Aussitôt qu'il se retrouve enfermé dans un système totalitaire, tout homme songe à se révolter. Marina Tsvétaeva (1892–1941), l'une des artistes russes parmi les plus importants du 20ème siècle, a toujours su rester fidèle à ses idéaux, et elle se révolta contre le Régime soviétique à sa manière, ne menant pas une lutte politique ou armée, mais strictement poétique.
Dans Retour de l'U.R.S.S., Gide écrit : « La valeur d'un écrivain est liée à la force révolutionnaire qui l'anime, ou plus exactement […] à sa force d'opposition. […] Un grand artiste est essentiellement anticonformiste. Il navigue à contre-courant »1. Sa réflexion sur la Russie le conduit à poser une question fondamentale quant à la légitimé du statut d'artiste : « Que fera l'artiste s'il n'a plus à s'élever contre, plus qu'à se laisser porter ? »2 Une réponse très personnelle à cette question a été donnée par Marina Tsvetaeva (1892-1941), l'une des poètes (« Je ne suis pas une poétesse, mais un poète tout-court »3, aimait-elle affirmer) les plus importantes, non seulement pour la littérature russe mais pour toute la littérature.
Après une jeunesse dans la haute bourgeoisie de Moscou avec la pleine liberté de se consacrer à l'Art, la Guerre Civile vint changer complètement la vie de Tsvetaeva. Epouse d'un soldat de l'Armée blanche et sans aucune ressource, elle dut faire face à de terribles difficultés matérielles ; en effet, l'artiste ne réussit jamais à s'adapter aux nouvelles réalités politiques et sociales de son temps. Dans une phase historique où l'individu perd toute importance par rapport au collectif, l'écrivaine défend d'une manière contre-révolutionnaire (mais aussi contre-contre-révolutionnaire) son identité personnelle :
Non, mon cher, ni avec ceux-ci ni avec ceux-là ni avec tiers comme le quart, et pas seulement "les politiques", les écrivains aussi, je ne suis pas avec eux, je ne suis avec personne, seule, toute la vie, sans livres, sans lecteurs, sans amis, - sans cercle, sans milieu, sans la moindre protection de l'appartenance, pire qu'un chien, mais en revanche - En revanche – tout-.4
En un temps où la politisation devient une praxis, Tvetaeva reste toujours super partes et fuit toute étiquette car :
Le poète ne peut servir le pouvoir – parce qu'il est lui-même pouvoir.
Le poète ne peut servir la force – parce qu'il est lui-même – force.
Le poète ne peut servir le peuple – parce qu'il est lui-même – peuple.
Et avec cela pouvoir – d'un ordre supérieur, force – d'un ordre supérieur, etc.
Le poète ne peut servir, parce qu'il sert déjà, il sert intégralement.5
La position de rebelle et de résistante est ainsi plus morale et idéologique qu'historique, le poète devenant « un émigrant de l'Immortalité dans le temps »6:
Comprenez-moi dans ma position solitaire (quelques uns me croient une « bolchevique », quelques autres une « monarchique » […]. Tous ils se trompent – le monde va en avant et il ira en avant, mais moi je ne veux pas, je ne l'aime pas, j'ai le droit de pas être contemporaine, puisque si Goumilev dit : « Je suis gentil avec la vie contemporaine. », MOI avec elle je suis méchante, […]. 7
Aussi du point de vue artistique, sa condition est désormais intenable étant donné que son indépendance d’esprit ne lui permet d'adhérer à aucun cercle littéraire. Tsvetaeva explique ainsi à son amie Lomonossova que:
Même [dans] une certaine affiche sur les palissades de Moscou en 1920: SOIRÉE DE TOUS LES POÈTES, LES ACMÉISTES – UN TEL, UN TEL, LES NÉO-ACMÉISTES – UN TEL, UN TEL, LES IMAGINISTES – UN TEL, UN TEL, LES ISTES – ISTES – ISTES – et, tout à la fin, après le vide: - et - MARINA TSVETAEVA (comme – toute nue!) Il a été et en sera toujours ainsi.8
La situation devient si intolérable pour elle et sa fille Alija (sa deuxième fille Irina mourut de famine en 1920) que toutes deux sont obligées de quitter le pays. En 1922, elles rejoignent Efron à Berlin, d’où ils partent ensemble pour la Tchécoslovaquie puis dans un deuxième temps pour Paris.
