Introduction
La crise du personnage dans le théâtre contemporain est intimement liée à la crise de la représentation qui a frappé, dès le début du XXème siècle, toutes les formes artistiques. Elle témoigne, de manière plus fondamentale, de la crise existentielle du sujet qui a perdu la mesure de son corps et l’évidence de sa relation au monde. Les découvertes de la psychanalyse, de la linguistique, de la sémiologie et du structuralisme ont, en effet, chacune à leur tour mis en pièces l’intégrité humaine. Elles ont introduit dans la sphère du savoir une fissure d’ordre épistémologique et ontologique que Nathalie Sarraute nomme L’ère du soupçon. Quant aux atrocités des deux guerres mondiales, elles n’ont fait qu’ébranler davantage la conscience humaine et la foi en l’humanité. Soucieux de traduire cette dissolution du sujet, l’art éprouve la nécessité de rompre radicalement avec les principes esthétiques, hérités de la tradition idéaliste de la mimesis. On assiste alors à un bouleversement iconoclaste des formes artistiques, que ce soit en peinture, en musique, en danse ou en littérature. Au théâtre, art par excellence de l’incarnation qui ne peut exister sans la présence d’un corps1, la représentation du personnage sur scène devient une donnée problématique. Confrontés à l’impossibilité de signifier un monde qui a perdu son sens et se heurtant à la gageure de prétendre représenter un sujet sans contours ni raison d’être, certains dramaturges, comme Beckett, vont aspirer à une désincarnation du personnage en portant atteinte à son intégrité corporelle, à travers toutes sortes de mutilations, visant à réduire ou à effacer sa présence scénique. Or, le corps représente le point d’ancrage de notre expérience au monde. En tant qu’espace expressif originaire et réceptacle de toutes les sensations, il est à la source de notre perception et prise d’information sur le monde. Il constitue à ce titre, selon Merleau-Ponty, le diapason de toutes les autres formes d’expression2. C’est la raison pour laquelle porter atteinte à l’intégrité corporelle d’un sujet – ou, du moins, à ce qui a trait à sa perception ou à sa proprioception - revient inéluctablement à toucher à sa conscience et à son langage, en bouleversant son mode d’expression et sa vision du monde.
Après avoir étudié la crise de la représentation du corps dans les pièces de Samuel Beckett, nous analyserons le phénomène d’effritement et de contamination qui se propage à travers la voix, comme prolongement du corps dans l’espace, et à travers la chair du langage, dont Merleau-Ponty dit qu’elle est un « second corps ». Enfin, pour conclure, nous nous demanderons s’il s’agit d’une écriture pathologique, propre à la vision du monde de Samuel Beckett et à l’expérience subjective d’une conscience enracinée dans un corps.
Le risque qu’il faut éviter lorsqu’on étudie l’oeuvre d’un écrivain, comme Beckett, qui adopte la perspective phénoménologique de l’être au monde, apparaît dans la tentation de faire une analyse psychique et médicale des pathologies des personnages, en considérant ces « êtres de papier » comme des cas cliniques. C’est pourquoi notre approche ne sera pas celle d’un neurolinguiste, mais se bornera à une étude strictement sémiologique et linguistique, en nous appuyant sur les faits et les énoncés des personnages ainsi que sur les indications scéniques données par l’auteur.
I) La crise et les pathologies des personnages beckettiens
A) Un cortège de mutilés
Le dénominateur commun qui caractérise tous les personnages de Samuel Beckett est une adimension spatio-temporelle, une absence de repères et de point d’ancrage au monde qui les condamne au statut d’êtres-là sans raison d’être. C’est cette expérience de la déréliction, ce sentiment d’avoir été jeté au monde, qui est à l’origine du mal être des personnages et constitue le premier traumatisme psychique. Le second, d’ordre physique, est plus flagrant dans la mesure où il se matérialise sur scène à travers les diverses mutilations et infirmités dont sont victimes les personnages beckettiens. Pour n’en retenir que quelques exemples, citons : Pozzo devenu aveugle et Lucky subitement sourd à l’acte II d’En attendant Godot, Hamm paralysé et aveugle dans Fin de partie et ses parents culs de jatte enfouis dans des poubelles, les têtes minéralisées des trois personnages de Comédie enfermés dans des jarres, ou enfin Winnie dans Oh ! Les beaux jours enterrée jusqu’au cou dans un mamelon. Le théâtre beckettien met en scène un cortège de mutilations où la souffrance semble être la chose la mieux partagée du monde :
- Vladimir : Tu as mal ?
