Le début du XVIe siècle est marqué par une véritable révolution dans le domaine de l'art militaire, née du perfectionnement de la poudre à canon notamment. Dès la fin du XVe siècle, les armes à feu deviennent de plus en plus fiables et efficaces, à tel point que les systèmes de défense doivent être complètement repensés. C'est l'apparition, en quelques décennies seulement, de l'architecture moderne, dans la Péninsule d'abord et dans le reste du continent ensuite : on abandonne les hautes murailles des château-forts pour adopter une architecture pensée pour annuler la force des projectiles et permettre les tirs de flanquement. On constate en outre l'apparition de "sciences" nouvelles comme la balistique, et la modification profonde de l'organisation des troupes sur les champs de bataille : la révolution est totale et la rupture avec l’art militaire tel que les sources antiques l’enseignaient semble complète. En effet, de quelle utilité pouvaient être les préceptes militaires des Anciens puisque ceux-ci ne connaissaient pas les armes à feu qui ont révolutionné la discipline ? Or, à cette même époque, les érudits continuent – sur les traces des humanistes du siècle précédent – à rechercher dans les textes hérités de l'Antiquité des savoirs dont ils considèrent la valeur comme intemporelle et universelle. Aux yeux de ces lettrés, les enseignements que l'on peut tirer des œuvres de César, Frontin ou Végèce sont parfaitement valables même à leur époque. Deux tendances générales opposées coexistent donc : la première qui implique que les savoirs des Anciens en matière militaire sont inutiles face aux problématiques de la guerre moderne ; l'autre qui revendique au contraire que la connaissance des textes des auctoritates grecques ou romaines est indispensable pour atteindre la maîtrise de l'art. Cette situation se reflète précisément dans la production textuelle d'argument militaire, très féconde, notamment à partir de la moitié du XVIe siècle1. Dans ce domaine, le traité, davantage que le dialogue, semble représenter la forme littéraire idoine pour contenir et exposer les innombrables connaissances nécessaires. Or, on constate l’existence d’une tradition textuelle importante où les fondements techniques et les prescriptions systématiques relatifs à la pratique de l’art militaire sont véhiculés sous la forme libre et « dilettevole » du dialogue2. Paradoxal en apparence, ce choix formel ne manque pas d’éveiller la curiosité et mérite que l’on tente de l’expliquer. C’est précisément l’objectif que nous nous proposons d’atteindre à travers l’étude d’un corpus de textes qui regroupe une série de dialogues écrits, au XVIe siècle, par des ingénieurs ou des hommes de guerre originaires de la Péninsule italique3. Nous tâcherons notamment de comprendre quelles ont pu être les raisons qui ont motivé ce choix formel.
Position d’infériorité des praticiens et possibilités d’évolution dans les sociétés courtisanes
Il convient de débuter en signalant la position d'infériorité relative dont souffrent encore à la Renaissance les techniciens (mechanici) face aux lettrés, aux intellectuels (théoriciens). Cette situation de déséquilibre qui se traduit souvent par une vision péjorative du travail des mechanici a des origines très anciennes – elles remontent au moins à l’Antiquité grecque – et se prolonge substantiellement au fil des siècles jusqu'à l'époque moderne. Malgré cela, même les techniciens peuvent espérer voir leur statut professionnel et social s'élever notablement. Cette ascension possible passe presque immanquablement par la cour, qui représente le centre décisionnel et passage obligé de l’ascension sociale mais également un milieu souvent hostile et fortement concurrentiel. Afin d’entrer dans les grâces du prince, il faut savoir s’adapter au mode de fonctionnement du milieu courtisan, lequel se présente notamment comme un lieu de relation et d’échange : pour obtenir quelque chose – un poste, une rémunération, une gratification, etc. – le courtisan doit offrir un service de quelque nature que ce soit, une œuvre d'art ou bien, par exemple, un livre.
