1. Introduction
Dans l’Antiquité, le savoir ethnographique n’a jamais atteint le statut d’une discipline scientifique autonome, à tel point qu’il n’existait même pas de terme technique qui dénotât avec précision ce champ d’investigation. Le mot grec ‘ethnos’ indiquait n’importe quel groupe d’hommes ou d’animaux, sans aucune référence à des traits spécifiques caractérisés, et le terme ‘ethnikográphos’ apparaît seulement plus tard dans le lexique byzantin de la Suda, en faisant référence au catalogage érudit des noms de peuples.1
Par conséquent, si l’ethnographie au sens propre naît seulement autour du milieu du XIXe siècle, avec la création des deux plus importantes sociétés savantes, à savoir la Société Ethnologique de Paris (1839) et l’Ethnological Society de Londres (1842), cela ne signifie pas, bien évidemment, que l’ethnographie, même ante litteram, n’ait pas existé dans une quelconque mesure dès l’Antiquité.2 Au contraire, elle constitue un fonds érudit, particulièrement riche et diversifié, qui n’est pas limité aux références rares et fragmentées que l’on trouve dans les quelques monographies de l’Antiquité qui sont consacrées à certains peuples : il est parsemé, çà et là, dans les œuvres des géographes, dans les traités des médecins et des philosophes, et surtout dans les récits des historiens.
Etant donné ces difficultés objectives de reconstruction, l’histoire de la pensée ethnographique ancienne n’a commencé, dans le cadre de la philologie classique, qu’au cours du siècle dernier. Le coup d’envoi fut la dissertation inaugurale de Karl Trüdinger (1918), suivie par les travaux fondamentaux d’Eduard Norden (1923) et de Klaus Erich Müller (1972, 1980), menant jusqu’aux contributions les plus récentes de Allan Antoni Lund (1990, 1998) et de Christian Jacob (1991).
De nos jours, bien évidemment, les études dans ce domaine doivent se servir tant de la philologie classique que de l’anthropologie culturelle, car derrière l’enquête ethnographique des anciens, en apparence un simple étalage aride d’érudition, on retrouve des croyances qui servent de liens culturels profonds même entre auteurs éloignés les uns des autres par le temps et par leurs centres d’intérêt (Oniga 1995). Dans cet article, je chercherai donc en premier lieu à caractériser le système des croyances fondamentales qui sont à la base de l’ethnographie ancienne, quitte à fournir, par la suite, quelques exemples tirés de la seule monographie sur le monde germanique qui nous soit parvenue intacte : la Germanie de Tacite.
Comme l’a justement affirmé Sir Ronald Syme (1958 : 170), la Germanie est une œuvre « unique, mais pas originale ». En effet, du point de vue du genre littéraire, l’influence de deux monographies perdues de Sénèque (De situ et sacris Aegyptiorum et De situ Indiae), qui avaient véhiculé jusqu’à Rome le genre littéraire grec de la monographie ethnographique, est évidente. L’influence de Sénèque se manifeste dans la Germanie aussi par sa sensibilité particulière aux questions de morale, par la concision stylistique et par le goût pour les ‘sententiae’.
Du point de vue du contenu également, la Germanie est à nos yeux une œuvre d’érudition, le fruit d’une recherche minutieuse de documentation historiographique. Les deux plus grands historiens romains du siècle précédent, César et Salluste, s’étaient déjà penchés sur la question des Germains, respectivement dans le sixième livre du De bello Gallico et dans le troisième livre des Historiae. D’autres sources, encore plus importantes, parce que chronologiquement plus proches de l’auteur, bien qu’elles ne nous soient pas parvenues, furent certainement le Bellum Germanicum d’Aufidius Bassus et surtout le Bella Germaniae de Pline l’Ancien, qui, selon Norden (1923 : 207 ss.), constituent les sources principales de l’œuvre.
