La place de Descartes dans l’analyse husserlienne de la crise des sciences et de la philosophie

DOI : 10.58335/shc.118

Résumé

On examine ici l’hypothèse selon laquelle le thème de la crise occupe une place essentielle dans toute la philosophie de Husserl. En effet, celle-ci semble avoir d’abord pour vocation de répondre à une crise sceptique, susceptible de mettre en cause l’idée même de connaissance objective. Puis, dans les années 30, c’est l’idée d’une crise de l’humanité européenne qui fait son apparition. La relation à Descartes, omniprésente dans cette œuvre, peut servir d’angle d’approche pour suivre les différents aspects de cette analyse.

Plan

Texte

Introduction

Dans l’introduction des Méditations cartésiennes, Husserl nous dit que les méditations de Descartes « dessinent le prototype du genre de méditations nécessaires à tout philosophe qui commence son œuvre, méditations qui seules peuvent donner naissance à une philosophie », dans la mesure où « quiconque veut vraiment devenir philosophe devra ‘une fois dans sa vie’ se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire »1. Pourquoi donc une telle démarche – tenter de renverser les sciences pour les reconstruire – est-elle absolument nécessaire et appartient-elle à l’essence de la philosophie ?

En réalité, cette démarche radicale s’explique parce qu’il y a crise. On ne peut comprendre une telle entreprise fondationnaliste2, et surtout un tel souci d’atteindre la certitude (en termes cartésiens) ou l’apodicticité (en termes husserliens) que par la conscience du philosophe d’être dans une situation de crise qui engage sa responsabilité. Mais de quelle(s) crise(s) s’agit-il ? Et peut-il s’agir, dans le cas de Descartes et de Husserl, d’une seule et même crise ? C’est bien ce qu’affirme Husserl : la crise à laquelle la phénoménologie doit répondre est essentiellement une crise sceptique, comme l’était la crise à laquelle Descartes a tenté de répondre. Cette parenté, ou cette continuité d’une crise à l’autre, est le premier élément qui fonde la référence de Husserl à Descartes.

Mais le problème ne s’arrête pas là. Car si, dans toute son œuvre, Husserl semble avoir le souci de répondre à une crise que lui-même nous invite à mettre en rapport avec la crise sceptique du XVIIème siècle, on peut se demander si le terme de crise conserve le même sens au sein de cette œuvre qui court de 1900 (environ), à la fin des années 303. La référence à Descartes joue constamment un rôle – mais ce rôle demeure-t-il le même, alors que l’analyse husserlienne de la crise se modifie et s’enrichit ?

Cette référence à Descartes est ambivalente. Il semble, d’une part, incarner un modèle de réponse à la crise sceptique : Descartes représente alors celui dont le geste ne doit pas seulement être imité, mais prolongé et radicalisé. D’autre part, il se voit attribuer une responsabilité dans ce que Husserl appelle la « crise de l’humanité européenne » et qui est analysée comme une crise des sciences. A travers l’étude du rôle complexe imparti à Descartes dans la pensée husserlienne, on se propose donc d’examiner quelques aspects de cette pensée qui reconstruit l’histoire de la modernité comme une crise continue des sciences avant de l’articuler à une crise de l’humanité.

I. Crises ?

Il semble nécessaire d’opérer quelques distinctions élémentaires sur ce que peut recouvrir le thème de la ‘crise’ dans le contexte où Husserl s’inscrit. Sans chercher à produire une définition trop précise, puisqu’il s’agit précisément de saisir la diversité d’un phénomène, on peut penser à la façon dont Arendt caractérise une période de crise, à savoir comme d’une « brèche entre le passé et le futur », une sorte d’ « entre-deux […] dans le temps historique », un moment où l’héritage pose question4. Quels sont les domaines où se déploie cette brèche ?

I.1. Crise de la philosophie

A partir du milieu du 19ème siècle, c’est la philosophie qui semble en crise – et ce thème de la crise va déborder largement sur le siècle suivant. Brentano5 s’interroge ainsi sur « les raisons du découragement dans le domaine de la philosophie » et constate que « la philosophie ne peut pas se réjouir d’une grande confiance »6. Cette crise de confiance en la philosophie tient certainement pour une grande part au développement des sciences empiriques, qui mettent en question la tâche même de la philosophie. C’est du moins ainsi que le présente Wundt dans un opuscule qui paraît également en 1874, et qui est consacré à La tâche de la philosophie dans le présent. Ne rencontre-t-on pas toujours, se demande-t-il, « l’avis que la philosophie a fini de jouer son rôle ; qu’elle doit maintenant disparaître de la scène et entièrement céder sa place aux sciences empiriques ? »7. Un tel développement des sciences jette notamment un profond discrédit sur la philosophie spéculative de l’idéalisme allemand, incarnée par Hegel.