La production d’ouvrages écrits représente l’un des moyens les plus efficaces pour les courtisans du XVIe siècle dans la mise en œuvre des stratégies d’évolution professionnelle et sociale évoquées. Le choix d’y aborder précisément les disciplines militaires n’est pas anodin : il s'agit d'une thématique très attractive aux yeux des princes italiens du XVIe siècle, en raison de son utilité au vu de la situation des États de la Péninsule à cette époque. La production d’ouvrages militaires aux finalités didactiques s’inscrit, en partie tout du moins, dans ce contexte nouveau et répond à la volonté de proposer une instruction militaire plus poussée. L’idée est, en d’autres termes, de proposer une œuvre utile.
La transmission des savoirs théoriques peut naturellement se faire par le biais du livre, parfaitement en mesure de recouvrir une fonction didactique. L’œuvre écrite doit ainsi permettre à la fois la mise en valeur des compétences de l’auteur – afin de le distinguer de ses concurrents potentiels – et une transmission efficace des savoirs, tout en se présentant sous une forme adaptée aux codes littéraires propres aux gens de cour.
La pluralité des voix dans les stratégies textuelles de promotions des compétences
Le premier atout du genre dialogique que les experts militaires surent exploiter réside dans la possibilité d’exprimer une autre voix que celle de l’auteur. Les textes de notre corpus de recherche se détachent substantiellement de la tradition du dialogue polyphonique et heuristique, typique de l’Humanisme, et se fondent sur l’exposition d’un savoir acquis et préexistant à la discussion. Malgré cela, il est tout à fait possible, de tirer profit de la présence sur la scène dialogique d’un ou de plusieurs interlocuteurs – outre le princeps sermonis chargé de donner voix aux contenus techniques nés de la science de l’auteur – qui peuvent exprimer des doutes, des objections ou se faire les porte-parole d’opinions courantes4.
Nous qualifions les objections en question d’objections contrôlées. En effet, elles n’ont aucune portée polémique réelle et sont destinées à mettre en valeur les savoirs véhiculés et, par là, de l’expertise de l’auteur. D’ailleurs, les interlocuteurs secondaires en reviennent toujours, d’une manière ou d’une autre, à accepter l’avis du princeps sermonis5. De même, le demandeur de connaissances se fait à l’occasion le porte-parole de l’opinion de certains experts prétendus, dans le seul but de permettre à son interlocuteur de montrer combien elles sont sans valeur6.
Incontestablement, les auteurs des textes étudiés auraient pu, sans recourir au genre du dialogue, mettre en comparaison les différentes opinions possibles par rapport à un problème militaire donné pour faire émerger la supériorité de celle qu’ils jugent la meilleure. Mais ce que seule la forme dialogique autorise, c’est la mise en scène de l’acceptation de l’idée par une figure d’autorité technique ou de pouvoir qui, à travers les processus d’identification et d’immersion dans la fiction littéraire, favorise la réception des idées par le lecteur7.
L’autorité des interlocuteurs – qu’elle s’appuie sur la réalité ou, quand il s’agit de personnages totalement fictifs, sur des indications fournies par le texte – est en effet un élément absolument essentiel dans les stratégies dialogiques de mise en valeur des idées de l’auteur. L’opinion d’un expert est naturellement plus convaincante que celle d’un novice. Aussi, l’autorité du demandeur de connaissances représente un levier que les auteurs des dialogues étudiés n’hésitent pas à actionner pour promouvoir leurs compétences8.
Si les auteurs des dialogues étudiés prennent grand soin de revendiquer la validité et l’efficacité des techniques de guerre qu’ils exposent, ils attachent également une importance considérable à souligner l’originalité, voire le caractère exceptionnel de celles-ci9. Dans le climat de forte concurrence qui caractérise les milieux courtisans du XVIe siècle, il est capital pour les ingénieurs militaires de se distinguer des concurrents potentiels. Cela explique en partie l’attrait de l’originalité ainsi que l’évocation des idées répandues ou soutenues par certains prétendus experts dans le seul but de les réfuter.
