L’Afrique dans la poésie latine d'Ennius à Corippe. De la géographie à la poétique

DOI : 10.58335/shc.277

Plan

Texte

Introduction

J'ai effectué ma thèse sous la direction de Sylvie Laigneau-Fontaine, de l'Université de Bourgogne, et de Vincent Zarini, de l'Université Paris-Sorbonne. Mon sujet était « l'Afrique dans la poésie latine d'Ennius à Corippe ». Avant d'entrer dans les aspects plus techniques, je vous donnerai rapidement des éléments de contexte, et d'abord le cadre chronologique. « D'Ennius à Corippe » signifie que j'ai pris en compte toute la production poétique latine antique. Ennius est le fondateur de l'hexamètre romain – c'est-à-dire le premier à utiliser ce type de vers, qui vient de Grèce, à Rome –, il écrit au tournant du IIIe et du IIe siècle avant J.-C. Corippe est l'auteur de ce que les commentateurs ont appelé la « dernière épopée latine1 », au VIe siècle après J.-C., sous le règne de l'empereur Justinien, après la chute de la partie occidentale de l'Empire romain.

Repères chronologiques : une histoire (très) abrégée des relations entre Rome et l'Afrique

L'un des premiers événements majeurs des relations entre Rome et l'Afrique est l'affrontement qui oppose Rome à Carthage. Il a pris la forme de trois guerres, les guerres puniques, qui ont lieu aux IIIe et IIe siècles avant J.-C., et qui coïncident donc, sur le plan chronologique avec le début de la période que j'ai étudiée. Après la troisième guerre punique et la destruction de Carthage, en 146 avant J.-C., Rome s'installe en Afrique, ce qui en fait l'une des régions les plus anciennement annexées par Rome après l'Italie. Les auteurs latins tout comme les historiens modernes ont souligné l'importance de ce conflit, qui marque les débuts de l'impérialisme romain. Salluste considère ainsi que la fin des guerre puniques correspond au début de la décadence de Rome, qui se détourne alors des vertus ancestrales qu'elle cultivait tant que Carthage faisait planer sur elle une menace de destruction.

Différents affrontements ont lieu sur le sol africain aux IIe et Ier siècles avant J.-C. On mentionnera par exemple la guerre contre Jugurtha (112-105 av. J.-C.) qui, si elle n'a pas d'importance capitale pour l'Afrique romaine, puisqu'il s'agit d'une guerre extérieure, joue un rôle pour nous à travers le récit qu'en a fait Salluste, qui a contribué à diffuser largement un certain nombre de représentations de l'Afrique. La guerre civile qui oppose César à Pompée au milieu du Ier siècle av. J.-C. s'est pour partie déroulée en Afrique et a abouti à l'accroissement du territoire contrôlé par Rome en Afrique.

La domination sur l'Afrique est progressivement étendue et l'Afrique romaine, organisée, notamment au début de la période impériale, au Ier siècle ap. J.-C. La romanisation de l'Afrique se révèle particulièrement forte, ce dont témoigne l'accession à la tête de l'Empire d'un Africain, Septime Sévère, à la toute fin du IIe siècle2 et le nombre des intellectuels africains dont nous avons gardé des œuvres. Le plus célèbre d'entre eux est sans doute Saint Augustin, mais on peut citer également Apulée ou Saint Cyprien.

Pour ce qui concerne la fin de la période antique, un repère chronologique suffira pour mon propos : l'Afrique échappe à la domination de Rome pendant à peu près un siècle, de 429 à 533 et se trouve alors sous domination vandale. Notre période se clôt un peu après la reconquête de l'Afrique par les troupes byzantines de Justinien, avec Corippe.

C'est en raison du rôle qu'a joué cette région dans l'histoire romaine que j'ai choisi de l'étudier plus spécifiquement, d'autant que ce rôle lui confère une place particulière au sein de la production littéraire de langue latine. L'Afrique romaine présente en outre l'avantage d'être bien connue sur les plans historique et archéologique, ce qui facilite la compréhension du contexte d'un certain nombre de poèmes.

