Je propose d’envisager le rapport du commun à l’universel à partir de la différence que le philosophe Cornélius Castoriadis1 établit entre, d’une part, le social historique en train de se faire et, d’autre part, la saisie de son intelligibilité à travers des catégories qui, bien qu’étant historiques, tendent à l’extraire du cours de l’histoire. Dans cette perspective, l’universel désigne l’eidos d’un phénomène que le commun envisage comme une praxis effective et continue. Du commun à l’universel, il y a donc une continuité possible, même si elle peut toujours trouver une solution à ce point où, pris dans les termes d’un texte de loi par exemple, ce qui a émergé dans l’effervescence révolutionnaire devient une chose autre, étrangère à elle-même. Mais le commun n’en continue pas moins d’exister et, comme le réel excède sa représentation, il déborde l’universel : il lui préexiste, persiste et l’esquive en échappant à tout prédicat particulier. Car le commun ne se manifeste que dans l’ordre du multiple, du divers, et c’est pourquoi, pour bien comprendre le hiatus séparant le commun de l’universel, il faut aussi comprendre comment s’articulent le singulier et le commun2.
En suivant cette piste, la discussion sur le rapport entre le commun et l’universel se situe dans la suite des débats qui ont eu lieu à propos de l’hylémorphisme aristotélicien qui veut que ce qui existe soit composé de deux natures essentiellement différentes : la matière d’une part, et la forme (eidos) d’autre part. Cette idée a été combattue à plusieurs reprises au cours de l’histoire mais trouve sa critique la plus achevée dans l’œuvre de Gilbert Simondon3. Le principe d’individuation, par lequel se manifeste l’existence, recouvre selon lui deux topiques. La première tient dans le fait que, étant la réalité ultime de l’Être, l’individu n’a qu’une nature univoque qui possède deux versants solidaires. Sa singularité – ce en quoi il est cet individu particulier et pas un autre (son « eccéité ») – témoigne nécessairement de sa nature qui, elle, est commune à tous les membres de son espèce (sa « quiddité »). La seconde réside en ce que l’individu n’est jamais individué une fois pour toutes, mais est toujours en train de s’individuer. Il se transforme dans les mondes qu’il traverse, en d’autres termes, en même temps qu’il les transforme.
Ce qu’on peut dès lors appeler le « réalisme » du commun tient au fait qu’il n’existe que dans la multitude des individus singuliers, sensibles et concrets qui le manifestent. En retour, l’individu n’est jamais indépendant du système pré-individuel (synolon) dont il procède et où il évolue, traduisant finalement toujours autre chose que lui-même. Ce qui relie fondamentalement l’individu à l’Être est tout entier dans sa nature et non pas dans la seule de ses composantes qui serait, sinon divine, du moins spirituelle. Le commun est dans la matière vivante puisqu’elle ne se distingue pas de l’esprit. À chaque fois que la controverse sur la nature de l’individu reprend, dans l’histoire de la pensée, il s’agit toujours : 1° de rappeler qu’il n’y a pas moins d’être dans l’étant parce qu’il existe, incarné et fini ; 2° de considérer l’humanité concrète s’individuant, plutôt que quelque principe abstrait érigé en dogme, pour changer la façon de penser et peut-être même de gouverner la relation des humains entre eux, avec leurs environnements. L’enjeu important de la discussion est bien de mettre l’accent sur cette activité instituante que désigne le commun. Et cette démarche suppose de se défaire de l’hétéronomie4, c’est-à-dire : d’une idée étrangère à la réalité concrète à l’aune de laquelle elle serait évaluée, faisant inévitablement ressortir une sorte de manque à être.
