Alors que la christianisation de l’Empire romain avait pratiquement banni la pierre tombale, celle-ci réapparait au Moyen Âge. L’étude et l’inventaire des monuments funéraires à l’échelle de la Bourgogne ducale révèlent que la plate-tombe et le gisant se multiplient dans les églises à compter du milieu du XIIIe siècle.
L’inhumation ad ecclesiam n’est aucunement inédite en cette fin de Moyen Âge. Le fait nouveau est de matérialiser cette sépulture par un monument funéraire. D’une part la sépulture devient visible. D’autre part, elle n’est plus anonyme. En effet, la pierre offre un excellent support pour laisser à ses héritiers, ses descendants ou plus largement à l’ensemble de la communauté des chrétiens une inscription et une iconographie funéraire.
D’une manière générale, les plates-tombes, appelées également dalles funéraires, sont formées d’une lame de pierre le plus souvent rectangulaire (fig. 1).Elles mesurent en moyenne pour la Bourgogne 2 m de longueur, 1 m de largeur. Leur épaisseur varie de 10 à 40 cm. Placées à fleur de sol et ainsi destinées à être piétinées par les fidèles, elles offrent au regard du passant une face visible dédiée à la mémoire du défunt. Lorsqu’elle est présente, l’inscription funéraire est très généralement cantonnée dans un bandeau constitué de deux lignes parallèles et placé en bordure de la dalle. Le centre de la dalle est dévolu à l’iconographie funéraire. Le plus souvent, la plate-tombe arbore le portrait en pied du ou des défunts qu’elle recouvre. Toutefois, il existe des plates-tombes qui ne présentent en leur centre que de simples objets alors que d’autres, plus rares encore, restent vierges de toute iconographie (fig. 2).
Le second type de monument funéraire est bien évidemment le gisant, soit la sculpture le plus souvent en ronde bosse de l’effigie d’un défunt couché et vêtu (fig. 3). Comme la plate-tombe, ce monument peut bénéficier d’une inscription funéraire. Celle-ci n’est toutefois pas systématiquement gravée sur le tombeau. Elle peut ainsi figurer dans son environnement proche, notamment contre le mur de l’édifice ecclésial.
Plates-tombes et gisants apparaissent à un moment où l’homme prend conscience de l’existence d’un au-delà, le paradis, et de la possibilité d’un purgatoire dans lequel son âme pourrait errer plus ou moins longuement1. Reposer dans l’église, et ainsi échapper à la destinée commune du cimetière à travers cette sépulture de prestige, ne semble plus suffire à combler cette espérance du salut. L’homme a ainsi besoin de la pierre tombale pour parvenir à ses fins. Mais il ne faut pas s’y méprendre. À cette commémoration spirituelle s’ajoute incontestablement une commémoration temporelle. Les éléments iconographiques et épigraphiques arborés par ces monuments funéraires trahissent autant l’espérance du salut qu’une reconnaissance sociale et une postérité.
Ce n’est sans doute pas par hasard que l’homme occidental a choisi depuis la période antique de pérenniser le souvenir de son passage sur terre dans la pierre. Le point de départ de cette étude des monuments funéraires de la Bourgogne ducale repose ainsi sur l’idée que la pierre tombale peut apporter beaucoup à l’histoire médiévale. Certes, ce n’est sûrement pas le défunt qui se charge de sa réalisation. Il en est au mieux le commanditaire mais il en est toujours le bénéficiaire. Mais plus que n’importe quelle source textuelle ou iconographique, le monument funéraire est peut-être le support qui reflète le plus la personnalité de l’individu, ou du moins l’image qu’il veut donner de lui-même ou que ses héritiers veulent garder. Ces tombes présentent la particularité d’associer des éléments iconographiques et des données épigraphiques au service du défunt. Au même titre que le bâti, la pierre tombale est en quelque sorte un message, une trace concrète de la memoria qu’il a laissée pour l’histoire.
