Amnésie collective et réécritures de l’histoire dans les deux tétralogies historiques de Shakespeare

  • Collective Amnesia and Rewritings of History in Shakespeare’s Two Historical Tetralogies

Abstracts

Le genre de la pièce historique connait un grand succès en Angleterre entre les années 1580 et 1610. C’est au même moment qu’a lieu la transition entre le concept de royaume et ceux d’état et de nation. Cette concomitance pourrait nous amener à considérer la pièce historique comme un genre patriotique. Pourtant, la lecture des deux tétralogies historiques de Shakespeare nous montre que les choses sont loin d’être simples. Ces œuvres ne constituent pas tant un reflet de l’histoire qu’une réflexion sur l’histoire. Les événements historiques sont déformés, réécrits et se mêlent à la fiction afin de livrer une réflexion sur les jeux de la politique et de fournir des commentaires sur l’époque contemporaine, mais aussi sur le processus de l’écriture de l’histoire lui-même.

The genre of the history play was in its heyday in England between the 1580s and the 1610s. The transition from the concept of realm to those of state and nation took place at the same time, which could suggest that the history play should be seen as a patriotic genre. Yet, a close reading of both of Shakespeare’s historical tetralogies shows that things are far more complex. The plays are not so much a reflection of history as a reflection on history. The historical events they depict are thwarted, rewritten and blended with fiction in order to provide a reflection on the games of politics and comments on the contemporary situation as well as the process of writing history itself.

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Le genre de la pièce historique connait un succès aussi bref que spectaculaire en Angleterre entre les années 1580 et 1610. C’est au même moment qu’a lieu la transition entre le concept de royaume et ceux d’état et de nation. On retrouve cette évolution dans les deux tétralogies historiques de Shakespeare :1 Les mots empire et state sont remarquables par leur fréquence dans la seconde alors que dans la première, c’est le mot realm qui domine. Shakespeare est probablement l’auteur le plus étroitement associé à la représentation de l’histoire de l’Angleterre. Ses pièces historiques couvrent la période qui s’étend de 1399 à 1485, c’est-à-dire de la déposition de Richard II qui ouvre la guerre des Roses jusqu’à l’établissement de la nouvelle dynastie des Tudor.

La concomitance entre l’essor de la pièce historique et l’émergence de la conscience nationale pourrait nous amener à considérer la pièce historique comme un genre patriotique puisque le sens du passé est indispensable à la nation pour asseoir sa légitimité. Henry V est traditionnellement vue comme l’exemple le plus représentatif de la pièce historique anglaise au service de l’exaltation des sentiments patriotiques, voire de la propagande pour l’unité nationale. Pourtant, le positionnement idéologique des pièces historiques de Shakespeare ne va pas de soi, même pour Henry V. Ces textes ne se contentent pas de refléter une conscience émergente de l’identité nationale : ils aident aussi à la construire et la soumettent à un examen critique. En ce sens, la pièce historique ne constitue pas tant un reflet de l’histoire qu’une réflexion sur l’histoire. Comme le souligne Michael Hattaway dans son introduction au Cambridge Companion to Shakespeare’s History Plays, l’histoire n’y est pas représentée dans un souci d’authenticité : elle est déformée, réécrite, dans le but de livrer une réflexion sur les rouages du pouvoir et du jeu politique qui va au-delà des faits représentés et possède une portée plus large, plus universelle et moins ancrée dans le temps que la chronique historique (2002 : 14).

Nous nous proposons de montrer dans le présent article que si les pièces historiques des deux tétralogies vont dans le sens de la description d’un état unifié sous le règne des Tudor et de l’émulation du sentiment national, elles n’offrent pas pour autant une vision idéalisée de la nation, et encore moins une propagande au service de la dynastie régnante comme l’a laissé entendre la lecture providentialiste de ces œuvres. Il s’agira ici de montrer que Shakespeare fait au contraire une certaine lecture de l’histoire à travers laquelle il livre une réflexion critique non seulement sur les failles de la construction du sentiment patriotique, mais aussi de manière plus large sur l’écriture de l’histoire en elle-même, notamment à travers l’insistance sur l’oubli, la reconstruction des souvenirs et les procédés à l’œuvre dans leur narration. Tout ceci donne à l’histoire une dimension nécessairement fictive, aspect renforcé par le medium du théâtre qui met en exergue l’idée de représentation. Après une brève présentation de l’historiographie dans l’Angleterre du début de l’époque moderne et de l’interprétation providentialiste des pièces historiques de Shakespeare, nous montrerons que les deux tétralogies sont avant tout une réflexion sur l’histoire qui tend à montrer le récit historique comme une œuvre de fiction. Nous verrons ensuite que Shakespeare adapte, voire modifie certains éléments historiques pour orienter l’interprétation des événements et faire des commentaires sur sa propre époque. Nous nous concentrerons essentiellement sur l’exemple représentatif des correspondances entre l’Irlande et le Pays de Galles dans Henry V. Nous verrons enfin en quoi le medium instable du théâtre vient encore compliquer l’interprétation de l’histoire, notamment grâce à l’exemple des deux textes d’Henry V.

1. Mise en contexte : l’historiographie dans l’Angleterre de la Renaissance et l’approche providentialiste des pièces historiques de Shakespeare

1.1. L’historiographie dans l’Angleterre de la Renaissance

On constate un grand intérêt pour l’histoire dans l’Angleterre du début de l’époque moderne. L’une des principales raisons en est probablement le traumatisme récent de la guerre des Roses, qui fait naitre le besoin de connaitre le passé et d’en tirer les leçons pour l’avenir, alors même que le problème de la future succession d’Elisabeth I fait à nouveau se dresser le spectre de l’instabilité. Le tournant des seizième et dix-septième siècles constitue une époque de grands changements, tant sur le plan social, politique, économique que religieux. Dans de telles périodes de transition, le passé répond au besoin de racines stables et d’un sens de l’identité et à la nécessité de préserver la mémoire à une époque où le temps parait s’accélérer. Les textes historiques revêtent une multitude de formes à l’époque de Shakespeare. Chroniques, archives, poèmes épiques, inventaires, descriptions des monuments donnent naissance à des genres souvent hybrides où réalité et fiction cohabitent. De nombreux genres comme la poésie ou le théâtre, considérés aujourd’hui comme relevant de la fiction, étaient vus comme des genres historiques, comme en témoigne le fait que les mots story et history étaient employés indifféremment.

La pensée historique est en plein bouleversement à la Renaissance et les pièces de Shakespeare se situent à la croisée des anciennes et des nouvelles façons de penser l’histoire. Il a utilisé comme principales sources les chroniques (genre qui énumère les événements et les dates de manière paratactique) d’Edward Hall (The Union of the Two Noble and Illustrate Famelies of Lancastre and Yorke [1548]) et de Raphael Holinshed (qui dans ses Chronicles [1577 puis 1587] se fonde sur Hall). Ces derniers adoptent une approche essentiellement providentialiste selon laquelle l’histoire et la destinée des nations sont le résultat du plan cosmique conçu par Dieu. Dans cette perspective, les désastres politiques et les guerres du quinzième siècle ne sont que la rétribution pour les crimes et les injustices commis par les hommes, et l’avènement des Tudor et la stabilité qui les accompagne sont vus comme la manifestation de la Providence.

Néanmoins, d’autres approches de l’histoire se font jour à la Renaissance. L’histoire devient une discipline à part entière et la pensée historique se fait plus sophistiquée. Les causes primaires et la notion de Providence divine sont progressivement délaissées au profit des causes secondaires. Une approche humaniste centrée sur la notion de contingence et sur le facteur humain apparait, sous l’influence d’historiens comme Polydore Virgile. Dans son Anglica Historia (1534), commande d’Henri VIII, Virgile met les faits en relation et analyse les liens de cause à conséquence. A cette approche humaniste se conjugue une conception plus politique de l’histoire. Ainsi, Guichardin dans son histoire de l’Italie (Storia d’Italia, commencée en 1536 et publiée de manière posthume en 1561) s’intéresse avant tout au caractère humain et à la nature de la politique et de la guerre. Le genre de la chronique historique se voit également concurrencé par l’antiquarianism, à savoir la passion pour les objets et les vestiges, qui apparaissent comme des preuves objectives davantage dignes de confiance que les récits. Bien entendu, la vieille pratique des chroniques n’a pas été éclipsée d’un seul coup. Le plus souvent, différentes approches cohabitent au sein d’un même texte. Même Hall et Holinshed n’échappent pas aux nouvelles façons de penser l’histoire : dans leurs chroniques, approche providentialiste et approche humaniste coexistent sans qu’ils semblent y voir de contradiction.