I.2.Crise des sciences

Mais si l’on prend en compte le début du XXème siècle, le thème de la crise s’infléchit : on ne parle plus seulement de crise de la philosophie, mais de crise des sciences, celles qui naguère, semblaient ne plus laisser de place à la philosophie. Le titre du grand ouvrage de Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936), peut ici servir de symptôme ; précisons que l’idée d’une crise des sciences relève alors d’un lieu commun du débat intellectuel. Ce constat peut procéder d’une critique interne à la communauté scientifique : on en trouve des échos par exemple chez Poincaré. Mais d’autre part, l’idée de crise des sciences étaient abondamment présente dans le discours philosophique : comme l’indique Trotignon, « […] Whitehead, dans Science and the Modern World [1925], notait cette ruine des fondements de la science moderne et soulignait que, faute d’une réinterprétation de son sens et de ses buts, elle courait le risque de dégénérer, en dépit de ses succès techniques »8. De même, chez Heidegger, « les crises immanentes des sciences » sont la preuve d’un besoin de directions nouvelles9. Cette thématique se développera parfois sous la forme d’une véritable réaction à l’égard de la valeur de la science même. On verra que pour Husserl, le problème est réel : la science est effectivement en crise dans la mesure où elle a perdu son importance pour la vie10. La crise des sciences s’articule alors à une crise des valeurs.

I.3.Crise culturelle et crise des valeurs

A partir des années 20, le débat sur la crise n’est plus exclusivement aimanté par le thème de la crise des sciences : l’Europe est évidemment confrontée à des crises de nature politique. La crise est alors souvent désignée comme une véritable crise des valeurs, comme le montre l’importance qu’acquièrent les discussions autour du thème du « déclin de l’Occident ». L’ouvrage de Spengler portant ce titre est alors un best-seller11, et le néo-kantien Rickert a manifestement ses thèses en tête lorsqu’il évoque l’opinion répandue que notre culture manque d’un fondement sûr : il relève en 1924 que « la philosophie biologique » est à la mode, et il semble viser par là une pensée irrationnaliste, d’inspiration nietzschéenne, opposant les valeurs de la vie à celles de la connaissance et de la culture12.

Husserl reprend à la même époque ce topos de la crise des valeurs, même si c’est pour l’envisager d’un point de vue rationaliste. La notion apparaît dans le titre de sa célèbre conférence de Vienne de 1935 intitulée La crise de l’humanité européenne et la philosophie. Mais on note que chez Husserl, c’est toujours une crise des sciences qui est mise au premier plan.

II. De Descartes à Husserl : une réponse fondationnaliste à une crise sceptique

II.1.L’essence de la crise

En effet, pour Husserl, la crise à surmonter est fondamentalement une crise sceptique, même si cet adversaire peut prendre plusieurs visages, notamment ceux de l’historicisme et du psychologisme. Alors même que l’idée de crise peut résonner comme une notion profondément historique (comme rupture au sein d’une histoire), la crise évoquée par Husserl semble traverser les époques, et courir, de manière plus ou moins sous-jacente, à travers les siècles. Certes, la crise sceptique, c’est d’abord le danger qui nous menace, nous Européens des années 30 :

« Nous, hommes d’aujourd’hui, qui sommes nés au cours de ce développement, nous sommes devant le plus grand danger : celui de faire naufrage au milieu du déluge sceptique. »13

Mais c’est aussi la tension qui traverse toute la modernité philosophique :

« Toujours davantage l’histoire de la philosophie […] prend le caractère d’un combat pour son existence, à savoir le combat entre une philosophie dont la vie se passe à accomplir directement sa tâche – la philosophie dans la foi naïve de la raison – et une skepsis qui en est la négation ou la dévaluation empiriste. »14

Telle est, à mon avis, la première signification des références husserliennes à Descartes, dans la mesure où la philosophie cartésienne peut être lue comme une réponse à une crise sceptique : Descartes devient une figure fondatrice, associée à un interminable combat contre l’immortel défi sceptique15.