Camillo Agrippa a recours à un artifice similaire qu’il exploite de façon remarquablement développée et articulée dans le Dialogo del modo di mettere in battaglia presto e con facilità il popolo10. La présence d’un interlocuteur supplémentaire, outre celui qui se fait le porteur des idées de l’auteur, peut garantir une certaine forme d’objectivité qui, bien que fictive, ajoute au pouvoir persuasif du texte. Dans les Diporti notturni de Francesco Ferretti, c’est Angelo Righi qui occupe ce rôle11. Lorsqu’il affirme avec combien d’impatience il attend de pouvoir lire le prochain ouvrage militaire du Capitan Ferretti, c’est une nouvelle fois le genre dialogique qui – de façon plus flagrante encore – est exploité à des fins d’autopromotion12.
Dialogue et transmission des savoirs
En ce qui concerne la transmission des connaissances, essentielle afin d’assurer le caractère utile de l’œuvre, les auteurs militaires avaient derrière eux une tradition séculaire de textes didactiques qui a pu les influencer, notamment dans le choix de la forme dialogique.
Au Moyen Âge, les dialogues didactiques ou les textes appelés ensenhamens par exemple, tendent en effet à reproduire les modalités d’un enseignement oral entre un maître et son élève13.
La tradition littéraire politique et militaire de la Renaissance offre également des correspondances notables avec les dialogues étudiés du point de vue des mécanismes de transmission des savoirs. C’est à cette tradition qu’appartient probablement le premier ouvrage traitant d’art militaire qui se présente sous la forme d’un dialogue : le Semideus, écrit vers la fin du premier tiers du XVe siècle, par le juriste pavesan Caton Saccus14. Quelques décennies après le Semideus, le De principe de Giovanni Pontano suit une ligne directrice tout à fait semblable15 et, au siècle suivant, Machiavel évoque clairement la possibilité d’un rapport de transmission unilatérale des savoirs du conseiller vers le prince16. Or, selon Paolo Paolini, la forme littéraire du dialogue est celle qui, mieux que toute autre, semble à même de matérialiser une telle relation sur un support écrit17. C’est dans l’Arte della guerra davantage que dans le Prince qu’il faudra chercher les éléments qui ont pu éventuellement influencer les experts militaires du XVIe siècle dans certains de leurs choix d’écriture. On ne peut nier, en effet, que des similitudes évidentes unissent le dialogue du Florentin, daté de 1521, à ceux de notre corpus de recherche, qui virent le jour pour la plupart dans la seconde moitié du siècle. La construction rhétorique et formelle de l’Arte della guerra – caractérisée notamment par le recours au style mimétique pour le traitement des problèmes militaires – est essentiellement subordonnée à la nécessité de transmettre les savoirs18. Comme pour les textes étudiés et pour certains dialogues didactiques médiévaux, les raisons de cette absence substantielle de dialogisme résident dans le statut des savoirs transmis : s’agissant d’un savoir établi et préexistant au dialogue, il ne peut être remis en cause, notamment par des non-connaisseurs, et, donc, faire l’objet d’une véritable discussion.
Du point de vue de la structure dialogique et des modalités de transmission des connaissances, en somme, les affinités entre la littérature politique et militaire de la Renaissance et l’ensemble des dialogues étudiés sont évidentes. On ne peut malgré tout déduire de ces simples similitudes un rapport d’influence directe si ce n’est, éventuellement, en ce qui concerne les œuvres de notre corpus qui trahissent une approche humaniste de l’art de la guerre19. En effet, les techniciens de la guerre et mathématiciens praticiens, de leur côté, se sont probablement familiarisés aux mécanismes didactiques typiques des dialogues étudiés à travers la littérature d’abaque.
La tradition didactique relative à l’abaque revêt une importance déterminante dans la formation des ingénieurs italiens de la Renaissance. Les méthodes de l’abaque de même que les modalités de la transmission des savoirs propres à cette discipline eurent une influence certaine sur les techniciens militaires du XVIe siècle qui font des mathématiques la base de leur conception de l’art de la guerre. Les livres d’abaque reproduisent en quelque sorte la transmission directe et orale des connaissances bâtie, comme dans l’écrasante majorité des dialogues militaires étudiés, autour du rapport asymétrique entre un maître et son disciple20.