Le commun n’est pas l’hypothèse de quelque chose à venir, mais bien une réalité effective et, pour le montrer, je voudrais évoquer quelques éléments d’une enquête ethnologique que je réalise depuis 2018. Ce terrain, comme on le dit dans les sciences sociales, est fait de différents ateliers implantés dans la région grenobloise qui, ensemble, forment un système pré-individuel, très ancré historiquement et géographiquement, et au sein duquel s’individuent des initiatives différentes, toujours reliées entre elles, avec d’autres ailleurs. Chacun de ces ateliers constitue en outre, non pas une utopie, mais une hétérotopie, c’est-à-dire : un lieu où s’expérimente une autre façon d’être au monde. Conjointe, leur activité débouche non seulement sur une production matérielle diversifiée, et toujours collectivement utile, mais aussi sur une transformation de celles et ceux qui y participent en leur permettant d’élaborer une plus grande autonomie. C’est là le sens et l’intérêt de l’approche proposée par Castoriadis : la poïesis n’est pas séparable d’une autopoïesis qui, par la pratique d’une reprise incessante, conduit l’individu – entendu comme sujet (personne ou collectif) – à redéfinir son rapport à l’autre. Je vais donc exposer en quoi peut consister, concrètement, cette pratique continue dont il souligne qu’« elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel5 ».
L’écosystème du faire
Ce qu’on appelle le commun procède donc d’une activité instituante consistant à faire quelque chose ensemble, comme produire et gérer collectivement un bien ou un service quelconque6. Elle prend forme au sein d’un système, indifférencié et pré-individuel comme l’écrit Simondon, qui conduit cependant à l’émergence d’un sujet différencié. Dans l’histoire du concept, cette totalité renvoie tout d’abord à l’Être divin, comme chez John Duns Scot (1266-1308) qui, le premier, propose cette conception univoque de la nature de l’individu7. Il serait certainement passionnant de reprendre l’argumentation qu’il oppose à l’hylémorphisme introduit dans la scolastique par Thomas d’Aquin (1225-1274) mais, plutôt qu’une discussion sur la nature des anges, je limiterai mon propos à des développements plus modernes : plus propres à faire ressortir les enjeux actuels de la discussion. Plus précisément, c’est sur les acteurs et auteurs de la révolution de 1848 que je souhaiterais m’attarder et particulièrement sur Pierre Leroux (1797-1871), qui identifie le commun à une humanité qu’il tente précisément de dégager du divin.
Comme d’autres acteurs des événements ayant conduit à l’éphémère Seconde République, Pierre Leroux reproche en effet aux institutions postrévolutionnaires de laisser pendante la question sociale. Si la Révolution de 1789 lui semble inachevée, cela tient non seulement à la mainmise de la bourgeoisie sur ces institutions, mais aussi aux principes hérités des Lumières sur lesquels elle s’appuie. Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier de 1791, par exemple, interdisent toute « coalition » des travailleurs au nom du principe de la liberté d’un individu aussi rationnel qu’abstrait, dont le seul mode licite d’association avec ses contemporains doit être celui du contrat. À cet idéal, Leroux oppose une réalité plus complexe. L’individu concret est, pour lui, également pluriel et changeant, en interaction constante avec les milieux où il vit. Comme plusieurs de ses contemporains8, Leroux désigne par le terme de « solidarité » cette relation de dépendance mutuelle entre l’individu et l’humanité qui, si elle a en effet les traits d’un être générique, diffère de l’universel dans la mesure où ce dernier n’a pas d’existence véritable : « pareille en quelque chose à celle des êtres particuliers9 ». C’est à cette solidarité concrète, en laquelle réside le principe de son humanité, qu’il convient de donner un cadre pour lui permettre de s’épanouir, plutôt que de la contraindre. Si la liberté d’association est bien ainsi la grande affaire de la révolution de 184810, c’est qu’elle débouche sur la possibilité de fonder, légalement, les formes autonomes de l’organisation du travail, produites et gérées par ceux qui les créent pour leurs propres besoins comme les coopératives ouvrières ou les sociétés de secours mutuel, notamment.
Le concept de solidarité sera repris à la fin du xixe siècle par Émile Durkheim qui, rejetant également le principe selon lequel la société résulterait d’un contrat, définit le lien social comme une solidarité de facto. L’ouvrage qu’il fait paraître en 1893 fonde la science sociologique en France mais peut également être lu comme un plaidoyer pour la liberté d’association, qui ne sera définitivement obtenue qu’en 190111. Il est aussi au cœur du solidarisme fondé par Léon Bourgeois pour qui l’individu concret est toujours en « dette » à l’égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains12. Le programme de ce mouvement social et politique est l’ancêtre de tous ceux qui militent encore pour la diminution du temps de travail, les droits sociaux (famille, retraite, prévoyance, maladie, chômage), la redistribution par l’impôt, etc.