L’originalité de cette étude consiste à faire du monument funéraire médiéval une source pour l’historien, un support pour l’histoire. Les synthèses proposent une vision d’ensemble trop large pour être réelle2. L’historiographie révèle surtout l’absence d’une étude d’ensemble, d’un inventaire systématique et rigoureux dans un contexte géographique défini et surtout cohérent. Et surtout, elles ne reflètent qu’une réalité locale, le plus souvent sans aucune mise en perspective avec ce qui se fait ailleurs, dans l’église voisine, dans le diocèse voisin, dans la région voisine…
L’absence d’une étude globale des monuments funéraires s’explique essentiellement par le fait que nos prédécesseurs n’avaient pas les moyens techniques suffisants pour réaliser un inventaire approfondi à grande échelle. Longtemps l’historien a accumulé des notes, compilé des fiches, rempli des classeurs toujours plus complets mais de plus en plus inutilisables. Aujourd’hui, la fiche papier est remplacée par la fiche informatique. L’historien exploite ainsi beaucoup plus de sources différentes et amasse beaucoup plus d’informations qu’il peut classer, trier, comparer à volonté.
L’efficacité de l’outil informatique et d’une approche statistique en histoire n’est plus à prouver. Pour mener à bien cette étude, nous avons cherché dès le départ à réaliser un inventaire des pierres tombales médiévales afin de constituer un corpus cohérent. Cette étude s’appuie intégralement sur une base de données numérique3 contenue sur un dvd-rom fourni avec le volume d’illustrations de la thèse. Elle regroupe les 794 monuments funéraires médiévaux répartis dans 248 sites d’inhumations auxquels s’ajoutent 1075 fiches consacrées aux défunts et plus de 2850 illustrations. Les tris, les classements et les recherches effectuées par le biais de la base de données nous permettent d’établir des statistiques chiffrées que l’on pourra ensuite commenter. Il est ainsi possible d’établir des tableaux, des graphiques et des diagrammes croisés directement à partir de la base et des données qu’elle contient. On peut ainsi parvenir à tirer des généralités tout en ayant l’assurance de ne rien avoir laissé de côté.
Cependant, l’informatique recèle quelques pièges à éviter. En aucun cas l’historien ne doit être dépendant de sa machine. C’est à lui d’adapter l’outil informatique à sa recherche. De plus, cela l’oblige à rester lucide. Tout ne peut pas être quantifiable et le danger guette lorsqu’il s’agit de tirer des généralités. Il s’agit d’éviter de définir une généralité à partir de cas particuliers, isolés. La base de données n’est qu’un outil qui prolonge la réflexion historique.
Au-delà de l’inventaire des monuments funéraires bourguignons et de la constitution d’une solide base de données, cette étude est vouée à l’analyse socio-historique des enjeux de la sépulture. Le monument funéraire est indissociable du défunt qu’il recouvre et de l’édifice qui accueille la sépulture. Les portraits en pieds, les éléments iconographiques, les inscriptions funéraires plus ou moins détaillées et le contexte spirituel et religieux de la sépulture fournissent de multiples pistes pour analyser et comprendre la société médiévale et les hommes qui la composent. Aussi, il convient de présenter les tenants et aboutissants qui ont conduit l’iconographie funéraire à individualiser la plate-tombe à travers la présence d’une inscription funéraire, de l’effigie et de tous les éléments qui gravitent autour. Pour cela, j’ai ainsi choisi de scinder mon propos en trois temps suivant un découpage chronologique qui distingue une première phase de constitution du modèle, une seconde phase de normalisation du modèle et une troisième phase de personnalisation du modèle.
La constitution d’un modèle (1150-1250)
L’apparition des formes archaïques de la plate-tombe s’effectue en Bourgogne à compter de la seconde moitié du XIIe siècle. Le corpus funéraire bourguignon regroupe ainsi 83 plates tombes antérieures à 1250.
Approche typologique : quel défunt pour quel monument ?
