INTRODUCTION
En sociologie, le hasard ne constitue pas un objet de recherche à part entière mais se voit généralement étudié par le biais d’autres thématiques. Aussi l’objectif d’une thèse sur ce sujet est-il de comprendre les motifs de cette occultation, en plaçant le hasard au centre de la réflexion et en l’interrogeant sous ses angles théoriques en empiriques. À terme, le concept abstrait révèle son utilité concrète dans la société française contemporaine. Pour présenter synthétiquement le travail de doctorat réalisé, cet article commence par expliquer comment est venue l’idée d’une telle étude. Ensuite, il présente le questionnement et le cadre dans lequel se situe la réflexion du hasard en sociologie. La méthodologie appliquée pour mener l’enquête sur le terrain des jeux d’alea est aussi précisée. Enfin, les principaux résultats obtenus au terme des recherches sont fournis et le propos s’ouvre sur d’autres pistes d’études.
I. POURQUOI ÉTUDIER LE HASARD EN SOCIOLOGIE ?
L’idée d’une thèse sur le hasard est partie de la lecture de l’ouvrage, Des jeux et des hommes, du sociologue Roger Caillois qui dresse une classification des jeux en quatre catégories permettant de saisir la valeur des différentes pratiques ludiques dans la vie sociale1. À travers l’agôn (jeux de compétition), l’alea (jeux de hasard), la mimicry (jeux de simulacre) et l’ilinx (jeux de vertige), on comprend que « le jeu est un phénomène total [intéressant] l’ensemble des activités et des ambitions humaines »2. Cependant, si l’utilité, les vertus et les implications sociales des jeux de compétition sont aisément repérables, celles des jeux de hasard se laissent moins facilement appréhender. Comme Caillois, on est généralement surpris par l’engouement populaire pour les loteries, jeux de grattage et autres machines à sous. Ces pratiques ne semblent pas très rationnelles et « leur stérile monotonie, leur apparent manque d’intérêt ne laissent pas d’impressionner l’observateur »3. En effet, on se demande quel plaisir retirent les joueurs quand ils grattent de petits bouts de cartons ou passent des heures à pianoter sur des engins bruyants aux couleurs criardes, dans une ambiance confinée et tapageuse.
Or, quand on commence à s’intéresser à la question, on est rapidement surpris par l’omniprésence du problème d’addiction dans les études sociologiques des jeux de hasard. Avant même de chercher à comprendre les motivations des joueurs et l’utilité de cette activité, les scientifiques – psychologues, médecins et sociologues – se focalisent uniquement sur un aspect du phénomène, qui plus est, intervient en aval. Tandis qu’en amont, il y a l’attrait pour le jeu et les sensations qu’il procure. Il semble donc que, si les problématiques de la compétition, du simulacre ou du vertige sont étudiées et comprises, c’est celle de l’aléa qui pose problème. Aussi le hasard devient-il la question centrale de l’étude et les premières investigations révèlent le manque de sources sociologiques à ce propos. Principalement étudié par la philosophie et les sciences empirico-formelles telles les mathématiques, la physique ou la biologie, le hasard ne semble pas constituer un objet sociologique, d’où l’idée d’y consacrer une thèse.
Conjointement aux recherches théoriques, des travaux empiriques ont été menés sur le terrain des jeux de hasard et d’argent, en particulier dans les trois secteurs historiques de la Française des Jeux (FDJ), du Pari Mutuel Urbain (PMU) et des casinos.
II. COMMENT ABORDER LE HASARD EN SOCIOLOGIE ?
Ayant cerné le champ d’observations, l’objectif consiste à étudier le hasard dans la vie quotidienne et la pratique des jeux d’alea constitue une activité sociale où les agents se confrontent au hasard et l’« utilisent » volontairement. En restant attentif à leurs émotions dans l’instant du jeu, il s’agit de comprendre les motivations des joueurs et les questions animant la réflexion sont celles de la nature et de la valeur du hasard : à quels besoins socio-anthropologiques fait-il référence ? Pourquoi s’y confronter ? Quelle est sa place dans notre société occidentale contemporaine ?
