La quadrature du film : citation de Nighthawks (Edward Hopper, 1942) dans Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, Dario Argento, 1975)

Résumés

Dans son film Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, 1975), Dario Argento cite explicitement la célèbre toile d’Edward Hopper intitulée Nighthawks (1942). Il s’agit ici de comprendre comment cette forme d’impureté picturale s’inscrit dans l’univers diégétique du film, quelle place elle y occupe et quels enjeux esthétiques elle génère.

In Deep Red (Profondo rosso, 1975) Dario Argento explicitly refers to the famous painting by Edward Hopper Nighthawks (1942). The goal here is to understand how this type of pictorial impurity integrates the diegetic universe of the movie and what is at stake as regards aesthetics.

Plan

Texte

L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. (Klee 1998 : 34)

Possibilités d’un dialogue

L’œuvre d’Edward Hopper (1882-1967) et l’art cinématographique n’ont cessé de se nourrir mutuellement. Plusieurs tableaux ou dessins du peintre figurent des salles obscures ou, plus largement, des salles de spectacle), de Solitary Figure in a Theater (1902-1904), peint alors qu’il est encore étudiant à la New-York School of Art, à son ultime toile (Two Comedians, 1965). On sait aussi désormais que les films, les films noirs en particulier, ont pu déterminer certains de ses motifs et avoir une incidence sur ses choix de composition. Ce jeu d’influences est aussi permanent que réciproque. Le documentaire de Jean-Pierre Devillers, La Toile blanche d’Edward Hopper (2012), recourt à des plans qui évoquent fortement certaines toiles, établissant de nombreux parallèles entre tableaux et films par le jeu du montage. Les analyses de Wim Wenders, sur l’œuvre duquel plane le spectre du peintre – on pense ici en particulier à The End of Violence (1997) – alternent avec des archives télévisuelles parfois mises en abyme et projetées sur une toile vierge disposée tantôt dans un parc, tantôt sur un chevalet dans l’atelier même du peintre.

Aussi n’est-il pas surprenant de constater que des longs métrages – au-delà de la simple allusion à certains motifs, des cadrages empruntés ou de la manière de rendre la lumière – citent explicitement telle ou telle peinture de Hopper, comme un hommage ou une reconnaissance de dettes, les deux devant être considérés comme embrayeurs de créativité, vecteurs d'idées-formes. L’exemple des Tueurs (The Killers, Robert Siodmak, 1946) est célèbre1, celui de Tout l’or du ciel (Pennies from Heaven, Herbert Ross, 1981) encore plus démonstratif, sans même parler des tentatives plus récentes de transcrire les œuvres à l’écran dans leur matérialité, sous forme de tableaux vivants (Shirley, un voyage dans la peinture d’Edward Hopper / Shirley : Visions of Reality, Gustav Deutsch, 2013). Lorsque Dario Argento, dans son film Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, 1975), cite explicitement la toile Nighthawks2 (1942), ce n’est pas tout-à-fait dans l’esprit des démarches précédemment évoquées. Certes, on reconnaît d’emblée la source picturale qui s’inscrit, à plusieurs reprises, dans quelques plans du film. Mais il ne s’agit pas de l’hommage le plus appuyé qu’on puisse imaginer. Le cinéaste ne s’attache pas à copier exactement la composition et les divers éléments figurés du tableau. Il ne s’agit pas d’une tentative de percer le mystère Hopper, en le rejouant fidèlement à l’écran par des moyens d’expression propres au cinéma. On parlera plutôt, ici, d’une citation picturale en substance. On peut alors se demander quel rôle exact joue ce tableau pris dans la matière du film, quels enjeux esthétiques forts recèle cette évocation de Nighthawks pour qu’Argento en fasse ainsi une figure récurrente, sinon centrale, de son long métrage.