- Estragon : Mal ! Il me demande si j’ai mal !
- Vladimir : Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas !
- Estragon : Tu as eu mal ?
- Vladimir : Mal ! Il me demande si j’ai eu mal3 !
Au fur et à mesure des pièces de Samuel Beckett, le nombre des personnages va aller en se raréfiant. L’image du corps va de plus en plus s’élimer et se réduire jusqu’à n’être plus qu’une bouche dans Pas moi, et les pathologies du personnage, devenu seul et coupé du monde, vont aller en s’aggravant.
B) Des tendances paranoïaques et schizophrènes
1) Le phénomène de réclusion
L’une des premières tendances schizoïdes du personnage beckettien est le désir de claustration et le phénomène de repli sur soi. L’exemple le plus pathologique, à ce titre, est celui de Joe, dans Dis Joe, qui dès le début de la pièce, vérifie qu’il n’y a personne dehors, sur le palier, puis s’enferme à double tour, inspecte minutieusement sa chambre, fouille ses meubles et ses placards, et tire enfin les rideaux, pour être coupé du monde et se sentir en sécurité. Le sentiment de persécution et l’étrange impression d’être sans cesse épié animent également le personnage de Film qui va jusqu’à recouvrir d’un linge la cage de son oiseau et le bocal de son poisson rouge, afin de se soustraire à tout regard possible et retourne son unique tableau contre le mur pour supprimer toute référence au monde réel. Les personnages de Beckett cherchent par tous les moyens possibles et inimaginables à réduire l’espace comme prolongement du corps et, par la même occasion, à restreindre leur espace gestuel. On assiste sur scène à un phénomène de réduction de ce qu’on nomme en dramaturgie l’espace-corps, pour désigner le champ d’action et l’espace ludique des personnages. C’est le cas du récitant dans Solo qui confine son espace vital en un halo de lumière, en plongeant le reste de sa chambre dans l’obscurité : « restant là comme ne pouvant plus bouger. Ne voulant plus bouger. Ne pouvant plus vouloir bouger »4. Cette aboulie et la sédentarité peuvent conduire le personnage à une forme de catatonie qui se caractérise par une indifférence, un négativisme et des stéréotypies gestuelles. Ainsi en est-il du personnage féminin May, dans Pas, qui arpente la scène dans un strict va-et-vient codifié au centimètre prés ou de la femme, dans Berceuse, qui ne cesse de se balancer sur son fauteuil, bougeant ainsi sans tout à fait bouger, en restant toujours sur place.
2) Le fantasme du corps morcelé
Certains personnages, alors qu’ils en ont encore les moyens, n’osent plus faire un geste de peur de se briser en mille morceaux. Freud, dans Metapsychologie, analyse chez ses patients atteints de schizophrénie ce phénomène qu’il nomme « le fantasme du corps morcelé » et que l’on retrouve transposé chez les personnages de Beckett, comme dans Fin de partie, avec cet échange révélateur :
- Hamm : Tu te crois un morceau, hein ?
- Clov : Mille5.