II.2. Descartes et la crise sceptique des XVIème et XVIIème siècles

Si le doute est un thème particulièrement commenté de la philosophie cartésienne, il faut être conscient que nous le devons en partie à Husserl, qui a été capable de prendre ce doute au sérieux, à la différence des grands post-cartésiens que sont Malebranche, Spinoza et Leibniz, qui en minorent l’intérêt, quand ils ne le critiquent pas. Peut-être parce que Husserl accordait autant d’importance que Descartes à la mise en cause, par le scepticisme, de la possibilité de la connaissance. Le caractère énigmatique de la connaissance est en effet un thème central de la philosophie de Husserl. Comment être certain que la connaissance, définie comme vécu psychique, nous donne un accès sûr aux objets extérieurs à la conscience connaissante, telle est la question :

« […] comment maintenant la connaissance peut-elle s’assurer de son accord avec les objets connus, comment peut-elle sortir au-delà d’elle-même et atteindre avec sûreté ses objets ? »16

Qu’en est-il pour Descartes ? Rappelons dans quelle mesure sa philosophie constitue une réponse à une crise sceptique. Selon Curley, ne pas prendre le défi sceptique au sérieux serait s’exposer à ne pas comprendre complètement Le discours de la méthode (1637) ou Les méditations métaphysiques (1641)17. Le problème essentiel y est en effet celui de la connaissance : le but de la méthode est de trouver la vérité dans les sciences18 ; et celui de méditations métaphysiques d’assurer un fondement à la nouvelle physique19. Mais après tout, pourquoi la physique, ou même les mathématiques, auraient-elle besoin de fondement ? Précisément à cause du contexte sceptique, comme le souligne Popkin dans son interprétation classique20 ; cette lecture présente moins une tradition sceptique qu’elle ne met en relation les arguments sceptiques avec des stratégies qui ont varié selon les contextes : le contexte de départ serait celui de la Contre-Réforme, où la redécouverte des arguments de Sextus Empiricus au XVIème siècle donne lieu à leur utilisation contre un protestantisme que l’on dépeint alors sous les traits d’un nouveau dogmatisme21. Ensuite seulement, avec ceux qu’on appelle les ‘libertins érudits’, le scepticisme prend la forme d’un mouvement collectif, et surtout avec eux la crise pyrrhonienne atteint le savoir naturel. C’est alors que, dans un projet de fondation du savoir, Descartes mobilisera la batterie des arguments sceptiques dans une stratégie qui vise à les dépasser. C’est en adoptant le même chemin que les sceptiques, et même en mettant en œuvre un doute plus radical que celui dont ils ont été capables, que l’on peut atteindre un point d’Archimède qui fonderait la connaissance d’une manière telle qu’elle puisse résister aux attaques sceptiques. Un admirateur du XVIIIème siècle a résumé ce point par une belle formulation : « avant Descartes, il y avoit eu des sceptiques, mais qui n’étoient que sceptiques : Descartes appris à son siècle l’art de faire naître du scepticisme la certitude philosophique »22.

II.3. Le psychologisme : un scepticisme ?

Dans les premières œuvres de Husserl, la lutte contre l’hydre sceptique se conçoit comme une critique du psychologisme. Le premier volume de la première grande œuvre de Husserl, les Recherches logiques, est précisément centré sur la critique du psychologisme23, la psychologie empirique naissante jouant alors pour Husserl le rôle qui était celui du scepticisme pour Descartes. Rappelons ce qu’est le psychologisme. Il désigne en général « une confusion entre ce qui est de nature non psychologique et ce qui est supposé (à tort) être de nature psychologique. Plus exactement, le psychologisme est un certain type d’explication […] d’un ensemble de phénomènes ou d’entités en termes psychologiques […], et ce type d’explication est supposé être illégitime »24. Cela vaut en particulier lorsqu’il est question des principes de la logique – le psychologisme consistant alors à reconduire les lois logiques à des lois psychologiques, donc aux lois qui régissent le fonctionnement de l’esprit humain. D’une telle idée au scepticisme il n’y a qu’un pas, ce qui apparaît clairement lorsque l’on synthétise la position psychologiste de la manière suivante :

« Toute connaissance en tant que phénomène de conscience est soumise aux lois de la conscience humaine ; ce que nous appelons formes et lois de la connaissance ne sont rien d’autre que des ‘formes fonctionnelles de la conscience’ ou le système des lois régissant ces formes fonctionnelles – donc des lois psychologiques. »25

Les lois « régissant nos fonctions de consciences » sont relatives à notre esprit. On peut certes distinguer deux sortes de relativisme, individuel et spécifique, selon que l’on considère qu’un jugement dépend du sujet qui opère ce jugement, ou de l’espèce à laquelle l’individu en question appartient. Mais l’essentiel est de reconnaître que « le psychologisme, sous toutes ses variétés et ses diverses formes individuelles, n’est pas autre chose qu’un relativisme »26. La philosophie comme science rigoureuse complète le tableau du scepticisme sous ses formes modernes en couplant la critique du psychologisme à celle de l’historicisme. Il s’agit à nouveau d’un relativisme, insistant sur le fait qu’une vision du monde est déterminée historiquement et culturellement. Husserl ne nie pas le constat de fait, mais il s’interroge sur les conséquences d’un historicisme de principe. Ce que l’on vient d’affirmer à propos de telle conception du monde vaudrait alors pour les sciences exactes : il (ne) sagirait (que) de formations culturelles27. A-t-on alors le droit d’y voir autre chose, et notamment « des unités dotées d’une valeur objective ? On voit aisément que l’historicisme conséquent mène à un subjectivisme sceptique radical. Les idées de vérité, de théorie, de science, perdraient alors, comme toute idée, leur valeur absolue »28. Psychologisme et historicisme sont donc des explications qui reconduisent à une genèse de fait ce qui a le statut d’idéalité intemporelle, et qui n’est pas de l’ordre du fait :