Le commun dont parle Leroux dans les termes d’une « communication incessante » entre les individus et les collectifs, du passé aussi bien que du présent, désigne donc une dynamique créative débouchant sur la production de quelque bien ou service particulier, mais aussi du social. Durkheim voit même, dans ces « forces collectives », un remède contre les effets délétères de l’anomie liée au développement des sociétés industrielles : « Une société composée d’une poussière infinie d’individus inorganisés qu’un État hypertrophié s’efforce d’enserrer et de retenir, écrit-il, constitue une monstruosité sociologique13 ». Peu importe le domaine dans lequel s’illustre cette activité instituante – la protection sociale, la production et le partage de savoir ou de savoir-faire, etc. –, ce qui compte, c’est qu’elle soit l’initiative de collectifs autonomes qui en assurent la gestion effective. Les ateliers qui font l’objet de mon enquête entrent parfaitement dans cette définition générale : auto-organisés, libres dans la poursuite des buts qu’ils se sont fixés et humainement épanouissants14. Il en existe une soixantaine aujourd’hui dans l’agglomération grenobloise qui, tous, ont pour vocation de mettre à la disposition de celles et ceux qui le désirent les moyens nécessaires à la réalisation d’un projet consistant à créer, réparer ou recycler : des vélos, des automobiles, des matériels ou des logiciels informatiques, des meubles ou autres objets en bois, des équipements électroniques ou électro-ménagers, etc. Les jardins font également partie de ce système dans la mesure où, comme les autres ateliers, ils sont « auto-gérés ». La mesure chiffrée n’est ici qu’indicative car de nouveaux ateliers ouvrent chaque année : soit par essaimage de ceux qui existent déjà, soit du fait de nouvelles initiatives, explorant éventuellement des domaines nouveaux.
La création des premiers ateliers remonte aux années 1970 et s’inscrit dans la continuité des pratiques de pluriactivité caractéristiques des milieux ouvriers et paysans, dans les Alpes notamment15. D’abord créés par les comités d’entreprises de grands établissements industriels, ces ateliers sont aujourd’hui hébergés au sein de MJC ou de Maisons des habitants. Il faut en effet disposer de locaux assez grands pour abriter de nombreuses et volumineuses machines. Dans l’esprit des fondateurs – aujourd’hui octogénaires ou nonagénaires mais qui n’en continuent pas moins de venir « travailler le bois » presque quotidiennement – il s’agissait de renouer avec une pratique de leur père. En réalité, la création de ces ateliers signalait déjà la double transformation d’une forme de « travail à-côté16 ». Au déplacement géographique des villages de montagne vers un centre urbain correspondait un déplacement social. Les pratiquants les plus anciens des ateliers-bois ont en effet tous exercé une activité exclusive, pour la plupart d’ouvrier qualifié ou de technicien dans l’industrie, en rupture avec l’activité d’ouvrier-paysan qui a prévalu dans les vallées alpines, parfois jusque dans les années 1950. Ces premiers ateliers ont ensuite essaimé et il s’en est créé de nouveaux tout au long des années 1990 et 2000, élargissant toujours davantage leurs publics. Aujourd’hui, cette pratique se diffuse encore dans de nouveaux ateliers moins spécialisés, dans la mesure où l’on n’y travaille pas que le bois, et qui affichent une préoccupation environnementale. Le bois entre en effet désormais dans la fabrication de lombri-composteurs, d’éoliennes, de cuiseurs solaires, de marmites norvégiennes, nonobstant celle de meubles en bois de palettes récupéré.
