La résistance culturelle polonaise fait écho aux nombreuses révoltes de ce peuple régulièrement privé de liberté. La période des Partages (18e siècle)marque profondément le peuple polonais, inscrivant dans son histoire l'habitude de la révolte et de la résistance, tant sociale que culturelle. À la veille de la grande Guerre, la Pologne n'existe plus depuis plus d'un siècle, mais l'esprit nationaliste et patriote donne naissance à une culture vouée à la résistance contre la disparition d'un pays annihilé. Lors de la Seconde guerre mondiale, la résistance culturelle est de nouveau une réponse à l'anéantissement programmé par les nazis ; après la sombre période du stalinisme, la révolte retrouvera le champ social. À partir des années 80, et à plus forte raison après la chute du communisme, la nouvelle garde n'aura de cesse d'interroger l'histoire polonaise jusque dans ses plus profondes ambiguïtés, renouant avec l'insoumission culturelle qui a sauvé la Pologne de bien des disparitions.
La période des Partages
L'histoire moderne de la Pologne est celle d'une nation sans cesse empêchée. Dès 1772, l'agitation qui règne dans les territoires de l'Est servent de prétexte à Catherine II, impératrice de Russie, pour envahir la Pologne et procéder au premier partage du pays, et inaugurer une période qui marquera profondément le peuple polonais, inscrivant dans son histoire l'habitude de la révolte et de la résistance, tant sociale que culturelle. Le deuxième partage a lieu en 1793 entre la Prusse et la Russe ; il est suivi en 1794 d'une insurrection sévèrement réprimée. En conséquence de quoi le troisième partage est proclamé le 24 octobre 1795 ; ce dernier supprime complètement la Pologne et interdit de mentionner jusqu'à son nom1.
Les polonais privés de nation et soumis à une politique autoritaire de la part de la Russie, s'insurgent une nouvelle fois en 1830. Des troubles affectent, autour de 1848, les territoires sous domination prussienne et autrichienne. Le dernier sursaut révolutionnaire a lieu peu de temps après l'avènement d'Alexandre II, qui ne remet pas en cause l'occupation de la Pologne. Les manifestations de Varsovie (1861-1862) sont brutalement réprimées tandis que les jeunes opposants sont enrôlés dans l'armée. C'est cette décision qui déclenche l'insurrection de janvier 1863. Tout comme les précédentes, elle prend fin dans un bain de sang ; toutefois, cette révolte réveille durablement la conscience nationale du peuple polonais.
La volonté de la Prusse et de la Russie de faire disparaître toute trace de la culture polonaise se traduit notamment par l'interdiction de l'usage de la langue nationale dans les écoles. Le royaume de Pologne n'est qu'un lointain souvenir, peu à peu oublié par la russification progressive de l'administration, de la religion et de la langue.
À la veille de la grande Guerre, la Pologne n'existe plus depuis plus d'un siècle, mais l'esprit nationaliste et patriote, plus que jamais éveillé2, va substituer à la nation empêchée une culture vouée à la défense du peuple polonais et à la résistance contre sa disparition.
Cette période sombre va en effet réveiller les consciences polonaises et augurer un formidable développement culturel dans le dernier tiers du 18ème siècle ; il sera synonyme de révolte et de mémoire face à la Pologne annihilée.
Pendant les partages, les populations occupées sont soumises à des politiques d'assimilation et d'intégration de la part des envahisseurs. Privé de structure politique, le peuple polonais n'a d'autre choix que d'en préserver le souvenir. L'espoir de voir renaître la Pologne se cristallise dans la production artistique, qui se transforme en véritable gardienne de la mémoire nationale.
« Plus qu'une simple nécessité, cette tâche donne naissance à un mouvement national ancré dans les fondements idéologiques et historiques du sentiment national3 ».
Jan Matekjo, pour la peinture, et Adam Mikiewicz, pour la littérature, sont certainement les deux représentants les plus voués à leur cause, qu'ils illustrent au sein d'œuvres emblématiques de la martyrologie nationale. Jan Matejko (1838-1893), auteur de fresques historiques monumentales, dit :
« L'art est comme une arme à la main ; il n'est pas permis de séparer l'art de l'amour de la patrie !4 ».
Les grandes toiles de Matejko, chargées de personnages, illustrent des évènements majeurs de l'histoire du peuple Polonais. Alors que la Pologne est rayée de la carte de l'Europe, Matejko appelle, à l'aide de sa peinture, à un examen de conscience.