Outre des précédents littéraires où la fonction didactique était réalisée par le biais d’une structure formelle qui relève, dans des proportions et selon des modalités différentes, du rapport dialogique, certaines théories littéraires du XVIe siècle offrent leur aval au recours de la forme dialogique pour la composition de textes à caractère didactique. Les observations du cardinal Sforza Pallavicino dans son Trattato dello stile e del dialogo conduisent sans ambigüité à une telle conclusion21.
C’est aux mécanismes de l’imitation que Pallavicino attribue le rôle clé dans les processus didactiques réalisés à travers l’écrit22. Si l’imitation est intrinsèquement dotée d’une force pédagogique, elle est également source de plaisir23. Présenter sa matière sous une forme noble et « plaisante » – sans tomber dans l’excès – dote le texte d’une force rhétorique non négligeable : la forme agréable attire en effet le lecteur, lequel est plus facilement convaincu par le contenu de l’œuvre, et celle-ci accède ainsi à un succès durable dans le temps24. Il existe surtout une étroite corrélation entre imitation poétique et plaisir, soulignée presque à chaque évocation de celle-ci dans le Trattato25. Le cardinal Pallavicino préconise que, même pour des sujets en apparence « arides », la forme et le style doivent être élaborés avec soin26. Dans son introduction au traité de Carlo Sigonio sur le genre du dialogue, Francesco Pignatti étudie la relation entre genre dialogique et efficacité didactique dans la réflexion littéraire de Sforza Pallavicino qui met en lumière l’utilité du dialogue pour la mémorisation. Pignatti affirme que les connaissances et les contenus véhiculés par les dialogues peuvent se prévaloir, précisément en raison de leur aspect dilettevole, d’une « funzione propedeutica e mnemonica che possono svolgere nei confronti del lettore alleviando la fatica della comprensione del testo e agevolando la ritenzione delle tesi esposte »27.
La seule limite imposée par l’auteur au devoir de l’insegnatore d’élaborer un texte dans lequel le savoir accompagne le plaisir réside dans la nécessité primordiale de faire en sorte que cela ne nuise pas à la clarté, nécessité d’autant plus pressante que les concepts présentés sont plus complexes28. La justification de la présence de l’ornamento est complètement subordonnée à son utilité et à sa contribution dans la tentative d’atteindre l’objectif rhétorique, ultime et fondamental, du texte : convaincre le lecteur29.
Ce que l’analyse des textes de notre corpus tend à montrer, c’est qu’un apport majeur de la forme dialogique réside dans l’insertion des mécanismes didactiques dans une fiction littéraire vraisemblable30, agréable et divertissante qui les favorise. Mais ce n’est pas tout, la polyphonie caractéristique du genre joue également un rôle considérable dans ce domaine, comme c’était le cas pour la promotion des compétences. Les auteurs militaires surent en effet exploiter la présence de l’interlocuteur secondaire sur la scène du dialogue précisément à des fins didactiques.
Les répliques des interlocuteurs secondaires peuvent tout d’abord avoir un rôle à jouer dans l’exposition des savoirs, à travers des apports directs ou indirects de connaissances. Néanmoins, dans les dialogues de type didactique, les savoirs utiles au lecteur sont essentiellement exposés dans les réponses du princeps sermonis aux requêtes de son interlocuteur. Il existe donc un lien évident entre ces questions et les modalités de l’exposition des contenus techniques. Or, on peut penser que plus les questions reflètent les interrogations possibles du lectorat envisagé – composé, en ce qui concerne les dialogues au caractère plus utilitaire et didactique, de personnes désirant apprendre les principes du métier – plus les informations obtenues en réponse correspondront à ses attentes. Par conséquent, les interlocuteurs apprenants sont en mesure de contribuer activement à la transmission des savoirs à travers leurs interventions. Le dialogue offre la possibilité d’une immersion du lecteur dans la fiction littéraire que ne sauraient offrir les autres genres de la littérature technique.