« Aucune vérité n’est un fait, c'est-à-dire quelque chose de déterminé dans le temps. Une vérité peut sans doute signifier qu’une chose est, qu’un état de chose existe, qu’une modification a lieu, etc. Mais la vérité elle-même transcende toute temporalité, c'est-à-dire que ça n’a aucun sens de lui attribuer une existence temporelle, un début ou une fin »29

Le thème de la crise sceptique est bel et bien central dès les premières œuvres de Husserl. Mais le lien entre « crise sceptique » et « crise de l’humanité européenne » est encore à venir.

III. Aux sources de la crise des sciences européennes : Galilée et Descartes ?

Husserl reconnaît en Descartes le penseur de la modernité, la première tentative d’une philosophie transcendantale, c'est-à-dire une philosophie remontant aux opérations d’une subjectivité transcendantale. Et pourtant, être l’initiateur de la modernité, cela signifie aussi, dans le cas de Descartes, porter une responsabilité dans la crise du monde moderne30. Dans le texte des années 35-36, la Krisis, Husserl nous parle encore d’une crise de la philosophie et des sciences, mais cette crise a acquis une signification tout à fait nouvelle dans la mesure où elle apparaît comme une crise de l’humanité européenne.

III.1. Galilée et la mathématisation de la nature31

Il faut d’abord s’arrêter sur la figure de Galilée, qui semble de prime abord plus importante que celle de Descartes dans l’analyse de Husserl. On fera ici l’hypothèse que Galilée et Descartes forment un doublon, et que seule leur association permet de rendre complètement compte de la thèse husserlienne.

Galilée est un certes un génie mais, dit Husserl dans une formule célèbre, un génie à la fois découvrant et recouvrant32 – une ambivalence qui sera aussi associée à Descartes, ce qui confirme le parallèle. Ce que Galilée découvre, c’est « la nature au sens de la physique », une nature qui s’exprime en langage mathématique, et qui est strictement régie causalement par des lois exactes. En quoi, et de quoi, y a-t-il recouvrement ? Pour le comprendre pleinement, il faut prendre en compte une première étape, ‘platonicienne’, dont Galilée est l’héritier. Dans la Krisis Husserl ne limite pas son investigation à la science moderne ; il propose une reconstitution de « l’origine de la géométrie »33. A l’origine de la géométrie, il y a des expériences perceptives et surtout des pratiques. Autrement dit, la géométrie (et cela vaut de toute science) s’enracine dans le sol du « monde de la vie ». La mesure notamment, sous la forme de l’arpentage, constitue une ‘proto-géométrie’. En effet, même si l’expérience ne nous donne que du vague, du flou, les activités que sont l’arpentage ou l’architecture, requièrent des étalons et des formes privilégiées qui servent de moyen de comparaison. « La vie quotidienne, le bricolage, les techniques ont déjà leurs ‘patterns’, leurs patrons, règles, schémas, équerres, niveaux, fils à plomb, pochoirs, moules, épures, une riche panoplie pour les pratiques de contrôle, de rectification, de comparaison, de correction »34. La géométrie proprement dite commence lorsque, par un changement d’attitude, on en vient à s’intéresser aux patrons, aux formes-limites qui nous servent d’étalon :

« […] partout s’annoncent, issues de cette praxis de perfectionnement et du libre élan qui la porte ‘toujours à nouveau’ vers les horizons d’un perfectionnement imaginable, des Formes-Limites vers lesquelles tend, comme vers un pôle invariant et inaccessible, chaque série de perfectionnements. Lorsque notre intérêt porte sur ces formes idéales et que nous nous occupons systématiquement à les déterminer, puis, à partir de celles qui sont déterminées, à en construire de nouvelles, alors nous sommes ‘géomètres’. […] Au lieu de la praxis réelle […] nous avons maintenant une praxis idéale, celle d’une ‘pensée pure’ qui s’en tient exclusivement au royaume des pures Formes-Limites. »35

Voilà constitué le monde platonicien, un monde d’Idées ou de Formes pures, exactes, libérées de l’imprécision de notre expérience sensible. Le geste de Galilée introduit une nouvelle révolution en faisant descendre en quelque sorte ces Formes-Limites au sein de la nature physique. C’est la nature même qui est, essentiellement, constituée de telles formes. « La nature est, dans son ‘être véritable en soi’, mathématique »36. Mais la nature est par là même recouverte d’un « vêtement d’idées » ; ce que Galilée pose comme l’être en soi de la nature n’est en fait que le résultat d’opérations de l’esprit ou de la subjectivité ; c’est le résultat d’un long processus d’idéalisation. Au terme de ce rapide résumé, on entrevoit ce qui, pour Husserl, est oublié ou recouvert : la subjectivité.