Du côté de la littérature, Les Aïeux d'Adam Mickiewicz (1798-1855) fait figure de symbole de la lutte pour l'indépendance nationale, et de la mission patriotique dont s'est emparée l'art polonais pendant la période des partages. Le souvenir de la Pologne indépendante est également entretenu par les artistes en exil, qui relatent la souffrance de l'exode ; on pense au compositeur Fryderyk Chopin, dont la musique douloureuse rappelle le sort de tous les membres de la diaspora polonaise.
L'avènement du symbolisme polonais porte la réflexion historique et la situation politique au cœur des tourments de l'âme face à la condition humaine.
Le symbolisme polonais naît du rejet du monopole de la raison prônée par le 19ème siècle. Il implique l'abandon du réalisme et du dogme de l'objectivité scientifique. Les artistes privilégient les recours à l'intuition pour rencontrer l'homme et la nature, et tenter d'exprimer l'indicible, le caché, le mystérieux. Le symbolisme polonais, ainsi qu'à sa suite le mouvement Młoda Polska5, se caractérisent par deux aspects : la volonté de s'émanciper des questions politiques au profit de thématiques plus universalisantes; et la nécessité de réintroduire coûte que coûte le destin national au cœur de ces nouvelles thématiques.
C'est le cas de peintres comme Jacek Malczewski (1854-1929), Witold Wojtkiewicz (1879-1909) ou encore Stanislas Wyspianski (1869-1907), dont les œuvres tantôt s'orientent vers la modernité des avants-gardes et s'affranchissent à la fois de l'héritage national et des influences extérieures, tantôt se confrontent de nouveau à la Pologne enchaînée, privée d'existence politique pour en donner des visions pétries de références subtiles à l'histoire polonaise6.
La disparition de la Pologne pendant plus d'un siècle, en favorisant le développement d'un art venu en soutien d'une politique empêchée, crée des liens indéfectibles entre art et histoire et permet au peuple de résister contre l'anéantissement de son pays. L'historien de l'art Andrzej Turowski rappelle également qu'il existe en Pologne
« une méfiance constante envers les lois de l'histoire universelle, conséquences des nombreuses désillusions de peuples qui ont perdu, au cours des siècles, leur indépendance. Simultanément, l'histoire comprise en tant que tradition nationale, en tant que communauté d'images et symboles a servi de référence constante, permettant de survivre pendant les périodes de dépendance.7 »
Même avec l'arrivée des avants-gardes plus formelles après la première guerre mondiale, le contexte historique reste toujours au centre de la production artistique polonaise, témoin d'une révolte qui, à défaut de pouvoir s'exprimer dans la rue, s'insinue au sein de tous les arts.
Utopies révolutionnaires d'entre-deux-guerres
La république est proclamée en Pologne le 11 novembre 1918, et Jozef Piłsudski nommé chef de l'État8.
Pourtant, les frontières de la Pologne restent difficiles à défendre, et le démembrement de plus d'un siècle laisse des marques indélébiles. La Pologne manque cruellement d'unité et souffre de contradictions politiques et sociales profondes, cristallisées dans la figure autoritaire du maréchal Piłsudski.
Malgré la réunification, les traces laissées par le partage de la Pologne restent vivaces dans le domaine culturel et dans la mentalité de la société polonaise9 . D'après Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, chercheur en études slaves, la pratique du souvenir et de la commémoration est politiquement encouragée :
« Toutes ces manifestations officielles spectaculaires, dont les Polonais de l'entre-deux-guerres sont si friands, sont autant d'occasions pour rappeler à tous, les grandes heures de l'histoire de la Pologne [...]. L[es] souffrances [du peuple polonais] sont abondamment racontées dans les récits et les poèmes qui circulent dans toute la nation. Ces textes sont appris, répétés et transmis, car leur connaissance est considérée comme un devoir fondamental pour chaque polonais qu'il soit enfant ou adulte. Il en va de même des gravures et des peintures que tous connaissent et dont chaque foyer possède au moins une reproduction10 ».