Paris
La capitale française ne sera cependant qu'une étape de plus de sa via crucis. Dès son arrivée, Tsvetaeva comprend que le clivage politique entre deux camps ennemis rend de plus en plus intenable sa position, à distance des partis et des groupes. Au lieu de se confronter avec le régime, elle continue à ne pas prendre de positions précises et à rédiger librement des textes consacrés aux soldats blancs (par exemple La famille du tsar), ou bien à des partisans « rouges » (comme son très célèbre article sur Maïakovski).
Inévitablement ses rapports avec l'intelligentsia émigrée vont être de moins en moins faciles. La solitude qui entoure Tsvetaeva relève d’un ostracisme moral, qui s'accompagne d'une détérioration de ses rapports familiaux. À la maison, on assiste à un éloignement progressif, pour plusieurs raisons, de Serguej et de Alja. De plus, elle ne peut trouver d'aide auprès de ses amis, peu nombreux, et qui sont surtout des correspondants comme Rilke, Pasternak ou Teskova. En France, sans possibilité de publier, sa situation matérielle se dégrade. Vu qu'Efron est au chômage, à une petite bourse obtenue à Prague s'ajoutent désormais les aides qu'elle doit accepter de la part de quelque mécène.
En peu de temps, Tsvetaeva se retrouve dans des sortes de limbes (des limbes qui ressemblent à un enfer), étant donné que : « Ici [à Paris], je suis inutile, là bas [en Russie] je suis impossible »9. Isolée parmi les isolés, Tsvetaeva reste étrangère aux écoles littéraires, convaincue définitivement que « chaque poète, même celui qui vit en Russie, est un émigré. Un émigré du Royaume des Ciels et du paradis terrestre de la Nature [..] un émigré de l'Immortalité dans le temps exilé pour tout sa vie de son ciel »10. Elle comprend que désormais il lui est impossible de s'exprimer, de rencontrer le public, de publier ses travaux, aussi bien ceux qui précèdent sa période parisienne que ceux qu'elle vient de rédiger.
C'est dans cette situation que Tvetaeva aborde la dernière phase de son itinéraire artistique, en se tournant vers la prose. D'un côté, elle signe des travaux sur des personnages contemporains comme Andreï Biely (L'Esprit captif, 1934), ou sur des épisodes de sa vie actuelle (Le Chinois). D'un autre côté, elle compose des textes autobiographiques qui, au fil d'une mémoire poétique, évoquent son enfance et les personnes qui l'ont marquée comme sa mère ou son père (par exemple La maison du vieux Pimène ou Ma mère et la musique). Son choix d'écrire des textes autobiographiques naît de son refus de sa condition présente pour rendre hommage à une époque heureuse qui n'existe plus : « J'appartiens au temps passé par toute mes racines. Et ce n'est que le passé qui fait l'avenir. »11. Pour améliorer sa condition, Tsvetaeva choisit d'écrire aussi en français. Elle rédige des travaux directement en cette langue (par exemple Un incident de chevaux en 1934, Mon père et son Musée en 1936) et commence une activité de traduction qui la voit travailler sur ses propres textes, comme Les Gars en 1931, ainsi que sur les lettres de sa correspondance avec Rilke en 1931 ou sur des poèmes de Pouchkine, en 1937.
Lettre à l'Amazone
Parmi les textes écrits en français, le cas de Lettre à l'Amazone (1934) est particulièrement intéressant étant donné que, centré sur l'amour, il constitue le cœur de sa production artistique. L'une des caractéristiques de l'ars poetica de Tsvetaeva est justement son lien fort avec son ars amatoria. Dans une lettre à Vološin, Efron écrit :
[L'histoire d'amour que Tsvetaeva est en train de vivre] est toute transcrite dans un livre. Tout se rejetait tranquillement, avec une précision mathématique, dans une formule. Comme un' énorme poêle qui pour marcher a besoin de bois. [...] Jusqu'au moment où le tirage est bon, tout se transforme en flamme12.
Mais pour une personne comme Tsvetaeva, l'amour participe de son esprit révolutionnaire et anticonformiste. Avec son mari Efron, qu’elle a aimé dès leur jeunesse, la relation touche au sacré, de sorte que ni la révolution, ni la guerre civile, ni l'exil ne purent les séparer : « Serioja, que je meure demain ou que je vive jusqu'à soixante-dix ans – c'est égal – je sais, comme autrefois déjà, je le savais, dès la première minute. - Pour toujours. - Personne d'autre »13. Néanmoins, ce ne fut pas vraiment « personne d'autre ». Si Efron garda toujours un rôle privilégié dans son imaginaire, l'artiste vécut une série d'amours extraconjugales. La fidélité à laquelle fait référence Tsvetaeva est donc différente de l'éthique commune :
La fidélité comme un duel avec soi-même ne me sert pas [...]. La fidélité comme constance des passions m'est incompréhensible. La fidélité est comme infidélité: elle ne fait que diviser14.