Cinq axes guident alors la réflexion. Premièrement, le hasard semble voué à combattre les angoisses du temps et de la mort. Deuxièmement, il paraît se constituer en un moteur d’action. En tant qu’inexpliqué surgissant dans le quotidien (« kratophanie » 4), le hasard inciterait à l’action des individus curieux de connaître les causes de l’apparition. Sa transcendance de la connaissance humaine l’investirait d’une puissance sacrée et inviterait l’homme profane à agir dans le sens d’un rapprochement d’une sacralité que la modernité a étouffée. Enfin, comme ressenti de cette sacralité, émotion ou sensation physique, le hasard serait un « résidu », moteur d’actions non-logiques au sens de Vilfredo Pareto5, c’est-à-dire défiant la logique rationnelle de la rentabilité et du calcul coût-bénéfice. Puisque le hasard c’est l’imprévu et l’inconnu, chacun essaie de l’expliquer et d’avoir prise dessus, donc d’agir. Par extension, l’aléa crée des interactions entre les individus qui échangent à son propos et en font l’expérience ensemble, par exemple, quand ils rencontrent quelqu’un par hasard. Comme il devient commun à plusieurs personnes, faisant réfléchir et réagir, il prend forme dans des pratiques et activités courantes destinées à le maîtriser. Ainsi, en employant le hasard dans les jeux, on le canalise, on le limite au cadre ludique. À partir de là, un troisième axe consiste à dire qu’à l’intérieur même des pratiques dont le but est, déjà, de circonscrire le hasard, les individus mettent en place des techniques de cadrage spécifiques pour tenter de contrôler ses effets encore davantage. C’est le cas des statistiques et probabilités et, globalement, c’est toute la logique moderne de la rationalité dont les principes physiques et éducatifs s’opposent à l’aléa. Mais, en cherchant à l’annihiler, la société témoignerait de son utilité, ne serait-ce que pour renforcer l’ordre par la dénonciation du désordre. On peut alors supposer que le hasard remplirait des fonctions sociales que les agents utilisent au quotidien. La quatrième hypothèse concerne ainsi les jeux d’alea qui serait l’une des « formes sociales »6 au sein desquelles le hasard s’illustre en nourrissant des pratiques individuelles et collectives. Cinquièmement, eu égard à l’anatomie de ces jeux, l’activité ludique devrait s’appréhender par ses trois composantes conjointes : le jeu, l’argent et l’alea. Les liens entre ces caractères de l’activité devraient en montrer les attraits, suivant le constat de Roger Caillois selon lequel l’efficacité du jeu d’alea tient à sa qualité pécuniaire, à tel point que les enfants, privés d’indépendance économique, délaissent rapidement ces pratiques ludiques7.
Étant donné la nature des sources théoriques concernant l’objet d’étude, le travail consiste d’abord à explorer les sciences naturelles, parce qu’elles interrogent le hasard sous les angles du chaos ou du désordre depuis l’Antiquité, en confrontant la source des causes des événements entre dieux et aléas8. D’ailleurs, le questionnement est toujours actuel et on le retient souvent à travers le dialogue entre Albert Einstein et Niels Bohr, le premier arguant que « Dieu ne joue pas aux dés », tandis que le second lui reprochait : « Einstein, mais qui êtes-vous pour dire à Dieu ce qu’il doit faire ? »9 Par la suite, ces travaux sont reliés aux études sociologiques servant la problématique du hasard ; ce que font déjà certains auteurs comme Edgar Morin qui aborde la question du hasard sous l’angle de l’entropie et de la néguentropie (principes complémentaires respectifs du désordre et de l’ordre en physique10). De la même façon, Raymond Boudon étudie le désordre à travers la définition mathématique d’Antoine Cournot11 d’un hasard comme rencontre de deux séries causales indépendantes12. À partir de là, la force d’action du hasard dans la vie sociale se précise et donne sa place à un agent actif, opposé à l’image courante d’un individu passif se laissant vivre « au petit bonheur la chance » par facilité, vision héritée de la philosophie des Lumières notamment. L’aléa n’est plus seulement le fruit de l’ignorance humaine ou une éthique de paresseux, mais il est une configuration particulière d’événements produisant un type de situations au sein desquelles les acteurs évoluent et sur lesquelles ils agissent nécessairement.
De ce fait, une dimension psychologique entre dans le cadre d’étude, pour comprendre l’individu au sein de ces situations de hasard, parce que la « personnalité » de l’acteur interagit avec les circonstances particulières dans lesquelles il se trouve13. Or, sur ce point, Georg Simmel note l’aspect majeur de l’« excitation » dans des pratiques qu’il relie autour de l’aléa : la séduction, l’aventure et les jeux14. Pour lui, ces trois domaines de la vie doivent leur efficacité à ce qu’il appelle l’« instabilité ludique entre le oui et le non », « l’avoir » et le « ne pas avoir », effet typique du hasard15. Ce dernier constitue alors un puissant moteur d’excitation, tandis que la prévision et le calcul compriment toute anticipation du bonheur et peuvent pousser les individus à se réfugier dans l’immobilisme.