La proprioception des personnages étant ainsi faussée et émiettée, on est en droit de se demander si les mutilations dont sont victimes les êtres beckettiens sont belles et bien réelles au sein de l’univers fictif du dramaturge ou si elles ne correspondent pas plutôt à une concrétisation sur scène des fantasmes projetés par la conscience du personnage, autrement dit à une sorte de feinte pour réduire sa présence au monde, à défaut de pouvoir le supprimer. Sartre, dans son Esquisse d’une théorie des émotions, analyse les diverses « attitudes magiques » auxquelles l’existant a recours pour réduire sa présence au monde – synonyme de surexposition au danger - lorsqu’il se sent menacé. Le spectacle de désolation qui nous est offert sur scène, cette sorte de no man’s land que décrivent les personnages, cette vision apocalyptique d’un univers « mortibus »6, procèderait alors du champ de la conscience malheureuse qui colore ou décolore le monde selon ses angoisses propres : « Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, mais tel que nous sommes », disait Bergson. Hamm ne dit pas autre chose lorsqu’il raconte l’histoire d’un peintre fou :
- Hamm : J’ai connu un fou qui croyait que la fin du monde était arrivée. Il faisait de la peinture. Je l’aimais bien. J’allais le voir, à l’asile. Je le prenais par la main et le traînais devant la fenêtre. Mais regarde ! Là ! Tout ce blé qui se lève ! Et là ! Regarde ! Les voiles des sardiniers ! Toute cette beauté ! Il m’arrachait sa main et retournait sans son coin. Epouvanté. Il n’avait vu que des cendres7.
C) Le syndrome d’une schize du sujet
1) Le phénomène de scissiparité
« Comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble et parler ensemble dans la nuit. »8
Illustrant la théorie de Benveniste selon laquelle il n’y a pas de véritable soliloque, dans la mesure où tout monologue est « un dialogue intériorisé, formulé en langage intérieur, entre un moi locuteur et un moi écouteur »9, Beckett cristallise le phénomène de scission et de réflexivité - inhérent à toute introspection - à travers divers procédés. Tout d’abord, sur le plan linguistique, il instaure un transfert du « je » au « tu » pour marquer l’introduction d’un interlocuteur fictif. Immobilisée et condamnée à parler, Winnie ne cesse de se diviser pour s’observer, « s’entendre dire » et s’auto-analyser. Principe même de la talking cure, la parole établissant l’être dans son altérité sera souvent une tentative pour se libérer de ses peines. Mais de déchirure en déchirure, de dédoublement en redoublement, la conscience réflexive finit elle-même par être déchirée :
- Winnie : Je m’entends dire, tais-toi maintenant Winnie (…) tais-toi et fais quelque chose veux-tu, pour changer. (Elle lève les mains et les tient ouvertes devant ses yeux. A ses mains.) Faites quelque chose10 !
Cette dichotomie au sein même de la proprioception de son corps se traduit également sur un plan phénoménologique puisque Winnie a toujours l’impression que quelqu’un l’observe et, mieux encore, se voit en train d’être observée :
Etrange sensation que quelqu’un me regarde. Je suis nette, puis floue, puis plus, puis de nouveau floue, puis de nouveau nette, ainsi de suite, allant et venant, dans l’œil de quelqu’un11.
Le personnage s’extrait de sa fonction de sujet et se positionne en spectateur de lui-même. En s’intégrant fictivement à son champ de vision, Winnie accède ainsi à la mobilité de complément d’objet autour duquel l’on peut tourner. Lacan, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, analyse cette capacité du schizophrène à « scotomiser » la perception de son corps propre, grâce à la « pulsion scopique », en projetant hors de lui-même la représentation de son image corporelle12. Beckett, par le biais des procédés techniques, matérialise cette scission entre l’œil et le regard dans Film, dont le scénario s’orchestre autour du principe de Berkeley selon lequel « être, c’est être perçu ». Le personnage principal, incarné par Buster Keaton, est obsédé par l’angoisse d’être vu ou de se voir, autrement dit par la conscience d’être là et d’exister. Or, le personnage se heurte à « l’insupprimable perception de soi » et doit, à un moment donné ou à un autre, se retrouver confronté à lui-même. Cette révélation n’a lieu qu’à la fin. Durant tout le film, le protagoniste O - initiale d’object – est vu de derrière par l’œil de la caméra E (eye) à travers un « angle d’immunité » de 45° qui protège O de la sensation d’être observé. Par trois fois, O croise le regard d’autrui. Son visage se crispe aussitôt et il ferme les yeux pour ne pas affronter la réalité. Dans la dernière séquence, son visage nous est enfin dévoilé par l’œil de la caméra et O découvre, horrifié, qu’il n’est autre que lui-même. Ce phénomène de schize entre l’œil et le regard se retrouve également transposé entre la bouche et la voix au sein de la « pulsion invocante ».