Les monuments du XIIe et XIIIe siècle ont en Bourgogne une forme particulière. Comme le montre le diagramme ci-contre (fig. 4), la part des plates-tombes trapézoïdales est particulièrement importante aux XIIe et XIIIe siècles. Au XIIe siècle, plus de deux plates-tombes sur trois sont plus larges dans leur partie supérieure que dans leur partie inférieure. Cependant, cette proportion descend à une sur quatre pour le XIIIe siècle et tombe à 3 % pour les siècles suivants. Puisque la plate-tombe sert initialement à fermer une sépulture, ce couvercle de tombeau visible à la surface du sol en reproduit la forme. Mais au-delà de la morphologie du corps allongé dans la fosse, cette forme émane directement des sarcophages. Cet héritage des siècles précédents se trouve dès le XIIIe siècle concurrencé par le côté pratique des monuments rectangulaires. Avec la multiplication des sépultures ad ecclesiam, les tombes sont amenées à se côtoyer dans l’édifice et il est évidemment plus facile d’assembler côte à côte des monuments rectangulaires.
Les dalles des XIIe et XIIIe siècles se distinguent aussi par un accroissement de leurs dimensions. On passe d’une dalle moyenne de 182 cm par 75 cm au XIIe siècle, à une dalle de 197 cm par 82 cm pour le XIIIe siècle. Ce schéma s’inscrit dans une mutation plus profonde puisque c’est au XIVe siècle que les dalles sont les plus grandes4.
En ce qui concerne le défunt, les premiers monuments funéraires établis dans les édifices religieux apportent peu d’information sur son identité. Les inscriptions funéraires sont encore rares et les éléments iconographiques ne permettent pas toujours de rattacher la sépulture à un groupe social. Parmi les 83 plates tombes antérieures à 1250, près d’une sur deux ne permet pas de définir le corps social du défunt.
Approche iconographique
Les plates-tombes antérieures à 1250 arborent majoritairement des éléments iconographiques. La croix est la plus ancienne figure gravée sur les plates-tombes bourguignonnes. Parmi les 82 monuments bourguignons arborant une croix, 50 sont de sur antérieurs à 1300. Il s’agit au départ de croix grecques, le plus souvent évidées en leur centre, dont les branches pattées, fleuronnées ou ancrées, s’amincissent à compter du XIIIe siècle. La croix latine n’apparaît que très tardivement sur le monument funéraire, et le rattache le plus souvent aux XIVe ou XVe siècles.
Dès la fin du XIIe siècle, la croix se trouve concurrencée par d’autres éléments plus marqueurs. Il s’agit principalement de l’épée et de l’écu qui rattachent le défunt à l’aristocratie féodale. 22 plates tombes antérieures à 1250 associent l’épée à l’écu et 4 font uniquement figurer l’écu. L’épée et l’écu servent également à matérialiser la sépulture dans l’édifice. Cependant, même s’il arrive quelques fois que l’épée et l’écu côtoient la croix, ces éléments font évidemment perdre une partie de l’anonymat de la sépulture puisque l’écu est le plus souvent armorié. On ne met pas encore en valeur l’identité exacte, mais l’on a déjà connaissance de la famille du défunt et de son rang social. Il en va de même pour les objets du sacré que sont la crosse, le calice et la patène qui apparaissent quelques fois sur les plates-tombes des ecclésiastiques. Une fois encore, il ne s’agit toujours pas de nommer le défunt, mais de le rattacher à un groupe social identifié, en l’occurrence le milieu ecclésiastique, pour ces éléments.
La croix, l’épée, l’écu ou encore la crosse ne sont pas des éléments imposants. Il n’y a pas besoin d’une grande lame de pierre pour les représenter. Ils figurent ainsi le plus souvent sur les plates-tombes trapézoïdales de faible largeur précédemment présentées. En revanche, l’apparition de l’effigie va induire une mutation du support lapidaire.
Le portrait en pied du défunt apparaît sur la plate-tombe bourguignonne dans le deuxième quart du XIIIe siècle. Les premières effigies datées sont à mettre à l’actif d’une famille particulièrement influente en Bourgogne du nord en cette fin de XIIIe siècle, les Til-Châtel, avec Guillaumette et son époux Guillaume, respectivement décédés en 1239 et 1241, rapidement suivis par 4 autres membres de la famille5.