L’histoire est vue comme pourvoyeuse de leçons par cette société attachée à la précédence, en particulier en ce qui concerne la politique. Les auteurs rapprochent le passé et le présent et voient la narration de faits historiques comme un moyen d’apporter une éducation morale grâce à des exemples et des modèles, dont les leçons ont une valeur universelle. Cette notion est cependant remise en question par des penseurs comme Guichardin, qui insistent sur l’importance fondamentale du contexte, mais ceci reste une position très minoritaire à l’époque de Shakespeare.

1.2. La lecture providentialiste des pièces historiques de Shakespeare

La dynastie des Tudor, ayant fraichement accédé au trône d’Angleterre (1485) après trente ans de guerre civile, trouve dans l’histoire un moyen de légitimer son autorité. Les Tudor privilégient notamment les versions insistant sur leur généalogie antique. Au moment où la succession d’Elisabeth met à nouveau en avant le problème de la légitimité, l’histoire devient un enjeu national dans la préservation de la paix et le maintien de la stabilité politique. Le pouvoir en place favorise les approches comme celles de Hall et de Holinshed. Le fait que ces derniers constituent les principales sources de Shakespeare a conduit toute une école critique à faire une lecture providentialiste de ses pièces historiques et à lire ses œuvres comme une grande fresque morale de crime et d’expiation à la gloire de la nation, qui aboutit à l’Angleterre d’Elisabeth. Ces critiques écrivent dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, qui a sérieusement ébranlé les équilibres nationaux ; ils avancent la théorie du mythe Tudor qui voit dans les pièces historiques le moyen de célébrer les grands héros du passé et leurs actes de bravoure au nom de la nation. Dans cette perspective, Henry V en particulier apparait comme le paroxysme de la célébration de la nation et de son monarque. Selon cette approche, la déposition et le meurtre de Richard II constituent une sorte de péché originel, dont Bolingbroke, futur Henri IV, et ses descendants doivent payer les conséquences jusqu’à l’expiation effectuée par Henri V. Henri V incarnerait l’héroïsme perdu, que tout le projet des deux tétralogies semble voué à retrouver. Cette conception des pièces historiques est notamment développée par E. M. W. Tillyard dans Shakespeare’s History Plays (1944), où le critique considère l’histoire médiévale de l’Angleterre comme régie par la Providence divine, l’avènement de la dynastie Tudor constituant le point culminant de cette période de l’histoire. On peut également citer le Shakespeare’s “Histories”: Mirrors of Elizabethan Policy de Lily B. Campbell (1947), qui développe sensiblement les mêmes thèses que Tillyard.

Néanmoins, une lecture attentive du texte montre que la vision providentialiste est très réductrice. Nous allons par conséquent privilégier ici une approche matérialiste et, dans une certaine mesure, une approche historiciste telle que l’a imaginée Stephen Greenblatt, qui insiste sur les relations de réciprocité entre la littérature et les autres aspects de la culture dans laquelle elle est produite. Néanmoins, l’approche historiciste s’attachant également à démontrer que les éléments subversifs sont en fait des instruments du pouvoir qui s’appuie sur eux pour affirmer son autorité nous parait réductrice et nous allons donc avoir également recours à la conception matérialiste des pièces historiques de Shakespeare, qui prend davantage en compte les aspects liés au genre, à la sexualité et à la classe. Si les historicistes lisent les textes littéraires dans la perspective du moment où ils ont été produits afin de démontrer la manière dont le pouvoir circule à travers un discours historique, les matérialistes ont au contraire plutôt tendance à prendre en considération le travail idéologique effectué par les appropriations dans le présent des textes du passé. Les visions synchronique et diachronique de ces deux courants critiques ne nous semblent pas forcément contradictoires et nous allons être amenée à les croiser parfois.

Shakespeare s’attache avant tout aux causes secondaires. La préoccupation pour les forces de la politique prend le pas sur la lecture théologique que l’on trouve dans les chroniques. Il montre la manière dont les hommes forgent leur destin et écrivent leur propre histoire, même si les conditions ne dépendent pas toujours d’eux. De plus, les textes de Shakespeare sont polyphoniques, et s’ils donnent voix aux personnages représentant l’autorité qui légitiment leur pouvoir en invoquant la volonté divine, ils laissent aussi entendre des personnages plus subversifs qui font référence au bien commun, démystifient le pouvoir, désacralisent la monarchie ou dénoncent le lourd prix à payer pour l’héroïsme. Un autre argument qui s’oppose à l’idée selon laquelle Shakespeare aurait conçu ses tétralogies comme une fresque destinée à glorifier les Tudor et la nation est l’ordre de leur composition, inverse à l’ordre chronologique des événements dont elles traitent : comme le souligne Phyllis Rackin dans Stages of History, cet ordre de composition est non pas linéaire (comme le voudrait un schéma providentiel classique allant de la damnation à la rédemption) mais circulaire : il commence avec la mort d’Henri V présentée dans Henry VI et s’achève avec Henri V au sommet de sa gloire (1990 : 84) (bien que là encore, cette approche soit à nuancer, comme nous le développerons). Dans Shakespeare from the Margins, Patricia Parker analyse également de manière fort éclairante l’ordre de composition des pièces historiques. Elle avance notamment que l’inversion généalogique effectuée par le fait que les successeurs au trône sont présentés avant leurs ancêtres vient subvertir les fondements de la vision providentialiste qu’avaient les Tudor de leur dynastie. Le bouleversement de l’ordre chronologique a pour effet selon Parker de dénoncer l’importance de la généalogie et de la transmission mise en avant dans les pièces comme une pure production du discours, construit de manière rétroactive. Cette chronologie perturbée se pose à l’encontre du modèle de la chute et de la restauration de l’harmonie tel qu’avancé par les providentialistes (1996 : 37).

Les pièces présentent en outre des caractéristiques génériques et formelles très variées. Comme le montre Hattaway, même si on observe une récurrence de certains personnages dans plusieurs pièces et une certaine continuité narrative, il est abusif de parler de cycle concernant ces pièces. Elles ne possèdent en aucun cas de structure tendant vers une fin qui soit liée de manière morale ou théologique à leur début selon un schéma providentiel qui culminerait dans la fondation de la dynastie Tudor plébiscitée à la fin de Richard III à la manière de la progression de la création à la résurrection dans les mystères du Moyen Age. Ensuite, si l’on trouve dans les pièces de nombreux éléments allant dans le sens de l’émulation d’un sentiment national, l’état unifié apparait bel et bien comme un mythe : les factions mettent le pays en péril dans la quasi-totalité des pièces, et dans Henry V, les Anglais, Irlandais, Gallois et Ecossais composant l’armée ne donnent guère l’image d’une nation unifiée. Enfin, la légitimité avec laquelle la couronne d’Angleterre est parvenue aux Tudor est sérieusement remise en question. Dans cette perspective, selon Hattaway, il serait plus approprié de qualifier ces pièces de politiques que d’historiques (2002 : 14), voire de réflexions sur le processus historique lui-même.

2. L’histoire comme fiction

2.1. Reflet de l’histoire et réflexion sur l’histoire

S’il est difficile de concevoir les pièces historiques de Shakespeare selon un schéma de rédemption sur le mode biblique, c’est avant tout parce que le dramaturge présente l’histoire comme une construction fictionnelle. Les pièces historiques mettent en scène des événements qui se sont produits en Angleterre au siècle précédent, mais elles mènent également toute une réflexion sur ce qu’est l’histoire et la manière d’en rendre compte. Elles réfléchissent sur l’histoire plus qu’elles ne la reflètent.