Mais il faut avant tout décrire la toile de Hopper : au coin d’une rue qui peut rappeler New-York la nuit, est établi un diner. Un vitrage haut et courbe, appuyé sur un petit soubassement, forme les deux côtés les plus longs de cet espace triangulaire. Cette vitre sépare ses occupants de l’extérieur tout en permettant de voir les deux rues à la fois. La lumière zénithale du bar Phillies éclaire non seulement son propre espace mais aussi l’extérieur. La chaussée irradie un vert teinté de jaune, tandis qu’une façade d’immeuble ferme la perspective. Au comptoir, un couple tourne le dos à cette architecture, faisant presque face au spectateur. À quelques tabourets de là, un homme seul, au centre de la composition, est également assis. Il ne nous livre pas son visage. Le barman, quatrième et dernier personnage, de profil, se tient debout à l’intérieur du triangle du comptoir, à droite des autres.Tous adoptent des postures figées dans ce triangle de verre. Voici ce qu’en dit Hopper lui-même : Noctambules [Nighthawks] montre comment je m’imagine une rue pendant la nuit ; pas nécessairement quelque chose de particulièrement solitaire. J’ai fort simplifié la scène et agrandi le restaurant. Inconsciemment sans doute, j’ai peint la solitude dans une grande ville. (Renner 1990 : 76)

Argento, quant à lui, explique ainsi cette convocation picturale :

J’ai tourné ici [piazza C.L.N., à Turin] les scènes importantes. La place en soi était toutefois assez triste et j’ai souhaité y ajouter un bar. J’avais vu une toile de Hopper qui m’avait beaucoup plu et j’ai fait reconstruire un bar semblable à celui du tableau. À l’intérieur, les clients se déplacent comme des fantômes. Mon intention, comprenez bien, était d’en faire un endroit en suspens, presque sorti d’un rêve3… (D’Avino / Rumori 2014 : 94-95)

Le fait qu’Argento ait souhaité animer la place et la rendre moins triste avec un tel tableau, dont l’atmosphère n’est pourtant pas des plus joyeuses, pose question. Aussi, afin de démêler les intentions du peintre et du cinéaste – intentions qu’ils se prêtent eux-mêmes et, donc, avec et contre lesquelles on s’autorise pleinement à penser – et afin de déterminer un tant soit peu les enjeux de ce dialogue, il est nécessaire de revenir sur la manière dont Nighthawks est rendu visible dans le film.

Référence / interférence

La première occurrence de cette citation survient dès le début du film [00:13:50]4. Un soir, après sa répétition, le pianiste de jazz Marc Daly (David Hemmings) traverse la place grise qu’il habite. La caméra le capte d’abord nettement en surplomb puis, au fur et à mesure qu’il avance, le cadre à hauteur de visage. Tout en opérant ce mouvement, elle effectue un panoramique à cent quatre-vingts degrés. C’est alors que l’on découvre le Blue Bar en arrière-plan, très semblable au diner de Nighthawks, se signalant par son enseigne lumineuse clignotante. Tout en longueur, d’une quinzaine de mètres, sa vitrine aux extrémités arrondies apparaît comme une bande de lumière dans la nuit. C’est à ses abords, au pied de la fontaine allégorique du Pô (sculptée par Umberto Baglioni en 1937), que Marc retrouve Carlo (Gabriele Lavia), pianiste du bar, passablement ivre. Les deux hommes, quoiqu’ils mènent des vies différentes, comme le laisse entendre le dialogue qui s’ensuit, sont tous deux des musiciens, des solitaires et, d’une certaine façon, des oiseaux de nuit. La citation trouve alors une justification diégétique vraisemblable (Carlo travaille dans le bar) et contribue à camper les personnages. Mais c’est aussi depuis la même place, au terme de sa discussion avec Carlo, que Marc est témoin du meurtre de la médium Helga Ulmann (Macha Méril), acculée contre une fenêtre qui se brise et dont plusieurs morceaux se fichent dans sa gorge. La « criminalité latente » (Ottinger 2012 : 72) de Nighthawks semble alors actualisée et sa présence dans un giallo5 trouver là une raison suffisante.