III. 2. Le rôle de Descartes : le dualisme et la psychologie

Descartes n’est pas seulement le fondateur de la philosophie moderne, il est aussi celui du dualisme ; il n’a pas seulement entrevu la nécessité d’un retour à l’Ego, il a commis l’erreur de psychologiser celui-ci. Il est le père de ce contresens fondamental qu’est, selon Husserl, le « réalisme transcendantal »37. Le doute de Descartes, dans la première Méditation, constitue une sorte d’épochè phénoménologique (une mise entre parenthèse du monde qui doit nous donner accès à la vie de la subjectivité). Mais Descartes manque l’Ego transcendantal, dans la mesure où il en fait une chose, une âme, une partie du monde, dans la seconde Méditation. Or, pour Husserl, ce qui constitue le sens du monde, à savoir la subjectivité, ne peut être une partie du monde.

Ainsi, dans la Krisis, le long § 9 consacré à Galilée est suivi d’une analyse du dualisme, qui en est le complément logique, et qui constitue le fondement de la psychologie moderne. Le dualisme est présent en germe dans la pensée de Galilée38, dans la mesure où il reconduit à la subjectivité toutes les qualités sensibles. Mais c’est Descartes qui lui donne une forme philosophique achevée : en face de la nature étendue, du monde des corps, on trouve une res cogitans ; celle-ci est comme le résultat de l’abstraction de Galilée qui a donné lieu à « l’idée d’une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi »39. S’ensuit une mutation de l’idée de monde :

« Le monde se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et monde-du-psychologique dont le second à vrai dire ne s’élève pas à la consistance d’un être-monde, à cause de la façon dont il est relié à la nature ».

La physique moderne semble donc appeler une psychologie, mais celle-ci est alors condamnée à suivre le modèle de la physique :

« La dissociation et la mutation-de-sens du monde fut la conséquence, parfaitement saisissable, d’un fait en réalité inévitable au commencement de l’époque moderne : le rôle de modèle tenu par la méthode de la science de la nature, ou, en d’autres termes, par la rationalité physique » (Krisis, p. 70).

Le dualisme de Descartes a donc bien un double sens : il est retour à la subjectivité, mais il est aussi manifestation du rationalisme objectiviste40 qui rend possible une « psychologie naturaliste », qui elle-même donne lieu à une forme de scepticisme, et rend incompréhensibles les opérations de la subjectivité41.

III. 3. De la crise des sciences à la crise de l’humanité européenne

L’analyse husserlienne, telle que nous l’avons résumée jusqu’à présent, évoque une crise sceptique ; elle comporte des références à Galilée et à Descartes ; elle traite de la physique et de la psychologie. Et pourtant, par là même, c’est bien la crise de l’Europe des années 30 qu’il s’agit d’expliquer. « Lorsque la Krisis relie la crise du monde moderne à une faille de la psychologie dans ses fondements, le jugement peut paraître arbitraire, outrancier », écrit Trotignon42. Reconnaissons que le lien en question n’est pas évident. Essayons néanmoins de l’expliciter, avant de nous interroger, en conclusion, sur la pertinence d’une telle analyse.

Si une crise qui semble avant tout philosophique (qu’il s’agisse d’une crise de la philosophie, ou d’une crise de la psychologie sous le regard du philosophe) peut être interprétée comme crise de l’Europe ou plus précisément de l’humanité européenne, c’est que l’Europe est à comprendre comme entité spirituelle43, qui trouve son lieu de naissance dans la « percée de la philosophie » en Grèce : cette nouvelle attitude à l’égard du monde ambiant que les grecs ont nommé philosophie serait « le proto-phénomène de l’Europe spirituelle »44. L’attitude « théorétique » constitue une « révolution de l’historicité », « de l’ensemble de la culture, une révolution dans le mode d’être de l’humanité dans son ensemble en tant que créatrice de culture »45. En effet, « la culture scientifique » est « dominée par les idées de l’infinité » (au sens de « réélaboration perpétuelle »46) et, dans cette mesure, avec la science et la philosophie, l’humanité devient « l’humanité des tâches infinies ». Cette infinité a elle-même partie liée à l’universalité : avec l’esprit scientifique apparaît du même coup, en Grèce, « un esprit culturel universel », une nouvelle sorte de communauté qui n’est plus lié au sol de la tradition nationale47. Dans cette invocation universaliste d’une forme de communauté transcendant les frontières, on sent l’urgence qu’il y avait pour Husserl de réagir au contexte historique des années 30. Peut-on dire pour autant qu’est alors éclaircie la manière dont une crise des sciences peut être aussi une crise de l’humanité ?