Le rôle structurant des questions du disciple, en outre, est incontestable. C’est bien souvent dans la formulation des problèmes soumis aux experts que le lecteur peut trouver l’indication des différents sujets abordés successivement, comme s’il s’agissait, en fait, des titres des différentes sous-parties dans un traité. En outre, certaines répliques du discipulus agissent telles de véritables charnières dans la structure du dialogue31. Ces interventions servent à lier entre elles les différentes étapes d’un discours technique souvent long et complexe, mais leur utilité dans les mécanismes didactiques ne se limite pas à cela : en répétant sous une forme synthétique les informations essentielles contenues dans les passages qui les précèdent, elles favorisent les processus de mémorisation32.
Nécessité de l’union de l’utile et de l’agréable
Les seules connaissances et compétences – matérialisées en substance dans le contenu des dialogues – ne suffisent pas toujours aux experts militaires : la dimension plaisante et divertissante de l’œuvre écrite était un atout qu’il faut, dans la mesure du possible, exploiter. De fait, dans les cours italiennes du XVIe siècle, la production littéraire technique et militaire répond fondamentalement à une stratégie dont les deux pôles majeurs sont l’utile et l’agréable33. Les ouvrages militaires témoignent parfois d’un effort littéraire d’autant plus remarquable lorsqu’il est le fait de techniciens ou de praticiens qui, souvent, n’avaient pas reçu la formation humaniste censée permettre la maîtrise de la langue écrite et des techniques rhétoriques et stylistiques. Qu’ils appartiennent à la catégorie des érudits humanistes, des soldats d’origine aristocratique ou encore à celle des techniciens de la guerre, les auteurs des dialogues étudiés sont tous, au moment de composer leurs ouvrages, des écrivains. Au-delà de leur expertise militaire, c’est sur la maîtrise de toute une série de techniques rhétoriques et stylistiques mises en œuvre au sein de stratégies textuelles, que ces auteurs misent afin d’atteindre leurs objectifs. Parmi les procédés formels auxquels ils ont recours, une place de premier ordre revient à l’exploitation du genre du dialogue. La forme dialogique qui caractérise les textes de notre corpus de recherche est en effet le fruit d’un mélange complexe de plusieurs dynamiques, de nature et d’importance différentes, qui peuvent agir simultanément. Afin d’atteindre ces deux objectifs majeurs, autrement dit l’autopromotion et la composition d’une œuvre utile aux potentiels employeurs, les experts militaires doivent toutefois impérativement se conformer aux codes de communication propres à l’univers de référence auquel leur production se destinait surtout, en l’occurrence, celui des cours de la Renaissance. Notre attention ira plus particulièrement aux techniciens et mathématiciens praticiens puisque nous entendons montrer que la publication des dialogues militaires représente, aux yeux de tels experts, un moyen pour rivaliser avec les érudits dans le milieu courtisan.
Géographie des dialogue militaires
C’est dans le péritexte34, et dans les épîtres dédicatoires notamment, que l’élaboration formelle et stylistique atteint souvent les proportions les plus élevées, conformément aux normes rigides qui régissaient la composition de tels textes. On peut y lire la volonté des experts militaires de se mettre au diapason des codes de communication propres aux sociétés courtisanes35.
Au delà du paratexte, le corps du dialogue en lui-même présente les traces de la volonté de l’auteur d’offrir une œuvre qui apportera un certain plaisir de lecture au public courtisan. Le fait que les œuvres militaires étudiées se présentent comme l’imitation d’une discussion amicale et civile entre gentilshommes en est un premier indice probant.
Il est intéressant de souligner, en outre, que les dialogues militaires du XVIe siècle sont tous conditionnés jusque dans leur structure interne, dans des proportions et selon des modalités variables, par leur double finalité. La première, liée à la dimension utilitaire fondamentale de ces ouvrages qui visent à transmettre des savoirs, se manifeste en règle générale dans les zones textuelles de nature avant tout prescriptive, finalisées à la transmission la plus directe des savoirs. Par conséquent, les figures de style ou tout autre artifice littéraire visant à conférer à ce type de passages une dimension plaisante sont considérées comme superfétatoires, voire délétères. La seconde finalité, correspondant à la nécessité d’offrir au lecteur et au dédicataire une œuvre agréable à lire, détermine un ensemble d’éléments textuels qui visent notamment à rompre la monotonie des répliques souvent longues et hautement techniques du princeps sermonis. L’analyse de la structure des ouvrages étudiés et de leurs aspects formels atteste d’une variété de solutions mises en œuvre par leurs auteurs dans le but de concilier ces deux éléments incontournables. On peut déduire en effet de la répartition dans les dialogues des artifices rhétoriques, des figures de styles ou encore des marques d’érudition, des observations intéressantes sur ces solutions et sur l’importance que les auteurs pouvaient accorder à l’équilibre à donner au rapport entre l’utile et l’agréable, entre la nécessité utilitaire de véhiculer des savoirs techniques et celle de produire une œuvre qui saura répondre aux attentes d’un public courtisan.