L’apparition du portrait en pied du défunt sur la plate-tombe nécessite une augmentation de sa surface. L’effigie est représentée approximativement à l’échelle humaine et occupe tout le centre de la dalle. Elle fait figurer le défunt debout, les mains jointes et revêtu des attributs liés à son rang et à son statut social. Pour les hommes en arme, on retrouve l’épée et l’écu auxquels vient s’ajouter la lance. Pour les abbés et évêques, la crosse fait partie intégrante de la représentation. Autour d’elle se développe progressivement une iconographie complexe.
Approche épigraphique
L’élaboration de la plate-tombe médiévale conduit à associer du texte à la représentation funéraire. Les plus anciennes inscriptions funéraires gravées sur les plates-tombes bourguignonnes démontrent que le texte est à l’origine naturellement disposé sur quelques lignes parallèles dans la partie supérieure de la pierre. Dans la mesure où l’on se met face à la sépulture pour commémorer le souvenir du défunt, le texte est ainsi techniquement lisible sans que cela nécessite quelque déplacement.
Ces premières épitaphes se contentent au départ de décliner l’identité et le rang social du défunt. Aucune date ne figure. L’épitaphe se développe quelque peu, avec cette formule imprécatoire destinée à intercéder en faveur de l’âme du défunt. Malgré cela, l’inscription conserve encore sa place originelle dans la partie supérieure de la pierre.
Cependant, deux facteurs importants imposent à la plate-tombe une restructuration épigraphique. Le premier résulte évidemment de l’apparition du portrait en pied du défunt au centre de la dalle et de l’iconographie funéraire qui l’accompagne. Le second est lié à une évolution du message délivré par l’inscription funéraire. À la fonction identitaire de l’épitaphe s’ajoute une fonction obituaire. Par le texte comme par l’image, il s’agit de coucher sur la plate-tombe cette double commémoration spirituelle et temporelle6.
Pour permettre cette augmentation de la longueur du texte épigraphique et pour ne pas rogner sur une iconographie funéraire naissante, le texte n’est plus amassé dans la partie supérieure de la dalle mais disposé dans un bandeau constitué de deux lignes placé à la périphérie de la représentation. Cette démarche épigraphique n’est absolument pas anodine et renvoie à d’autres images fortement codifiées associant écrit et figure : la monnaie et le sceau (fig. 5). Placer l’inscription funéraire dans un bandeau périphérique et faire dérouler le texte dans le sens horaire est en quelque sorte une référence à l’Antiquité qui a instituée ce modèle. Il en va de même pour le sceau qui se démocratise en Bourgogne dans cette seconde moitié du XIIIe siècle et qui continue à faire figurer du texte en marge de la représentation, un texte qui débute d’ailleurs par une petite croix comme pour l’épitaphe.
À l’origine, on voit bien que la plate-tombe se contente de matérialiser la sépulture dans l’édifice. Pour cela, une simple croix sur une dalle trapézoïdale suffit. Mais rapidement, on prend conscience que le monument funéraire peut être le relais idéal de cette double commémoration spirituelle et temporelle. Les images fortement codifiées que sont l’épée, l’écu, la crosse puis l’effigie attestent ce besoin de laisser dans la pierre la trace du rang occupé lors de son passage sur terre. Aussi, le modèle de la plate-tombe à effigie va rapidement s’imposer.
Explosion du Marché de la plate-tombe 1250-1350
La véritable explosion du marché funéraire a lieu en Bourgogne à compter de la seconde moitié du XIIIe siècle. Mon corpus rassemble ainsi pour la Bourgogne ducale près de 200 plates-tombes établies entre 1250 et 1350.
Présentation générale du corpus funéraire
On assiste dès la seconde moitié du XIIIe siècle à une uniformisation de la plate-tombe. Les dalles trapézoïdales disparaissent au profit de monuments rectangulaires et leurs dimensions s’accroissent légèrement.