2) La dichotomie entre un corps aphasique et une voix apraxique
« Si se parler est aller ailleurs, se porter en avant, se proférer, le parleur se parlant est bien celui qui va devant et celui qui se regarde aller vers »13.
La voix peut être considérée comme un méta-corps, dans la mesure où elle constitue un prolongement sonore du corps dans l’espace. Mais au lieu d’en faire un prolongement, Beckett accentue au contraire la notion de distance et de séparation entre la voix et le corps. Dans Pas moi, il met en scène un phénomène de dichotomie entre la bouche (le corps) – source de l’énonciation - et la voix, véhicule de l’énoncé qui se propage. On assiste alors à un clivage spatial entre un corps aphasique et une voix off, apraxique, désincarnée : au devant de la scène, une comédienne reste immobile et muette, tandis qu’au fond, on aperçoit une bouche suspendue en hauteur. Le personnage ne fait qu’écouter cette bouche parler, cette voix de femme, qui n’est autre que la sienne, comme elle le reconnaîtra plus tard :
Bouche – Quand soudain elle sent venir des - … quoi ? … qui ? … non ! elle ! … sent venir des … des mots… imaginez ! ... des mots ! … une voix que d’abord… elle ne reconnaît pas… depuis le temps… puis finalement doit avouer… la sienne… nulle autre que la sienne…14
Beckett reprend ce procédé dans plusieurs pièces, comme dans Cette fois, où le personnage incarné sur scène reste muet et écoute les voix off qui parlent en lui et l’assaillent de toute part. Allongé sur le sol, il reçoit « les bribes d’une seule et même voix, la sienne, ABC lui arrivent des deux côtés et du haut respectivement »15 précise Beckett dans ses indications scéniques. Si, de prime abord, la voix, par sa matérialité, sa corporéité, semblait pouvoir combler l’effacement du corps et redonner une certaine consistance au personnage, force est de constater qu’elle participe en réalité à sa dissolution et à un sentiment d’aliénation. Le sujet, n’ayant plus l’impression de s’appartenir, parle de lui à la troisième personne, tel le personnage de Pas moi ou le récitant de Solo – qui résume sa vie ainsi : « sa naissance fut sa perte » - ou encore May, dans Pas, qui va jusqu’à se créer un personnage fictif, nommé Amy (palindrome de May), pour parler d’elle. Ce que l’on pourrait appeler la « dislocution » du personnage beckettien au sein de son discours se manifeste enfin par un phénomène de décalage, de distorsion, entre l’intentionnalité verbale et l’expression corporelle, entre le dire et le faire. Le discours s’inscrit en porte-à-faux par rapport à la réalité des faits et devient par là même caduc et mensonger. C’est la fameuse réplique entre Vladimir et Estragon qui clôt les deux actes d’En attendant Godot :
- Estragon : Alors on y va ?
- Vladimir : Allons-y. (Ils ne bougent pas.) 16
II) La crise et les pathologies du langage
A) La faillite du langage
1) Un sentiment de trahison
Si, comme le dit Merleau-Ponty, « le langage est la prise de position du sujet dans le monde des significations »17 - l’acte d’énonciation permettant à l’homme de s’insérer dans le monde - que devient la parole de l’existant qui a perdu l’évidence de sa relation au monde et éprouve l’expérience de l’absurde ? L’étymologie du mot langage que l’on retrouve dans le terme pathologie vient du grec logos qui désigne à la fois le langage et la raison. Autrement dit, tout langage suppose une intelligence du monde. Une question dès lors se pose au sein de l’univers beckettien : le langage peut-il encore prétendre à sa fonction taxinomique de mise en ordre du monde si la parole n’assume plus son rôle de médiation entre la conscience et le monde ?