Les jardins collectifs autonomes apparaissent à Grenoble dans les années 1990 à côté de formes plus classiques de jardinage portées par les municipalités. Ces dernières s’appellent encore aujourd’hui « jardins familiaux », comme depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale, dans le prolongement des « jardins ouvriers ». Cette étiquette est parfois reprise par des associations, mais l’appellation la plus courante des jardins qui m’intéressent est « jardin collectif familial » ou « jardin partagé ». Certains espaces affichent parfois aussi un projet d’« insertion », et d’autres ajoutent une dimension « pédagogique », voire « expérimentale » consistant à explorer les techniques et méthodes de l’agroécologie contemporaine. Là encore, on observe le double déplacement d’une pratique ancienne : depuis les catégories ouvrières vivant à la périphérie des centres-villes, vers les catégories sociales au moins intermédiaires qui sont les plus nombreuses à habiter au centre des grandes agglomérations. Cette transition avait déjà été documentée par Florence Weber17, montrant la diversification des différentes « logiques » selon lesquelles s’organisent la vie des jardins : de la production/autoconsommation à une pratique d’agrément, en passant par la culture de l’estime de soi grâce au « jardin propre ». Ces trois logiques existant toujours, on pourrait peut-être souligner l’apparition d’une quatrième d’entre elles, orientée vers une préoccupation écologique. Les nouveaux jardins collectifs permettent en effet une production complémentaire de fruits et de légumes « bios », respectueuse de l’environnement, et assument une nouvelle fonction paysagère en milieu urbain : favorable à la qualité de l’air, au respect de la biodiversité et à la lutte contre les îlots de chaleur. Nonobstant ceux qui sont gérés par les services des municipalités, il existe aujourd’hui une trentaine de tels jardins dans l’ensemble de l’agglomération grenobloise, mais il reste difficile d’être catégorique sur ce décompte. Les initiatives des habitants dans ce domaine se multiplient en effet très rapidement, y compris pour cultiver des espaces extrêmement réduits et les municipalités soutiennent fortement tous ces projets. La Mairie de Grenoble, par exemple, met en place un programme proposant de cultiver le moindre carré de pelouse ou pied d’arbre, les façades et les toits, etc18.
Les ateliers vélos se développent également à partir des années 1990 et il en existe une douzaine aujourd’hui dans l’agglomération grenobloise. La préoccupation environnementale est encore une fois essentielle dans leur démarche, même si elle ne reflète pas exactement toutes les raisons de pratiquer la mécanique du vélo. Il n’est d’ailleurs pas impossible de retrouver les trois précédentes logiques du jardinage transposées dans ce domaine de la mécanique, étant entendu que le vélo reste un outil pratique indispensable pour certains ; une passion au moins saisonnière pour d’autres ; ou un objet d’identification auquel quelques « mordus » peuvent apporter un soin maniaque. L’ensemble des collectifs liés à l’informatique libre, enfin, arrivent encore un peu plus tard, à partir des années 2000, notamment dans le contexte d’une politique d’essaimage entreprise par l’un des plus anciens fournisseurs d’accès associatif et pionnier du développement d’internet en France : la FDN (French Data Network). Il existe actuellement une dizaine de collectifs proposant un accès à internet ou à divers services informatiques (compte courriel, espace de stockage numérique, hébergement de site web…), participant à la communauté du logiciel libre, initiant à Linux ou proposant divers services de formation, de soutien ou de réparation.
La plupart de ces ateliers sont assez spécialisés, mais quelques-uns offrent, comme ce serait en effet le cas d’authentiques makerspaces nord-américains19, la possibilité de pratiquer plusieurs activités dans le même espace : la fabrication et l’usage d’imprimantes 3D, la cuisine, le woodworking ou la réparation de vélos. Nombre de ces collectifs étant interreliés de différentes façons, on peut envisager la possibilité qu’existe à Grenoble un « makerspace diffus » ou un réseau d’ateliers spécialisés et interconnectés, en particulier dans le secteur de la ville-centre où ils se concentrent particulièrement : le quartier Saint Bruno. L’histoire de ce quartier est assez intéressante dans la mesure où son développement, datant de la création de la gare de Grenoble (1858) et de la stabilisation des berges du Drac (affluent de l’Isère), est étroitement lié à celui de la classe ouvrière qui y a vécu et travaillé 20. L’histoire locale du mouvement ouvrier, des gantiers notamment, est très ancienne et marquée par la reconnaissance de la première caisse de secours mutuel21, puis par les grandes grèves de 1906 qui ont permis l’extension de la mutualité et la mise en place d’une éducation populaire22. La concentration actuelle des espaces de fabrication dans ce quartier tient principalement à sa typologie urbaine qui offre encore, en dépit de la gentrification, la possibilité d’occuper de petits ateliers modulables.