Le besoin de lutter pour la défense de la culture nationale reste très présent, comme un pressentiment perte prochaine de l'indépendance11. Pourtant, l'heure à la construction du nouveau monde. L'art polonais, nourri à la fois des expériences avants-gardistes occidentales et de sa propre histoire, imagine les utopies du futur, qui côtoient le souvenir du passé contrarié : l'avant-garde est attentive à la forme, mais son action est axée sur la société. L'avant-garde rompt avec le passé de manière tout à fait révolutionnaire et se projette dans les utopies. Elle construit le monde au moyen de l'art.12
La Pologne prend connaissance des avants-gardes occidentales ; tout comme elle l'a fait à l'époque du symbolisme, elle créée ses propres équivalents, en regard de son histoire et des enjeux de celle-ci. La priorité étant de reconstruire le pays, c'est principalement le cubisme qui trouve le plus d'écho chez les artistes de l'entre-deux guerre. Les idéologies artistiques axées sur la construction et l'organisation rencontrent beaucoup de succès dans la Pologne d'après guerre13.
Les théories de la reconstruction atteignent leur apogée à travers le constructivisme, incarné en Pologne par Wladyslaw Strzeminski, Katarzyna Kobro et Henryk Stazewski, qui règnent sur l'art polonais à partir de 192314. De nouveaux slogans apparaissent, prônant l'organisation de la société et l'instauration d'un ordre nouveau ; l'édification et la construction prônée par le constructivisme dominent le paysage artistique polonais jusqu'au début des années trente avant de disparaître avec la perte de l'optimisme consécutif à la crise de 1929.
En 1933, le Groupe de Cracovie, constitué autour de Maria Jarema, Leopold Lewicki et Henryk Wicinski, tout en réintégrant des éléments figuratifs, tente de poursuivre les idéaux révolutionnaires constructivistes, tout en réaffirmant de manière plus concrète l'engagement social15. Andrzej Turowski explique :
« Ces artistes, en majorité liés au mouvement communiste polonais, voulaient un art réagissant sur les événements sociaux, un ''art révolutionnaire''. Les œuvres des membres du groupe [...], cumulaient les différentes traditions de l'avant-garde du XXeme siècle. Leur attitude éthico-esthétique permit aux artistes du Groupe de Cracovie d'assimiler les expériences formelles au progrès social. 16 »
Alors que les problématiques liées au partage et à l'indépendance de la Pologne restent très présentes dans la société, l'art de l'entre-deux guerre est également profondément lié au contexte révolutionnaire ; du côté de la politique, une opposition parvient progressivement à s'organiser : des manifestations éclatent durant l'année 1936, et les différentes tendances de gauche tentent de se fédérer, à l'initiative du Parti communiste17. Du souvenir du passé, on passe à l'invention du futur, qu'on imagine transformé par la révolution.
Seconde guerre mondiale et résistance culturelle
L'invasion de la Pologne est une parfaite illustration du Blitzkrieg allemand prôné par Hitler. En approximativement un mois18, la Pologne est asservie. Contre toute attente, la Russie envahit à son tour la Pologne le 17 septembre, officiellement pour protéger les populations biélorussiennes et ukrainiennes contre l'invasion hitlérienne19. En réalité, la Russie achève de mettre en place le pacte secret de Molotov-Ribbentrop et le partage de la Pologne entre les deux grandes puissances.
Varsovie tombe le 27 septembre. La Pologne, après seulement une vingtaine d'année d'indépendance, se retrouve à nouveau démembrée, et son peuple sans pays. La Pologne est sans nul doute le pays le plus cruellement touché par la Seconde Guerre Mondiale et par l'occupation, qu'elle soit russe ou allemande. Les pertes humaines atteignent les six millions de morts, dont trois millions de Juifs. À l'issue de la guerre, 98% du matériel motorisé, 74% de l'équipement ferroviaire, 70% des entreprises industrielles et 40% des constructions urbaines sont détruits20.
« Les trois mousquetaires de l'absurde » 21
En marge des courants de l'entre deux guerres, trois artistes marquent l'art polonais, par leur refus inconditionnel d'une société en proie à la dérive nationaliste et à la montée des totalitarismes, et dont ils furent les victimes.
Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), dit « Witkacy », peint de grandes fresques aux personnages déformés et menaçants, tandis que ces romans, comme L'inassouvissement ou L'Adieu à l'automne se font l'allégorie, selon l'historien de l'art Olivier Vargin, d'une
« angoisse, celle de la déshumanisation où chaque individu est progressivement condamné à perdre sa propre personnalité, sa propre identité du fait du nivellement et d'une normalisation sociale écrasant quiconque d'une culpabilité sans issue. Ces romans sont des récits d'anticipation en même temps que des cris de révolte désespérés face à la montée des fascismes en Europe et en Pologne22 ».
Bruno Schulz (1892-1942) est l'auteur à la fois d'une œuvre picturale riche et de plusieurs récits, dans lesquels il décrit la petite ville de Drohobycz où il vit, prétexte à interroger les passions et les tourments de l'âme humaine.