Les dialogues militaires déclinent fondamentalement un schéma structurel composé d’une zone liminaire, d’une zone centrale où se concentre la plupart des contenus techniques, et d’une partie conclusive.
Les zones périphériques des dialogues militaires contiennent tout d’abord la plupart des informations relatives au cadre narratif. Or, la tonalité narrative ou descriptive qui caractérise la description de cette cornice contraste avec la discussion technique qu’elle introduit36. Le simple fait de cette variation contribue à rendre la lecture plus agréable. En outre, la présentation de l’histoire-cadre du dialogue constitue un terrain fertile à l’utilisation d’artifices divers – qui relèvent tout particulièrement de la rhétorique et de l’érudition – permettant à l’ouvrage d’atteindre une certaine dignité littéraire.
L’analyse des textes permet également d’observer que c’est dans ces zones textuelles initiales et finales que l’on observe la présence d’autres types de passages digressifs37 : les éloges38 – fréquents dans la littérature courtisane – et les passages argumentatifs39 pour lesquels les auteurs exploitent parfois des thèmes marginaux40 par rapport au sujet de l’ouvrage, augmentant ainsi d’autant l’écart avec le discours technique à proprement parler.
Les zones textuelles périphériques, bien que « dilettevoli », n’ont que peu d’influence sur le « cœur » technique de l’ouvrage, c’est-à-dire cette partie du texte qui présente le plus grand risque d’ennuyer le lecteur et cela pour des raisons liées tant au contenu qu’à l’élaboration formelle de ces passages. S’impose donc aux auteurs des dialogues militaires la nécessité de chercher des solutions pour rompre la monotonie des longues orationes du princeps sermonis et rendre, par conséquent, la lecture plus agréable. De même que pour les cas évoqués précédemment, ces solutions se fondent en premier lieu sur le critère de varietas41 : il s’agit substantiellement de distraire le lecteur en lui offrant des interludes, des digressions ou tout autre type de passage capable de créer un écart avec le discours technique. Les textes du corpus sont riches de toute une gamme de procédés qui répondent à ce critère. Pour des raisons pratiques, nous les avons rassemblés en cinq groupes sur la base de la nature de l’écart qu’ils instaurent avec le discours technique.
Une première forme de digression peut être réalisée en agissant sur la gestion de l’espace dialogique et des interventions des interlocuteurs. L’équilibre et la variation, en opposition avec l’alternance de longues répliques du maître entrecoupées de brèves interventions – des questions généralement – du disciple, constituent deux critères d’importance capitale dans ce domaine. Il permettent de maintenir l’attention du lecteur et éloignent le risque de l’ennui. Or, une situation d’équilibre parfait et durable est, dans un dialogue didactique et asymétrique, difficilement réalisable. Il est néanmoins possible de s’en rapprocher en exploitant de différentes manières la répartition et l’utilisation de l’espace dialogique. Dans les dialogues militaires, on dénombre principalement trois procédés qui relèvent de cette stratégie : l’inversion provisoire des rôles42, la variation du rythme du discours43 et l’adjonction d’interlocuteurs supplémentaires44.