Pour elle, la liberté sexuelle n'est qu'un élément de la liberté tout court, une liberté qui doit être absolue, ce qui souligne encore une fois à quel point elle cherche une voie personnelle, loin des préjugés. En agissant ainsi, Tsvetaeva éprouve, même en amour, un écart entre elle et les autres : « mon amour ne correspond à aucun temps, à aucun lieu. Ce ne sera jamais une entrée dans telle chambre à telle heure. C'est une sortie de tout, commençant par ma propre peau ! »15. Tout jugement est en conséquence considéré comme inopportun, même de la part de Dieu : « Dieu ? Une fois pour toutes. Dieu n'a rien à voir dans l'amour charnel. Son nom, joint ou opposé à n'importe quel nom aimé, qu'il soit masculin ou féminin, sonne comme sacrilège. »16. Ni l'Église ni l'État : « [n’]auront rien à y redire tant qu'ils pousseront et béniront des milliers de jeunes hommes à se tuer les uns les autres17 ».
Dans Lettre de l'Amazone transparaît le côté le plus transgressif des amours tsvetaeviennes, à savoir ses relations lesbiennes. Pour Tsvetaeva l'important est d’aimer – et d’être aimée – indépendamment du sexe de la personne :
Tout m'est égal : un homme, une femme, un enfant, un vieillard – pourvu que j'aime ! Que ce soit moi qui aime. Avant, je ne vivais que de cela. Écouter de la musique, lire (ou écrire) des vers, ou bien, tout simplement – voir un nuage qui passe dans le ciel – et qu'aussitôt il y ait un visage, une voix, un nom à qui adresser sa mélancolie 18.
Lettre à l'Amazone, histoire d'une relation entre une lesbienne déjà âgée et une jeune mère, se veut une réponse aux Pensées d'une Amazone de l'écrivaine lesbienne Clifford Barney, qui avait célébré la supériorité de l'amour homosexuel, lequel récréerait, à son avis, l'être androgyne. Cette perfection a, cependant, un ennemi, à savoir l'enfant :
Qu'ils deviennent rares, ceux que la nature précipite impérieusement l'un vers l'autre dans le seul but de la reproduction […] Par quel droit font-elles de la vie? Défont-elles la vie? […] Celui qui veut confondre la reproduction et l'amour, les gâche tous les deux: le mariage est le résultat de ce gâchis […] La vie, qu'il vaut mieux n'avoir ni reçue, ni donnée?19
Par contre, Tsvetaeva fait de l'Enfant et de son rôle de mère l'un des traits les plus caractéristiques de son être, à tel point qu'elle affirme qu' « il y a le maternel – à travers tout, en dépit de tout. »20. Si forcément on est amoureux avant d’être parents, Tsvetaeva ne doute pas qu'être mère est plus important, vu qu' « on ne peut pas vivre d'amour. La seule chose qui survit à l'amour, c'est l'Enfant »21. Voilà qui est plus important que le travail artistique lui-même : « ayant mis au monde des enfants », Tsvetaeva se sent « obligée, tant qu'il a besoin de moi, de le préférer à tout : aux poèmes, à vous, à moi-même »22 . Il faut donc « tout donner aux enfants, sans aucun espoir – même s'ils tournent la tête. Parce que – il le faut. Parce que – on ne peut pas faire autrement – pour soi»23.
Par conséquent, l'Enfant devient un obstacle insurmontable pour les liaisons homosexuelles, « le seul point attaquable, la seule brèche dans cette entité parfaite que sont deux femmes qui s'aiment. L'impossible, ce n'est pas de résister à la tentation de l'homme, mais au besoin de l'enfant »24. Une brèche qui « ruine toute la cause »25. Sur le rapport homosexuel est donc suspendue l'épée de Damoclès de la maternité, du désir de l'Enfant :
Union dont l'enfant est simplement exclu. État de choses impliquant l'absence de l'enfant. Impensable. Tout, hors l'enfant. Comme à ce dîner du Grand Roi et du gentilhomme : tout, hors le pain. Le grand pain quotidien-féminin.26
Au contraire, l'aînée « n'a pas besoin d'enfant, et a son amie pour sa maternité. – Tu es mon amie, tu es mon dieu, tu es mon tout. »27. Son destin est inévitablement la solitude.