Le sentiment qu’éprouvent les personnages beckettiens à l’égard du langage est celui d’une double trahison. La première procède du caractère impersonnel, collectif et coercitif de la langue qui nous impose un système de signes codifié qui ne nous appartient pas : « J’emploie les mots que tu m’as appris, s’ils ne veulent plus rien dire, apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire »18 déclare Clov à Hamm, dans Fin de partie. Les mots ne veulent plus rien dire parce qu’ils échouent à rendre compte de la spécificité de chacun. Le sujet s’aperçoit alors qu’il est plus parlé qu’il ne parle. Plus profondément encore, il se rend compte qu’on le parle, comme le suggère la réplique récurrente et désabusée de Clov - « On m’a dit » - qui dénonce le caractère inauthentique de cette parole mensongère :
On m’a dit, mais c’est ça, l’amour, mais si, mais si (…) On m’a dit, mais c’est ça, l’amitié, mais si, mais si, (…) On m’a dit, regarde cette splendeur, cet ordre ! On m’a dit (…) pense à ces choses là et tu verras comme tout devient clair. Et simple ! On m’a dit (…) 19
La singularité du sujet est écrasée par le discours anonyme de la masse, du « On » heideggerien (das Man). La seconde tromperie est le constat de l’inadéquation entre les mots et les choses, entre le signe linguistique et son référent : les mots sont « vides »20 déplore Winnie, dans Oh ! Les beaux jours. « Hier ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Hier ! »21 demande Hamm à Clov dans Fin de partie. Quant à Krapp, qui est veuf dans La dernière bande, il ne se souvient plus du sens du mot « viduité ».
2) L’impossible « je »
Michel Foucault, dans Les mots et les choses, analyse dans quelle mesure les découvertes de la psychanalyse, de la linguistique et de la sémiologie – en révélant l’existence d’un « ça parle » - ont tour à tour élimé la part de liberté du sujet et ont introduit dans la sphère du savoir une fissure d’ordre épistémologique et ontologique. Réduisant au sein de la conscience humaine la part de l’autotextuel (pensée singulière et novatrice) au profit de l’idéotextuel et de l’intertextuel qui façonnent la majeure partie de nos idées, la sémiologie a participé à la dissolution du sujet et à l’effritement du « je ». C’est la raison pour laquelle Michel Foucault les qualifie de « contre sciences humaines ». Puisqu’il n’est plus possible de prétendre à une pleine connaissance de soi et du monde, à une cohésion organique entre un « je » et un « pense », entre le sujet et son prédicat, l’emploi de la première personne du singulier apparaît dès lors comme un leurre mensonger, une « fiction grammaticale », selon la formule de Nietzsche qui dénonçait déjà l’illusion cartésienne du cogito.
Jamais le même mais le même que qui bon dieu t’es tu jamais dit je de ta vie (…) Voilà un mot que tu avais toujours à la bouche avant qu’elle se tarisse pour de bon22
constate le souvenant de Cette fois. Le pronom je est devenu tabou, impensable, innommable pour les personnages du théâtre de Beckett, de même qu’il était devenu impossible pour les créatures romanesques : « je vite motus »23 déclare le récitant de Compagnie, « assez de cette putain de première personne »24 s’écrie le narrateur de L’innommable. Le renoncement à la première personne du singulier n’est pas d’ordre linguistique – même s’il se manifeste sous cette forme – mais bel et bien d’ordre ontologique. L’adhésion à soi étant devenue impossible, le pronom « je » est supprimé, tantôt éludé – « sais pas », « vois pas » bougonne Estragon – tantôt remplacé par l’emploi de la deuxième ou de la troisième personne du singulier, par le pronom impersonnel « on », ou enfin par le démonstratif indéfini « ça » dont on relève plus de quatre-vingt-dix occurrences dans Fin de partie. Ce dernier subterfuge ou ersatz devient une sorte de mot clef de l’innommable, dans la mesure où il permet de désigner certaines choses sans les nommer explicitement. Or, « est ego qui dit ego. C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet »25 écrit Benveniste.