Une fois les événements accomplis, le passé s’évapore et est irrécupérable. Le seul moyen de le préserver est de le raconter, ce qui permet aussi de se l’approprier, d’en faire sens et d’en donner sa propre interprétation. Shakespeare dévoile voire dénonce les mécanismes à l’œuvre dans la construction du récit historique tout en se livrant lui-même à l’exercice. Il nous montre la manière dont le passé est créé et recréé à l’infini selon une multiplicité de points de vue. Contrôler le récit historique revient à contrôler l’image que la postérité retiendra. De ce point de vue, le dramaturge et les personnages effectuent un travail d’écriture comparable, qu’ils soient conscients ou non des enjeux idéologiques que la mise en place de tels récits implique. Les différents récits que les protagonistes nous livrent entrent souvent en conflit et par là-même, remettent en question la démarche historiographique et la possibilité d’accéder à une quelconque vérité objective.

Narration dans le présent de faits passés, l’histoire fait avant tout intervenir la mémoire, qu’elle soit rétrospective pour la récupération des faits passés, ou prospective, puisque le récit des événements est également construit pour les fixer et les transmettre à la postérité. Shakespeare insiste sur la sélectivité et la créativité de la mémoire. Raconter le passé signifie obligatoirement, de manière consciente ou non, oblitérer certains éléments pour en privilégier d’autres, comme le souligne le Chœur dans l’épilogue de Henri V : « Jusque là, d’une plume inhabile et sans grâce, / Notre auteur appliqué a conduit cette histoire, / Confinant les puissants dans un petit espace, / Mutilant en fragments l’ample champ de leur gloire2» (1-4, je souligne). Pour que le passé devienne une fiction du présent, il doit d’abord être détruit, mutilé, et transformé en récit qui le déforme. En l’absence de toute possibilité d’accéder au passé directement, nous sommes invités par le Chœur à participer à cet effort de reconstruction dans lequel l’imagination et la créativité jouent une si grande part. La réalité objective à la source du récit et de la représentation historiques existe, mais elle est hors d’atteinte. L’histoire est nécessairement une production, une création, une fiction. En outre, la narration rétrospective du passé se teinte des préoccupations contemporaines de ses auteurs et de ses destinataires, qui projettent leur propre réalité dans le récit historique ; le récit historique construit une vérité qui n’existe pas au moment où les événements se produisent dans le présent.

2.2. Usage et dissolution du passé héroïque

Les pièces présentent des conceptions de l’histoire et du rôle qu’elle joue dans l’identité nationale parfois radicalement différentes. Dans la première tétralogie, l’histoire consiste essentiellement à célébrer les héros symbolisant la gloire passée de l’Angleterre (Richard Cœur de Lion, Edouard III, le Prince Noir) et à tenter de faire perdurer les valeurs qu’ils incarnent, idéal qui perd de sa vigueur au fil des pièces. Passé et présent entretiennent un lien vital ; les grands hommes renaissent continuellement pour le bien de leurs successeurs : ils les inspirent et créent de l’émulation. Cette tendance est tout particulièrement visible dans la première partie d’Henry VI à travers le personnage de Talbot. Ainsi, alors qu’il donne l’assaut à Rouen, Talbot en appelle à Henri V, récemment décédé, et à Richard Cœur de Lion en même temps qu’au jeune roi actuel Henri VI, liant ainsi passé, présent et futur de manière indissoluble :

Et moi, aussi vrai qu’Henri d’Angleterre vit,
Et que son père est venu ici en conquérant,
Aussi vrai qu’en cette ville, qui vient d’être perdue par traîtrise,
Le cœur du grand Cœur de Lion est inhumé,
Je jure de reprendre la ville ou de périr. (3.2.78-823)

Comme le souligne Robert C. Jones dans These Valiant Dead, on observe dans la première partie d’Henry VI la foi en la possibilité du renouveau, une continuité fondamentale entre le passé et le présent qui est appelée à se réaliser dans la personne de tout héros qui ravive l’esprit de ses prédécesseurs et s’identifie à eux (1991 : 9). Mais les Lords font un tout autre usage de l’histoire et de la mémoire, puisqu’ils l’utilisent de manière destructrice : pour eux, l’histoire n’est pas source d’inspiration mais un moyen de servir leur intérêt personnel (1991 : 14). Ce n’est que dans Henry V que cet idéal pourra être renouvelé.

La seconde partie d’Henry VI s’ouvre avec la mise en garde de Gloucester contre le danger que le passé ne sombre dans l’oubli et que tous les actes valeureux d’Henri V ne soient effacés à jamais. Il utilise le vocabulaire de l’histoire, des livres et de la mémoire :

Ô pairs d’Angleterre, honteuse est cette alliance,
Fatal ce mariage qui annule votre gloire,
Efface vos noms des livres de la mémoire,
Supprime les traces de votre renom,
Mutile les mémoriaux de la France asservie
Et défait tout, comme si rien n’avait été ! (1.1.95-1004)

Le passé devient un fardeau trop lourd à porter, comme le déclare le roi lui-même dans la troisième partie : « Je léguerai à mon fils mes bonnes actions, / Et plût au Ciel que mon père ne m’en ait point laissé d’autres ! » (2.2.49-505), faisant ainsi allusion à l’héritage de culpabilité laissé par les Lancastriens suite à la déposition de Richard II par Henri IV.

Dans Richard II, les glorieux ancêtres et le passé semblent perdus de manière encore plus radicale. Même si, contrairement aux deux dernières parties de Henry VI, on évoque souvent les héros du passé, ces discours sont essentiellement placés dans la bouche de personnages âgés, qui en font une description idéalisée. Leur mémoire n’est aucunement appelée à être ravivée par la nouvelle génération : elle va disparaitre avec eux. Le passé héroïque n’a plus sa place dans le nouvel ordre des choses mis en place par la nouvelle génération. Il n’est pas bon pour Bolingbroke et son camp de favoriser la mémoire d’un héritage qui risque de mettre en lumière le caractère très discutable de leur titre à la couronne d’Angleterre.

Il faut attendre Henry V pour que soit renoué le lien avec les valeureux ancêtres. « Réveillez le souvenir de ces morts valeureux, / Et de vos bras puissants renouvelez leurs prouesses », dit Ely au roi (1.2.115-1166). Cette déclaration va bien plus loin qu’une simple comparaison entre passé et présent : il y a identification absolue. Les héros du passé vivent à nouveau à travers leur héritier. Lors de ses deux grands discours à ses soldats, Henri V cherche à provoquer leur loyauté en faisant allusion d’une part aux morts du passé, d’autre part à leur propre mort à venir : les vivants doivent faire honneur aux morts et chercher à renouveler leurs exploits. Henri utilise la mémoire pour nourrir le sentiment national chez ses troupes. Mais la manipulation de l’histoire et de la mémoire sert souvent des fins plus personnelles.

2.3. Les personnages comme historiens

Les protagonistes des pièces historiques sont conscients de la dimension fictionnelle du récit historique et se posent en historiens pour contrôler l’image que la postérité retiendra d’eux. En cela, ils font écho au travail du dramaturge, qui nous livre à travers eux une réflexion sur les stratégies d’écriture de l’histoire.

Richard II cherche à construire sa propre mythologie, qu’il demande à sa femme de transmettre :

Raconte-leur ma pitoyable histoire
Et envoie tes auditeurs se coucher en pleurant,
Car même les tisons insensibles, communiant
Avec les tristes accents de ta langue déchirante,
Noieront le feu de leurs larmes de compassion :
Certains prendront le deuil en gris cendre, d’autres en noir charbon,
Pour pleurer la déposition d’un roi légitime (5.1.44-507)

Comme l’avance Alison Findlay dans « Good sometimes Queen », en cherchant à se façonner lui-même en roi martyr, Richard veut transformer son impuissance présente en importance historique. Elle remarque notamment l’utilisation du futur antérieur, temps qui a le pouvoir de défaire le roi qu’il a conscience d’être et d’imposer aux générations futures celui qu’il choisit d’incarner et de mettre en scène (2006 : 68). De la même manière, Shakespeare décrit l’influence post mortem de Richard II à travers toute la seconde tétralogie : il hante les consciences des responsables de sa déposition et de leurs descendants, fait qui trouve son paroxysme dans la révélation par Henri V selon laquelle il a fait à nouveau inhumer ses cendres à Westminster.