Le caractère fondamentalement livresque de l’information de Tacite, qui n’est que partiellement mitigé par des informations nouvelles, recueillies par les Romains en Germanie dans les années plus proches de l’auteur, ne doit pas toutefois nous amener à un jugement négatif de l’œuvre. Il convient de rappeler que non seulement dans l’Antiquité, mais aussi à l’époque moderne, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la confrontation directe entre l’anthropologue et le ‘sauvage’ n’était pas vraiment imaginable : même Taylor et Frazer, les deux pères fondateurs de l’ethnologie britannique, étaient des savants qui travaillaient principalement dans leur bureau, laissant à d’autres la tâche de rassembler les données sur le terrain. Ce qui importe donc est la pensée qui donne au matériel une forme organique. Je vais essayer maintenant de mettre en évidence deux tendances interprétatives qui émergent avec une clarté particulière de la structure de la Germanie, en indiquant la genèse de l’œuvre ainsi que leurs principales conséquences.3
2. Identité et ‘interpretatio Romana’
Dans l’ethnographie ancienne, la principale modalité de compréhension des cultures étrangères est constituée par la confrontation avec sa propre culture, en percevant des identités partielles et des oppositions partielles entre le monde du ‘soi’ et le monde des ‘autres’, entre l’‘in-group’ et l’ ‘out-group’ (Lund 2005 ; Ruby 2006). Le procédé est déjà présent chez Hérodote, à qui on doit la mise au point d’un ensemble de ‘rubriques’ (alimentation, habillement, coutumes matrimoniales, habitations, etc.), destiné à devenir canonique dans l’ethnographie ancienne (Hartog 1980 ; Corcella 1980 ; Dorati 2000).
Passons maintenant à la rubrique des institutions religieuses, en faisant référence en particulier à ce procédé appelé traditionnellement ‘interpretatio Graeca’ ou ‘interpretatio Romana’ : c’est-à-dire l’usage qui consiste à traduire en grec ou en latin les noms des divinités étrangères qui, de cette façon, sont pratiquement identifiées à celles du panthéon gréco-romain.4
L’origine du procédé est déjà dans L’Enquête d’Hérodote, où, par exemple, on lit qu’en Egypte « Isis dans la langue des Grecs est Déméter » (2, 59,2).5 L’aspect le plus intéressant pour nous est que, alors que dans l’observation des autres institutions sociales des Egyptiens chez Hérodote prévaut le modèle de l’opposition, à partir de l’affirmation programmatique qu’« ils ont adopté presque dans tous les domaines des us et coutumes à l’opposé des autres hommes » (2, 35,2),6 dans le cas de la religion prévaut au contraire l’identification, à travers la perspective universaliste selon laquelle les croyances religieuses sont fondamentalement les mêmes pour tous les hommes, au-delà des différences superficielles de caractère linguistique.7
Ce n’est pas par hasard que la rubrique consacrée à la religion dans la Germanie de Tacite, c’est-à-dire le chapitre 9, se rattache, dès le début, à la tradition d’Hérodote. Les premiers mots célèbres, qui indiquent le titre de la rubrique, sont en effet : « parmi les dieux ils vénèrent surtout Mercure » (‘deorum maxime Mercurium colunt’ : Tac. Germ. 9,1). L’origine de cette expression se trouve dans le cinquième livre de L’Enquête d’Hérodote, où l’on dit des rois des Thraces : « parmi les dieux ils vénèrent surtout Hermès » (Hdt. 5, 7,1). A son tour, l’expression est probablement arrivée jusqu’à Tacite à travers la digression ethnographique que César avait consacrée aux Gaules, dans le sixième livre du De bello Gallico, où on peut lire justement l’expression analogue « parmi les dieux ils vénèrent surtout Mercure » (‘deum maxime Mercurium colunt’ : Caes. Gall. 6, 17,1). L’hommage allusif est dans Tacite aussi le signal d’une volonté d’émulation, car dans le passage cité, César parlait en réalité des Gaules, alors que, se référant aux Germains, il avait dit qu’ils adoraient seulement le Soleil, Vulcain et la Lune (Caes. Gall. 6, 21,2). Tacite cite donc César en signe d’hommage, mais aussi pour le corriger.