Tous ces collectifs peuvent avoir des systèmes de référence différents pour expliciter leur démarche. On peut d’ailleurs noter l’évolution sensible d’un positionnement marqué par l’héritage de l’action syndicale et des mondes ouvriers, pour les ateliers bois les plus anciens en tout cas, vers une adhésion au principe de la décroissance pour les ateliers-bois, les ateliers-vélos ou les jardins collectifs plus récents, voire vers une lutte plus explicite et frontale contre le capitalisme pour les collectifs libristes et autres makers : les services informatiques proposés étant présentés comme une alternative à ceux qui sont offerts sur le marché. Tous se reconnaissent cependant dans la référence à l’éducation populaire qui a connu une histoire singulière à Grenoble. L’association Peuple & Culture y a été fondée au lendemain de la seconde guerre mondiale, en lien avec le maquis du Vercors, dans la continuité des mouvements ouvriers de la première moitié du xxe siècle23. Nombreux sont les collectifs qui s’en réclament explicitement, en particulier parmi ceux qui sont installés dans le quartier Saint Bruno.
General intellect
Si l’ensemble de ces ateliers forme un système au sein duquel s’individue le projet singulier de chacun, c’est aussi en raison des échanges et des liens concrets qu’ils entretiennent entre eux, permettant la production et la circulation permanentes de ressources tant matérielles qu’immatérielles. Dans cette activité d’échange on peut voir, au-delà de ce que Leroux désigne comme une « communication incessante », le principe de l’intellect général (ou intelligence collective) dont parle Marx et dans lequel il identifie non seulement différentes formes de savoir – nous pourrions ajouter de savoir-faire –, mais aussi les « organes immédiats de la pratique sociale ; du processus réel de la vie24 ».
Ceux qui œuvrent dans le même domaine sont fédérés au sein d’une association locale qui peut elle-même faire partie d’une fédération nationale, voire internationale. Par fédération, on entend ici un réseau de coordination et de coopération permettant de mutualiser diverses ressources, variables selon le domaine, aussi bien entre les collectifs qu’entre leurs adhérents. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une instance disposant de quelque pouvoir hiérarchique sur ses membres. Le réseau local des ateliers-bois propose régulièrement des formations permettant de s’initier ou de se perfectionner au tournage ou à la marqueterie ; celui des ateliers vélos, des formations en mécanique générale ou bien concernant plus spécifiquement l’éclairage ou la soudure. Ces stages peuvent également être proposés par un atelier local, la coordination relayant alors simplement l’information vers un public plus large, ou par le réseau de coordination lui-même. La fédération locale peut elle aussi assurer d’autres actions d’information, de sensibilisation voire, comme le terme est en usage dans certains collectifs, de « propagande » via des ateliers de découverte organisés dans les écoles ou des salons, des conférences ou des séances de ciné-débats. Les fédérations nationales jouent un rôle similaire, à une autre échelle bien sûr, mais organisent aussi des rencontres de coopération et de réflexion commune qui peuvent incidemment formuler et porter des revendications auprès des autorités nationales, voire internationales. L’Heureux Cyclage, par exemple, fédère tous les ateliers vélo solidaires en France et a organisé ses rencontres nationales à Grenoble au printemps 2023. Ce rassemblement comptait divers ateliers portant sur différents sujets, notamment la structuration de la filière de réemploi. Le même sujet est également étudié par d’autres fédérations similaires dans plusieurs pays européens. Dans le domaine de l’informatique, différentes instances participent d’une façon comparable à l’élaboration (ou à la critique) de la réglementation concernant internet.