Henri IV, surtout à l’approche de sa propre mort, cherche à soulager sa conscience de la part de culpabilité qu’il a dans la mort de son prédécesseur. Sa version des faits est très différente de ce qui a été donné à voir au public dans Richard II : l’histoire est réécrite de manière à diminuer sa part de responsabilité et à servir sa propre cause. Dans la seconde partie d’Henry IV est proféré à plusieurs reprises le désir de faire table rase du passé, notamment par l’archevêque :

C’est pourquoi il [le roi] veut faire table rase
Et ne garder dans sa mémoire aucune trace
Qui puisse répéter, raconter et lui rappeler
Les concessions qu’il a faites (4.1.201-2048)

Avec l’histoire, l’archevêque souhaite faire disparaitre le processus de mémoire lui-même, et notamment de la mémoire collective. La mémoire d’Henri IV, elle, est plus sélective : s’il aimerait pouvoir oublier le passé immédiat et ses troubles, il se plait en revanche à se remémorer l’époque où il a débarqué de France et a gagné la population à sa cause à l’aide de sa campagne soigneusement mise en scène. Il encourage son fils, futur Henri V, à aller trouver la gloire à Azincourt non pas dans le but de s’inscrire dans la continuité de ses glorieux ancêtres, mais d’effacer le passé dérangeant pour le remplacer dans les mémoires par des perspectives d’avenir qui servent sa cause.

2.4. Histoire populaire VS histoire officielle : The Second Part of King Henry IV

Une foule de voix et de points de vue rivalisent dans les pièces historiques. Dans la seconde partie de Henry IV, à l’histoire officielle s’oppose la vision populaire, locale et anecdotique de l’intrigue secondaire, qui jette un éclairage ironique sur le processus historique. Une voix est donnée à ceux que les chroniques oublient : roturiers, femmes, vieilles personnes du peuple livrent une vision alternative de l’histoire. Ce n’est que quand le prince Hal deviendra Henri V que ces reconstructions officieuses du passé seront rejetées au profit de l’histoire officielle.

De manière significative, la seconde partie d’Henry IV est ouverte par Rumour, qui apparait « painted full of tongues », et qui insiste sur les discours déformés propagés par le pays et motivés par les rivalités et le factionnalisme. Il dénonce le caractère instable et peu fiable de l’histoire et pose la question du lien entre rumeur et histoire officielle. On remarque également la présence en abondance de ce que nous pouvons appeler des « contre-histoires » au sein de l’intrigue secondaire comique. Bien loin de la grande histoire, ces petites histoires forment la trame de l’histoire populaire, orale, qui n’apparait pas dans les chroniques et qui apporte un éclairage ironique (voire caricatural) sur les personnages de monarques-historiens que nous avons évoqués plus haut. L’histoire au sens traditionnel du terme est quasiment absente de la pièce : les événements politiques et militaires au premier plan des chroniques sont omis ou relégués à la périphérie. Par exemple, la menace constante que représente Glyndwr à la frontière galloise, la répression du soulèvement de Northumberland à Braham Moor en 1408 ainsi que nombre d’autres conspirations sont passées sous silence au profit des récits fictionnels du passé.

Comme l’explique Derek Cohen dans « History and the Nation », les personnages d’historiens populaires attirent notre attention sur le manque de fiabilité de l’histoire écrite par ses protagonistes : celui qui écrit sa propre histoire cherche à se donner raison ; il déforme les faits pour se justifier et se grandir (2002 : 307). Cette reconstruction du passé que Cohen qualifie de quasi compulsive correspond selon lui à un besoin, à la fois chez le dramaturge et chez les personnages, de construire un tout cohérent à partir des fragments épars du passé (2002 : 313). C’est essentiellement à travers le personnage de Falstaff que Shakespeare jette une lumière ironique sur l’écriture de l’histoire. Les fictions du gros chevalier sur le mode héroï-comique sont tellement démesurées qu’elles perdent toute crédibilité. Elles soulignent aussi la manière dont chacun reconstruit constamment ses souvenirs dans le but de servir sa propre cause. Cependant, les versions de Falstaff ne sont pas systématiquement contredites : ainsi, lorsqu’il s’attribue le mérite de la mort de Hotspur sur le champ de bataille alors que c’est Hal qui l’a tué, cette version reste pendant longtemps la seule qui nous soit donnée. Comme nous le verrons plus loin, Falstaff lui-même est une réécriture de l’histoire de la part de Shakespeare : c’est un personnage comique fictif modelé à partir du personnage historique du Lollard Sir John Oldcastle.

Dans toute la seconde tétralogie, l’histoire est quasiment assujettie à la dimension subjective de la mémoire personnelle, ce qui se concrétise par des récits qui rivalisent et se contredisent. Derrière les pièces de la première tétralogie, la stabilité de la référence des événements historiques reste accessible. La « vérité historique », qui constitue la référence à l’aune de laquelle on peut juger actes et paroles, semble à portée de main. Dans la seconde tétralogie en revanche, il n’existe pas d’histoire plus « vraie », plus « authentique » que ces souvenirs reconstruits qui offrent la possibilité d’interprétations multiples. La seconde partie de Henry IV en particulier offre une vision pessimiste de la mémoire, qui est soit oppressante, soit futile, soit erronée. Les seuls souvenirs positifs du passé sont ceux des anecdotes idéalisées dont se délectent des personnages vieillissants comme Justice Shallow, dont le nom résume à lui seul la confiance que l’on peut accorder à ses récits, comme le souligne Falstaff : « Seigneur, seigneur, comme nous autres vieux sommes sujets à ce vice du mensonge !» (3.2.296-2989).

Les anciens comme Shallow sont des acteurs essentiels de la transmission de l’histoire et de la mémoire dans une culture essentiellement orale. Comme le détaille Alison Thorne dans « Reinventing History in The Second Part of King Henry IV », l’histoire populaire a une portée restreinte, surtout locale. Elle ne fait pas de différence entre réalité et fiction, et mêle rumeurs, ouï-dire, légendes et faits réels. La chronologie n’est pas respectée : on n’y emploie pas de marqueurs temporels fixes, certains éléments sont compressés voire omis, et ne sont retenus que les faits ayant une quelconque importance pour la communauté locale. Les faits sont déformés par la transmission, et ce de plus en plus à mesure qu’ils sont narrés de nouveau (2006 : 55). Les récits des historiens non-officiels de la seconde partie de Henry IV captivent l’attention du public en dépit de leur caractère répétitif et de leurs interprétations douteuses. Leur aspect concret, immédiat et comique les rend bien plus proches des préoccupations quotidiennes du public et plus faciles à se représenter que les batailles et les faits d’armes de la noblesse consignés dans les chroniques. Ces souvenirs populaires ont un caractère social et collectif accru : ils traduisent une expérience commune, partagée de l’histoire (2006 : 60). Avec l’accession d’Henri V, cette conception populaire de l’histoire sera réduite au silence.

2.5 Henry V ou l’éviction de l’histoire populaire

De tous les personnages, c’est sans aucun doute Hal, futur Henri V, qui est le plus conscient de la possibilité de modeler le récit historique afin de contrôler l’image que retiendra la postérité. Il possède une conscience aiguë de l’influence écrasante du passé sur le présent et l’avenir. Déterminé à soumettre les forces de l’histoire à sa volonté, il ne perd jamais de vue le récit rétrospectif qui sera fait de son règne. Dès le début de la première partie d’Henry IV, lors du monologue où il expose son intention de mettre en scène sa réforme future (1.2.185-207), on comprend que Hal cherche à donner au présent la forme qui lui permettra d’orienter l’avenir comme il le souhaite, pour établir pour l’avenir les bases selon lesquelles le passé doit être lu et compris. Les spectateurs sont témoins du fossé entre la vérité et la fiction modelée par Hal pour le public. Hal va déjouer les attentes. C’est pour cette raison que sa réforme est soigneusement mise en scène à travers le bannissement officiel de Falstaff et de ses compagnons de débauche lors de son couronnement : c’est ce spectacle qui va permettre d’effacer le souvenir de sa jeunesse tumultueuse et d’influencer l’opinion. Ceci fait dire à David Bergeron dans « Shakespeare Makes History » que renverser l’histoire fait partie à part entière du processus de son écriture (1991 : 243).