L’humanité européenne se définit, comme nous venons de le voir, comme entité spirituelle, par la naissance de la rationalité philosophique et scientifique. Or, tout en menant une critique contre l’irrationalisme ambiant, Husserl considère bel et bien que « la crise européenne s’enracine dans l’erreur d’un certain rationalisme »48 ; la réussite du rationalisme n’est plus qu’une réussite technique, dans la mesure où le savant n’obtient ses succès que grâce à une méthode transformée en technique et dépouillée de son sens. Or, l’activité du scientifique ne peut avoir un sens « que si le savant a formé et exercé en lui la capacité à questionner-en-retour sur leur sens d’origine toutes les structures-de-sens et toutes les méthodes qui sont les siennes »49. Autrement dit, il doit réactiver ce qu’il a reçu comme un héritage sédimenté ; il doit se l’approprier par un retour aux actes de la subjectivité dans laquelle s’enracine toute structure de sens.

Le problème est donc bien, plus globalement, celui de l’objectivisme en tant qu’oubli de la subjectivité – et c’est là ce qui explique la charge contre la psychologie : c’est elle qui incarne la démarche de « naturalisation de l’esprit »50 :

« […] le fondement de l’impuissance d’une culture rationnelle ne se trouve pas […] dans l’essence du rationalisme même, il se trouve seulement dans son extranéation, dans le fait qu’il s’enrobe du cocon du ‘naturalisme’ et de l’objectivisme’ »51.

Conclusion : le philosophe, la crise et l’histoire. La sublimation philosophique.

Le thème de la crise engage pour nous une réflexion sur le regard du philosophe sur l’histoire. Comme le remarque Ricoeur, la phénoménologie transcendantale de Husserl n’était pas préparée à intégrer une réflexion sur l’histoire : « l’histoire […] rentre dans les préoccupations du philosophe le plus anhistorique et le plus apolitique par la conscience de crise »52. Qu’est-ce qui caractérise un regard philosophique sur l’histoire ? Husserl, d’origine juive dans l’Allemagne des années 30, ne pouvait pas se placer alors dans la position du ‘spectateur désintéressé’ (position à laquelle nous parvenons au terme de l’épochè, et qui consiste à voir le monde avec un regard libre de tout intérêt pratique). En raison de ses origines, il est notamment radié de l’Université en 1936. « Le rôle du spectateur désintéressé, écrit-il, est trop difficile à tenir à cette époque par des gens de notre espèce »53. Et pourtant, ne s’opère-t-il pas dans l’analyse que nous avons essayée de retracer, une véritable sublimation philosophique à l’égard des aspects les plus crûment historiques ? Au moment même où l’histoire s’impose à lui, le philosophe nous propose à nouveau une lecture de la crise centrée sur les figures de Galilée et Descartes. Si j’ai voulu montrer cette persistance de la référence à Descartes, c’est notamment pour m’étonner qu’une référence philosophique occupe encore une place centrale à un moment où les événements historiques semblent relever d’un tout autre ordre de causalité. Par l’image de la sublimation, j’aimerais suggérer que l’analyse du philosophe produit un véritable changement d’état du matériau historique, un passage à un autre ordre, une sorte de transmutation quasi alchimique : derrière les événements politiques, il y aurait une causalité relevant de l’histoire des sciences et de la philosophie, et accessible, semblerait-il, au seul philosophe.

En effet, l’histoire du philosophe est téléologique et idéaliste : elle est orientée vers une fin, et la causalité qui y règne semble avant tout celle des idées. C’est ce que je voudrais souligner en conclusion : la crise (politique et culturelle) est sous-tendue, dans l’analyse husserlienne, par la lutte de la ‘vraie philosophie’ avec le scepticisme, une lutte qui semble le moteur de l’histoire (philosophique) de la philosophie. Depuis Hegel, une philosophie de l’histoire semble destinée à trouver la raison ou le sens sous le chaos apparent. C’est peut-être la grandeur du philosophe que d’être capable d’adopter une telle posture dans les temps les plus difficiles ; mais cela fait également ressortir à quel point le regard philosophique semble souvent tenté par des opérations de sublimation qui nous font peut-être perdre de vue les aspects les plus proprement sociaux et historiques du monde humain.

