Débats qui dégénèrent, difficultés à raisonner, emballements, polémiques, insultes : autant de pathologies qui frappent aujourd’hui notre vie publique. L’argumentation y cède souvent la place à l’attaque, la réflexion à « l’éthos de rupture1 » et l’analyse aux rumeurs. Aurions-nous oublié les vertus de la contradiction ? Cette maladie a récemment reçu un nom : l’hystérisation. Le diagnostic s’affiche partout : à la une de la presse2, dans les travaux de journalistes3, sous la plume des historiens de la politique4, comme des philosophes qui analysent l’actuelle résurgence de ce que Gloria Origgi appelle « les passions sociales5 ». L’hystérisation, ou triomphe des seuls affects sur la raison, fragiliserait ainsi notre vie démocratique6, comme elle fragiliserait aussi les sciences humaines en pervertissant deux de leurs principaux instruments : la pensée et le langage. Faute d’une langue effectivement signifiante7 l’analyse, déjà amputée, du fait des passions qui se sont emparées de l’espace public, d’une scène sur laquelle confronter sereinement des idées, peinerait à dérouler un raisonnement lui aussi chaotique dès lors que les mots ne désignent plus des notions claires, quand ils ne voient pas leur signification entièrement pervertie.
Cette déraison publique n’a pourtant rien d’inédit. Accélérée, voire aggravée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, elle renoue en réalité avec un emballement des consciences et de la sphère publique qui s’observe à chaque crise de l’histoire. La colère, l’agressivité, la haine et le repli sur ses propres intérêts enveniment régulièrement l’existence collective, si bien que la violence qui obscurcit notre contemporain se révèle en réalité familière. Son analyse s’inscrit dans une longue généalogie8 et elle ne cesse, pour prendre corps dans le débat public, de mobiliser l’histoire par le biais de la référence à tels événements qu’il nous faut interroger.
Les sciences humaines deviennent, dans un tel contexte, plus nécessaires que jamais. Non seulement parce qu’elles éclairent le présent à la lumière du passé9, mais parce que leur lecture des passions, qu’il s’agisse de comprendre leur violence, de mettre en lumière leurs vertus et de modérer ou de canaliser leurs énergies grâce à l’analyse, apaisent salutairement les débats. Qu’est-ce en effet que l’hystérisation, sinon le symptôme d’une incapacité à raisonner ? Comment comprendre cette difficulté à débattre, sinon comme un repli autarcique sur ses propres représentations ? L’absence de liens semble donc bien l’origine et le signe des crises qui affectent notre espace public.
Savoirs en lien, la nouvelle revue pluridisciplinaire de sciences humaines portée par l’équipe CPTC de l’Université de Bourgogne, ne pouvait par conséquent trouver un objet plus stratégique, pour son premier numéro, que ces « hystérisations ». L’enjeu de cette publication est double en effet : fédérer les savoirs en faisant dialoguer la littérature française, la littérature comparée, la culture antique, l’histoire, la linguistique et la philosophie et nourrir le débat public en tentant d’éclairer l’une des grandes problématiques de notre présent. Non seulement les savoirs sont donc ici en lien entre eux, mais ils sont aussi en lien avec l’actualité, avec les grands enjeux de la pensée et avec les principaux défis des sciences humaines et sociales aujourd’hui.
Réfléchir ensemble, autour d’un objet commun et en privilégiant le dialogue sur le cloisonnement disciplinaire : tel est le pari de la revue Savoirs en lien. Un pari auquel s’ajoute la conviction qu’il faut aussi relativiser le présentisme de notre époque, parfois exacerbé tant il donne l’illusion qu’un problème ne relève que de l’immédiate actualité, alors que la profondeur du temps et la connaissance du passé offrent au contraire de précieuses clés pour en saisir les enjeux, voire pour lui trouver des remèdes.
La réflexion, enfin, y gagne en nuances. Le décentrement, à la fois chronologique et disciplinaire, des Savoirs en lien garantit une diversité des points de vue et l’émergence d’une complexité dont le premier objet, « hystérisations », témoigne dans ce numéro.
Trois temps se dégagent en effet dans la réflexion, chacun porteur d’une spécificité propre à la notion :
- Attaquer
- Dénoncer
- Modérer
« Attaquer » analyse le caractère polémique des hystérisations : leur part d’aveuglement, de réaction, de chaos et d’opposition. L’hystérisation est d’abord l’indice d’un violent refus et d’une agressivité, individuelle ou collective, représentative d’une époque de l’histoire politique, de la réception d’une œuvre, des stratégies d’un auteur décidé à se faire un chemin ou d’un camp idéologique désireux de marquer les esprits.
« Dénoncer » envisage au contraire les vertus morales, politiques et esthétiques des hystérisations : l’indignation salutaire qu’elles traduisent, les saines colères dont elles se font l’écho, les infléchissements ou les découvertes scientifiques qu’elles permettent, sans oublier la remarquable créativité linguistique qui les accompagne.
« Modérer » enfin s’intéresse aux moyens de surmonter ou d’apaiser ces hystérisations. Comment résister à la violence des discours et des images ? La littérature ici, ses récits et ses discours, mais aussi l’enseignement et l’art de bien argumenter se révèlent de puissances armes pour dénouer les clivages et rappeler, entre nous tous, l’importance et la valeur des liens.