Ces collectifs peuvent également être liés entre eux par-delà les frontières de leur domaine. La fréquentation assidue des ateliers montre que des « passages » d’une activité à l’autre sont très fréquents pour un noyau de personnes, sans doute limité, mais extrêmement engagées. Les conversations entretenues avec des pratiquant·e·s laissent penser que cette circulation peut être à la fois plus large (concerner un plus grand nombre de pratiquant·e·s) et plus discrète, c’est-à-dire plus discontinue et moins visible. Ce qui est bien compréhensible car aucun·e adhérent·e (à part le chercheur explorant ce terrain) n’a en réalité besoin de fréquenter toutes les semaines tous les ateliers. Une fois initié à une technique, il n’est utile de fréquenter un atelier que de temps en temps, pour résoudre un problème ponctuel ou réaliser un projet. Des bénévoles et animateur·trices circulent également d’un atelier à l’autre. Tel membre historique d’un atelier-bois situé dans un quartier populaire au sud de Grenoble donne également chaque semaine un « coup de main » dans un atelier-vélo qui n’est pas très éloigné. Tel bénévole dans un atelier libriste intervient aussi pour divers collectifs vélos. Tel bénévole dans un collectif numérique est également salarié dans une association environnementale. Plusieurs collectifs ont les mêmes fondateurs qui ont ouvert d’autres ateliers en se déplaçant, dans l’agglomération grenobloise ou au-delà, mais ils restent en contact, élargissant ainsi le réseau.
L’échange de différents services peut enfin lier plusieurs ateliers : entre eux et à d’autres associations ou collectifs comme des centres sociaux ou socioculturels autogérés qui, du coup, élargissent encore l’espace du système. Le prêt d’un local (régulièrement, pour y tenir une permanence, ou de façon plus épisodique pour y organiser une assemblée générale) est consenti contre, par exemple, la maintenance d’un site ou de quelque autre service informatique. Dans ce domaine particulier, la coopération est particulièrement ouverte dans la mesure où nombre de bénéficiaires de ces services sont d’autres membres, personnes ou collectifs, du système. Mais la production et la gestion des infrastructures permettant d’offrir ces services fait appel à la mutualisation de moyens humains et techniques considérables. Pour offrir un accès internet par exemple, il faut avoir installé sur un point culminant au-dessus de Grenoble une antenne reliée au réseau local de fibre optique et à laquelle chaque adhérent·e·s peut se connecter au moyen de celle qui est installée sur son balcon. Pour ce faire, il faut poser des câbles, fabriquer des switch et des box, configurer des serveurs pour assurer son fonctionnement, tout cela de façon bénévole, avec le soutien de partenaires : pour l’hébergement des serveurs (d’autres associations offrent leurs locaux), pour l’achat mutualisé de la connexion du réseau local à internet (une structure fédérée ad hoc), etc. La loi interdisant désormais aux fournisseurs d’accès associatif d’étendre leur activité en zone urbaine, réservant la distribution de la fibre optique aux seuls opérateurs commerciaux, l’activité des collectifs grenoblois s’étend dans les zones dites « blanches » du département de l’Isère. Aux collectifs qui portent ces initiatives (groupement agricole ou simple association d’habitants), les collectifs grenoblois apportent leurs savoir et savoir-faire.
Plus généralement, entrer dans le monde du logiciel libre, c’est participer à un vaste réseau de coopération et d’entraide. Les diverses distributions de systèmes d’exploitation créées à partir de Linux sont en effet toutes élaborées par des communautés de bénévoles répartis sur l’ensemble du globe et il en va de même pour les divers logiciels d’application que l’on peut télécharger, tout aussi gratuitement, pour faire fonctionner son ordinateur. En cas de problème, on peut compter sur l’aide des membres de l’atelier local qu’on fréquente (surtout si, comme le chercheur-apprenti, on est novice en la matière), mais l’on y apprend également très vite sur quelles plateformes et comment obtenir de l’aide dans un réseau plus large. On acquiert ainsi très vite la certitude que, quelque part dans le monde, quelqu’un·e a déjà rencontré notre problème, l’a résolu et a mis à la disposition des autres la ligne de code nécessaire à la correction du bug. Cette forme d’entraide, caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler les communautés de pratiques25, dépasse le domaine de l’informatique et je l’ai directement expérimenté dans celui du travail du bois. Avec l’animatrice d’un des ateliers que je fréquente, nous avons mené une enquête auprès de pratiquants l’ayant déjà essayée, pour obtenir des éclaircissements sur la façon de réaliser une marqueterie selon une méthode nouvelle. Si le résultat de cette démarche visant à recueillir un savoir-faire n’a pas immédiatement résolu toutes les énigmes de la méthode, la raison en est que, selon les experts interrogés, les effets obtenus au moyen de cette technique dépendent de différents facteurs (essences choisies pour le placage, ordre de leur collage, paramètres du ponçage, etc.) dont il vaut mieux expérimenter par soi-même la combinaison.
