revient pas uniquement aux acteurs et aux témoins des époques concernées. Il arrive très souvent que les ombres du passé familial ressurgissent dans le présent des générations postérieures et les confrontent à des questionnements, des faits historiques et des interprétations historiographiques, ou encore à des demandes de renseignements et de réparations pour les crimes commis. Au cours du XXème siècle, l’Allemagne et l’Espagne ont toutes les deux connu des régimes autoritaires ou totalitaires. On ne saurait évidemment comparer la nature ni des conflits ni des régimes de l’une et l’autre nation, tant elle diffère. Notre intention était d’éclairer la problématique d’une histoire nationale à la fois marquée par la dictature et par la démocratie. Nous avons vu, à partir d’une grille de lecture commune, que l’une des questions les plus cruciales en la matière est celle de la gestion du patrimoine mémoriel d’une nation.
Evidemment, les traces les plus délicates à traiter sont les ‘preuves’, surtout lorsqu’il s’agit d’élucider le passé d’un régime où le poids de la répression administrative, juridique et policière était très fort. Au travers des deux exemples convoqués, la gestion des archives constitue un enjeu majeur, car elle permet de rétablir le droit individuel et collectif à la mémoire, et de procéder à la réhabilitation, voire à la réparation morale ou financière. Par conséquent, les archives et l’accès aux archives ne sont pas exclusivement l’affaire des historiens et des spécialistes, mais représentent un pilier central pour la recomposition des fractures familiales et nationales. L’enquête sur les traces du passé permet de réfléchir sur le parcours biographique de tout un chacun et sur la trajectoire de la communauté nationale. Dans le cas de l’Allemagne post-nazie et post-communiste ainsi que de l’Espagne post-franquiste, nous avons vu que l’accès aux archives et le soutien accordé par les autorités peut faciliter l’effort de reconstruction identitaire et contribuer à un dialogue constructif entre camps auparavant adversaires.
Par ailleurs, nous avons pu observer que la présence et la survivance de traces symboliques d’un passé douloureux constituent une entrave importante à la redéfinition de soi-même. L’Allemagne et l’Espagne actuelles ne se reconnaissent pas dans les symboles hérités de leurs passés nazi, communiste et franquiste. Au-delà de la valeur historique ou architecturale, l’effacement des symboles, des noms et des monuments doit être considéré comme un signe très fort de la part des pouvoirs publics qui signifient qu’ils se positionnent en rupture avec un passé indésirable et dévalorisant et dont la symbolique n’est plus admise au sein de l’espace public.
Enfin, le traitement et la réparation éventuelle des crimes commis demeurent une question extrêmement cruciale et sensible. La recherche des responsabilités et la condamnation des acteurs dépendent non seulement du droit national mais aussi de la législation internationale lorsque ceux-ci relèvent des crimes contre l’humanité. Quand les enquêtes et les sanctions ne sont pas rapidement menées et imposées par une force occupante ou dominante, comme à deux reprises en Allemagne (démocraties importées), il est autrement plus difficile de réussir l’exercice d’un ‘auto-nettoyage’ politique et juridique à court terme. L’exemple de l’Espagne prouve à quel point l’absence d’un ou de plusieurs ‘grands frères’ nécessite une coordination temporelle (transitions) et spatiale (cartographies) dans la durée. Force est de constater qu’à l’heure actuelle, les deux approches de démocratisation, celle de la justice du vainqueur, rapide et radicale, tout comme celle de la justice transitionnelle, plus prudente et précautionneuse, servent de point de repère à d’autres pays en voie de démocratisation.