Présentation du sujet

Maintenant que le contexte est posé, j'en viens à mon sujet de thèse lui-même. Ma thèse n'avait pas pour objet l'histoire de l'Afrique. Ce que je voulais étudier, c'est la représentation de l'Afrique, la manière dont elle était perçue à Rome. L'Afrique, à la fois romanisée et étrangère, pose la question du rapport à l'Autre, de la barbarie et de la manière dont on la représentait. L'idée n'était pas de comparer ce que l'on trouve dans les textes avec ce que l'on sait de la réalité africaine à l'époque romaine, pour souligner les erreurs ou les approximations commises par les auteurs. Ce type de démarche est parfaitement justifiée pour les genres à vocation scientifique, comme l'histoire ou la géographie, mais pas pour la poésie qui se caractérise avant tout par la stylisation qu'elle applique aux différents éléments dont elle traite. C'est au demeurant en raison de cette particularité que j'ai choisi d'étudier non pas la prose, mais la poésie : elle est le lieu de l'image, et, à partir du moment où l'aspect informatif est moins présent, on a accès plus facilement au fonds commun de représentations stéréotypées. La poésie est d'une certaine façon l'endroit où l'on trouve ce qui reste de l'Afrique quand on a tout oublié de l'Afrique... D'autre part, les enjeux étaient également littéraires et touchaient à la question de la mise en œuvre poétique de ce fonds commun, à la « fabrique poétique » de ces stéréotypes, à leur évolution aussi, ce qui explique le cadre chronologique extrêmement large que j'ai choisi.

Méthodologie

L'établissement du corpus

Le premier enjeu méthodologique était la définition d'un corpus : il me fallait déterminer les passages pertinents sur lesquels fonder mon analyse, et donc repérer, au sein du corpus poétique, les textes où il est question de l'Afrique. Certaines œuvres s'imposaient d'elles-mêmes : les ouvrages géographiques – assez peu représentés dans la poésie latine – et les œuvres qui traitent spécifiquement de l'Afrique, essentiellement les épopées mythologiques ou historiques dont l'action se déroule partiellement ou totalement en Afrique, ou qui relatent des événements qui concernent l'Afrique. Je ne voulais cependant pas me limiter à ces textes qui ont l'Afrique pour objet, mais souhaitais une approche plus exhaustive pour approcher l'image de l'Afrique y compris lorsqu'elle n'est évoquée que de façon ponctuelle. Pour repérer ces allusions de manière systématique, j'ai fait appel à l'outil informatique : j'ai recherché, dans une base de données qui regroupe les textes poétiques latins – en l'occurrence le logiciel Poetria Nova –, les différentes occurrences de noms propres qui renvoient à l'Afrique3. J'ai établi cette liste en me fondant sur des ouvrages géographiques ainsi que sur le Catalogue des tribus africaines de l'Antiquité classique à l'ouest du Nil de J. Desanges (Dakar, 1962). J'ai également ajouté un certain nombre de personnages historiques ou mythologiques liés à l'Afrique. J'ai ensuite intégré ces occurrences dans une base de données faite par mes soins, afin de pouvoir manipuler plus facilement les données recueillies : je voulais avoir la possibilité d'obtenir des listes d'occurrences par auteur, par mot, etc., afin de pouvoir établir des comparaisons ou d'isoler des particularités.

L'analyse des occurrences

La deuxième étape de mon travail a été l'analyse des occurrences ainsi isolées. Elle a souvent dépassé le commentaire ponctuel du groupe de mots où se trouve l'allusion à l'Afrique. En procédant ainsi, j'aurais couru le risque de proposer une lecture trop myope ou de me contenter d'éclaircir l'objet de l'allusion, sans apporter d'élément de synthèse concernant l'image de l'Afrique. J'ai donc étudié chaque occurrence dans son contexte, et j'ai toujours tenu compte du type de poème dans lequel elle apparaissait, aussi bien sur le plan thématique que sur le plan générique. D'autre part, les occurrences n'ont pas toutes fait l'objet d'une étude spécifique : quand plusieurs occurrences se trouvaient au sein d'un passage cohérent faisant référence à l'Afrique, je les ai, bien sûr, étudiées collectivement.