Des hétérotopies à l’universel
Chaque atelier s’individuant au sein du système fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il constitue un dispositif permettant d’y faire les choses autrement, c’est-à-dire : différemment de la façon dont elles se font dans la réalité globale instituée26. C’est pourtant bien au cœur de ces niches, très situées, que se pratique une expérience de l’universel.
Cette différence se rapporte tout d’abord à une certaine éthique dans le rapport aux êtres et aux choses. À l’égard des êtres, les effets du travail coopératif sont désormais assez bien documentés : qu’il s’agisse du travail en atelier en général27 ou bien des ateliers autonomes, dont l’environnement humain se définit autant par la pratique d’un bricolage quelconque, que par « une présence forte et discrète du care (souci de l’autre), une gentillesse à distance, une coprésence bienveillante28 ». Cela tient moins à une règle qui serait prescrite par un règlement intérieur qu’à une ambiance générale objectivée par le fait que les rôles ne sont jamais tout à fait fixés. Il y a bien des bénévoles qui jouent parfois un rôle formel et c’est particulièrement le cas dans les ateliers bois qui proposent l’utilisation de machines qui sont toutes diversement tranchantes, perçantes ou contondantes. La première initiation passe donc toujours, sous des formes éventuellement différentes d’un atelier à l’autre, par un accompagnement à l’usage des machines et au respect des consignes de sécurité. Mais très vite, une fois acquise cette compétence minimale, le tutorat devient diffus en ce sens que, comme dans tous les ateliers dans les autres domaines, chacun, si peu qu’il sache ou sache faire, aide les autres à la mesure de ses compétences et participe au développement des leurs. Le soin d’autrui recouvre encore d’autres formes consistant, par exemple, à prévenir les autres du bruit que l’on va faire en faisant fonctionner une machine (pour qu’ils aient le temps de se protéger en mettant leur casque antibruit) dans un atelier bois. Certains soirs en semaine, des ateliers vélos sont tellement fréquentés qu’il est possible que, dans ce qui se présente comme une fourmilière très dense, quelqu’un soit blessé par la manipulation d’un cadre ou de quelque autre objet. Mais je n’ai encore jamais vu le moindre accident depuis que je fréquente ces ateliers. Leur singularité tient à cette attention portée à autrui et à cette disposition qui fait de tout apprenant·e un enseignant·e pour un·e autre. Aucun élément du statut extérieur du·de la pratiquant·e (son sexe, son âge, son niveau de diplôme, etc.) n’a en outre la moindre importance sur le rôle qu’il peut jouer au sein de l’atelier.
Un respect similaire s’observe à l’égard des objets : c’est particulièrement souligné dans les récits de personnes ayant connu une bifurcation qui les a conduits à abandonner29 ou mettre entre parenthèses30 une activité qu’elles qualifient d’intellectuelle. La découverte d’une activité manuelle permet de développer un « tact » dans la relation à la matière qui s’affine avec la pratique. Il s’agit d’une attention sensible portée aux réactions de la matière qui, pour esthétique qu’elle soit, n’en est pas moins aussi une dimension de la visée pratique. Le parfum que dégage une essence de bois est non seulement délicieux, mais prévient de la chauffe du métal de la scie à ruban : il vaut alors mieux la laisser refroidir un instant avant de reprendre la coupe. Le petit bruit régulier qu’émet la jante d’une roue de vélo quand elle frotte sur le témoin d’un banc de dévoilement, en tournant sur son axe, signale sa déformation. Il dénonce précisément le rayon distendu qu’il convient de resserrer avec une clé spéciale. Cette opération doit être répétée, rayon après rayon, jusqu’à sa complète disparition. L’installation d’un accès à internet réserve aussi ses moments sensibles. Il peut alors s’agir, par exemple, de monter la broche RJ45 d’un câble Ethernet (démêler les petits fils torsadés par paires, les aplatir pour pouvoir les insérer dans la broche) ou de déterminer le meilleur alignement possible entre l’antenne de l’usager et celle du réseau en obtenant la meilleure intensité possible du son émis par l’ordinateur. L’expérience aiguise non seulement les sens, mais aussi la capacité du·de la pratiquant·e à interpréter ses perceptions. Elle construit non seulement un répertoire de sensations nouvelles mais suppose conjointement l’acquisition, puis la maîtrise d’un nouveau vocabulaire permettant de saisir la nuance des tensions à l’œuvre dans le travail – aussi bien sur le versant de la matière que sur celui du·de la pratiquant·e – et d’un répertoire d’actions relativement pertinentes.