Noctambules, dont le référent est, au mois pour partie, l'univers du film policier des années 40 […] se voit pris en charge par un médium (la peinture) et un style (la figuration classique) que notre conception de l'histoire de l'art et nos habitudes de « lecture » font ressortir plus volontiers à la vision du monde de Degas. (Fresnault-Deruelle 1997 : 91)

La référence au tableau ne serait dès lors, de la part d’Argento, qu’un juste retour des choses, une entreprise de rééquilibrage des créances transdisciplinaires. Mais le Blue Bar, au-delà du clin d’œil indirect au film noir, non seulement constitue le point de départ de toute l’enquête, celle que Marc, aidé de Gianna (Daria Nicolodi), mène pour trouver l’assassin de sa voisine, mais apparaît encore comme un élément dissonant. Cette dissonance concerne à la fois le filmage (premier point) et le montage (second point).

Avant même que ne s’engage la discussion entre Marc et Carlo, un plan large en plongée donne clairement à voir la situation de l’établissement, enchâssant une partie de la colonnade qui borde la place. Comme on le voit dans un plan ultérieur [00:14:30], deux colonnes traversent le toit de zinc et viennent fragmenter le comptoir, tandis que les extrémités courbes de la vitrine s’appuient sur deux autres piliers. Le bar semble donc curieusement intégré à l’environnement. À la différence du tableau – où l’ensemble de la composition, comme on l’a vu, est organiquement lié par les jeux de matières colorées et la contamination lumineuse de l’intérieur vers l’extérieur – les tons chaleureux du Blue Bar tranchent avec la place grise et froide. Là où le Phillies irradie la nuit, le Blue Bar est renfermé dans son cadre. Argento a délibérément et fortement agrandi le restaurant qui l'était déjà sur le tableau du peintre (comparé au modèle dont il s’est inspiré), lui conférant une forme oblongue. De plus, il ne joue pas sur la forme triangulaire. Dans le tableau de Hopper, le bar agence l’espace urbain autour de lui, crée la perspective par la puissance des obliques. Ici, la citation d'Argento apparaît davantage comme un collage, et même le collage d’une image, rappelant que cette peinture a rapidement été réduite à sa propre reproduction, à l’instar de L’Angélus (Jean-François Millet, 1857-1859), s’il ne faut prendre qu’un exemple6. On pourrait tout aussi bien parler d’une toile de fond (l’une de celles que le cinéma a tant utilisées), d’un décor assumé, d’autant que les angles de vue de cette scène ne proposent que la frontalité ou la distance. Cette relative planéité du motif cité est d’autant plus frappante que Marc, dans la séquence précédente, répétait avec son jazz-band dans le chœur d’une église dont Argento nous laisse apprécier la présence architecturale : comme le note Jean-Baptiste Thoret (2004 : 54), « qu’il s’agisse de colonnes cerclant l’autel ou du filmage (alternance de lents travellings courbes et rectilignes), tout concoure à immerger Marc à l’intérieur de volumes ». Aussi peut-on s’interroger à bon droit sur la citation du tableau « dans la logique volumétrique du film » (Thoret 2004 : 55). Nighthawks, donc, ou plutôt son image, contraste singulièrement avec la profondeur de l’espace dans lequel elle s’inscrit. Cette impression est renforcée par le fait que le bar demeure en retrait de l’action (dialogue et scène de meurtre). La dimension profondément figurative de Hopper semble subir une déperdition entropique – l’image est abymée, abîmée par sa mise en abyme. Plus qu’une image dans l’image hantée par des fantômes, c’est à une image fantôme que l’on a affaire.