Notes

1 Husserl, Méditations cartésiennes, trad. Peiffer-Lévinas, Vrin, p. 18-19 Retour au texte

2 Schématiquement, en épistémologie, le fondationnalisme est la théorie considérant que l’édifice de la connaissance repose sur des croyances de base, qui justifient toutes les autres, et qui ne sont justifiées par aucune autre. Descartes est un exemple d’épistémologie fondationnaliste dans la mesure où sa démarche consiste à dégager une première vérité, à savoir la certitude de mon existence, qui joue le rôle de point d’Archimède, de point fixe, pour les autres énoncés. Retour au texte

3 C’est le lieu de donner quelques repères chronologiques : Husserl publie sa première œuvre, La philosophie de l’arithmétique, en 1891. Les Recherches logiques datent de 1900-1901 ; le premier volume des Idées directrices pour une phénoménologie de 1913 ; les Méditations cartésiennes de 1929 ; la conférence « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » a été prononcée en 1935 (d’abord à Vienne puis à Prague) ; la Krisis a été rédigée en 1935-36. Husserl meurt en 1938. Retour au texte

4 Cf. H. Arendt, La crise de la culture (recueil de textes écrits entre 1954 et 1968), préface, trad. fr. P. Lévy (dir.), Gallimard, 1972 Retour au texte

5 Brentano (1838-1917), qui a été le maître de Husserl, est une figure essentielle de la philosophie du 19ème siècle, et a joué un rôle important dans l’histoire de la psychologie. Retour au texte

6 Brentano, « Über die Gründe der Entmutigung auf philosophischem Gebiete » (1874), cité par L. Freuler, La crise de la philosophie au XIXe siècle, Vrin, 1997, p. 10. Retour au texte

7 Wundt, Über die Aufgabe der Philosophie in der Gegenwart, (1874). Cité par Freuler, op. cit., p. 10. Wundt (1832-1920) est médecin de formation, et a été l’assistant de Helmoltz ; il est l’auteur d’un Traité de psychologie physiologique (1874), et a fondé en 1879 le premier laboratoire de psychologie expérimentale. Il constitue donc une étape essentielle dans le processus d’autonomisation de la psychologie vis-à-vis de la philosophie. Cf. S. Nicolas, Histoire de la psychologie, Dunod, 2001. Retour au texte

8 Trotignon, Le Cœur de la raison. Husserl et la crise du monde moderne, Fayard, 1986, p. 30. Retour au texte

9 Heidegger, Être et temps, § 3 ; cité par De Gandt, Husserl et Galilée. Sur la crise des sciences européennes, Vrin, 2004, p. 169 Retour au texte

10 Cf. Krisis, § 2. Retour au texte

11 Spengler, Der Untergang des Abendlandes (1918-1922). Il y aurait eu soixante-huit rééditions du premier tome (1918) jusqu’en 1931 (note du traducteur de Rickert, Le système des valeurs et autres articles, trad. fr. J. Farges, Vrin, 2007). Retour au texte

12 Voir par exemple Rickert, « Valeurs de vie et valeurs de culture », in op. cit. Retour au texte

13 Krisis, p. 20. Retour au texte

14 Krisis, p. 19. Retour au texte

15 Sur « l’immortalité » du scepticisme, voir Husserl, Philosophie première I [1924], trad. fr. A. Kelkel, Puf, 1970, p. 81. Retour au texte

16 Husserl, L’idée de la phénoménologie (1907), trad. fr. Lowit, Puf, 1970, p. 41. Retour au texte

17 Curley, Descartes against the skeptics, Harvard University Press, Cambridge, 1978. Retour au texte

18 Cf. la règle IV, « on ne peut se passer d’une méthode pour se mettre en quête de la vérité des choses », Règles pour la direction de l’esprit, trad. Brunschwig, édition Alquié, Garnier, t. 1, p. 90. Retour au texte

19 « Ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique » (à Mersenne, 28 janvier 1641). Retour au texte

20 Popkin, Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza, trad. fr. C. Hivet, Puf, 1995 – l’édition anglaise est de 1979. Retour au texte

21 Popkin cite notamment cette phrase de Luther : « un chrétien doit être certain de ce qu’il affirme, ou alors il n’est pas chrétien ». Retour au texte

22 Abbé François Para du Phanjas, Théorie des êtres insensibles (1779), cité par Popkin, op. cit., p. 227. Retour au texte

23 Recherches Logiques I. Prolégomènes à la logique pure [1900], trad. fr. Elie, Kelkel, Scherer, Puf, 1959. Retour au texte

24 P. Engel, Philosophie et psychologie, Gallimard, 1996, p. 66. Retour au texte

25 Recherches logiques I. Prolégomènes à la logique pure, § 33 (ce paragraphe fait partie du chapitre VII, intitulé « le psychologisme en tant que relativisme sceptique »). Retour au texte