La prise de conscience du caractère exceptionnel de sa nature et de sa personnalité l'amène à refuser toujours plus la distinction entre les sexes. Ce qu'elle a écrit dans Mon Pouchkine le confirme : « Mon Dieu! Quelle désolation pour un être humain que d'être sexué »28 ; en plus, dans le refus du terme de « poétesse », dans la revendication du rôle de « poète », elle vit un malaise envers les stéréotypes de la féminité, vus comme une limitation. Naît alors le courage de l'Amazone, un modèle androgyne qui veut être le symbole de la jonction des opposés. Dès ses premières œuvres, Tsvetaeva choisit cette hypostase pour représenter sa nature et son esprit. L'amazone devient le symbole du courage, des femmes qui, conscientes de leur vocation maternelle, n'ont pas peur de prendre des décisions difficiles, de « ces femmes qui ne sont pas pusillanimes en bataille / qui sont capables de tenir dans leurs mains une épée ou une lance »29 et par conséquent ont le courage de se révolter face à ce qui nous fait violence.
La figure de l'amazone est étroitement liée à l'idée de la douleur, dans la Lettre à l'Amazone notamment, où la douleur est liée à l'amour. Pour Tsvetaeva, ce sentiment fondamental pour son Art et pour son être (deux champs vu souvent comme antithétiques, mais ici unis) est presque synonyme de souffrance, comme elle le confie à Ariadna Berg :
En amour, je n'ai su qu'une chose : souffrir comme une bête – et chanter. Je n'ai même pas su attendre comme Akhmatova: "Je n'aurais fait que chanter et attendre." [...] Je savais aimer – comme personne, et personne ne s'est aperçu ! Personne d'ailleurs ne s'en apercevra plus : c'est à dessein que je ne me teins pas les cheveux...).30
Cette correspondance est presque une congruence, et Tsvetaeva arrive à l'espérer aussi pour son amoureux, comme elle l'écrit à Vichniak dans Neuf lettres (avec une dixième et une onzième reçue) et Postface :
Ce que je veux pour vous c'est la douleur, non pas cette douleur brutale qui nous frappe […], l'autre – l'archet ! Et que vous lui soumettiez tout votre être. Que vous viviez en elle, que vous logiez en elle en toute liberté, que vous lui donniez toute liberté en vous, toute la place du plaisir en vous, que vous ne lui régliez pas le compte avec ces mots (éternellement masculins) : "Çà fait du mal, je ne veux pas". Que vous, qui n'êtes que peau (la surface profonde qu'est votre peau) à de certaines heures restiez sans peau. Écorché, mis à vif.31
Dans la Lettre à l'Amazone, l'Amazone est celle qui choisit avec courage d'être fidèle à ses sentiments et de ne pas céder à l'instinct, préférant un amour peut-être éphémère mais pur. En effet, Tsvetaeva constate que dans ces cas :
Naît alors ici le thème du renoncement, dont le symbole devient le sein coupé des amazones :
Sein de femme ! Immobile soupir de l'âme -
essence de la femme!
[...] joué – Sein de femme ! - Panoplie
souple ! - Mais je pense à ces...
les Amazones – ces amies et camarades !...
ou encore :
Aussi moi je suis une amazone. Et donc, du dessous des seins,
des fatales collines – à l'abîme de ton sein […] !32
Pour surmonter les faits, il faut aussi renoncer :
Avoir tout à dire – et ne pas desserrer la les lèvres. Tout à donner – et, ne pas desserrer la main. Ceci est du renoncement que Vous appelez vertu bourgeoise et qui, bourgeoise ou non, est le principal ressort de mes actes. Ressort ? - le renoncement ? Oui, car le refoulement d'une force exige un effort infiniment plus âpre que son libre déploiement – qui n'en exige aucun.33
À travers une éthique du sacrifice, Tsvetaeva crée sa philosophie du « disconfort » et sa poétique du renoncement, à parvenir au « calvinisme poétique » dont parle Josif Brodkij34.