Cet accroissement de la plate-tombe est incontestablement dû à la typologie de la représentation. Les plates-tombes à effigie sont en effet très largement majoritaires pour cette période. Parmi les 199 monuments concernés, 170 offrent la représentation du portrait en pied du défunt. Très majoritairement, il s’agit d’une simple effigie. La plate-tombe ne recouvre alors qu’une seule dépouille. On compte aussi 14 doubles-portraits en pied. Dans la majorité des cas, la plate-tombe recouvre alors le mari et son épouse. Mais il peut arriver qu’elle rassemble deux personnes d’une même famille (deux frères, deux cousins, deux belles-sœurs…). Il existe enfin les multiples portraits en pieds. Le plus souvent, il s’agit de triples portraits. En nombre d’effigies représentées, le record en Bourgogne est de 18. Il s’agit de la dalle de la famille le Maire de Bligny-sur-Ouche qui représente les parents et leurs 16 enfants, 11 garçons et 5 filles (fig. 6)7.
En ce qui concerne les défunts, l’abondance des données épigraphiques et iconographiques permet cette fois ci de déterminer avec une relative précision leur origine sociale. Sans véritable surprise, l’aristocratie féodale représente les trois quarts des défunts ayant établi une plate-tombe entre 1250 et 1349. Les religieux complètent le quart restant avec 42 monuments à leur effigie. On ne compte seulement que 3 monuments à l’effigie de bourgeois et 4 autres restent sans attribution compte-tenu de leur mauvais état de conservation. L’irruption de la petite noblesse rurale démontre une expansion sociale de l’inhumation ad ecclesiam qui dès la fin du XIIIe siècle touche les classes un tant soit peu aisées de la société8.
Approche épigraphique
Sur le plan épigraphique, les plates-tombes établies à compter de la seconde moitié du XIIIe siècle révolutionnent le genre. La forte présence de l’effigie n’engendre pas la disparition du texte épigraphique. Au contraire, l’épitaphe se systématise. Toutes les plates-tombes recensées entre 1250 et 1350 sans exception bénéficient d’une inscription funéraire. En ce qui concerne la langue, 45 % des inscriptions funéraires sont en latin. La langue vernaculaire occupe dès la seconde moitié du XIIIe siècle une place importante dans l’épigraphie funéraire.
Sur le plan de la composition de l’inscription, ces épitaphes sont construites selon le formulaire suivant :
1) Quasi invariablement « Ci-gît »
2) Le nom du défunt prénom et patronyme dans le cas des hommes tandis que pour les femmes et les enfants on ne donne qu’un prénom suivi de « femme de… » ou « fils de… »
3) Qualités du défunt : titres de chevalerie, titres de seigneurie, fonctions honorifiques exercées…
4) Quasi invariablement la formule « qui obiit » « qui trespassa ».
5) L’année du décès parfois précédée de « l’an du seigneur ». Et si date il y a, elle est le plus souvent donnée en fonction des fêtes majeures du calendrier des saints
6) Formule déprécatoire « priez pour son âme », « Dieu ait son âme »
7) Enfin, assez régulièrement « Amen ».
Approche iconographique
Sur le plan iconographique, les plates tombes à effigies des XIIIe et XIVe siècles sont conçues selon un même modèle (fig. 1). Au centre se trouve représenter l’effigie idéalisée du défunt en ce sens qu’il ne s’agit aucunement d’un portrait réel. Ses vêtements et ses attributs identifient clairement son statut social. Un abbé ou un évêque sera représenté en chasuble, mitré avec sa crosse. Le chevalier est représenté vêtu de son haubert de mailles et de son surcot et tenant selon le modèle typiquement bourguignon fermement sa lance dressée de sa main droite tandis que son bras gauche porte son écu armorié. À sa taille figure une ceinture à laquelle est rattaché le fourreau qui contient son épée. Ses pieds portent des éperons. Les femmes sont quant à elles représentées vêtues d’une longue robe recouverte d’un manteau et la tête couverte d’un voile.
L’effigie est presque systématiquement figurée sous une arcature trilobée supportée par deux colonnes. Sous les pieds du défunt prennent place des animaux. Il s’agit le plus souvent de chiens symboles de fidélité et d’aisance sociale mais les personnages les plus importants s’enorgueillissent d’un lion. La partie supérieure est réservée aux anges thuriféraires qui agitent leur encensoir au-dessus de la tête du défunt.