Une fois devenu roi, Hal conserve la même attitude. Lors du discours qu’il fait à ses soldats à la veille d’Azincourt, il approuve les récits rétrospectifs améliorés des événements :

Les vieillards oublient ; mais, même s’il oublie tout,
Lui se rappellera, en les enjolivant,
Les exploits qu’il [le soldat] aura accomplis ce jour-là. Alors nos noms,
Familiers sur ses lèvres comme des mots de tous les jours,
Le roi Harry, Bedford et Exeter,
Warwick et Talbot, Salisbury et Gloucester,
Seront célébrés au milieu de leurs libations.
Cette histoire, l’homme de bien l’apprendra à son fils,
Et la Crépin-Crépinien ne reviendra jamais
À compter de ce jour jusqu’à la fin du monde
Sans que de nous on se souvienne,
De nous, cette poignée, cette heureuse poignée d’hommes, cette bande de frères (4.3.48-60, je souligne10).

Ce discours est tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir : Henri évoque les héros du passé que sa propre mémoire fait revivre et se projette dans l’avenir, quand on se souviendra de son nom et de celui de ses soldats « with advantages », avec les embellissements qu’il peut faire en contrôlant le récit qui sera fait des événements à venir. Passé, présent et avenir ne font plus qu’un. Ils sont ramenés sur le même plan par Henri, qui promet la postérité aux vivants comme aux morts. Leur sacrifice leur assure d’être rassemblés dans la mémoire collective de la nation, sous une image glorifiée inspiratrice pour les années à venir. Le roi approuve ainsi le type de récit construit flatteur pour son protagoniste que Falstaff avait discrédité chez Shallow. Contrôler les mémoires apparait comme un enjeu, non seulement pour le roi, mais pour la nation tout entière. Pour Jonathan Baldo dans « Wars of Memory in Henry V », les allusions aux futures commémorations de la bataille lui donnent le caractère bien établi d’un événement ayant déjà eu lieu, préservé, voire même sacralisé par la mémoire. En présentant un événement à venir comme un fait accompli, l’avenir incontrôlable prend l’allure rassurante de la mémoire (1996 : 156). Pour le critique, le discours du monarque traduit sa volonté de joindre les formes ecclésiastique, patriotique et même privée de la mémoire pour constituer une mémoire nationale unifiée et centralisée (1996 : 156).

Afin d’imposer sa propre version de l’histoire, Henri doit rejeter les versions non-officielles, voire subversives, ce qui est symbolisé par l’éviction de Falstaff et de ses acolytes. Contrairement à ce qu’annonce le Chœur à la fin de la seconde partie de Henry IV, Falstaff ne réapparaitra pas dans les pièces historiques. Le bannissement de Falstaff peut être lu comme la réaffirmation du contrôle du roi sur les multiples histoires non-officielles de ses sujets. A la fin de Henry V, le souvenir de Falstaff se dissout : même Fluellen, à la mémoire pourtant encyclopédique, a oublié son nom. Henri V doit contrôler sa propre mémoire autant que celle des autres : il ne doit pas se permettre de se remémorer ses anciens compagnons. Il prétend donc avoir oublié le nom de Falstaff, contrairement aux héros du passé dont il énumère les noms et honore la mémoire. Le héros vivant doit oublier l’anti-héros mort pour vivre pleinement son rôle de meneur. Comme le souligne Baldo, l’oubli systématique de Falstaff et de ses compagnons par Henri V a dû sembler particulièrement contradictoire à un public ayant vu son personnage sur scène encore quelques mois auparavant et encore plein de son souvenir (1996 : 140). Il poursuit en argumentant que l’oubli du nom de Falstaff par les autres personnages peut aussi se voir de manière métathéâtrale, puisque Shakespeare a fait oublier le nom du personnage historique qui a inspiré son chevalier en le nommant ainsi. On apprend dans Henry V que Falstaff est mort le cœur brisé par le rejet de son compagnon d’aventures. La mise à distance du passé dans le but de construire l’image qui passera à la postérité suppose la destruction intégrale de ce qui précède. Le coût de l’histoire est élevé, et la célébration de Henri V que l’on trouve dans le Chœur se trouve ainsi fortement nuancée.

Dans Henry V, Shakespeare explore la relation entre la mémoire et l’histoire. Comme le fait remarquer Baldo, l’exercice du pouvoir dans la pièceest lié de manière inextricable au processus d’oubli : en évacuant de sa mémoire les éléments gênants pour la construction de son propre mythe, Henri rend son esprit d’autant plus disponible pour ses visées dynastiques et nationales (1996 : 133). De ce point de vue, comme l’argumente le critique, la pièce constitue une remarquable étude de la manière dont une nation se souvient, mais peut-être encore davantage, dont elle oublie (1996 : 132). Le pouvoir est donc doté selon Baldo d’une nature profondément amnésique : il oublie tout ce qui pourrait le remettre en question, tout ce qui représente une menace pour l’unité nationale, et ce, de manière d’autant plus efficace qu’il le fait sous couvert du souvenir et de la commémoration (1996 : 148). Pour Baldo, l’état est tiraillé entre l’obligation de se souvenir et le besoin d’oublier, ce qui rend la formation et le contrôle de l’histoire collective nationale particulièrement difficiles (2012 : 6). Même si la rhétorique du souvenir est omniprésente dans la pièce, il y est avant tout fait usage de l’oubli. L’oubli est présent à un point tel qu’il serait plus juste de parler, comme le fait Baldo, d’amnésie collective que de mémoire collective dans Henry V (1996 : 158). De ce point de vue, Henry V n’est pas tant une pièce historique qu’une pièce mnémonique. Le début de la pièce est un bon exemple du lien étroit entre oubli et mémoire officielle. L’archevêque se livre à un exercice de mémoire historique des plus convaincant dans le but de discréditer la loi salique afin de légitimer les prétentions d’Henri au trône de France (1.2.33-114). Il s’agit là d’un véritable morceau de bravoure saturé de références érudites et de considérations généalogiques qui remontent à la nuit des temps, avec un tel esprit d’exagération que le passage en devient comique. Pour Baldo, ce passage peut se lire comme une manière pour le dramaturge d’insister sur la manipulation de la mémoire nationale orchestrée par Henri V.

Pourtant, le passé ne se laisse pas oblitérer facilement ; ceux que l’on a voulu oublier reviennent hanter les vivants. Falstaff en particulier parvient à troubler la version expurgée de la mémoire nationale qu’offre Henri. Le spectre de Falstaff hante tout le début de la pièce à travers les discussions de ses compagnons de taverne. Le pathos avec lequel sa mort est relatée ne peut qu’amener le public à nuancer le mythe d’Henri V comme héros national tel qu’il est présenté par le Chœur et tel qu’il est passé à la postérité. Le fossé entre le joyeux monde populaire qui a été banni et le nouveau monde héroïque semble énorme.

3. Réécritures

La réflexion sur la nature du récit historique et la transmission de l’histoire se double d’une modification de certains événements de la part du dramaturge. Ces modifications, parfois minimes, ont des effets divers sur le public, en particulier sur les spectateurs contemporains de Shakespeare qui n’auraient pas manqué de remarquer les changements. Si ces derniers vont en général dans le sens de la vision d’un sentiment de nation en construction et de l’image d’une dynastie Tudor forte, elles introduisent cependant nombre de nuances. On est bien loin de la glorification pure et simple.

3.1. Les pièces historiques, des œuvres de fiction

Si le récit historique possède nécessairement une dimension fictionnelle, cela est encore plus le cas pour les pièces de théâtre historiques, écrites par un écrivain de fiction dont le but premier est de divertir le public et de générer des bénéfices. En outre, les impératifs de la construction de l’intrigue ne font qu’accentuer la dimension fictionnelle du récit. Shakespeare sélectionne soigneusement des détails qu’il agence afin d’obtenir une intrigue cohérente et efficace et de donner aux événements la coloration qu’il souhaite. Il mêle les événements et les personnages historiques à des personnages et des anecdotes fictifs (notamment les personnages populaires et l’intrigue secondaire) et les transmet dans le présent du théâtre.