Enfin, le courant de la sociologie de l’imaginaire16 permet de saisir la construction sociale du hasard, en concevant les structures anthropologiques reliées au hasard, à partir du mode de pensée binaire selon lequel la société s’organise. Entre bon et mauvais, bien et mal, les représentations se rejoignent autour de deux grandes polarités diurnes et nocturnes, l’une pour la clarté et la joie, l’autre pour l’obscurité et la peur. Dans ce cadre, le hasard se révèle appartenir au « régime nocturne », comme trouble et désordre, tandis que le quotidien se place du côté « diurne »17 et évolue dans l’ordre et la rationalité selon les principes de la Raison. Les représentations du hasard mettent alors au jour une perception sociale généralement négative de l’aléa, traduisant surtout le manque de connaissance de l’objet. D’ailleurs, la gêne des enquêtés et leur incapacité générale à parler du hasard témoigne de cette confusion et d’une méconnaissance entretenue par la société telle qu’elle a constitué l’objet aléatoire, avant même de lui donner un nom puisqu’en France, le mot « hasard » n’apparaît qu’au XIIe siècle18. Or, ce vocable, importé par les Croisés de leurs missions espagnoles (« azar ») et arabes (« azzahr »), désignait à l’origine un jeu de dés, ce qui légitime, au moins étymologiquement, le terrain des jeux.
III. QUELLE MÉTHODOLOGIE SUR LE TERRAIN ?
Les investigations empiriques se répartissant entre les trois secteurs historiques des jeux de la FDJ, du PMU et des casinos, le terrain sert essentiellement d’outil à l’analyse épistémologique du hasard. Dans un va-et-vient permanent entre théorie et empirie, la méthode compréhensive est principalement appliquée, plaçant la dimension émotionnelle des phénomènes sociaux au centre de l’étude des jeux. Ce mode de compréhension sensible permet d’envisager le hasard comme objet d’étude en soi par l’usage méthodologique du type idéal. En considérant avec Weber que l’imputation causale ne peut prendre le caractère d’une loi, on parvient à s’extraire des questions existentielles entourant le hasard, pour le poser comme concept typique, c’est-à-dire construit, utopique, abstrait et offrant un tableau homogène des caractéristiques des phénomènes sociaux qu’il traverse19.
En posant comme nécessaire l’action conjuguée des trois caractéristiques du jeu, du hasard et de l’argent, l’analyse se veut tridimensionnelle, vouée à saisir l’activité des joueurs dans toute sa sensibilité. À ce titre, l’exemple des joueurs de roulette d’Henri Poincaré illustre bien la logique suivie. Tout en restant déterministe, estimant que « le hasard obéit à des lois » auxquelles les probabilités peuvent répondre, Poincaré prend en compte l’effet émotionnel du hasard produisant une excitation anxieuse lors de l’attente du joueur, pour expliquer l’action par l’association de trois facteurs du jeu20. D’abord le mouvement du bras décidant du résultat final de l’action relève du dispositif ludique imposant au participant de lancer l’aiguille de la roulette. Ensuite, l’impossibilité prévisionniste révèle le hasard dans sa dimension « pratique » pour l’action (et elle se rend visible au moment de l’attente). Enfin, la somme misée et ce qu’elle incarne pour l’acteur provoquent l’exaltation du joueur.
Concrètement, on procède par observations directes et participantes et les lieux d’investigations vont des boutiques et bars débitants de la FDJ et du PMU, aux hippodromes et casinos. Une fois immergée et acceptée dans les lieux, on peut mener des entretiens (avec une cinquantaine de joueurs pour la thèse) qui pratiquent généralement une activité principale mais varient les trois types de jeux selon leurs opportunités21. Par exemple, un joueur dont l’activité régulière est le Loto peut entrer fréquenter un casino à l’occasion de ses vacances. En parallèle, une vingtaine de non-joueurs sont interrogés, afin de confronter les visions du hasard entre pratiquants et non d’une même activité aléatoire. Pour compléter ce recueil d’informations, une cinquantaine de tests projectifs sont réalisés sous forme de questionnaires, dans le but de pallier la difficulté constatée dans les entretiens à décrire le hasard. L’objectif est d’approcher sa dimension collective par un recueil des représentations, appréciations, idées, valeurs et tout ce qui constitue (et justifie) l’existence sociale du hasard. Pour ce faire, la méthode consiste à solliciter l’imaginaire des enquêtés par des techniques de mise en situation, à travers dessin, conte fantastique, devinette et associations de mots. En outre, concernant les joueurs, l’activité étant socialement décriée, le mode de passation indirect du questionnaire offre le confort de l’anonymat.