Les plates-tombes des XIIIe et XIVe siècles induisent une lecture particulière. Traditionnellement de forme rectangulaire, le sens de lecture s’oriente de façon verticale du bas pour remonter vers le haut. Ce mode de lecture du bas vers le haut n’est pas dénué de tout sens pour les chrétiens. Il matérialise incontestablement l’ascension. Les épisodes de montées aux cieux du Christ ressuscité et de la Vierge Marie forment le fondement de la religion chrétienne. Et la pierre tombale médiévale reprend cette image de l’ascension.
La partie inférieure située au niveau des pieds du personnage représente la vie terrestre. C’est dans cette partie de la pierre que sont représentés les animaux. L’effigie du personnage est située au centre de la représentation. La partie supérieure matérialise le monde céleste, l’au-delà. La présence, dans les angles supérieurs de la dalle funéraire des anges thuriféraires qui jaillissent des nuées pour encenser et accompagner l’âme du défunt vers le Paradis, représentent ce monde des cieux.
La pierre tombale médiévale des XIIIe et XIVe siècles représente ce temps d’attente, cette étape du jugement dernier qui permettra à l’âme du défunt de faire son entrée dans l’au-delà. L’effigie funéraire se situe à mi-chemin entre le monde terrestre et le monde céleste, entre le temporel et le spirituel. Le personnage ne prend pas véritablement appui sur les animaux, mais il se détache peu à peu de la vie terrestre et s’élève à la manière du Christ vers le ciel. Les colonnes qui soutiennent l’arcature trilobée matérialisent et canalisent cette ascension. Elles peuvent également symboliser le domaine sacré. Les arcatures gravées sur les pierres tombales ne sont pas sans rappeler les porches et les tympans des édifices religieux. Le défunt apparaît alors sur un seuil, métaphore du seuil de la vie et de la mort. Il est représenté comme un homme qui quitte le monde des vivants pour entrer dans l’autre monde.
Pour les dalles des XIIIe et XIVe siècles, l’identification du personnage est importante puisqu’il reste l’élément central de la représentation. Ses attributs sont là pour rappeler son rang tandis que ses armoiries l’identifient clairement. Mais cette représentation du passage reste très présente et occulte quelque peu le défunt.
La plate-tombe se normalise véritablement à compter de la seconde moitié du XIIIe siècle. Inscription et iconographie funéraires sont calquées sur un modèle sans cesse répété qui trahit cette volonté de voir son âme échapper au Purgatoire et entrer le plus rapidement possible au Royaume des cieux. Cependant, cette normalisation sera rapidement suivie d’une personnalisation du monument signe d’une évolution des mentalités médiévales face à la mort.
Vers une personnalisation de la plate-tombe (1350-1500)
La fin du Moyen Âge se caractérise d’abord par un relatif tassement de l’inhumation ad sanctos. Le corpus funéraire bourguignon livre ainsi 208 plates-tombes établies dans les édifices religieux entre 1350 et 1500. C’est sensiblement le même chiffre que pour la période précédente avec pourtant un demi-siècle en plus.
Présentation générale du corpus funéraire
Sur le plan de la typologie, les plates-tombes n’évoluent pratiquement plus. La forme rectangulaire est maintenant bien ancrée et les rares exemples trapézoïdaux constituent une référence à l’ancien temps. Il faut toutefois constater une relative diminution de leurs dimensions. C’est particulièrement visible en ce qui concerne la longueur qui passe d’une moyenne de 2,35 m pour la fin du XIVe siècle à une moyenne légèrement supérieure à 2 m dans les dernières années du XVe siècle. C’est cependant moins flagrant en ce qui concerne les largeurs dans la mesure où cette donnée varie considérablement en fonction du nombre d’effigies représentées.
En effet, le portrait en pied remporte encore un vif succès puisque 80 % des plates-tombes arborent une effigie. Cependant, la fin de la période médiévale se caractérise pour les plates-tombes par une augmentation sensible du nombre d’individus représentés. Près d’une dalle sur quatre fait figurer au moins deux effigies funéraires. Alors que l’aristocratie féodale pratique encore de manière assez systématique la sépulture individuelle, on constate que l’aristocratie urbaine opte massivement pour une inhumation familiale. Si quelques bourgeois et marchands reposent parfois seuls, les épouses sont systématiquement aux côtés de leur mari.