La référence à Hérodote est en outre confirmée par la dernière divinité mentionnée par Tacite dans la rubrique, à savoir Isis. L’auteur présente son culte comme ayant été « importé de l’étranger » (‘advecta religio’), en partant de l’observation que le symbole d’Isis était justement un « bateau » (‘liburna’).8 Tacite semble donc faire allusion exactement à l’origine d’Isis d’Egypte (Lund 2007 : 302 ss,), avec référence à cette divinité, dont Hérodote avait donné la susnommée « interpretatio Graeca » avec Déméter, en ajoutant qu’Osiris et elle étaient les seules divinités vénérées par tous les Egyptiens (Hdt. 2, 42, 2).
Mais venons-en au passage le plus célèbre de la Germanie de Tacite (chap. 43.3), qui fut à l’origine du terme technique ‘interpretatio Romana’ usité des historiens des religions :
Chez les Nahanarvaliens on montre un bois, rendu sacré par une dévotion ancienne, gardé par un prêtre en habits féminins, et on dit que les dieux sont, selon l’interprétation romaine, Castor et Pollux. Tel est en effet le caractère des divinités, dont le nom est Alcis.9
La divinité appelée Alcis est assimilée aux Dioscures, en tant que jeunes frères : il s’agit alors probablement d’un ‘dieu jumeau’ issu de l’héritage indo-européen, dont le nom est peut-être lié à la racine présente dans le vieil-anglais ‘ealgian’ : « protéger » (De Vries 1957 : 247 ss.). Quelques paragraphes plus haut (40,2-3), Tacite avait décrit un culte similaire, ayant lieu dans ces mêmes bois sacrés, chargés de mystère, qui constituent un des traits les plus évocateurs du panorama germanique. Il s’agit du culte de la déesse Nerthus, assimilée à la Terra Mater (Cybèle). Le trait commun était constitué dans ce cas par le transport de l’image de la déesse sur un char sacré, dont l’existence réelle a été confirmée par l’archéologie germanique (Lund 1988 : ad loc). L’expression poétique utilisée par Tacite (‘invehi populis’) rappelle exactement l’image de Cybèle sur le char, qui se trouve dans l’Enéide de Virgile (6,874 ss.).
Dans l’ensemble, comme l’a justement reconnu Lund (2007 : 298 ss.), le procédé de l’‘interpretatio Romana’ dans la Germanie est basé sur l’assimilation, c’est-à-dire sur une perspective universaliste et transculturelle. Pour Tacite, il s’agit de reconnaître l’existence de certaines divinités universelles, lesquelles changeaient simplement leur nom lors du passage d’une culture à l’autre, comme l’avait posé Cicéron dans le De natura deorum,10 et comme l’avait affirmé Varron dans les Antiquitates rerum divinarum en se référant à Castor et Pollux.11
Comme souligne ensuite Lund, il est important de comprendre que l’assimilation chez Tacite des divinités étrangères aux divinités romaines n’a rien à voir avec une prétendue volonté de ‘romanisation’ des barbares, comme il a été affirmé plusieurs fois par la critique moderne.12 Au contraire, il s’agit simplement de reconnaître que les anciens ne connaissaient pas un préjugé de l’anthropologie moderne, connu sous le nom de l’hypothèse de Sapir-Whorf, selon lequel la langue façonnerait complètement la culture (Sapir 1929 ; Whorf 1956). Selon cette hypothèse, chaque langue produirait une perception de la réalité différente et absolument intraduisible dans les autres langues. Or, la recherche linguistique a désormais réfuté cette théorie qui a produit de véritables bévues académiques, comme la notion que la langue des esquimaux contiendrait un très grand nombre de mots pour désigner la neige (Pullum 1991). Donc, en ce qui concerne les divinités germaniques, il y a simplement chez Tacite une tentative d’assimiler les cultes de certaines divinités universelles qu’il retrouvait chez les Germains, à celles qui étaient vénérées chez les Romains.