Les différents types d'œuvres

L'étude de chaque occurrence m'a amenée à une première synthèse de l'image de l'Afrique à l'échelle de l'œuvre, qui a permis de dessiner des rapprochements entre différentes œuvres. Ces regroupements suivent souvent les frontières des genres littéraires, ce qui s'explique par la proximité thématique attendue, ainsi que par les jeux de reprise et de variations qui sont caractéristiques de la conception latine de la poésie. On retrouve par exemple un usage similaire de l'Afrique dans l'ensemble de la poésie élégiaque, qui a la particularité de présenter, outre sa cohérence thématique, qui ne surprend pas, une grande cohérence chronologique, puisque le corpus date presque tout entier de l'époque augustéenne. Les jeux d'échos entre les différents auteurs sont perceptibles jusque dans l'usage, pourtant fort marginal dans ce type de poèmes, des allusions à l'Afrique.

Les œuvres où l'Afrique occupe une place importante, c'est-à-dire dont le sujet est africain ou partiellement africain, ont fait l'objet d'une analyse particulière, dans la mesure où il n'est plus question, les concernant, d'occurrences, mais de passages entiers. Au premier rang de ces œuvres se trouvent cinq épopées : l'Énéide de Virgile, dont les chants 1 et 4 relatent le séjour d'Énée à Carthage ; la Guerre civile (ou la Pharsale) de Lucain, qui fait le récit de la guerre civile qui a opposé César et Pompée : les chants 4 et 9 portent sur les événements africains de cet affrontement ; les Punica de Silius Italicus, qui relatent la deuxième guerre punique ; la Guerre contre Gildon de Claudien, qui porte sur la sécession du comte d'Afrique Gildon dans les dernières années du IVe siècle après J.-C. ; la Johannide de Corippe qui fait le récit de la répression d'une révolte berbère par les Byzantins au VIe siècle après J.-C. Les Panégyriques de Sidoine Apollinaire font abondamment référence à l'Afrique vandale à travers les problèmes qu'elle pose à Rome. Enfin, pour ce qui concerne la littérature mythologique cette fois, certains passages des Métamorphoses ou des Fastes d'Ovide se déroulent en Afrique ou font allusion à des personnages africains : c'est le cas de l'histoire de Persée dans les Métamorphoses, ou de l'étiologie associée à Anna Perenna dans les Fastes.

Enfin, la poésie composée en Afrique même et par des Africains romanisés pose des problèmes spécifiques. Il s'agit de la Johannide, puisque Corippe est africain, et, surtout, de toute la poésie d'époque vandale, c'est-à-dire les œuvres de Dracontius et une partie au moins de l'Anthologie latine – notamment, mais pas seulement, les épigrammes de Luxorius. Ces œuvres nous montrent la réalité de l'Afrique romanisée et, dans leurs allusions à la partie tribale de l'Afrique, se fondent de manière générale sur le même fonds commun de stéréotypes que les poètes de Rome. Ces poèmes présentent, en outre, un intérêt documentaire, surtout pour les poèmes d'époque vandale qui permettent de réévaluer le contexte culturel de cette époque sans être tributaire de sources romaines très hostiles aux Vandales. Si certaines épigrammes de l'Anthologie latine qui font état des constructions ou des spectacles offerts par les rois vandales peuvent être taxées de servilité à l'égard du pouvoir – ce qui est, au demeurant, loin d'être indiscutable –, l'image de prospérité qu'elles donnent de l'Afrique vandale est corroborée par Corippe, qui, écrivant au service des Byzantins, n'a pourtant aucun intérêt à embellir le tableau de l'époque précédente...

On voit ainsi que chaque œuvre, ou chaque groupe d'œuvres, appelait un traitement spécifique. Je me suis efforcée de prendre en compte à chaque fois leurs enjeux propres liés, par exemple, au genre littéraire ou au contexte de composition, particulièrement important pour les poèmes de circonstance. Mon étude a donc consisté en un aller-retour permanent entre des questions très ponctuelles – l'analyse d'une occurrence donnée – et un point de vue plus global – historique ou littéraire. C'était la condition pour pouvoir parvenir à une synthèse précise et nuancée.