Le second niveau de dissonance concerne la manière dont la scène s’inscrit dans le film. Ce dernier annonce sa structure scénaristique complexe par une série de scènes d’ouvertures emboîtées. Il débute avec un générique très sobre visuellement (titrage blanc sur fond noir), rythmé par le rock électro de Goblin. Ce générique est interrompu par une scène de meurtre dans un appartement, en plan fixe, la caméra très près du sol, au son d’une berceuse. On ne voit d’abord qu’une ombre sur le mur aséner plusieurs coups avec ce qui semble être un couteau de boucher. On en a la confirmation lorsque ce couteau, ensanglanté, se matérialise et tombe au premier plan7. Après l’apparition de jambes d’enfant bord droit, le générique reprend et s’achève comme il a commencé. Viennent ensuite trois scènes, qu’on ne détaillera pas ici : la répétition déjà évoquée, puis la conférence de la médium Helga Ulmann dans un théâtre, où elle ressent la présence d’un assassin, et enfin le parcours de la caméra, appareillée pour la circonstance d'une optique macrophotographique, parmi divers objets liés à l’enfance. La manière dont la scène du bar interrompt la scène du meurtre fait structurellement écho à la scène de meurtre qui interrompt le générique. De ce point de vue, l’une semble le reflet inversé de l’autre, et les deux ne sont évidemment pas sans rapport. Le Blue Bar peut alors être considéré, rétrospectivement, comme une interférence signifiante, dont le rôle, comme l’emplacement géographique, est crucial.

De l’autre côté du Blue Bar

L’esprit de la citation change radicalement dans la scène qui se déroule à l’intérieur du Blue Bar. C’est en effet depuis l’établissement que le spectateur observe la Fiat 500 de Gianna se garer sur la place [00:31:14]. Par cette transgression du plan de l’image, par le passage de l’espace « spectatorial8 » à l’espace de la figuration, le tableau de Hopper semble s’être dissout dans le film, avoir perdu tout caractère iconique et pictural. La caméra ne circule pas à l’intérieur d’un plan-tableau, où tous les éléments figuratifs sont sommés d’occuper leur place. Les clients n’y jouent plus les mannequins ou les fantômes figés, indéfectiblement associés à l’espace de la peinture mais sont bien vivants, ancrés dans la vie la plus quotidienne. La vitre ne sépare plus deux espaces distincts. Il semble que l’atmosphère du lieu change du tout au tout et qu’à la lumière du jour la vampirisation de la toile par le film ne soit plus possible ; ni celle du film par la toile, du reste.

Néanmoins, lors d’une autre courte scène à l’intérieur du bar (filmée de l’intérieur), Argento poursuit discrètement son travail citationnel, s’ingéniant encore à abymer l'art de Hopper, mais d’une autre manière. Un soir, Marc et Carlo jouent à quatre mains [00:47:21]. Un travelling arrière s’amorce et laisse apercevoir au comptoir une femme vêtue à la mode des années folles, coiffée d’un chapeau cloche. Son caractère dissonant et sa posture évoquent immanquablement Chop Suey (1929, huile sur toile, 81,3 x 96,5 cm, collection Ebsworth). Dans ce tableau, deux femmes sont assises dans un café. Celle qui nous fait face regarde dans le vide. Elle ne prête pas attention à ce qui se passe à l’extérieur (les vitres se trouvent à sa gauche, comme pour son alter ego du Blue Bar). Elle semble figurer plutôt que vivre, mi femme, mi mannequin. Mais la femme au chapeau du film pourrait aussi bien faire référence à Automat (1927, 71,4 x 91,4 cm, Des Moines, Des Moines Art Center), toile dont on apprécie l’ambiguïté du titre choisi par Hopper. À une femme seule attablée dans un restaurant automatisé, le peintre associe malicieusement mécanisation du monde et devenir-mannequin de la figure, pris dans un même mouvement réifiant. Argento reprendrait alors à son compte cette réflexion sur la condition de la figurante, amorcée lors de la première scène citant Nighthawks.