Si ces ateliers constituent des formes d’hétérotopies, cela tient essentiellement à cette expérience pratique dans laquelle le corps joue un rôle « charnière 31 ». L’immersion dans le faire procède en effet à un « couplage » entre soi et quelque chose d’autre qui, laissant un « courant » nous traverser, conduit à la conscience de soi et du monde32. Dans le prolongement de cette proposition de Maurice Merleau-Ponty, Simondon nomme « transduction » la circulation d’un affect généré par cette mise en contact et produisant une réorganisation interne du sujet et du monde dans lequel il s’inscrit : c’est ce à quoi tient fondamentalement le principe de l’individuation 33. Cette expérience concrète a en tout cas quelque chose d’originel dans la mesure où elle est le lieu où sont repris les éléments disjoints dans la réalité instituée : corps/esprit, soi/non-soi, individu/collectif, local/global, technique/social, singulier/commun, etc. Elle est au cœur d’une dynamique de recomposition qui, prise dans un système d’échanges englobant, ouvre sur autre chose car « faire, écrit Castoriadis, c’est se projeter dans une situation à venir qui s’ouvre de tous les côtés vers l’inconnu, que l’on ne peut pas posséder d’avance en pensée 34 ». Il n’est pas indifférent que ces propos de Castoriadis sur le corps viennent précisément en contrepoint d’une critique qu’il adresse, d’une façon similaire à celle de Leroux, au sujet de la philosophie classique fondée sur ce qu’il appelle la « liberté pure d’un sujet fictif » :
Le sujet en question n’est donc pas le moment abstrait de la subjectivité philosophique, il est le sujet pénétré de part en part par le monde et par les autres. Le Je de l’autonomie n’est pas un Soi absolu… Il est l’instance active et lucide qui réorganise constamment les contenus en s’aidant de ces mêmes contenus, qui produit avec un matériel et en fonction de besoins et d’idées eux-mêmes mixtes de ce qu’elle a trouvé déjà là et de ce qu’elle peut produire elle-même35.
En même temps que les matériaux, les contenus disponibles dans la société globale sont ainsi récupérés et réemployés dans un nouveau cadre significatif. Car toute pratique s’inscrit d’emblée dans un système symbolique36 comprenant aussi des règles, des principes, des préceptes, des instructions et autres structures téléoaffectives : de nouvelles émotions, des croyances ou des finalités37. Les ateliers de mon enquête reprennent ainsi des contenus issus de l’expérience des mondes ouvriers, de la résistance ou de l’éducation populaire, les déplacent (dans l’espace et le temps), et bricolent un nouvel assemblage relativement pertinent pour le monde actuel, dans lequel l’enjeu environnemental a une portée inédite. Chaque atelier expérimente en ce sens une voie singulière mais toujours en lien avec les autres. Si, dans ces synthèses, il est toujours possible d’identifier les bribes de ce qui, par ailleurs, peut être envisagé comme des formes universelles, les notions d’engagement, de solidarité, de justice, etc., s’y individuent dans une pratique effective faisant l’objet d’un questionnement incessant. L’hétérotopie consiste alors en une instance « critique » dans la mesure où elle manifeste la prise de position d’un sujet, individu ou collectif, dans la société globale. Elle (ré)aménage un espace pour ce que Claude Lefort appelle le politique et amorce le mouvement d’une invention continue : « Ce mouvement qui élève les humains au-dessus de la vie et les ouvre au monde commun38 ». On trouve déjà la formulation de cette dynamique chez Leroux : si l’humanité est pour lui « comme un homme qui marche », c’est qu’elle progresse en reprenant « les questions comme les ont posées la philosophie et la Révolution, mais en cherchant des solutions avec la vie qui est en nous, avec originalité, avec spontanéité39 ».