Résultats

J'évoquerai les résultats obtenus de deux points de vue : l'image de l'Afrique et ses caractéristiques d'une part, et, d'autre part, la manière dont ces allusions sont mises en œuvre dans la poésie.

L'image de l'Afrique

On a deux grands types d'allusions à l'Afrique : les allusions à l'histoire et les allusions au milieu naturel africain.

Pour ce qui concerne l'histoire, ce sont les guerres puniques qui sont surtout mentionnées parce qu'elles font figure, dans la pensée romaine, d'événement majeur de l'histoire de Rome. Elles sont évoquées soit comme moment de péril particulièrement grand que Rome a su surmonter victorieusement, soit comme étant le point de départ du déclin de Rome. Dans le premier cas, elles servent à souligner la gloire et la grandeur de Rome, qui a montré se capacité de se relever plus forte qu'avant, alors qu'elle a couru les plus grands dangers. Cette thématique est exploitée notamment par Sidoine Apollinaire, qui établit, dans ses Panégyriques, un parallèle entre le sac de Rome par les Vandales en 455 et les razzias qu'ils mènent sur le territoire italien dans les années suivantes d'une part, et le siège de Rome par Hannibal lors de la deuxième guerre punique, qui s'est soldée par la victoire des Romains. L'idée du déclin vient notamment de l'historien Salluste et a été ensuite reprise assez largement dans la tradition romaine : les guerres puniques sont présentées comme le dernier moment où la survie même de Rome a été en jeu ; une fois ce danger écarté, la société romaine a commencé à se corrompre sous l'effet néfaste du loisir né de la paix et de l'opulence apportée par les conquêtes.

Sur le plan de la géographie et sur celui, qui en est indissociable dans la pensée antique, de l'ethnographie, l'Afrique se caractérise essentiellement par son ambiguïté. C'est une terre extrêmement fertile : historiquement elle a servi de grenier à blé à Rome pendant toute la période impériale. Elle est donc évoquée dans un certain nombre de cas pour cet aspect, et son corollaire, le rôle qu'elle joue dans l'Empire : au sein des institutions de Rome, l'Afrique est synonyme de province riche et particulièrement prestigieuse pour qui en a la charge. Mais sa fertilité n'est pas uniquement bénéfique : l'Afrique produit également un certain nombre d'animaux monstrueux, voire de monstres. Certains de ces animaux sont connus à Rome par les jeux de l'amphithéâtre, que certains poètes nous relatent, on pense aux éléphants, aux rhinocéros, à différentes espèces de grands félins, tels les lions, les guépards et les léopards. D'autres sont présentés comme des fauteurs de mort particulièrement redoutables : c'est le cas des serpents. À travers les différents produits qu'elle exporte vers Rome et les grands centres de l'Empire, on observe la mise en place d'un exotisme africain, qui est un exotisme méridional et occidental : si, quand elle n'est pas reconnue comme un continent à part entière, l'Afrique est parfois rattachée à l'Asie, les caractéristiques qui lui sont associées n'ont en revanche guère de points communs avec les topiques attachées à la barbarie orientale.

Cette ambiguïté de l'Afrique trouve son origine dans sa position géographique : elle est située aux confins de la zone médiane de l'hémisphère, qui est la seule région propice à la vie humaine, et elle touche à la zone torride méridionale. Dans la littérature, c'est moins la partie fertile du continent qui est décrite que la partie inhospitalière, désertique. Elle se caractérise par ses excès : chaleur, sécheresse, phénomènes climatiques particulièrement violents.