Witold Gombrowicz (1904-1969) entretient un rapport subtil avec l'histoire de son pays. Doué « d'un attachement sans faille à la cause nationale d'une patrie sans État23 », il est pourtant très loin d'une littérature patriotique, mais, au contraire, s'interroge longuement sur ce qu'il nomme la « polonité ». Hanté par la question de l'identité – individuelle ou collective, Gombrowicz écrit inlassablement sur ce sujet ; son exil en Argentine en 1939 – pour fuir la guerre, loin de sa terre natale, rend encore plus tangible ses questionnements.
Ces trois artistes, dont le recours au grotesque et à une philosophie catastrophiste en font les précurseurs de la littérature et du théâtre de l'absurde – qui émerge au sortir de la seconde guerre mondiale, repensent totalement la Pologne de l'entre-deux guerres, interrogeant son histoire autant que sa culture, dans une tentative vaine et désespérée de résister au cataclysme de la seconde guerre mondiale. Witkacy se suicide en apprenant l'invasion des troupes allemandes, et Bruno Schulz est abattu en pleine rue par des SS, avec deux cent soixante autres juifs, le 19 novembre 1942, de deux balles dans la tête24.
Les artistes polonais pendant et après la Seconde Guerre Mondiale
À partir de 1937, l'activité des groupes d'avants-gardes diminuent significativement. Andrzej Turowski y voit de nombreuses raisons :
« la création de l'avant-garde a été affectée par la politisation de la vie culturelle, pratiquée par la droite, et par une profonde crise de conscience de la gauche consécutive aux procès de Moscou. La perte de cohésion des mouvements et la multiplication des voies artistiques se sont accompagnées d'attaques antisémites, suivies d'arrestations politiques et d'emprisonnements de plusieurs artistes [...]25 ».
La guerre et l'occupation mettent un terme quasi total à toute forme d'activité artistique. Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, auteur d'une thèse sur la genèse du théâtre de Tadeusz Kantor, a enquêté sur la situation culturelle polonaise sous l'occupation26. À Cracovie, sous occupation allemande, les bibliothèques, les musées et les théâtres sont fermés ; les livres et les œuvres d'art sont brûlés, les éditions censurées ou supprimées. Les monuments sont détruits, et les plaques commémoratives des héros polonais sont arrachées. Les manifestations culturelles sont interdites – il s'agit de ne surtout pas encourager la culture nationale.
Pourtant, alors qu'une résistance armée se met en place dans les campagnes, les centres-villes deviennent le lieu d'une résistance culturelle.
« Au milieu des dangers, une vie ''libre'' et irréelle s'organisait à Varsovie, grâce à l'aide de scouts, de jeunes qui portaient les messages ou tentaient de sauver des œuvres d'art.27 ».
Les intellectuels comprennent qu'ils sont les seuls à pouvoir perpétuer la culture polonaise ; rapidement, un réseau clandestin se met en place et assure l'enseignement secondaire et supérieur. Des débats se tiennent dans les appartements, ainsi que des soirées littéraires, des récitals de poème ou des représentations théâtrales clandestines. Cette résistance pour la survie de la pensée s'avère aussi cruciale que la résistance armée ; elle permet de garder un peu d'espoir, et de rappeler son humanité à la population quotidiennement dégradée et humiliée.
La période communiste en Pologne, « De la peste brune au choléra rouge » 28
À l'issue de la guerre, la Pologne dévastée entame sa reconstruction et pense pouvoir se tenir à bonne distance de Moscou. Alors que le symbole du renouveau se cristallise dans la reconstruction de Varsovie, Staline offre aux Polonais un cadeau non dénué d'ambiguité : le Palais de la culture, monument le plus haut de la nouvelle Varsovie, rappelle, de par son imposante présence, celle des soviétiques. À partir de 1945 s'amorce en Pologne une véritable lutte pour la suprématie communiste29. Le 5 février 1947, Boleslaw Bierut, à la solde de Staline, est élu lors d'un scrutin truqué Président de la République de Pologne.