Un véritable bouleversement s’opère au niveau du statut des défunts inhumés sous une plate-tombe. L’aristocratie féodale si présente entre 1250 et 1350 ne représente plus que 45 % des inhumations. Cette baisse s’effectue au profit des religieux avec 35 % des plates-tombes. L’aristocratie urbaine fait une entrée remarquée parmi le public funéraire avec 15 % des défunts inhumés sous une plate-tombe. On assiste là à un véritable basculement. Par imitation, les bourgeois rejoignent les nobles dans la sépulture. Mais ce n’est là de fait, que l’affirmation de l’émergence d’une nouvelle puissance patricienne, aux dépens des franges les moins assurées de l’aristocratie, et notamment la petite noblesse.
Approche épigraphique
Les données épigraphiques témoignent également d’une légère mutation de la plate-tombe en cette fin de Moyen Âge. Le positionnement de l’inscription funéraire reste identique. Cependant, on constate un véritablement allongement du texte épigraphique. Les inscriptions qui se limitaient systématiquement à la périphérie n’hésitent plus à faire parfois plusieurs tours ou à occuper le centre de la dalle.
L’allongement de l’épitaphe trouve plusieurs explications. Il faut d’abord constater que l’aristocratie féodale qui peine à maintenir son rang cumule de nombreux offices. Alors qu’il y avait au XIIIe siècle une multitude de petits seigneurs à la tête d’une petite seigneurie, on ne voit au XVe siècle que quelques grands seigneurs à la tête d’une multitude seigneuries.
La seconde explication vient de la composition même de l’inscription funéraire. Les éléments initiaux sont conservés mais le souci du salut de son âme conduit à poser dans la pierre ses fondations pieuses. Les fondations de chapelles et les mentions de messes anniversaires figurent directement dans l’inscription. Outre les simples mentions, ce sont les détails comme les dates et les conditions précises de célébration qui allongent considérablement le texte épigraphique.
Cette appréhension face à la mort qui conduit les puissants à mettre par écrit sur la pierre tombale leurs fondations pieuses engendre aussi une nouvelle donnée épigraphique : le phylactère. Le phylactère fait son apparition sur la plate-tombe à la toute fin du XIVe siècle. On dénombre ainsi 85 plates-tombes à phylactère. Cela représente près d’une plate-tombe sur deux pour le XVe siècle.
D’une manière générale, la plate-tombe reprend des textes bibliques qui trahissent les espérances et les craintes du défunt face à la mort. Le livre de Job et certains psaumes bibliques caractéristiques reviennent de manière récurrente.
Les phylactères sont très majoritairement en latins alors que cette langue est en net recul dans les inscriptions funéraires. Seuls 15 % des épitaphes du XVe siècle sont en latin. Et il convient de constater que 30 des 36 inscriptions latines concernent des plates-tombes établies en milieu monastiques. À cela s’ajoutent 3 autres au sein d’une église cathédrale. Au final, seuls 3 sont établies dans des églises paroissiales. Le latin n’apparaît plus qu’en contexte ecclésiastique et ne reste usité que par quelques grands prélats riches d’une solide formation intellectuelle qui le plus souvent s’enorgueillissent d’une inscription d’une piètre qualité littéraire. Le latin ne représente plus que le monde de la culture alors que le français devient la langue de la piété
Approche iconographique
À partir du XVe siècle, le monument funéraire connait une nette évolution. L’effigie reste en place au centre de la dalle mais tout ce qui gravite autour disparait. Les anges, les chiens et puis progressivement les éléments d’architectures disparaissent. À l’inverse des éléments cités, les armoiries renforcent encore leur présence sur le monument. Elles ne figurent plus seulement au bras du personnage, mais se multiplient et font leur apparition dans les angles de la pierre. L’effigie conserve tous les attributs liés au rang du défunt. Ainsi seule, elle récupère toute l’attractivité. La thématique du passage est complètement éludée. Ce qui compte sur les monuments du XVe siècle, ce n’est plus de représenter ce temps d’attente, cette étape transitoire dans l’espérance de l’au-delà, mais l’individu, son identité et son statut social.