Dans le même temps, le réalisateur joue ici avec sa propre intrigue. Pour le comprendre, il est nécessaire d’en dévoiler le motif scénaristique, qui constitue la clé de voûte de toute l’architecture du film. Lorsque Marc se précipite dans l’appartement d’Helga pour lui porter secours, il traverse un couloir décoré de nombreuses peintures de visages distordus, évoquant de loin Edward Munch ou James Ensor. Il dira par la suite à l’inspecteur Calcabrini (Eros Pagni) que quelque chose l’a troublé dans ce couloir, sans qu’il puisse expliquer pourquoi. Et pour cause, l’une de ces peintures laissait apparaître l’assassin : non pas parce qu’il y était peint, mais parce que, caché dans l’appartement, il s’était appuyé contre l’un des tableaux pour se fondre dans le décor et ne pas être vu de Marc, son visage se substituant à l’un des visages peints. Si Marc – comme le spectateur – n’a pas fait la différence entre visage réel et visage peint, c’est qu’il ne l’a vu qu’à travers un miroir accroché entre deux tableaux et pris pour l’un d’eux. Il n’a donc pas prêté attention au visage outrageusement maquillé (donc tout de même peint, d’une certaine manière) de Marta (Clara Calamai), la mère de Carlo, qui tue Helga parce que celle-ci a deviné son crime passé lors de sa conférence sur les pouvoirs médiumniques. Le crime de Marta est l’assassinat de son mari sous les yeux du petit Carlo et correspond à la scène de meurtre originel, partiellement montrée au cours du générique de début puis montrée en intégralité à la fin du film, au moment où Marc trouve la solution. C’est pourquoi, avec la présence anachronique de la femme au chapeau cloche au Blue Bar, Argento donne au spectateur un indice caché, mais encore une fois trop subreptice, sur l’identité de l’assassin : à savoir qu’une figure humaine et sa figuration peuvent se confondre, tout comme peuvent se confondre image reflétée et image figurée. Il réintroduit donc une citation – possiblement double – dans la citation défaite par la transgression réitérée du plan de l’image picturale. Manière de dire que le monde fait toujours image, qu’il y a toujours une autre image qui se forme dans l’image, quand bien même on aurait parcouru toute la profondeur de cette dernière, quand on pense l’avoir entièrement décryptée ou désamorcée.

Leurre bleu

Cette réflexion sur l’image filmique, que l’allusion picturale permet de mettre à distance, éclaire la fonction du Blue Bar dans l’économie globale du film. Si l’on en revient à la scène où le bar apparaît pour la première fois à l’écran, on peut désormais dire que la citation agit comme un leurre qui distrait le spectateur et le détourne d’une perception attentive de l’image. Flatté d’identifier la peinture citée – ou simplement de discerner qu’il s’agit là d’une citation – et peut-être ainsi persuadé de son acuité visuelle et culturelle, le spectateur est alors tenté de chercher dans l’image ce qu’il pourrait reconnaître. Aveuglé par le flamboiement de l’icône, il ne remarque pas que l’un des tableaux accrochés au mur est en fait un miroir et qu’un visage réel, celui de l’assassin, s’y reflète. La citation de Nighthawks, c’est – alors que le spectateur ne le sait pas encore puisqu’il n’a rien vu – là où l’expérience de Marc Daly et l’expérience esthétique de la peinture de Hopper se rejoignent et se confondent : « [N]ous étions retenus par ce que nous reconnaissions : nous nous retrouvons captivés par ce qui nous échappe irrémédiablement » (Cueff 2012 : 8-9).

Avant même la scène dans le couloir-galerie de tableaux, Argento laisse ainsi entendre que, dans la scène suivante, Marc manquera quelque chose. Nighthawks, a posteriori, apparaît moins comme une citation déférente que comme l’instrumentalisation d’une image déjà iconique, d’une certitude visuelle qui nous fait manquer l’essentiel. On tombe dans le tableau comme on tombe dans le panneau, et la peinture à l’écran devient véritablement peinture-écran. Ainsi en est-il, du reste, de l’enduit blanc qui recouvre le dessin explicite fait par Carlo enfant, figurant la mère tuant le père, et que Marc trouve au cours de son exploration de l’ancienne maison de la famille. Daly en gratte une partie [01:27:00], découvre le dessin, notamment la partie figurant la lame ensanglantée, et pense avoir trouvé la solution : Carlo est l’assassin. Mais après son départ une autre partie du plâtre tombe, offrant au seul spectateur une tout autre lecture de la scène dessinée : la mère est cette fois-ci bien visible, et la culpabilité de Marta révélée.