A de nombreuses reprises, Shakespeare fait du théâtre à partir des matériaux historiques en inventant des scènes qui vont frapper l’esprit des spectateurs. Ainsi, la scène où Talbot berce le corps sans vie de son fils mort au combat dans la première partie de Henry VI, ou celle dans laquelle la reine Margaret macule le visage de Rutland du sang de son père dans la troisième sont des créations ayant pour principal effet d’accentuer le pathos des événements historiques. Shakespeare intensifie encore le pathos de la mort du jeune Talbot en faisant de lui un fils unique. Pourtant, la famille Talbot était toujours présente au temps de Shakespeare, et ils étaient toujours comtes de Shrewsbury. Cette scène est donc loin d’être historique, mais elle permet au dramaturge de communiquer de manière forte l’idée de perte générationnelle et de destruction de l’héritage générées par les conflits factionnels. De même, Rutland n’a pas été assassiné mais est mort sur le champ de bataille. Pourtant, Shakespeare fait de son meurtre une des atrocités de la guerre des Roses, et l’un des éléments menant à la tyrannie exercée par Richard III.

Shakespeare a également considérablement revisité ses sources pour créer les personnages de Richard III et de Margaret pour en faire respectivement un monstre dégénéré et une figure allégorique et chorique incarnant le temps qui, en apparaissant dans les quatre pièces de la première tétralogie, les lie ensemble, et invite les spectateurs à voir l’histoire comme un cycle tragique. Le statut de monstre de Richard vient en partie des récits des chroniqueurs Tudor, qui lui sont traditionnellement hostiles, mais cet aspect est considérablement développé par l’architecture de la pièce. Shakespeare a retravaillé ses sources pour faire de Richard un personnage complexe, repoussant et attirant à la fois. En se servant notamment de la tradition du personnage du Vice médiéval et de celui du Machiavel, le dramaturge parvient à créer une figure plus vraie que nature qui dépasse de loin les frontières historiques et acquiert une dimension universelle.

C’est probablement dans Henry V que Shakespeare a effectué le plus de modifications.11 Toutes sont porteuses de sens et potentiellement subversives. Par exemple, il choisit de faire passer l’armée d’Henri non pas par Southampton, comme les sources nous l’apprennent, mais par Douvres et Calais. Calais avait été prise par Edouard III en 1347 à l’issue de la bataille de Crécy, puis regagnée par les Français en 1558, marquant ainsi la perte pour l’Angleterre de la dernière de ses possessions sur le continent. 1558 marque aussi le début du règne d’Elizabeth, qui n’aura de cesse de chercher à regagner la ville, volonté encore accrue par le traité de paix signé avec la France en 1559. Pour Baldo, les références à Calais dans Henry V, dont l’action montre l’empire britannique continental en construction, ne peuvent que rappeler au public la douleur de la perte du dernier fragment de cet empire. Comme il le souligne, les effets des références à Calais sont diamétralement opposés pour Henri dans le monde de la pièce et pour Elizabeth à l’extérieur : pour le premier, le souvenir de Calais est galvanisant ; pour la seconde, la ville symbolise les immenses peurs et frustrations liées aux relations tendues avec la France et l’Espagne (1996 : 137). L’importance de Calais est bien plus qu’une simple importance stratégique ; elle possède une lourde charge symbolique. Pour Baldo, le Henri de Shakespeare réalise le rêve d’Elisabeth de reprendre possession de Calais (1996 : 137).

3.2. Irlande et Pays de Galles

Les changements opérés par Shakespeare forment bien souvent des commentaires obliques et ambigus sur la situation politique contemporaine. On est loin de la célébration inconditionnelle de l’état Tudor. Ainsi, la question de l’Irlande, au cœur des préoccupations des Elisabéthains, est au centre de la pièce, grâce en particulier aux références au Pays de Galles.

Les pays celtiques apparaissent dans Henry V à travers les personnages des quatre capitaines : l’Ecossais Jamy, l’Irlandais Macmorris, le Gallois Fluellen (l’Angleterre étant représentée par le peu recommandable Pistol, ancien compagnon de Hal et de Falstaff). En plus de leur potentiel comique et de l’intermède qu’ils fournissent, les personnages de Macmorris et de Jamy ont pour principal effet de garder l’Irlande et l’Ecosse, toutes deux au cœur des affaires politiques et militaires de l’Angleterre élisabéthaine, à l’esprit des spectateurs. Ils sont associés au Gallois Fluellen, qui représente, contrairement aux deux autres, un peuple celte assimilé avec succès. Les quatre capitaines peuvent être vus comme une référence anachronique au mythe d’une Grande Bretagne à l’origine unifiée et sur le point de l’être à nouveau. On observe en effet dans l’Angleterre élisabéthaine la conviction grandissante que la nation n’est pas l’Angleterre seule, mais l’Angleterre assortie du Pays de Galles, de l’Irlande et de l’Ecosse.

D’une certaine manière, la situation de l’Irlande dans les années 1590 peut être vue comme une répétition de celle du Pays de Galles au début des années 1400, avec la rébellion de Glendower mise au premier plan des deux parties de Henry IV. L’Angleterre s’évertue à assimiler l’Irlande comme elle a intégré le Pays de Galles auparavant. En 1415, la pacification du Pays de Galles est bien plus avancée que ne l’est celle de l’Irlande en 1599, année qui marque le cœur d’une campagne en Irlande menée par le comte d’Essex, favori de la reine (campagne qui se soldera par un échec). La présence marquée du Pays de Galles contraste avec l’absence flagrante de l’Irlande. Alors que les allusions à l’Irlande sont toujours obliques, le Pays de Galles est constamment présent. Les origines galloises des Tudor ont beaucoup facilité la pacification du Pays de Galles. Les Gallois ont gagné une certaine autonomie dans leur annexion : avec l’Acte d’Union de 1536, Henri VIII impose les lois, les méthodes administratives et l’Eglise de l’Angleterre, mais permet aussi la création de vingt quatre nouveaux sièges alloués au Pays de Galles à la Chambre des Communes. Une telle assimilation en termes égaux n’a jamais été proposée aux Irlandais. En outre, alors que l’Angleterre avait réussi à se faire des alliées des grandes familles galloises, elle a persécuté les familles dirigeantes irlandaises. Si bien que, comme l’avance Baldo, en plein conflit irlandais, Henry V offre l’image du succès de l’assimilation des Gallois comme modèle de celle à effectuer pour les Irlandais (1996 : 152). Cependant, les nombreuses images de violence et de massacre de la pièce viennent assombrir ces espérances.

Le parallélisme entre le Pays de Galles et l’Irlande est renforcé par l’allusion au retour d’Irlande du comte d’Essex à la fin de la pièce. Le Chœur compare le futur retour de France d’Henri victorieux à l’entrée triomphale de César à Rome, et à celle (non encore advenue, et qui n’aura pas lieu) d’Essex revenant d’Irlande, liant passé, présent et futur de manière inextricable :

Le maire et tous ses collègues en tenue d’apparat,
Pareils aux sénateurs de la Rome antique
Avec les plébéiens grouillant sur leurs talons,
S’avancent pour accueillir leur victorieux César ;
De même, comparaison plus humble mais aussi agréable,
Si le général de notre glorieuse impératrice,
Comme il le pourrait quelque heureux jour, revenait d’Irlande,
Ramenant la rébellion embrochée sur son épée,
Combien quitterait la paisible cité
Pour l’accueillir ! Ils furent bien plus nombreux, la cause étant plus grande,
À acclamer ce Harry. (5.0.25-35, je souligne12)

Le lien entre le texte et son contexte est très serré ; une fusion s’opère entre l’histoire du XVème siècle et celle des années 1590. Cette référence au retour imminent d’Essex de la campagne d’Irlande en septembre 1599 constitue la seule allusion explicite et extra-dramatique à un événement contemporain dans toutes les pièces de Shakespeare. La référence à Essex n’est pas dénuée d’ambiguïté : en l’espace de quelques vers, le Chœur rabaisse Essex en le comparant à ses prédécesseurs (« by a lower but as loving likelihood »), jette le doute (de manière prémonitoire) sur son retour victorieux d’Irlande et l’associe avec une menace pour la paix de Londres. De manière ironique, Essex va échouer, tombera en disgrâce, fomentera un complot et finira par être exécuté.