Sur le plan ethnographique, l'Afrique n'est pas homogène, et son peuplement évolue au fil du temps. Plusieurs groupes occupent le territoire : les Carthaginois, les populations romanisées et les peuples berbères. Les premiers disparaissent en tant que groupe avec la destruction de Carthage en 146 avant J.-C. Ils n'occupent pas une place centrale dans la poésie, à l'exception de ce qu'en dit Virgile dans l'Énéide – mais le cas est complexe dans la mesure où Didon apparaît avant tout comme une figure orientale, puisqu'elle est exilée de Tyr –, et de l'image qu'en donne Silius Italicus ; dans ce cas, c'est le figure d'Hannibal qui est vraiment centrale, Silius ne nous donnant que peu de précisions sur la ville par exemple. Le trait topique qui qualifie par excellence les Carthaginois est leur perfidie : les auteurs romains les présentent comme incapables de respecter la parole qu'ils ont donnée et comme plus enclins à recourir à la ruse qu'au combat régulier. Après la destruction de Carthage, Rome prend pied en Afrique : les Carthaginois sont remplacés dans le rôle de tenants du mode de vie en cité par les populations romanisées. Dans la poésie, c'est surtout dans l'Antiquité tardive que ce groupe s'affirme et apparaît comme incontestablement romain. Cette particularité chronologique ne signifie pas que la romanisation a été tardive : elle est liée au contexte historique et littéraire. C'est en effet à cette période que se développe le genre du panégyrique poétique, qui traite d'événements proches dans le temps, tandis que, d'autre part, l'Afrique connaît un certain nombre de remous qui conduisent les poètes à l'évoquer dans leurs œuvres : c'est le cas pour la Guerre contre Gildon de Claudien et la Johannide de Corippe. Ce dernier s'attache tout particulièrement à souligner l'existence de trois groupes au sein de son poème : les Byzantins, les Africains romanisés et les Berbères révoltés. La distinction entre les deux groupes de populations africaines est présente dans le vocabulaire – les Afri romanisés s'opposent aux Mauri barbares –, et Corippe s'efforce de souligner la romanité des Afri. Dans la littérature antérieure, l'absence des populations romanisées ou le très faible nombre des allusions qui les concernent ne signifient pas qu'elles n'existent pas.

Ce sont les populations berbères qui apparaissent le plus souvent dans la poésie et font l'objet du traitement le plus développé. Ces populations sont présentées comme barbares et leur caractéristique la plus marquante est le nomadisme, qui contribue à les placer au plus haut degré de la barbarie. Le nomadisme, en effet, les éloigne irrémédiablement de la civilisation telle que l'entendent les Romains, puisqu'il est incompatible avec la vie en cité, en corps civique regroupé autour d'un centre : les nomades se caractérisent par leur éparpillement spatial et leur organisation sociale n'est pas civique mais clanique. Les caractéristiques plus précises attachées aux différents peuples ne sont pas stables : un même élément peut être rapporté à des peuples différents selon les auteurs. Cela nous montre certes l'imprécision des connaissances, mais surtout le faible intérêt des auteurs pour l'exactitude du propos. Leur objectif est de dépeindre les Africains comme des barbares, de montrer et de souligner leur étrangeté et peu importe si tel point de détail se rapporte en réalité aux Numides, aux Maures ou aux Garamantes.

De ces caractéristiques sociales des populations africaines, les poètes tirent des conséquences morales : le nomadisme est associé à un caractère changeant et donc à un manque de fiabilité, à une inconstance, qui sont perceptibles notamment en temps de guerre. Les Africains sont présentés comme des lâches, puisqu'ils sont prompts à porter un coup puis à fuir immédiatement. Ce dernier point est une réinterprétation, par les auteurs latins, d'un mode de combat particulier, la guérilla, qui ne correspond pas à la conception romaine de la bataille rangée.

En somme, puisque les poètes s'intéressent surtout aux contrées inhospitalières et aux population nomades ou semi-nomades, tout concourt à présenter l'Afrique comme une terre fondamentalement étrange et étrangère et ses habitants comme des barbares. Cet imaginaire, dont je n'ai donné ici qu'un petit aperçu, car il est trop riche pour être évoqué de façon complète dans les limites fixées pour cet article, se révèle très constant : malgré l'amplitude chronologique que j'ai prise en compte, je n'ai pas pu mettre en évidence d'évolution significative dans la représentation de l'Afrique, malgré les progrès dans la connaissance de la région liés à l'implantation romaine dans la région et à son affermissement progressif. Cela tient à deux raisons, selon moi : la persistance d'une Afrique non romanisée à côté de l'Afrique romanisée – cette dernière étant de fait presque totalement absente de la poésie latine ; et, d'autre part, l'essence même de la poésie à Rome, qui est largement faite de reprises et de variations à partir d'une tradition : une telle manière de procéder ne favorise pas l'émergence d'un renouvellement des images convoquées.