Enfin, quatre typologies sont construites et résument les résultats de l’étude, depuis l’acception des jeux de hasard (purs et combinés) jusqu’aux fonctions de l’aléa dans notre société occidentale contemporaine22. Pour synthétiser, on présentera, la valeur sociale du hasard identifié, sous trois types : sociétal, ludique et anthropologique.
IV. À QUOI SERT LE HASARD DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE CONTEMPORAINE ?
En parlant de fonctions sociétales, on indique le caractère particulièrement « visible » de l’action du hasard, par rapport à une dimension plus symbolique. Les cinq fonctions de ce groupe se veulent donc concrètes et concernent directement l’organisation des relations entre individus. Par exemple, le hasard possède une vocation sécuritaire en incitant les sociétés à se protéger de ses effets néfastes : à un niveau collectif – en insufflant les politiques de gestion du risque – et à l’échelle individuelle – en invitant à la maîtrise, au contrôle et aux actions responsables (par exemple face au jeu). De ce fait, il crée de la cohésion sociale, autour des craintes qu’il inspire et des techniques pour s’en prémunir. On peut citer le cas de catastrophes climatiques où c’est l’arbitraire du drame qui réunit les individus dans l’entraide. À ce titre, l’aléa s’avère aussi égalitaire, puisqu’il peut frapper tout le monde, et sa fonction consiste à garantir une pure égalité que ce soit contre la méritocratie, les valeurs compétitives et les corruptions ou que ce soit dans le jeu de loterie.
De là émane le deuxième type : les fonctions ludiques du hasard, mais en prenant le terme « ludique » aussi bien au sens commun qu’anthropologique, c’est-à-dire le caractère joueur de l’individu, par complémentarité avec son caractère travailleur. C’est ainsi qu’une fonction médiatrice est identifiée. Dans un cadre social fondé sur la séparation entre les mondes quotidien et extraordinaire, le hasard se pose comme médiateur entre le sacré et le profane, l’acteur et son environnement, le possible et la nécessité. Ce faisant, il opère une synthèse et suscite l’espoir, comme on le voit chez les joueurs. En outre, au milieu de ces sphères dissociées, le hasard assure des fonctions libératoire et ontologique dues à son statut marginal. En étant hors des cadres habituels il délivre et apporte des réponses originales aux questions plus ou moins métaphysiques des hommes, via l’astrologie par exemple. Non seulement la nature de ses interventions interroge, mais son modèle anti-causal offre des possibilités de réponses d’un autre type que ceux traditionnellement acceptés par les règles de la rationalité. Puis, dans la pratique des jeux, le hasard se révèle un bon atout consommatoire, pour l’égalité qu’il garantit, pour sa valeur inhabituelle – avec les vendredis 13 et leurs jackpots spéciaux par exemple – et pour l’excitation qu’engendre le mystère. La mise en scène du Loto et le suspens du tirage des boules en témoignent : l’aléa est bien le ressort marketing provoquant la tension, ensuite sublimée par les publicitaires. On peut citer, à ce titre, les publicités du Joker+ de la FDJ, où l’actrice et chanteuse Arielle Dombasle, entourée des danseuses du Crazy Horse, évoque le tirage au sort, en s’extasiant de la fascination qu’il provoque : « C’est prodigieux toutes ces petites boules qui tournent, j’adore ! »
Enfin, en parlant de l’excitation provoquée par l’aléa, on en vient aux fonctions anthropologiques du hasard dont la première est, justement, émotionnelle, typiquement traduite par l’excitation ou la curiosité, et suscitée par les interventions inopinées de l’aléa ainsi que le monde de possibles auquel il donne accès. C’est à cet égard qu’on parle de fonction extra-quotidienne, par opposition au monde habituel du quotidien où tout est cadré et les possibles limités. C’est pourquoi il procure à la fois attraction et répulsion. Ses apparitions fantasques peuvent amuser mais, à l’inverse, c’est pour s’en prémunir et se rassurer au quotidien que chacun cadre ses journées par de petits rites et habitudes, d’où la valeur rituelle de l’aléa. Enfin, qu’il attire ou effraie, il permet de mettre des images et un nom sur des angoisses de mort, des peurs du temps qui passe, et, ce faisant, assure une fonction euphémique pour l’homme conscient de sa fragilité. Typiquement, les risques climatiques sont un euphémisme de la crainte des individus de leur environnement naturel et, à l’opposé, la chance invoquée dans les jeux est un euphémisme de l’espoir de vie.