Tsvetaeva confie la conclusion de Lettre à l'Amazone à un autre mythe, celui des métamorphoses. Restée orgueilleusement fidèle à sa nature et à sa solitude, la lesbienne-aînée finit par se transfigurer en femme-saule, en quoi pour Tsvetaeva s'incarne le seul destin possible de la lesbienne :
Saule pleureur ! Saule éploré ! Saule, corps et âme des femmes ! Nuque éplorée du saule. Chevelure grise balayant la face de la terre. Les eaux, les airs, les montagnes, les arbres nous sont donnés pour comprendre l'âme des humains, si profondément cachée. Quand je vois se désespérer un saule je comprends Sapho.35
Ainsi que le remarque Marcel Proust, il y a quelque chose d'encore pire que le mépris, qui est l'oubli et le fait de n'éprouver plus rien. Dans un premier temps après la rupture, Tsvetaeva est désespérée et souffre de la fuite de l'aimé. Après, ce sera le silence, l'oubli et l'écriture, c'est-à-dire la vengeance du souvenir36. Ce mouvement fatal fait se terminer aussi l'amour de la jeune pour l'aînée, comme le montre une rencontre sur la plage, où l'aimée fera presque semblant de ne pas voir son ancienne amie :
Il y a des regards qui tuent. Il n'y en a pas, puisque la brune s'en va, bien vivante, au bras de l'aînée–l'aimée. L'enroulant des flots bleus de sa longue robe qui physiquement mettent entre la restante et la partante toute l'irrémédiablement des mers.37
L'Amazone est inévitablement condamnée à la solitude : « Elle mourra seule, car elle est trop fière pour aimer un chien, trop souvenant pour adopter un enfant. Elle ne veut ni animaux, ni orphelins, ni dame de compagnie »38.
Néanmoins, ces absences de souvenir permettent de comprendre l'importance de l'amour vécu et le rôle joué par celui-ci dans la vie de Tsvetaeva : « Mon oubli total et ma méconnaissance absolue d'aujourd'hui ne sont que ta présence absolue et mon absorption totale d'hier. Autant tu étais – autant tu n'es plus. L'absolue présence à rebours »39. Le « poêle» a toujours besoin de bois, et ne peut pas brûler les cendres. Pendant ses dernières années à Paris, ses liaisons se font de plus en plus rares. Désormais, Tsvetaeva est complètement seule aussi bien du point de vue professionnel que sentimental : « Si j'avais une liaison, un amour, au contraire – aucun amour »40. Dans sa vie « il n'y a plus rien. Plus simplement: Je n'ai aimé personne pour des ans – en ans – et ans. La dernière chose vive est celle d'où est né Le Poème de la fin et il y a six ans ».
Le retour
En 1931, Efron est contacté par la GuePeOu avec mission de recruter de nouveaux agents sous la couverture de l'Union de rapatriement. Avec le temps, il monte dans la hiérarchie et commence aussi à surveiller et neutraliser les personnes et les cercles hostiles à l'URSS comme par exemple les trotskistes. Mais la situation change dans la deuxième moitié de 1937 : l'agent Ignace Reiss, qui avait décidé de rompre avec ses employeurs, est retrouvé mort en Suisse et immédiatement la police remonte à Efron, de sorte que les participants à l'affaire sont rapidement exfiltrés et rapatriés. La fièvre communiste contamine aussi sa fille Alja, de plus en plus active dans le milieu rouge parisien et qui obtient à la fin le visa pour rentrer en Russie, également en 1937.
Maintenant Tsvetaeva est vraiment seule, avec son fils Mour, né pendant le séjour pragois :
Parce qu’une vie pareille – ce n'est pas une vie, mais un atermoiement sans fin. Il faut vivre du seul aujourd'hui-sans droit à un demain : sans droit à un rêve de demain ! Moi qui toujours, depuis l'âge de sept ans, ai vécu de la perspective.41
Après avoir longuement hésité, l'envie de retrouver son mari et sa fille la pousse à rentrer en Russie, où elle arrive avec son fils le 18 juin 1939. Là, elle rejoint son mari et toute sa famille près de Moscou dans un village des services secrets pour les espions qui avaient failli à l'étranger, véritable antichambre du goulag : en août, sa fille est arrêtée et en octobre son mari disparaît. Jusqu'à l'invasion allemande, Tsvetaeva survit grâce à l’aide de Pasternak et de ses amis, qui lui donnent de petites sommes et lui offrent des travaux de traduction.
Quand les Nazis envahissent l'Union Soviétique, Tsvetaeva choisit d'évacuer, notamment parce que le fait de rester pour une émigrée blanche comme elle pouvait valoir l'accusation d'attendre les ennemis. Cependant, les chefs de l'Union des écrivains qui organisent l'évacuation ne voulurent pas s'occuper d'elle et Tsvetaeva dut partir (4 août 1941) de Moscou avec Mour par un bateau de ligne qui allait à Elabouga où, épuisée et désespérée, elle mit fin à ses jours le 31 août. On ne peut qu'être d'accord avec elle quand Tsvetaeva dit à Rilke que : « toute mort de poète, même la plus naturelle, est contre-nature, c'est-à-dire un meurtre »42.