B) La crise et la désarticulation du langage
1) Les troubles de l’expression orale
Philippe Monneret, dans un ouvrage intitulé Notions de neurolinguistique générale, recense et analyse les diverses pathologies du langage qui peuvent affecter l’expression et la compréhension orales. Parmi les troubles de l’expression orale, il distingue cinq catégories qui peuvent être pertinentes pour étudier le comportement langagier des personnages beckettiens, tout en gardant bien à l’esprit qu’il s’agit là d’êtres de fiction, aucunement de cas cliniques. Philippe Monneret différencie tout d’abord les anomalies du débit qui se traduisent soit par un ralentissement du rythme, interrompu par des pauses fréquentes – comme dans Cascando ou dans Pas moi où le discours du personnage est totalement émietté par les points de suspension et les silences à respecter -, soit par une accélération du débit qui se caractérise par une logorrhée et un aspect mécanique du discours, tel le monologue de Lucky dans En attendant Godot :
Lucky (débit monotone) – (…) Mais n’anticipons pas et attendu d’autre part qu’à la suite des recherches inachevées n’anticipons pas des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en- Bresse de Testu et Conard il est établi qu’à la suite des recherches inachevées inachevées Testu et Conard il est établi tabli tabli ce qui suit qui suit qui suit à savoir mais n’anticipons pas (…)26
Les quatre autres catégories sont les suivantes : la dysprosodie, la réduction quantitative, le manque de mots et la suppression totale. La dysprosodie se manifeste par une atténuation de la mélodie du discours et un aspect monocorde des voix. Ce phénomène est particulièrement sensible dans Berceuse où Beckett précise que la voix est blanche, sourde et monotone27 et dans Va-et-vient où elle se tient à la limite de l’audibilité28. La réduction quantitative du nombre de mots se marque par un oubli et un exode des mots qui se font de plus en plus rares. Ainsi Krapp, dans La dernière bande, est obligé de recourir au dictionnaire pour comprendre les mots qu’il employait auparavant. La réduction quantitative peut conduire à la stéréotypie qui se traduit par l’émission répétitive d’un même segment, comme dans le monologue de Lucky où la parole achoppe sur certains mots et semble enrayée : « quaquaqua », « établi tabli tabli », « acacacacadémie d’anthropopopométrie ». Le manque de mots apparaît lorsque le sujet éprouve des difficultés, voire une impossibilité, à produire un mot dans différentes conditions d’énonciation. « Il est des moments où même les mots vous lâchent »29 constate amèrement Winnie. Enfin, la suppression totale désigne le mutisme, à ne pas confondre avec l’aphasie qui, elle, n’est pas volontaire. Le mutisme tente bon nombre de personnages beckettiens et touche Lucky dans En attendant Godot, le protagoniste nommé C dans Fragment de théâtre II, et le souvenant de Cette fois qui s’est juré de ne plus jamais dire un mot.
Philippe Monneret établit un second type de troubles du langage oral qui concerne les transformations phonétiques, à savoir l’émission inadéquate de certains phonèmes lors de la prononciation d’un mot. On en trouve quelques exemples dans En attendant Godot avec la transformation du prénom de Pozzo en Bozzo, puis Gozzo, par Vladimir et Estragon, ou du nom de Godot qui devient Godin et Godet dans la bouche de Pozzo. On parle dans ce cas de paraphasie phonémique, qu’il ne faut pas confondre avec les paraphasies verbales où le mot est entièrement remplacé par un autre ressemblant par sa forme ou ayant un rapport conceptuel avec le premier. Ainsi Winnie, dans Oh ! Les beaux jours, se demande : « qu’est-ce au juste un porc ? (Un temps). Une truie, ça oui, évidemment, je sais, mais un porc 30 ? », comme si certains mots n’avaient soudain plus aucune signification.