En outre, en appliquant encore la théologie de Varron, Tacite distingue, d’une part, les divinités universelles, communes à tous les peuples germaniques, et dont il nous fournit justement l’‘interpretatio Romana’, et, d’autre part, les divinités privées ou locales, dont, par contre, il ne nous fournit aucun nom, car il n’existait pas d’équivalent dans le panthéon romain. Citons l’exemple de la divinité vénérée seulement par la tribu des Sèmnones, dont le culte est décrit au chapitre 39 de la Germanie (Lund 2007 : 304 ss.).
3. Opposition et ‘mundus inversus’
S’il est vrai que sur le plan de la religion, c’est la perspective de l’assimilation qui prédomine chez Tacite, dans le cas des coutumes, on relève par contre une tendance constante à l’opposition. Dans plusieurs passages de la Germanie, apparaît très clairement le schéma interprétatif du « mundus inversus », « le monde à l’envers », selon lequel la culture étrangère finit par représenter, comme nous l’avons déjà indiqué au sujet des Egyptiens dans Hérodote, une inversion complète, un renversement absolu des coutumes romaines contemporaines.13 Dans la description de Tacite, les usages des Germains sont souvent également l’antithèse de ceux des Romains. Le schéma de Tacite est pourtant plus complexe que celui d’Hérodote, dans la mesure où il suppose la présence non pas de deux, mais de trois termes de comparaison. Plus précisément, le schéma oppose sur le plan synchronique les Germains du présent aux Romains du présent, mais il identifie sur le plan diachronique les Germains du présent aux Romains du passé, avec toutes les vertus qu’entre-temps les descendants avaient perdues.
Citons quelques exemples. Dans le chapitre 7,1, la triple anaphore négative « ni condamner à mort, ni enchaîner, ni fouetter non plus » (‘neque animadvertere neque vincire, ne verberare quidem’) nous dit, de façon à première vue surprenante, ce que les Germains ne faisaient pas. La référence à ce que faisaient les Romains est évidente.14 D’une façon analogue, dans le chapitre 8, 2, la notation finale « non pas par adulation, ni pour les diviniser non plus » (‘non adulatione nec tamquam facerent deas’), avec son anaphore négative, sous-entend encore une comparaison implicite avec la réalité romaine, soit avec la pratique de diviniser les femmes appartenant à la famille impériale.15 Au chapitre 26,1 on trouve même la remarque suivante : « prêter de l’argent à intérêt et monter le taux jusqu’à l’usure est chose inconnue » (‘faenus agitare et in usuras extendere ignotum’), qui, logiquement, est dépourvue de sens, parce que les Germains n’avaient même pas une monnaie propre et qu’ils utilisaient en partie encore le troc, comme nous le dit Tacite lui-même au chapitre 5, 3. Bref, les Germains ne pratiquaient pas l’usure, tout simplement parce qu’ils n’avaient même pas un système de crédit ni un système financier. Mais cette affirmation doit être lue évidemment par opposition à la dégénérescence des usages romains. Comme dans tous les cas où l’auteur exalte les vertus des barbares en disant ce qu’ils ne font pas, il veut plutôt stigmatiser par contraste la situation romaine, en faisant simultanément une analogie entre les Germains actuels et les Romains anciens, et en mettant en évidence les différences entre ceux-là et les Romains contemporains. Dans la Rome de jadis, comme nous en informe Caton (Agr. Praef. 1), l’usurier était condamné à une peine double par rapport à celle du voleur. A l’époque impériale l’usure était devenue, au contraire, une « maladie invétérée » (‘vetus malum’ : Tac. Ann. 6, 16,1) et se propageait avec des taux de plus en plus exorbitants.16
Ailleurs, l’opposition entre les Germains et les Romains est au contraire plus simple et ne présuppose pas de distinction entre passé et présent. Au chapitre 11,1, par exemple, on observe que les Germains, sur la base du calendrier lunaire, « comptaient les nuits et non pas les jours » (‘nec dierum numerum, ut nos, sed noctium computant’). Cela vaut aussi pour l’usage consistant à dormir jusqu’à tard, à manger sur des sièges séparés et à porter les armes durant les activités quotidiennes (22, 1 ; Lund 1988 : 56 ss.). Puis, les Germains, raconte Tacite au chapitre 24, 1, « étrangement, jouent aux dés quand ils sont sobres, comme si c’était une occupation sérieuse » (‘aleam, quod mirere, sobrii inter seria exercent’). L’étonnement naît du fait de voir presque un monde à l’envers, exactement comme cela se passait à Rome pendant la fête des Saturnales, quand, pendant la brève période de la fête, le code social était inversé, que les serfs pouvaient donner des ordres à leurs maîtres, et que dans un climat décidément « carnavalesque », on s’adonnait à l’alcool et aux jeux de hasard. Pendant le reste de l’année, le jeu de dés était moralement interdit. Ici, il pourrait y avoir une allusion voilée à certaines dégénérescences dans la Rome impériale : par exemple, parmi les vices d’Auguste, Suétone inscrit justement la passion de jouer aux dés toute l’année (Suet. Aug. 71), et Sénèque imagine l’empereur Claude aux Enfers, condamné à jouer aux dés avec un cornet troué (Sen. Apocol. 14, 4).