Pour éviter le risque de la monotonie, les auteurs militaires ont ensuite recours, dans le noyau technique des dialogues, à des variations qui concernent cette fois le sujet traité45. Ces digressions thématiques coïncident parfois avec un troisième type d’interludes qui consistent à varier les modalités du discours. L’auteur peut en effet abandonner un instant le discours technique et prescriptif pour adopter le ton de la description, de la narration ou de l’argumentation. En effet, les digressions descriptives ont une fonction ornementale indiscutable et font partie intégrante des instruments de la rhétorique46. À l’instar des digressions argumentatives47 et de celles de type narratif48 se démarquent du discours technique habituel par le degré d’élaboration stylistique et rhétorique qu’ils atteignent49.
Incontestablement, les digressions ne sont pas l’apanage du genre du dialogue. Toutefois, cette forme littéraire permet, à travers la liberté offerte par la conversation amicale et informelle qu’elle reproduit, d’ouvrir de manière vraisemblable et naturelle de telles parenthèses, rendant de fait la lecture plus agréable.
Conclusion
Au terme de l’étude que nous avons menée, on se rend compte de l’importance et de la pertinence du choix du genre dialogique par les experts militaires du XVIe siècle. Au moment de donner forme littéraire à leurs connaissances, ces derniers étaient confrontés à une tâche difficile : un problème complexe lié, d’une part, à la nature de l’argument abordé et, de l’autre, aux caractéristiques du milieu social et culturel dans lequel la production textuelle avait lieu.
Il fallait un moyen de concilier les deux pôles en une seule et même œuvre : un texte qui réaliserait une transmission efficace de savoirs, mettrait en valeur les compétences de l’auteur, tout en se présentant sous une forme plaisante, appropriée aux normes de la communication courtisane. Sous bien des aspects, le dialogue était la solution idéale.
Certes, il ne suffisait pas aux ingénieurs et autres techniciens de la guerre de choisir la forme dialogique pour parvenir à leurs fins. Encore fallait-il qu’ils sachent tirer judicieusement profit des potentialités qu’offrait ce genre littéraire. L’union de l’utile et du dilettevole dans la production textuelle étudiée a donné des résultats différents qui s’expliquent par les intentions particulières des auteurs peut-être davantage encore que par leur habileté à manier les armes de la littérature. L’œuvre d’un technicien formé aux éléments d’Euclide et aux calculs de l’abaque ne pouvait qu’être différente de celle d'un érudit éduqué aux vers de Pétrarque et à la prose de Cicéron.
Toutefois, ce qu’il nous importe de noter, c’est que, d'une part, même les experts militaires a priori les plus éloignés des considérations stylistiques et étrangers aux normes de la production culturelle au sein des sociétés courtisanes firent des efforts pour conférer à leur production textuelle une dignité littéraire supplémentaire et que, d'autre part, le choix du genre dialogique comptait pour beaucoup dans cette tentative. Ce parti pris formel constitue déjà une preuve, surtout de la part des techniciens de la guerre, de la volonté d’utiliser les armes des poètes en plus de celles qui leur étaient propre.
Les experts militaires n’étaient peut-être pas toujours de « bons poètes », au sens plus général d’auteurs lettrés mais, précisément parce qu'ils eurent recours au dialogue, ils étaient des poètes malgré tout. L’exploitation par les auteurs des dialogues militaires des artifices rhétoriques, des ornements stylistiques et de tous ces éléments textuels qui relèvent de l’ornatus sont la preuve qu’ils avaient parfaitement conscience de la nécessité de produire une œuvre conforme aux normes de la culture des cours italiennes. Tous, qu’ils fussent des gentilshommes formés à l’érudition humaniste où des mathématiciens praticiens issus de milieux plus humbles, comprenaient les enjeux de la production littéraire dans la seconde moitié du siècle. Leurs efforts sont autant de signes qui permettent de percevoir la manière dont la production des dialogues militaires s’insérait dans des dynamiques qui dépassaient les considérations littéraires. Il faut voir un fait de toute première importance dans la mise en écriture et la diffusion des principes de l’architecture militaire, de l’artillerie ou de la tactique à travers des œuvres qui ne dépareillaient pas aux côtés de celles des humanistes. Instrument de l’ascension professionnelle et sociale des ingénieurs militaires, le choix du dialogue doit donc fondamentalement être interprété à la lumière de l’évolution du statut des techniciens au XVIe siècle.