Stalinisme, réalisme socialiste et groupe de Neufs
S'installe peu à peu en Pologne une dictature basée sur le modèle soviétique, et qu'on retrouve dans toutes les démocraties populaires : la mystique du chef, dont le pouvoir est sacralisé, l'absence de contre-pouvoir et de contrôle, la liquidation de toute velléité d'opposition et la suspicion mutuelle générale30 . L'école est sous contrôle, et fait la part belle à l'exaltation des vertus du communisme et à la glorification de ses chefs Lénine, Bierut, et Staline. L'histoire est réécrite, et les agressions de la Russie envers la Pologne sont effacées. L'apprentissage du russe est obligatoire, et les enfants sont éduqués dès leur plus jeune âge à la politique de délation soviétique31. La langue polonaise subit l'influence du russe. Olivier Vargin explique que
« le néologisme nowomowa (pour ''novlangue'' ou ''nouvelle langue'') fait son apparition pour désigner les nombreux emprunts au russe et, de façon générale, la langue de bois des représentants du Parti communiste32 ».
De cette omniprésence du russe découle également l'arrivée du réalisme socialiste, courant littéraire et artistique soviétique qui condamne les recherches formelles ainsi que l'attitude critique de l'écrivain ou de l'artiste à l'égard de la société33 .
Le réalisme socialiste est défini par Jdanov Andreï Aleksandrovitch (1896-1948), à la tête de la politique culturelle stalinienne, et chargé de traduire le marxisme en termes artistiques ; il s'agit de glorifier le travailleur et le héros soviétique. Ainsi, Bierut bénéficie en Pologne d'un culte de la personnalité similaire à celui de Staline, bien que de moindres proportions. Le réalisme socialiste en Pologne se traduit principalement par des œuvres à la gloire du peuple et de la classe ouvrière.
L'implantation du réalisme socialiste en Pologne se fait par l'organisation d'un cycle de conférences par le Ministère de la Culture au début de l'année 1949, afin d'introduire le ''nouvel art'' à l'aide des artistes susceptibles de collaborer avec le gouvernement34 . En ce qui concerne les arts plastiques, les rencontres ont lieu les 12 et 13 février à Nieborow, non loin de Cracovie ; elles réunissent quarante personnes35. Quelques artistes, appelés le Groupe de Neuf, refusent ouvertement le jdanovisme ; ils n'exposeront plus publiquement avant 1955, mais leur résistance à la doctrine imposée par le partie fera date dans l'histoire culturelle polonaise.
Le réalisme socialiste est officiellement reconnu comme seule méthode légitime en art durant l'année 1949. Des institutions sont créées afin de surveiller la production artistique ; de nombreux artistes sont révoqués de leur poste d'enseignants, dès que le Parti juge que la doctrine n'a pas été respectée – et sont remplacés par des artistes plus dociles36.
Pour les artistes polonais, c'est une période sombre ; la plupart des artistes doivent choisir entre le silence et le réalisme socialiste.
Du dégel aux révoltes, à la fin du communisme
Staline meurt le 5 mars 1953 ; Bierut est alors contraint d'abandonner les méthodes de terreur qu'il a fait régner sur la Pologne depuis son accession au pouvoir. Le dégel en Pologne se fait sous l'impulsion d'évènements culturels. Dès 1954, l'édition se développe et donne à lire des classiques polonais interdits de publication sous le stalinisme. Le rideau de fer se rend perméable aux ouvrages de Sartre et de Camus, ainsi qu'aux films occidentaux37.
Au niveau des arts plastiques, la fin du réalisme socialiste est effective durant l'année 1955. Elle se cristallise autour de deux événements initiés par la jeunesse : le Vème Festival International de la Jeunesse et des Étudiants, où les jeunes Polonais découvrent la culture de leurs homologues occidentaux. Au même moment, l'Exposition de Jeune Création est inaugurée dans les locaux de l'Ancien Arsenal de Varsovie ; elle est considérée comme la fin officielle du réalisme socialiste en Pologne.
« De jeunes artistes, quoique toujours engagés dans la problématique de la propagande politique, donnent à leurs tableaux une autre expression et créent une nouvelle poétique, qui échappe aux schémas du réalisme en vigueur (Waldemar Cwenarski, Marek Oberländer, Andrzej Wroblewski...). Posée de nouveau, la question de la relation entre l'expérience formelle et la réalité, devient le problème majeur de l'avant-garde renaissante. En Pologne post-stalinienne, la réponse à la question portant sur la vérité artistique - car c'est d'elle qu'il s'agissait en fait – est trouvée dans le cadre de l'art pur, contre le réalisme assimilé à la culture de la falsification politique38 » .
Un autre grand moment de l'art libéré du réalisme socialiste est la réapparition du Groupe des neuf. Le Groupe de Cracovie est recréé en 1957 ; unique en son genre, il devient rapidement une vaste association interdisciplinaire39. Après l'impossible résistance, les polonais s'engouffrent dans la brèche culturelle ouverte au lendemain de la mort de Staline.