Au chapitre 18,2, l’antithèse « non pas la femme au mari, mais le mari à la femme » (‘non uxor marito, sed uxori maritus’) souligne encore l’opposition selon laquelle à Rome c’était la femme qui apportait une dot au mari, tandis qu’à l’inverse, en Germanie c’était le mari qui apportait une dot à la famille de la femme. Tacite apparaît toujours particulièrement sensible aux aspects de la vie des Germains qui semblent constituer un ‘monde à l’envers’, par rapport au monde romain.
Au chapitre 19,1, l’honnêteté des femmes germaniques est encore confirmée par l’anaphore « ni par des flatteries de spectacles, ni par des incitations de fêtes » (‘nullis spectaculorum illecebris, nullis conviviorum irritationibus’). En fait, spectacles et banquets étaient considérés à Rome comme les occasions idéales pour les conquêtes amoureuses (Ov. Ars 1, 84 ss. ; 563 ss.). La punition de l’adultère est soulignée par la triple allitération ‘Poena Praesens et maritis Permissa’ : « la punition est immédiate et confiée aux maris ». L’expression souligne deux traits rapprochant l’usage germanique de celui de la législation romaine la plus ancienne, et au contraire le différenciant de la plus récente, ‘lex Iulia de adulteriis coercendis’, promulguée à l’époque d’Auguste. Selon cette dernière réglementation, la punition n’était plus immédiate, mais elle était donnée après un procès régulier. En outre, le mari n’avait pas le droit absolu d’établir la punition, pouvant aller jusqu’à la peine de mort, mais la femme adultère subissait seulement la confiscation d’un tiers de ses biens et la relégation une île. Comme pour d’autres questions, sous cet aspect aussi, les Germains apparaissent à Tacite semblables aux Romains du passé et opposés aux Romains du présent. Le chapitre se termine sur une dernière attaque satirique contre la société contemporaine : « il n’y a aucun avantage à être sans héritiers » (‘nec ulla orbitatis pretia’ : Tac. Germ. 19, 3). Comme toujours, quand l’auteur souligne ce que les Germains ne faisaient pas, il pense au contraire à ce que les Romains faisaient : dans le cas présent, la chasse à l’héritage. A Rome, celui qui était sans héritiers pouvait compter sur la plus abjecte servilité de la part des ‘heredipetae’, les « chasseurs d’héritage », qui étaient parmi les cibles préférées de la littérature satirique romaine.17
Nous concluons avec une allusion à certaines notations qui apparaissent dans la deuxième partie de la Germanie, traitant précisément des régions les plus éloignées. Comme on le sait, après avoir décrit les us et coutumes des Germains dans leur ensemble (chap. 6-27), Tacite passe à une présentation détaillée de chaque peuple (chap. 28-46) en partant des confins de l’empire romain, et en poussant son investigation de plus en plus vers nord-est.