Différents degrés d'implication du référent africain

Les différents éléments de caractérisation qui définissent l'Afrique comme région barbare et zone de confins ne sont qu'une partie de ce qui ressort d'une étude de la poésie latine. De fait, j'aurais pu aboutir à un panorama équivalent en m'attachant à la prose, car les stéréotypes sont sensiblement les mêmes. L'autre aspect de la question touche à la « poétique de l'Afrique », c'est-à-dire à la manière dont ces éléments sont présentés, employés et mis en œuvre dans la poésie.

La première question qui s'est posée, notamment à l'étude des allusions très ponctuelles à l'Afrique, est la suivante : dans quelle mesure chaque occurrence, entendue comme le nom propre qui désigne l'Afrique et son contexte immédiat – qui ne dépasse parfois pas un mot –, recouvre réellement une réalité africaine, fait réellement référence à ce qu'il désigne.

C'est ce que j'ai désigné comme le « degré d'implication du référent africain » et j'en ai distingué trois. Le plus évident est le degré « neutre », c'est-à-dire la référence informative objectivée. C'est le cas des développements ethnographiques et des descriptions géographiques. Ces passages nous apportent des informations utiles concernant l'imaginaire africain, et ne s'éloignent pas fondamentalement de ce que l'on peut trouver en prose. Ce ne sont pas les plus nombreux et leur intérêt principal pour mon étude est qu'ils fournissent le cadre de la représentation de l'Afrique.

Les deux autres degrés correspondent aux deux extrêmes situés de chaque côté de ce degré « neutre ».

Le premier correspond à l'absence du référent africain, c'est-à-dire que le nom « africain » est employé dans une optique qui n'est pas celle d'une réelle référence à l'Afrique. Cette catégorie comporte un certain nombre de nuances : le référent africain n'est pas toujours complètement absent, mais il n'intervient jamais dans un contexte informatif, c'est toujours une topique qui est passée dans le langage courant qui est en jeu. Le cas le plus frappant est celui de l'usage d'un nom propre renvoyant à l'Afrique à des fins d'amplification. On peut parler d'un « lion cruel », mais un « lion africain » sera plus cruel et un « lion gétule » plus cruel encore. Plus le qualificatif est précis, plus il a l'air « exotique », et plus l'amplification est importante. Derrière la plupart des lions « gétules », il n'y a ainsi pas la moindre référence à l'origine réelle de l'animal.

Ce type de phénomène, qui peut prendre des formes diverses, mais vise toujours à accroître l'expressivité du propos, est à l'œuvre dans bon nombre des allusions ponctuelles à l'Afrique ; ces allusions se trouvent dans tous les genres littéraires et, si l'on excepte les épopées africaines pour lesquels un compte d'occurrences n'a guère de sens, elles sont aussi les plus nombreuses.