Le bar bleu, donc, au lieu de concentrer le regard sur le drame profondément rouge qui se joue, détourne l’attention. Pour s’assurer enfin du caractère trompeur de la citation, on peut évoquer une autre référence picturale qui survient dans le même temps que la première apparition du café. Il s’agit d’un emprunt à Giorgio De Chirico, auquel les paysages de Hopper, aux « espaces métaphysiques déserts9 », sont d’ailleurs volontiers associés. La sculpture antiquisante de la place ; le contraste entre son éclairage et l’obscurité ambiante ; la disproportion entre la taille de la place (très vaste) et celle des petites silhouettes filmées à distance [00:14:24 ; 00:25:30] : tous ces motifs évoquent très clairement certaines œuvres du peintre réalisées dans les années 191010. C’est alors l’image filmique tout entière qui prend en charge la référence picturale et la transpose par ses moyens propres :

La peinture n’est peut-être jamais si présente dans le cinéma que lorsqu’elle n’y est plus que partiellement visible, car absorbée par lui. Alors la peinture n’est pas une simple clé de lecture du film, mais bien la trace qui guide l’œil vers une herméneutique dérobant l’image cinématographique à ce qui appartient à l’image picturale. (Bonfand 2011 : 34)

La référence à De Chirico n’agit pas comme une peinture dans le film mais comme un catalyseur de façonnage permettant à Argento de créer une atmosphère lourde, inquiétante, augurant mal de la suite, à l'instar de celle qui pèse dans l’œuvre picturale. La peinture est ici assimilée, incorporée à la création filmique, usant de ses propres ressources. Son rôle, plus dynamique, ne s’affirme pas en tant qu’image dans l’image, comme c’est le cas pour la peinture de Hopper au début du film, châssis entoilé devenu, par transfert des moyens d’expression, toile enchâssée dans l’image filmique.

Il quadro : échos et cadres

La citation de Nighthawks occupe donc, comme on l’a vu, une position cruciale au double sens du terme, centrale et complexe. Elle crée une disruption locale et narrative : sur la place et dans le cours du récit. Elle interfère dans l’enquête policière et visuelle que mènent de concert Marc et le spectateur – réminiscence assumée de celle de Thomas du Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966), également interprété par David Hemmings. Ce dernier point ajoute encore à la complexité du jeu citationnel qui se forme autour de cette impureté picturale et en déborde le cadre. D’autant que Marc, dans la scène finale, affronte Marta, et que Marta est incarnée par une actrice possédant elle-même, si l’on peut dire, un spectre palimpsestique. Interprète principale de ce que l’on considère comme le premier film néoréaliste (Les Amants diaboliques / Ossessione, Luchino Visconti, sorti en 1943 et tourné en 1942, l’année même où Hopper peint son tableau), Clara Calamai, est, en 1975, un fantôme du cinéma italien et une icône du passé. Or, Marta, alors qu’elle reçoit Marc chez elle, évoque son passé d’actrice. Elle lui désigne un mur constellé de tirages noir et blanc, images fixes véritablement tirées – possibles photographies de tournage ou d’exploitation – extraites des films tournés par Calamai dans les années 1940 [00:40:45]. L’actrice joue donc son propre rôle d’ancienne star de cinéma, jeu assumé entre l’actrice, son personnage et les résonances cinématographiques du rôle11. Les temporalités s’entremêlent, réalité et fiction également. On pense dès lors, inévitablement, que ce peut être aussi le cas pour les choses réelles et figurées (ou vues et imaginées, comme le rappelle Carlo à Marc au cours d’un dialogue sur la place). Marta constitue à la fois une figure intégrée au tableau par l’illusion du miroir, qui place tous les éléments sur un même plan de réflexion, et une figure (visage) de chair et d’os, qui cherche à se fondre dans le tableau – à intégrer le plan de l’image perçue. Et le Blue Bar constitue un morceau de peinture inséré dans le film comme le visage de Calamai constitue le morceau de peinture – et le morceau de bravoure du film – qui aurait dû retenir l'attention du spectateur par le truchement de Marc.