On relève également dans le discours des personnages une tendance à l’agrammatisme avec une simplification des structures syntaxiques, une prédominance de noms communs au détriment des outils grammaticaux qui entraînent un effet de juxtaposition et de parataxe. En ce sens, l’écriture beckettienne s’apparente à une « écriture blanche », telle que Barthes la définit dans Le degré zéro de l’écriture, une écriture neutre, amodale et impersonnelle. La prédilection pour les phrases nominales ou l’emploi des infinitifs et des participes - dont la particularité est d’être des formes neutres, ne marquant ni le temps ni la personne – donne une impression de style télégraphique :
Récitant – Sans cadre. Sans verre. Fixées au mur par des punaises. Formats et dimensions divers. Décrochées l’une après l’autre. En allées. Déchirées menu et jetées. Éparpillées aux quatre coins. Une à une. Debout donc face au mu. Mourant de l’avant. Ni plus ni moins. Non. Moins. Moins à mourir. Toujours moins31.
Le discours des personnages dans Pas moi, Cascando et Dis Joe, qui se caractérise par l’emploi abusif et pathologique des constructions monorhématiques ou dirhématiques - c’est-à-dire des phrases constituées d’un ou de deux seuls membres - aboutit à un effritement de la parole, à un sentiment d’incohérence et de discontinuité qui confine parfois à la jargonaphasie, comme dans cet extrait de Cascando :
Voix - mer plus fort… tonnante… crinières blanches… Manu… sa tête… voir dans sa tête… la paix… la paix revenue… dans sa tête… plus à aller… plus à chercher… dormir… hé non… pas encore… se relever… genoux d’abord… mains à plat… dans le sable… tête basse…32
2) Les troubles de la compréhension orale
Les troubles de la compréhension orale se manifestent à travers les nombreux quiproquos qui ponctuent les dialogues entre les personnages, que ce soit dans En attendant Godot ou dans Fin de partie, pour ne citer que ces deux pièces. L’absence de réaction et le mutisme de certains personnages à l’égard des voix qu’ils entendent, comme dans Berceuse et Cette fois, pourraient s’interpréter comme des cas de surdité verbale pure. Ce terme désigne un trouble de l’identification et de la discrimination des bruits linguistiques : le sujet entend des sons qui n’ont pour lui aucune valeur linguistique. Si les mots sont « muets »33 – pour reprendre l’expression oxymorique du locuteur dans L’impromptu d’Ohio – c’est peut être justement parce qu’ils n’ont plus aucune valeur linguistique pour les personnages.
3) Un théâtre d’aphasiques ?
Faut-il en conclure que Samuel Beckett a mis en scène un cortège de malades mentaux et d’aphasiques au nombre desquels il figurait en bonne place, comme certains commentateurs l’ont suggéré ? Certes pas, même si les silences de Beckett sont légendaires et même s’il a toujours avoué avoir une profonde admiration et sympathie pour les fous et les muets, le théâtre de Samuel Beckett n’est pas un spectacle ni un traité sur les pathologies du langage. Il nous offre une transcription phénoménologique du discours intérieur tel qu’il se forme à la conscience ; il nous donne une traduction fidèle de ces voix du silence qu’on se dit à soi-même et qui, ce faisant, n’ont nul besoin de tout dire, ni de respecter les lois élémentaires de la syntaxe et de la communication. Les personnages de Beckett – bien souvent - ne cherchent pas à communiquer quelque chose à autrui, mais tentent désespérément de se dire. Quoique vaillent les mots, la parole est la seule arme dont ils disposent pour lutter contre le silence et le néant insupportables. Ils sont donc condamnés à parler, à ressasser éternellement les mêmes choses. Le renoncement au langage leur est impossible car la parole constitue l’ultime témoignage de leur présence au monde. C’est la raison pour laquelle la bouche, dans certaines pièces de Beckett, symbolise le seuil limite de la réduction corporelle, en deçà duquel il n’y a plus de manifestation de la présence humaine : plus de parole, plus de respiration, plus de souffle de vie. Blanchot, dans Le livre à venir, parle ainsi au sujet des personnages de Beckett d’une « survivance parlante qui constitue la marque obscure de ce qui en l’être ne veut pas céder »34.