3.3. Falstaff et Oldcastle

Un autre type de réécriture peut s’observer avec le personnage de Falstaff. Falstaff possède un statut très ambigu : c’est un personnage de fiction avec une origine historique qui fait le lien entre intrigues principale (essentiellement historique) et secondaire (principalement fictive). Il s’inspire du Lollard Sir John Oldcastle, même si l’épilogue de la seconde partie de Henry IV le dément : « là, pour autant que je sache, Falstaff mourra d’une suée, à moins que votre sévère jugement ne l’ait déjà tué ; car si Oldcastle mourut martyr, tel n’est point le cas de notre homme » (30-3213). Avec cette phrase, Shakespeare répond aux protestations des descendants d’Oldcastle, qui s’opposaient à cette représentation de leur ancêtre en gros chevalier licencieux. Il était d’autant plus problématique de représenter Oldcastle que ce dernier était loin de faire l’unanimité, représenté tantôt comme un traître et un hors-la-loi, tantôt comme un martyr proto-protestant. Le véritable Oldcastle a participé à un complot dans le but d’assassiner Henri V et a fomenté une rébellion (qu’Henri V a durement réprimée) dans l’ouest de l’Angleterre. Il fut pendu puis mis au bûcher. L’absence de Falstaff d’Henry V est dans cette perspective d’autant plus lourde de sens si les spectateurs se souviennent du fait qu’il s’agit au départ d’Oldcastle. Henri a beau prétendre avoir oublié le nom de son ancien compagnon, le public garde à l’esprit le fait que son règne n’était pas dénué d’éléments dissidents.

Les mensonges de Falstaff le rapprochent de Rumour, qui présente la deuxième partie de Henry IV. L’insistance constante sur son corps ainsi que ses aspects irrévérencieux, indiscipliné, voire subversif font de lui un personnage carnavalesque au sens bakhtinien du terme. En témoigne la vision qu’a Falstaff de l’honneur : « Qu’est-ce que l’honneur ? Un mot ! Qu’y a-t-il dans le mot honneur ? Qu’est-ce que c’est que cet honneur ? De l’air ! Sacré bilan ! Qui a l’honneur ? Le type qui est mort mercredi. Le sent-il ? Non ! L’entend-il ? Non ! Il est imperceptible alors ? Pour les morts, oui. Mais il ne vit pas chez les vivants ? Non ! Pourquoi ? La médisance ne le permet pas » (5.1.132-3614). Pour Bergeron, Falstaff opère le lien entre histoire et fiction. Non seulement il nous amuse et nous surprend constamment, mais il est aussi créateur d’histoire, ou plutôt, il réécrit l’histoire pour servir ses propres fins, et se pose ainsi en double du dramaturge. Renommer Oldcastle Falstaff permet de dé-historiciser le personnage, mais aussi de le doter de la licence que permet la fiction.

4. Le théâtre, medium instable

4.1. Les pièces historiques, un genre hybride, protéiforme et ambigu

Le statut ambigu de Falstaff est représentatif de l’instabilité du medium théâtral, qui complique la perception des faits représentés sur scène. Les pièces historiques possèdent nécessairement un statut ambigu puisqu’elles font coexister personnages de fiction, personnages historiques et personnages qui, comme Falstaff, sont un mélange des deux dans une intrigue qui possède une cohérence en elle-même, en dehors de la réalité qu’elle est censée refléter, comme en témoignent les phénomènes d’intertextualité entre les pièces, qui mettent en œuvre les compétences mnémoniques des spectateurs. On pense par exemple aux nombreuses références dans la seconde partie de Henry IV à Richard II ou aux allusions à Falstaff dans Henry V. L’épilogue d’Henry V, qui rappelle la première partie d’Henry VI comme preuve du désastre qui va suivre les efforts d’Henri V, est un autre exemple. On peut également mentionner la référence au vol de Gadshill que fait Hal dans sa conversation avec Falstaff dans la seconde partie de Henry IV (2.4.303-305) : l’épisode a été inventé par Shakespeare, qui tisse ensemble histoire et fiction. Les personnages font allusion à des faits inventés présentés dans d’autres pièces, ce qui les lie entre elles et donne une cohérence au tout qu’elles forment.

La pièce historique est un genre protéiforme et hybride né de la rencontre des chroniques, des récits historiques (en vers ou en prose) de l’Antiquité et de l’Europe continentale, des pièces saintes médiévales, du folklore, des balades, des romances, de la tradition orale, etc. A l’époque de Shakespeare, c’est un genre nouveau en pleine expérimentation. C’est aussi un genre instable et mal déterminé possédant des points communs avec les genres dramatiques pré-existants, que ce soit la tragédie (Richard II, Richard III) ou la comédie (les scènes comiques avec les personnages populaires d’Henry IV, ou Henry V qui se conclut par un mariage).

Les préoccupations du public contemporain de Shakespeare influencent également la forme que prennent les événements représentés. Les pièces nous en apprennent en réalité bien plus sur les Londoniens du début de l’époque moderne que sur les Plantagenet. Ceci est particulièrement visible dans les interventions du Chœur dans Henry V (on pense par exemple à l’allusion à Essex que l’on a citée plus haut). Avec sa répétition de l’adverbe de temps « now », le Chœur nous transporte au moment de l’action. Mais il nous emmène également vers le présent du théâtre, et les deux époques fusionnent. On peut y ajouter notre propre époque, dans l’ici et le maintenant de la représentation à laquelle nous assistons.

Les choses sont encore complexifiées par l’instabilité du texte théâtral. Le théâtre est un art vivant et chaque représentation est différente. Le public assiste à la construction du récit historique sous ses yeux, et cette construction varie à chaque représentation, selon l’époque, le parti pris du metteur en scène ou le choix des acteurs. En outre, le texte théâtral est polyphonique. Contrairement au texte imprimé des récits historiques, fixe et le plus souvent univocal,15 la représentation théâtrale met en scène une pléthore cacophonique de voix et une multiplicité de points de vue. Dans les pièces de Shakespeare, les voix de l’autorité, qui mettent en avant pouvoir et droit divin, cohabitent avec les voix populaires qui prônent le bien commun, démystifient le pouvoir, désacralisent la monarchie ou dénoncent le lourd coût de l’héroïsme. Les différences sont encore accrues par l’instabilité du texte : chaque acteur possède une version différente de la pièce, qu’il modifie et annote encore et encore. Tous ces facteurs vont dans le sens de l’ambiguïsation des faits représentés.

4.2. Un exemple d’ambiguïté : Henry V

Bien qu’Henry V soit traditionnellement étiquetée comme la pièce de Shakespeare la plus patriotique, la présentation du roi et de la monarchie est, comme nous l’avons vu, loin d’être dénuée d’ambiguïté. Le décalage entre ce que dit le Chœur et ce qui nous est donné à voir est en grande partie responsable de l’ambiguïté du portrait de Henri V. Lorsque le roi tant attendu apparait enfin dans la pièce éponyme, sa perception est teintée d’ambiguïté. Les critiques sont très divisés quant à savoir s’il faut voir Henry V comme une célébration héroïque ou une subversion ironique du héros en son centre. S’il est évident que Shakespeare ne nous livre pas une célébration pure, sa description n’est pas entièrement subversive pour autant. On voit Henri dans une double perspective : dans la pièce, il est dans la fleur de l’âge ; il ravive le souvenir des héros du passé et poursuit leurs exploits. Mais du point de vue du Chœur (qui partage l’espace-temps du public), Henri lui-même est un héros mort dont la pièce ravive le souvenir. Les remarques du Chœur viennent souvent nuancer la perception héroïque que l’on pourrait avoir d’Henri. Ce contraste ouvre la possibilité de la remise en question, de la vision de la mémoire nationale comme étant le fruit de la manipulation pratiquée par les rois, les conquérants et les colonisateurs envers les dissidents et les vaincus. De ce point de vue, l’épilogue de la pièce constitue une chute brutale : le rappel de la mort d’Henri à un âge précoce et de la perte des trois couronnes par son fils Henri VI met à distance l’héroïsme dont nous venons d’être témoins et le fait paraitre sinon vain, du moins tout relatif.