Le travail herméneutique auquel conduit la citation de Hopper, on l’aura compris, dépasse largement le cadre de l’enquête policière. Il dépasse aussi très largement les cadres du tableau-décor et du miroir. C’est donc précisément avec la métaphore de l’encadrement que l’on peut conclure. Il n’est pas abusif de dire, en effet, que l’apparition du Blue Bar à l’écran, lorsqu’il renvoie explicitement au tableau de Hopper (première et dernière occurrences de la citation), encadre l’enquête et structure le film. C’est alors la citation picturale qui encadre le film et non l’image filmique qui encadre le tableau rejoué. Le Blue Bar constitue le point de départ de l’enquête et contribue à résoudre l’affaire par sa réapparition sous forme de flashback dans l’esprit de Marc [01:59:25], qui se rend compte que Carlo, à proximité de l’établissement au moment du crime, ne pouvait être l’assassin. Cette dernière révélation iconique est aussi iconologique. Marc, au cours d’une enquête que l’on dira volontiers initiatique – présente, peu ou prou, dans tous les films d’Argento – a appris que les images gouvernent le monde. Ainsi, par le biais d’un tableau-clé, Argento met sourdement le spectateur sur la voie d’un regard un tant soit peu décadré.

Références cinématographiques et picturales

  • Solitary Figure in a Theater. Edward Hopper. V 1902. Huile sur bois, 31,8 x 23,3 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
  • Two Comedians. Edward Hopper. 1965. Huile sur toile, 73,7 x 101,6 cm. Collection privée.
  • La toile blanche d’Edward Hopper. Jean-Pierre Devillers. 2012. France. 52 minutes.
  • The End of Violence. Wim Wenders. 1997. France, Allemagne. 122 minutes.
  • The Killers. (Les tueurs). Robert Siodmak. 1946. Etats-Unis. 103 minutes.
  • Pennies from Heaven. (Tout l’or du ciel). Herbert Ross. 1981. Etats-Unis. 107 minutes.
  • Shirley, Visons of Reality. (Shirley, un voyage dans la peinture d’Edward Hopper). Gustav Deutsch. 2013. Autriche. 92 minutes.
  • Nighthawks. Edward Hopper. 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
  • L’Angélus. Jean-François Millet. v. 1857. Huile sur toile, 55,5 x 66 cm. Musée d’Orsay, Paris.
  • Sisters. (Soeurs de sang). Brian De Palma. 1972. Etats-Unis. 92 minutes.
  • Chop Suey. 1929. Huile sur toile, 81,3 x 96,5 cm. Collection privée.
  • Automat. Edward Hopper. 1927. Huile sur toile, 69,9 x 90,5 cm. Des Moines art center, Iowa.

Bibliographie

D’Avino, Mauro / Rumori, Lorenzo, Dario Argento, Si gira !, Rome : Gremese, 2014.

Bartelt, Franz, Hopper, L’Horizon intra muros, Ennetières-en-Weppes : Éditions Invenit, 2012.

Bonfand, Alain, Le Cinéma saturé. Essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris : Vrin, 2011.

Cueff, Alain, Relire Hopper, Paris : RMN, 2012.

Fresnault-Deruelle, Pierre, Des images lentement stabilisées. Quelques tableaux d’Edward Hopper, Paris : L’Harmattan, 1997.

Klee, Paul, Théorie de l’art moderne, Paris : Gallimard, 1998.

Louguet, Patrick, Sensibles proximités : les arts aux carrefours, Arras : APU, 2009.

Ottinger, Didier, Hopper, Ombre et lumière du mythe américain, Paris : Gallimard / RMN-Grand Palais, 2012.