26 Idem, § 38, p. 136. Retour au texte

27 C’est un point sur lequel insistera beaucoup la Krisis. Les sciences, écrit Husserl dans ce texte, sont « des faits culturels dans ce monde » (cité par Ricoeur, A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1986, p. 171). Mais la perspective alors adoptée n’est pas celle du relativisme. Retour au texte

28 La philosophie comme science rigoureuse, p. 63. Retour au texte

29 Recherches logiques I, p. 82. Retour au texte

30 Soulignons que dans cette analyse, la critique est toujours étroitement mêlée à un éloge. Retour au texte

31 Cf. la présentation très claire de De Gandt, Husserl et Galilée, op. cit. Retour au texte

32 Krisis, p. 61. Retour au texte

33 C’est le titre d’un célèbre texte qui constitue l’appendice III de la Krisis (p. 403-427 dans l’édition Gallimard). Retour au texte

34 De Gandt, op. cit., p. 57-58. Retour au texte

35 Krisis, p. 30-31. Retour au texte

36 Krisis, p. 62. Retour au texte

37 Krisis, § 18. Cf. également les Méditations cartésiennes. Retour au texte

38 Cf. § 10. Retour au texte

39 Le développement sur Galilée s’achève ainsi : « il est manifeste que par là même se trouve également préparé le dualisme, qui bientôt apparaîtra chez Descartes » (Ibidem, p. 70). Retour au texte

40 L’objectivisme est défini de la manière suivante : « la caractéristique de l’objectivisme est qu’il se meut sur le terrain du monde donné d’avance avec évidence par l’expérience et que ses questions visent la ‘vérité objective’ de ce monde, ce qui est valable inconditionnellement pour ce monde aux yeux de tout être raisonnable, bref : ce qui est en soi ». A l’objectivisme s’oppose le transcendantalisme (autrement dit : la phénoménologie transcendantale de Husserl lui-même), qui affirme : « le sens d’être du monde donné d’avance dans la vie est une formation subjective, c’est l’œuvre de la vie dans son expérience, de la vie pré-scientifique. C’est dans cette vie que se bâtit le sens et la validité d’être du monde […]. Quant à ce qui concerne le monde ‘objectivement vrai’, celui de la science, il est une formation de degré supérieur, qui a pour fondement l’expérience et la pensée pré-scientifique avec leurs opérations-de-validité » (Krisis, p. 79-80). D’où la nécessité d’une « question-en-retour radicale sur la subjectivité », laquelle subjectivité ne peut être appréhendée par la psychologie, puisque celle-ci l’objective. Retour au texte

41 Krisis, § 13 : « Les premières difficultés du naturalisme physiciste en psychologie : le caractère insaisissable de la subjectivité opératoire ». Retour au texte

42 Le cœur de la raison, op. cit., p. 56 Retour au texte

43 Husserl prend le contre-pied du discours raciste (qui consiste à voir dans un peuple une race, autrement dit une entité naturelle) en affirmant qu’ « il n’y a pas de zoologie des peuples ». Retour au texte

44 Conférence « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » (Conférence de Vienne, 1935), trad. in La crise des sciences européennes…, p. 355. Retour au texte

45 Ibidem, p. 358-359. Retour au texte

46 Ibidem, p. 356. « Les idées, ces formations de sens produites dans les personnes individuelles et qui sont d’un genre nouveau et surprenant, consistant à receler en soi des infinités intentionnelles… » ; « Avec la première conception des idées, l’homme devient peu à peu un nouvel homme. Son être spirituel entre dans le mouvement d’une réélaboration perpétuelle » (p. 355-356). Retour au texte

47 Ibidem, p. 367. Retour au texte

48 Idem, p. 373. Retour au texte

49 Krisis, p. 66 Retour au texte

50 Idem, p. 374. Retour au texte

51 Conférence de Vienne, p. 382. N. Depraz traduit plus simplement les derniers mots par : « … dans son extériorisation, dans son engloutissement dans le naturalisme et l’objectivisme ». Retour au texte

52 Ricoeur, « Husserl et le sens de l’histoire », in A l’école de la phénoménologie, p. 229-30. Retour au texte

53 Cité par Kelkel et Scherer, Husserl, Puf, 1964, p. 16. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Jonathan Racine, « La place de Descartes dans l’analyse husserlienne de la crise des sciences et de la philosophie », Sciences humaines combinées [En ligne], 3 | 2009, publié le 01 janvier 2009 et consulté le 20 avril 2024. DOI : 10.58335/shc.118. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=118

Auteur

Jonathan Racine

Doctorant en Philosophie, Centre Georges Chevrier UMR 5605

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