C) Une écriture pathologique ?
1) Beckett et la psychanalyse
Selon Ruth Menahem, l’écriture littéraire est par essence pathologique :
L’écrivain rapporte sur la langue cette attention extrême à soi qui définit l’hypocondriaque. Chaque mot devient une possible maladie, chaque phrase annonce une défaillance ; le livre n’est qu’un corps inquiet assailli par la mort35.
Gilles Deleuze a établi une comparaison entre les textes de Samuel Beckett et l’écriture des schizophrènes dans sa préface du livre de Louis Wolfson, Le schizo et les langues. Il est vrai que Beckett a souvent fait évoluer ses personnages de roman dans des asiles psychiatriques et que les troubles linguistiques de ses personnages de théâtre font penser aux symptômes de la schizophrénie et de l’aphasie. Mais il s’agit là de créatures de fiction. Qu’en est-il de l’auteur lui-même et peut-on parler d’une écriture pathologique ? C’est l’objet de l’analyse de Didier Anzieu, dans un ouvrage intitulé Samuel Beckett et le psychanalyste. Partant de la cure psychanalytique que l’écrivain a suivie pendant un an, à la suite du décès de son père, Didier Anzieu considère l’œuvre beckettienne et son processus de création comme une sorte d’auto-analyse, de catharsis. Beckett le suggérait lui-même lorsqu’il affirmait avoir écrit Watt « par thérapeutie ».
2) Une écriture cathartique
Certes, toute écriture a une valeur cathartique, en particulier celle du monologue intérieur qui, par le biais d’un narrateur fictif, permet de réinstaurer un dialogue avec soi-même, de surmonter ses angoisses et ses conflits. Invoquant les problèmes de dépendance de Samuel Beckett à l’égard de l’alcool, Didier Anzieu va jusqu’à émettre l’idée d’une tension et d’un renversement dialectiques entre la logorrhée, liée à l’état d’ivresse, qui aurait servi au départ de modèle aux personnages beckettiens et la sobriété du style de Beckett, une fois devenu indépendant à l’égard de l’alcool. Selon lui, l’écrivain aurait trouvé « une sécurité narcissique de base en maîtrisant un écoulement liquide symbolique, celui de l’encre sur le papier »36. Le risque d’une telle analyse est double : d’une part, il est réducteur de considérer l’œuvre de Beckett comme une simple guérison de ses tendances alcooliques et une sublimation esthétique de ses pathologies. D’autre part, on risque de minimiser la dimension créative et l’intentionnalité de l’écrivain en l’enfermant dans une période de son histoire affective, somme toute assez courte, de 1935 à 1938. Si toute écriture est cathartique dans la mesure où elle témoigne d’un pathos, avoué ou inavoué, ce n’est pas pour autant qu’elle devient une œuvre littéraire.
Conclusion : une écriture de l’empêchement
En réalité, il serait plus juste de dire que Beckett s’est servi de sa conscience de l’échec et de ses difficultés à écrire comme d’un postulat, renversant ainsi son handicap en un principe créateur à partir duquel il a élaboré toute son œuvre. Travaillant à chaque fois à « s’appauvrir davantage », à « réduire la pression » du langage, selon la formule du locuteur dans Pochade radiophonique, l’écriture beckettienne est une écriture de la pénurie, une œuvre de l’empêchement. L’auteur a poussé la langue dans ses ultimes retranchements, selon le principe de l’exténuation37 et une esthétique de la restriction, en se contentant de dire « le minime minimum, l’iniminisable minime minimum »38. Plus que d’une écriture pathologique, il conviendrait peut-être de parler de style - au sens où Flaubert disait qu’il est une vision du monde – ou encore, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Claude Mauriac, d’alittérature.