Parlant de la population des Chauci, qui sont l’idéalisation du bonheur des terres lointaines, à l’extrême limite du monde, Tacite nous présente le tableau du peuple « le plus noble parmi les Germains » (‘inter Germanos nobilissimus’ : chap. 35, 1), dans des termes semblables aux anciens Romains, avec leurs qualités de courage, de justice et d’amour de la liberté. Ce n’est pas par hasard que l’expression ‘virtutis ac virium’, « de la valeur et de la force », reprend une formule allitérative de l’ancienne poésie épique romaine.18 Autrement dit, le lointain passé de Rome coïncide avec le présent des Germains éloignés dans l’espace. Tacite applique donc le mécanisme bien connu de négation et d’inversion des traits culturels du présent, consistant à souligner plutôt ce qui n’est pas, par rapport à ce qu’on trouve parmi les Chauci, au moyen des anaphores négatives habituelles ‘sine…sine’, ‘nulla…nullis’.
En revanche, une vision plus pessimiste produit l’image de la dégénérescence des coutumes, aux confins du monde. Parmi les peuples les plus lointains, décrits dans les derniers chapitres de l’œuvre, nous trouvons en effet les Suiones et les Sitones (chap. 44, 2-3). Parlant des premiers, l’auteur indique un rapport de cause à effet entre la sensibilité aux richesses et le régime de la monarchie absolue. Une telle constellation conceptuelle met les Suiones en opposition parfaite aux autres Germains, qui, eux, méprisaient les richesses (chap. 5, 2) et aimaient la liberté (chap. 11, 1 ; 28, 3 ; 37, 3). Le renversement par rapport aux coutumes des Germains, décrit dans la première partie de l’œuvre, finit ainsi, paradoxalement, par offrir à la fin une image dans laquelle peuvent se refléter justement les Romains eux-mêmes. Selon Tacite, la dégénérescence atteint son apogée sous le régime monarchique des Sitones, car chez eux, « le pouvoir est aux mains d’une femme » (‘femina dominatur’ : chap. 45, 6). Il s’agit là d’une double dégénérescence, et vis-à-vis de la liberté germanique (‘a libertate’), et vis-à-vis de la servilité romaine (‘a servitute’). A la base d’une telle conception se trouve de nouveau l’image du monde des barbares comme un ‘monde à l’envers’ (Lund 1990 : 26 ss.).
4. Conclusion
En conclusion, l’enquête de Tacite sur les croyances et les coutumes des Germains nous apparaît comme étant fondée sur un modèle de pensée cohérent et unitaire, qui s’articule à travers la double polarité de l’identité et de l’opposition. L’idée fondamentale est que toutes les cultures humaines reposent sur des principes universels et des paramètres binaires variables. Dans le domaine des croyances religieuses, les divinités universelles des Germains sont assimilées à celles des Romains, alors que les divinités particulières de chaque peuple restent sans ‘interpretatio Romana’. Dans le domaine des usages sociaux, prévaut au contraire une dialectique complexe d’identification et d’opposition, qui entraîne les Germains dans une double confrontation aux Romains du présent et du passé.
Tout en ayant des limites évidentes, le procédé de Tacite, qui se fonde sur la conviction de l’existence de structures universelles à la condition humaine, nous apparaît, tout compte fait, utile comme contrepoids à la conception d’un relativisme extrême qui tend aujourd’hui à prévaloir dans la description des différentes cultures jusqu’à les priver de la légitimité même d’une communication réciproque. Par opposition à certaines idéologies modernes, les anciens nous rappellent, avec une honnêteté intellectuelle désarmante, que chez l’étranger il peut y avoir beaucoup de choses utiles à apprendre, mais aussi des dangers à dénoncer. Bref, les jugements de valeur sur les autres cultures, s’ils se fondent sur la conscience d’une humanité commune, peuvent non seulement être légitimes, mais également utiles pour sortir de l’isolement de notre culture et pour assumer l’autre comme quelque chose qui nous concerne, parce qu’il fait partie de la même humanité que nous.