L’instabilité du texte théâtral est d’autant plus flagrante quand on se penche sur les deux versions de la pièce qui nous sont parvenues, à savoir le Quarto et le Folio. Le premier a été publié du vivant du Shakespeare et le second après sa mort, en 1623. Selon la version que l’on privilégie, la théorie selon laquelle Henry V constitue le paroxysme du mythe Tudor peut se trouver soit corroborée, soit très sérieusement remise en question. Le Folio possède bien plus d’éléments que le Quarto, et surtout, bien plus d’éléments qui vont dans le sens de l’ambiguïté. Par exemple, la référence à Essex est absente du Quarto. Le Quarto peut être vu comme une interprétation plus patriotique d’Henri et de sa guerre. Pour ne citer que quelques exemples supplémentaires, le Quarto élide la scène d’exposition, toutes les allusions à la responsabilité d’Henri dans la mort de Falstaff (2.1), l’évocation des raisons derrière la conspiration contre Henri (2.2), les personnages de Macmorris, Jamy, et de la reine Isabelle, le violent ultimatum lancé par Henri (3.3), la description par Burgundy des ravages causés par Henri en France (5.2). Tous ces éléments, qui nuancent fortement l’interprétation patriotique, sont présents dans le Folio, et sont en contradiction avec le discours laudateur du Chœur. Le portrait qui est fait du monarque est plus complexe et plus critique dans le Folio.16 Le Quarto a un rythme beaucoup plus soutenu que le Folio ; l’accent est mis sur l’action et la rapidité avec laquelle elle se déroule, alors que le Folio fait une part beaucoup plus large au souvenir et au processus de la mémoire. Si le Folio présente bien l’image de la nation comme un idéal qui survit aux luttes continuelles de l’aristocratie, il ne produit pas pour autant le modèle idéalisé d’unité nationale que les défenseurs de la théorie du mythe Tudor ont pu y voir.17 Il est impossible de savoir quelle version a été jouée du vivant de Shakespeare, mais tous ces éléments combinés s’opposent à l’idée d’une glorification sans ambiguïté de la dynastie Tudor et de la nation en formation de la part de Shakespeare.

Conclusion

Le genre de la pièce historique connait son apogée à une époque charnière de bouleversements sociaux et idéologiques (avec l’abandon progressif du privilège de naissance et l’essor de la bourgeoisie et de la société du mérite), religieux (la Réforme), économiques (avec le développement du commerce et les prémices de l’industrie) et politiques, avec la fin des Tudor et l’avènement des Stuart. Le genre de la pièce historique, en insistant sur le passé et les origines, permet d’articuler et de canaliser les problématiques identitaires de la nation en formation.

Peut-on cependant parler de nationalisme au sens contemporain du terme concernant l’Angleterre du début de l’époque moderne ? On peut, à l’instar de Philip Schwyzer dans Literature, Nationalism and Memory in Early Modern England and Wales, observer l’émergence d’un sentiment nationaliste, qui se cristallise autour de la Réforme dans les années 1530 et 1540, de l’union entre l’Angleterre et le Pays de Galles et des tentatives anglaises de conquérir l’Ecosse et l’Irlande. Tous ces événements se produisent sous l’égide de la nouvelle dynastie des Tudor, à qui est associé ce renouveau (2004 : 31). La conscience d’appartenir à une communauté nationale trouve son paroxysme dans la décennie qui suit la défaite infligée par les Anglais à l’Invincible Armada espagnole en 1588. Cependant, il faudra attendre 1750 pour pouvoir parler de nationalisme au sens contemporain du terme, et le sentiment de conscience nationale n’est encore qu’émergent à la période qui nous occupe (2004 : 9).

La lecture providentialiste qui tend à faire de Shakespeare un défenseur, voire un propagandiste du mythe Tudor est très réductrice, voire erronée. Certes, certains contemporains de Shakespeare, dont le dramaturge Thomas Heywood dans son Apology for Actors (1612) insistent sur les vertus édificatrices de la présentation de moments de gloire nationale sur scène et sur le vecteur de cohésion qu’elle représente. Il est en effet fort probable que voir sur scène l’incarnation de grandes figures nationales et la reconstitution de moments décisifs pour l’histoire du pays constituait pour le public une expérience comparable aux commémorations d’événements « nationaux » qui participent à l’émergence d’un sentiment de culture nationale. Mais il est évident que Shakespeare n’a pas écrit ses pièces historiques dans ce seul but. Les concevoir non pas comme des pièces historiques, mais politiques, qui mènent une réflexion sur les jeux et les enjeux du pouvoir à la portée universelle est leur rendre justice bien davantage.

Bibliography

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Notes

1 La première regroupe les trois parties de Henry VI (datant de 1589-90 pour les deux premières parties et de 1590-91 pour la dernière) et Richard III (1592-93) et la seconde, Richard II (1595), les deux parties de Henry IV (1596-97 et 1598) et Henry V (1599). Return to text

2 Thus far, with rough and all-unable pen, / Our bending author hath pursued the story, / In little room confining mighty men, / Mangling by starts the full course of their glory. Return to text

3 And I, as sure as English Henry lives,
And as his father here was conqueror,
As sure as in this late betrayed town
Great Coeur de Lion’s heart was buried,
So sure I swear to get to the town or die. Return to text

4 O peers of England, shameful is this league;
Fatal this marriage, cancelling your fame,
Blotting your names from books of memory,
Razing the characters of your renown,
Defacing monuments of conquered France,
Undoing all, as all had never been! Return to text

5 I’ll leave my son my virtuous deeds behind, / And would my father had left me no more. Return to text

6 Awake remembrance of these valiant dead, / And with your puissant arm renew their feats. Return to text

7 Tell thou the lamentable tale of me,
And send the hearers weeping to their beds;
For why, the senseless brands will sympathize
The heavy accent of thy moving tongue,
And in compassion weep the fire out,
And some will mourn in ashes, some coal-black,
For the deposing of a rightful king. Return to text

8 8 And therefore will he [the king] wipe all his tables clean,
And keep no tell-tale to his memory
That may repeat and history his loss
To new remembrance. Return to text

9 Lord, Lord, how subject we old men are to this vice of lying! Return to text

10 Old men forget; yet all shall be forgot
But he’ll remember, with advantages,
What feats he [the soldier] did that day. Then shall our names,
Familiar in his mouth as household words,
Harry the King, Bedford and Exeter,
Warwick and Talbot, Salisbury and Gloucester,
Be in their flowing cups freshly remembered.
This story shall the good man teach his son,
And Crispin Crispian shall ne’er go by
From this day to the ending of the world
But we in it shall be remembered,
We few, we happy few, we band of brothers. Return to text

11 Pour la liste complète de ces changements, voir l’introduction de Andrew Gurr à l’édition New Cambridge de la pièce (1992), pp. 22-23 et 28 et suivantes. Return to text

12 The Mayor and all his brethren in best sort,
Like to th’senators of th’antique Rome
With the plebeians swarming at their heels,
Go forth and fetch their conquering Caesar in;
As, by a lower but as loving likelihood,
Were now the General of our gracious Empress,
As in good time he may, from Ireland coming,
Bringing rebellion broached on his sword,
How many would the peaceful city quit
To welcome him! Much more, and much more cause,
Did they this Harry. Return to text

13 for anything I know, Falstaff shall die of a sweat, unless already ’a be kill’d with your hard opinions; for Oldcastle died martyr, and this is not the man. Return to text

14 What is honour? A word. What is in that word honour? Air. A trim reckoning! Who hath it? He that died a’ Wednesday. Doth he feel it? No. Doth he hear it? No. ’Tis insensible then? Yea, to the dead. But will it not live with the living? No. Why? Detraction will not suffer it. Return to text

15 Même si les chroniques étaient écrites à plusieurs mains, il n’en reste pas moins qu’elles présentaient l’histoire de l’Angleterre comme l’histoire de ses rois, et non de son peuple. Return to text

16 En revanche, les deux versions restent très laconiques quant à la légitimité des prétentions d’Henri V au trône. Return to text

17 Néanmoins, le Quarto ne doit pas être vu comme une version simpliste de la pièce. L’absence de Chœur incite à juger Henri sur ses actes, sur ce que l’on en voit, et non sur le mythe transmis par le Chœur. Return to text

References

Electronic reference

Frédérique Fouassier-Tate, « Amnésie collective et réécritures de l’histoire dans les deux tétralogies historiques de Shakespeare », Textes et contextes [Online], 9 | 2014, 01 December 2014 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1123

Author

Frédérique Fouassier-Tate

Maître de Conférences, Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance (UMR CNRS 7323), Université de Tours, 59 rue Néricault-Destouches, BP 11328, 37013 Tours Cedex 1

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Licence CC BY 4.0