Renner, Rolf, Edward Hopper, 1882-1967 : métamorphoses du réel, Cologne : Taschen, 1990.

Thoret, Jean-Baptiste, Dario Argento, magicien de la peur, Paris : Cahiers du cinéma, 2008.

Thoret, Jean-Baptiste, Les Frissons de l’angoisse, Paris : Wild Side, 2004.

Notes

1 On sait que Hopper a lu la nouvelle d’Ernest Hemingway dès 1927 et a écrit une lettre enthousiaste au magazine qui l’a publiée (cf. Cueff 2012 : 16-17). Dans son adaptation de la nouvelle, Robert Siodmak semble assez nettement s’être inspiré de Nighthawks, l’atmosphère et les motifs de la toile évoquant eux-mêmes la nouvelle. On comprend dès lors, avec ce seul jeu de flux, d’emprunts et retours, combien l’œuvre de Hopper appelle la génération de formes essentiellement impures. Retour au texte

2 Dans la mesure où il existe plusieurs traductions, il paraît préférable de désigner l’œuvre par son titre original. Retour au texte

3 « Le scene importanti le ho girate qui. La piazza tuttavia era in sé abbestanza “squallidaˮ e ho volute aggiungerci un bar. Avevo visto un quadro di Hopper che mi piace molto […] e ho fatto ricostruire un bar identico a quelle que si vede nel quadro. All’interno del bar gli avventori si muovenano come dei fantasmi… Doveva capirsi, nelle mie intenzioni, que era un luogo quasi sospeso in un sogno… » Retour au texte

4 Le minutage est celui de l’édition DVD établie par Jean-Baptiste Thoret (Wild Side, 2004). Retour au texte

5 La désignation de ce genre cinématographique trouve son origine dans la collection à couverture jaune (giallo en italien) de romans policiers publiés par les éditions Mondadori depuis 1929. Retour au texte

6 Symptomatiquement, Franz Bartelt (2012 : 12) dit avoir entamé un dialogue avec cette œuvre grâce à une carte postale la reproduisant. Retour au texte

7 Notons que l’association des deux motifs fait largement écho à la première scène de meurtre d’un autre film ouvertement hitchcockien : Sœurs de sang (Sisters, Brian De Palma, 1972). Mais dans la mesure où la sortie italienne du film est postérieure à celle des Frissons de l’angoisse, on ne parlera pas, ici, de citation… Retour au texte

8 Patrick Louguet (2009 : 115) définit ainsi ce terme : « Dans une perspective phénoménologique, le ‘spectatorial’ est pour moi le registre du sujet face à l’œuvre d’art et plaide pour une universalité de la réception de l’œuvre (le sujet du goût de Kant, ou le regardeur de Marcel Duchamp, ou le gardien de l’œuvre de Heidegger) alors que le ‘spectatoriel’ renvoie plus traditionnellement au sujet psychologique et à ses excès de singularité […] Le ‘spectatorial’ plaide quant à lui pour une métaphysique de la réception capable de s’accorder à une poétique de l’œuvre. » Retour au texte

9 Peter Handke, Die Lehre der Sainte-Victoire, cité par Renner (1990 : 9). Retour au texte

10 Sur ce point, on ne peut que renvoyer à l’analyse de Jean-Baptiste Thoret (2008 : 70-77). Retour au texte

11 On peut notamment faire le parallèle avec le personnage de Nora Desmond joué par Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, Billy Wilder, 1950). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nicolas Cvetko, « La quadrature du film : citation de Nighthawks (Edward Hopper, 1942) dans Les Frissons de l’angoisse (Profondo rosso, Dario Argento, 1975) », Textes et contextes [En ligne], 14-2 | 2019, publié le 19 décembre 2019 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2542

Auteur

Nicolas Cvetko

Docteur en études cinématographiques, ESTCA (EA 2302), Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, 3 rue du Château, 62123 Gouy-en-Artois

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0