CONCLUSION
Ainsi, le hasard doit se considérer comme un élément interactif, susceptible d’engendrer des formes sociales, motivant des activités qui le nourrissent en retour, en réactualisant les représentations qu’en ont les individus et vivifiant les usages de ses effets. Dans l’ensemble, sa valeur réside dans sa faculté à alimenter des interactions entre les agents, si bien qu’étudier le hasard en sociologie consiste à comprendre sa capacité à engager l’action dans une société. Saisi comme moteur d’activités, l’aléa est entouré d’images qui le font vivre en autorisant les êtres sociaux à se le représenter. Qu’on le nomme « hasard », « désordre », « chaos » ou « sérendipité » (heureux hasard des découvertes)23, c’est une représentation idéalisée permettant aux individus de mieux appréhender certaines situations réelles.
À partir de là, l’étude s’ouvre à divers champs de la vie courante, comme le domaine des rencontres, domaine de la vie sociale où la dimension aléatoire est généralement bien acceptée par les individus, par opposition au travail ou au logement, secteurs plus soumis au contrôle. Pourtant, le succès des réseaux sociaux conjugaux repose sur une restriction drastique de l’aléa au profit de critères de sélection stricts. Encore une fois, les êtres sociaux tentent d’annihiler le hasard au profit d’une rationalisation de leurs choix leur offrant une rassurante illusion de maîtrise de leur vie. Mais les limites de cette logique « de raison » sont contenues dans la capacité émotionnelle du hasard. Le rapport entre avoir et non-avoir que nous évoquions précédemment est constitutif de l’excitation motrice commune aux jeux de hasard et à ceux d’amour. Anéantir le hasard, c’est se priver de « la magie de la rencontre » et les journalistes de presse féminine semblent en avoir pris conscience, prônant régulièrement un retour à la surprise des découvertes et vantant les rencontres inattendues ou les vertus de l’imprévu dans le couple24.
D’un autre côté, le monde managérial utilise la figure de la « sérendipité » pour les qualités novatrices du hasard et son invitation à l’acuité dans les processus créatifs. Notion issue d’un poème de 1302 d’Amir Khusrau, Hasht Behesht25 et reprise par le philosophe anglais Sir Horatio Walpole, qui lui donne son nom en 1754, la « serendipity » désigne initialement la faculté chez certaines personnes « de trouver la bonne information par hasard, un peu sans la chercher »26. Francisé depuis 2009 comme « sérendipité », le concept évoque globalement les « heureux hasards » et si cette connotation positive du hasard est explicitement attestée dans les évocations littéraires, on la retrouve désormais dans le monde entrepreneurial. Au lieu de considérer le risque comme un accident à éviter, les managers d’entreprises comme Google en réhabilitent les vertus pour développer des techniques de gestion de l’imprévu et inciter l’innovation dans les processus créatifs.
Dans le prolongement de cette réflexion, le hasard trouve également une place de choix au sein du marché du bien-être, contre la peur permanente de l’imprévu dans des sociétés hyper sécurisées et rationnalisées. Plutôt que de percevoir l’imprévisible comme un écueil, certains psychologues préconisent de l’accueillir comme une opportunité à de nouvelles créations et à des expériences enrichissantes. Certains thérapeutes utilisent ainsi le hasard comme moyen d’éveil à la fécondité de la vie pour lutter contre une « vision dramatique » véhiculée par les médias, les sphères politiques ou professionnelles. Ce climat d’angoisse et de stress conduisant à développer un caractère craintif et anxieux, des psychologues comme Jean-François Vézina prônent la nécessité des hasards et invitent leurs patients à « danser avec le chaos » pour restaurer un dialogue avec le monde qui les entoure et retrouver une liberté perdue dans un confort de l’attendu où « plus rien de vivant et d’original n’arrive »27. Ce terrain « thérapeutique » pourrait servir à la fois de lieu d’investigations sociologiques pour comprendre l’évolution des mœurs face au hasard et, de façon réflexive, les sociologues contribueraient à la mise en place de méthodes novatrices réhabilitant les bienfaits du hasard par une « dés-appréhension » de l’imprévu. Une piste, à ce titre, serait celle du rapport au temps. En évoluant sur une temporalité instantanée, le hasard permet également de vivre l’instant présent et de se recentrer sur le moment à saisir (kairos platonicien28) où tout se crée (l’instant bachelardien29).
Ainsi, que ce soit dans les jeux, la vie sentimentale ou le travail, le hasard traverse notre quotidien, même quand on pense qu’il n’existe pas.