L'art d'après guerre et jusqu'à la fin des années 1960 se construit sur les ruines des théories constructivistes, et renoue avec l'abstraction qu'elle associe à la liberté, après le réalisme stalinien. Au fur et à mesure que la révolte gagne la rue et entame la toute puissance du régime soviétique40, elle abandonne peu à peu le domaine culturel. Ainsi, les artistes polonais vont se faire de moins en moins virulents contre le régime. Il faut dire que l'élite intellectuelle a essuyé un sérieux revers après la révolte étudiante de 1968. Alors que la protestation son plein, les milieux intellectuels dévoilent au grand jour leur mécontentement, critiquant la politique culturelle trop arbitraire et la censure41. En conséquence de quoi, les médias, manipulés par l'État communiste, attaquent les milieux intellectuels avec une hargne étonnante, remettant en cause les compétences de ses membres et leurs valeurs idéologiques et morales. Ce processus est clairement le fruit d'une stratégie du parti, dont le but est de faire partir les intellectuels insoumis, dangereux pour le système42 Les élites tant au niveau scientifique que culturel sont démises de leur fonction et progressivement remplacées par des personnes ayant démontré leur allégeance au Parti.
Dans les années 70, la situation évolue vers une sorte de convalescence, qui voit les artistes prendre leur distance avec la question politique, voire s'en accommoder d'une manière parfois ambiguë :
« Si durant des années une des plus grandes amertumes des artistes vivants en Pologne fut la carence d'échanges d'informations avec les pays occidentaux, les années 70 vont apporter progressivement de multiples possibilités d'aller en Occident. Cependant, ces possibilités furent offertes en échange de quelque chose, donc la docilité politique et les attitudes opportunistes. De nombreux artistes vont accepter une telle situation sans scrupules. Malheureusement, ce phénomène ne sera pas favorable pour la création artistique même. Les artistes soucieux de profiter des circonstance, vont adopter un système d'auto-contrôle, en s'imposant eux-même des limites. Ainsi, les années 70 seront la période la moins propice pour le développement des arts plastiques. Les attitudes conformistes vont caractériser la majorité des artistes, aptes à faire des carrières dans des circonstances existantes.43 »
Les années 80 se situent dans la continuité de la décennie précédente, avec néanmoins l'introduction de nouvelles thématiques autour de la mémoire et de la mort, en lien avec la question historique, dont Tadeusz Kantor44, Roman Opalka45 et Krzysztof Wodiczko46 sont les principaux représentants.
Outre le recours aux nouveaux médias et à la biographie, cette décennie se caractérise également par le retour des genres traditionnels. L'historien de l'art polonais Wojciech Wlodarczyk explique le retour de la
« [P]einture, sculpture, architecture, artisanat. C'était une réaction naturelle post-moderne après l'époque néo-avant-gardiste où les limites des genres étaient faussées et transgressées. C'était le retour aux sources, aux fondements, aux origines de l'art, aux questions portant sur le sens de l'œuvre. Dans le contexte polonais, c'était aussi le retour à une œuvre véritablement libre, non pour les expériences, mais libérée de l'ambiguïté politique.47 »
Le 9 décembre 1990, au terme d'un bras de fer inauguré en 1981 entre le dernier chef communiste, le général Wojciech Jaruzelski, et le syndicat Solidarnosc, des élections au suffrage universel mènent son représentant Lech Wałęsa à la présidence de la Pologne, et ouvrent la voie de la démocratie. L'histoire terrible de la Pologne reste intimement ancrée dans la conscience collective :
« [elle] est un domaine incontournable pour un Polonais : le passé omniprésent est inscrit dans les actes de chaque jour. Qu'il l'accepte ou le refuse, tout Polonais doit se situer par rapport à lui.48 ».
Pendant le temps des partages, la défense et la mémoire de sa culture, véritable résistance à la disparition de la Pologne, a largement contribué à la survie du peuple polonais, et a été longtemps commémorée. Lorsque la guerre est arrivée, la résistance culturelle a à nouveau été une réponse à l'anéantissement programmé par les nazis, tandis que la révolte retrouve le champ social après la période du stalinisme. À partir des années 80, et à plus forte raison après la chute du communisme, la nouvelle garde n'a eu de cesse d'interroger l'histoire et ses problématiques longtemps refoulées49, renouant ainsi avec l'insoumission culturelle qui a sauvé la Pologne de bien des disparitions.