À l'autre extrême, on observe un phénomène de surinvestissement du référent africain. Il ne touche pas tous les genres littéraires, mais surtout les œuvres où l'Afrique apparaît de façon importante et suivie, en l'occurrence les épopées africaines, les panégyriques de Sidoine Apollinaire et, dans une moindre mesure, les épisodes africains des poèmes mythologiques d'Ovide. Ce surinvestissement consiste en une amplification de la réalité africaine qui en vient à acquérir un statut quasi mythique qui outrepasse largement la réalité qui est évoquée. Il passe par le récit d'un certain nombre de mythes que la tradition situe en Afrique : leur insertion dans un récit historique contribue à conférer à la région une dimension mythique, surtout quand ces mythes expliquent des phénomènes naturels. Par exemple, on observe cette amplification chez Lucain, au moment où Caton et ses hommes arrivent dans une zone infestée de serpents, puisqu'il explique alors que, selon la légende, ces serpents sont nés du poison dégouttant de la tête de Méduse tranchée par Persée. Mais le surinvestissement de l'Afrique se fonde également sur l'amplification d'éléments bien réels et historiques, qui peut parfois s'appuyer sur le mythe, par le biais de comparaisons ou de métaphores. Hannibal et ses hommes sont ainsi assimilés aux Géants qui ont tenté de renverser les dieux olympiens : la guerre punique est une nouvelle Gigantomachie ; par ce procédé, Silius met en évidence l'importance de la deuxième guerre punique et dénonce le caractère illégitime de l'entreprise du général carthaginois, tout en annonçant son échec à venir. Chez Lucain, la confrontation au désert africain, à sa chaleur extrême, à ses tempêtes de simoun et à ses serpents devient un moyen pour Caton d'exercer sa vertu dans une conception toute stoïcienne du héros épique.

Je ne multiplierai pas les exemples du même type, mais, finalement, l'Afrique – que ce soit par la confrontation à son milieu naturel ou à ses habitants – acquiert un statut agissant au sein de l'œuvre et permet l'éclosion ou l'affirmation du héros épique. On est ainsi bien loin du statut de lieu de l'action qui pourrait être simplement le sien.

Enfin, l'étude du rôle précis joué par l'Afrique dans les différentes épopées que j'ai mentionnées permet de suivre l'évolution du genre épique, de l'époque augustéenne jusqu'à l'épopée à vocation panégyrique de l'Antiquité tardive. Comme l'Afrique, en effet, joue un rôle dans l'éclosion ou l'affirmation du héros épique, elle permet de mettre en évidence le statut de ce dernier : elle marque ainsi une étape dans la formation du héros chez Virgile, permet à l'héroïsme de Scipion d'éclore après la manifestation de plusieurs figures héroïques incomplètes dans le camp romain chez Silius Italicus ; chez Corippe en revanche, Jean est déjà un héros accompli à l'ouverture du poème : pas de formation du héros, donc, mais son éclosion comme héros épique à travers la confrontation à l'Afrique qui a rendu possible le chant du poète.

Conclusion

Ma thèse m'a donc permis d'aboutir à une définition de la représentation de l'Afrique, mais surtout de mettre en évidence un certain nombre de critères pertinents dans l'évaluation de cette représentation. Pour résumer les choses de façon un peu schématique, on a deux Afriques : une Afrique poétique, qui est parfois, voire souvent désincarnée et par laquelle on touche au fonds commun de stéréotypes la concernant, et une Afrique épique, qui acquiert un statut quasi mythique pour servir l'amplification propre au genre. Le critère le plus pertinent pour ce qui touche à la mise en œuvre poétique des allusions à l'Afrique est donc générique : c'est le genre littéraire qui détermine l'usage qui sera fait de l'Afrique, y compris, au moins en partie, sur le plan thématique ; la représentation de l'Afrique ne varie guère sur le plan diachronique pour ce qui touche aux stéréotypes : les différences d'usage que j'ai mises en évidence tiennent au genre littéraire pratiqué ainsi qu'au contexte historique de composition, mais les images convoquées ne changent pas.

Notes

1 Nous empruntons cette expression à D. Romano : voir son article « L'ultimo epos latino. Interpretazione della 'Iohannis' di Corippo », Acc. Sc. Lett. Arti Palermo, serie 4, vol. XXVII, parte II, 1968, p. 5-37. Retour au texte

2 Il règne de 193 à 211 ap. J.-C. Retour au texte

3 Les noms propres font en effet référence de manière non ambiguë à l'Afrique, à la différence des noms communs. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Aurélie Delattre, « L’Afrique dans la poésie latine d'Ennius à Corippe. De la géographie à la poétique », Sciences humaines combinées [En ligne], 10 | 2012, publié le 01 septembre 2012 et consulté le 21 novembre 2024. DOI : 10.58335/shc.277. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=277

Auteur

Aurélie Delattre

Docteur en Latin, CPTC – EA 4178 – UB