La fin du Moyen Âge connait deux évolutions très contrastées de l’effigie funéraire. Pour la plupart des effigies des XVe et XVIe siècles, on ne peut plus parler de figure idéalisée mais de portrait. Les visages des effigies sont très travaillés et laissent supposer une certaine fidélité par rapport au modèle9. Le personnage n’apparaît plus sous les traits d’un jeune homme ou d’une jeune femme, mais avec l’apparence d’un âge mur. Des rides, un front dégarni, des mains plissées, sont autant d’indices qui laissent supposer une mutation des représentations. On n’attache plus tant d’importance au corps glorieux, mais au corps charnel reflétant l’âge et par-delà la sagesse, la maturité et la longévité du personnage. L’exemple des dalles fabriquées par avance de la famille Machefoing prouve que les traits physiques (visages et mains) ne sont réalisés qu’au dernier monument afin de bien faire refléter la réalité du défunt à l’aube de sa mort.
L’autre forme de représentation qui apparaît avec le XVe siècle renvoie à une image tout autre. L’apparition du transi dans les représentations funéraires médiévales annonce une sensibilité caractéristique qui évacue toute ambigüité (fig. 7). Avec les membres décharnés, les viscères parfois apparentes, l’image du défunt qui croise le plus souvent les bras est bien celle du cadavre livré aux vers dans la fosse funéraire. Parfois, la violence de la représentation est encore renforcée par la présence d’une déclamation très explicite : je fus ce que tu es et tu seras ce que je suis. On est bien loin de l’image idéalisée des XIIIe et XIVe siècles.
S’il faut confirmer la réalité d’une mutation de l’effigie idéalisée vers un portrait en pied vers la fin du Moyen Âge, il faut cependant relativiser considérablement cette forme de dénigrement du corps caractéristique aux transis10. Parmi le millier de monuments funéraires recensés en Bourgogne ducale, seuls 2 % représentent des transis.
Au-delà du rapport contenant / contenu, la représentation du défunt, d’abord idéalisé puis sous des traits réels montre bien une mutation dans la représentation funéraire médiévale. Si au XIIIe et XIVe siècle on met avant tout en avant le corps glorieux dans l’attente de son accession au paradis, à l’inverse aux XVe et XVIe siècles c’est l’enveloppe charnelle qui prime, prouvant que l’on ne cherche plus tant une commémoration spirituelle mais temporelle.
Conclusion
Le corpus funéraire bourguignon démontre que la plate-tombe passe par trois phases bien distinctes bien que la finalité du monument reste la même : le salut de son âme et la postérité. Dès le départ, l’inhumation ad sanctos caractérise pour le défunt cette quête du Salut, mais aussi les prémices d’une affirmation de son statut social puisque cela lui permet d’échapper à la destinée commune que représente le cimetière. L’apparition de l’effigie et le développement de l’inscription funéraire résultent moins d’une évolution de la conception de la mémoria que des modalités de sa célébration. Ainsi, d’un côté une effigie idéalisée, cette lecture ascensionnelle de la représentation funéraire, le détail des fondations pieuses ou encore l’invitation à la prière participent activement à une commémoration spirituelle. De l’autre, la mise par écrit du nom, des liens familiaux et des titres du défunt, la multiplication des armoiries et la transformation d’une effigie idéalisée en véritable portrait trahissent une commémoration temporelle, ce souci d’assoir par la pierre tombale sa postérité.
Au-delà de la fonction de la plate-tombe, il convient aussi d’insister sur le succès que rencontre le monument. Ses dimensions réduites, son aisance à s’intégrer dans le pavement d’un édifice, et un coût moindre face au gisant font que ce modèle funéraire se diffuse dans de nombreuses couches de la société. Cependant l’expansion sociale de la plate-tombe reste relative. Au-delà des ecclésiastiques toujours nombreux à choisir ce mode d’inhumation, la petite noblesse rurale n’est rejointe et progressivement remplacée que par la haute bourgeoisie citadine. La plate-tombe reste pour l’aristocratie médiévale quelle qu’elle soit un moyen d’affirmer sa puissance qu’elle soit déclinante ou montante.