Effodiat coruus lumen utrunque tibi,
Auferat exectam uultur per nubila linguam,
Intestina uorent sanguinolenta canes
Et, ne intacta tui pars corporis ulla supersit,
Prandia sint rabidis caetera membra lupis.
Relliquiarum aliquid restet si forte sepulchro,
Ossa premat durus semisepulta lapis.
Dumque huc atque illhuc anima errabunda feretur,
Sibilet in tumulo uipera sæua tuo.
Puisse un corbeau te crever les deux yeux,
Un vautour t’arracher la langue et l’emporter dans les airs,
Les chiens dévorer tes entrailles sanglantes
Et, pour qu’aucune partie de ton corps ne soit laissée intacte,
Puisse le reste de tes membres devenir la pâture des loups enragés.
Et si par hasard il reste quelque débris à enterrer,
Qu’une lourde pierre recouvre tes os à moitié ensevelis
Et, pendant que ton âme errante sera emportée de-ci de-là,
Puisse une cruelle vipère siffler sur ta tombe !1
Quel est donc l’écrivain qui s’est livré à de telles invectives et contre qui a-t-il fait usage de cette violence extrême ? Quelles sont les circonstances de sa vie, publique ou privée, qui ont pu la justifier ou à tout le moins l’expliquer ? Doit-on analyser ces propos comme la formulation hyperbolique d’une topique de véhémence ou faut-il au contraire y voir l’expression sincère d’une haine si vive qu’elle mène à une forme d’hystérisation de la parole ? Telles sont les questions auxquelles cet article entend apporter quelques réponses.
Poète néo-latin né en 1503 à Vendeuvre-sur-Barse, à mi-chemin entre Troyes et Bar-sur-Aube, auteur d’épigrammes et de quelques ouvrages d’éducation versifiés2, Nicolas Bourbon fait partie de ces écrivains de la Renaissance française qui n’ont pas véritablement accédé à la postérité et dont Lucien Febvre s’est cruellement gaussé en les traitant d’« Apollons de collège3 ». À son époque pourtant, Bourbon a joui d’une certaine réputation, comme en attestent les imprimeurs reconnus chez qui il fit paraître ses œuvres. Membre important du sodalitium Lugdunense, cette « compagnie lyonnaise4 » que Ferdinand Buisson définissait joliment comme « une réunion brillante de jeunes humanistes […] tous poètes, tous rivaux et tous amis, parce qu’ils étaient tous jeunes5 », il a été loué par de grands esprits de son temps, tels Érasme ou Budé6. Il a aussi mené une assez belle carrière de professeur : après un séjour à Valence auprès des neveux de François de Tournon, il fut régent du collège de Beauvais à Paris, puis, lors d’un exil en Angleterre, il dut à la protection d’Anne Boleyn d’être précepteur de jeunes nobles anglais et enfin, de retour en France, il fut choisi par Marguerite de Navarre – consécration suprême ! – pour être le professeur de sa fille, la jeune Jeanne d’Albret7. Ces positions enviables lui valurent peut-être des inimitiés ; il affirme en tous cas qu’il eut à souffrir, à plusieurs reprises, des calomnies de « purs sycophantes8 » et le thème de l’invidia (l’envie malveillante et injustifiée que l’on porte à quelqu’un) est un motif majeur de ses recueils d’épigrammes.
C’est envers ces jaloux que Bourbon se déchaine avec une ardeur enragée. L’épigramme citée au début de cet article imaginait, en une accumulation d’un réalisme cru et macabre, les outrages auxquels allait être soumis le corps de « l’envieux » contre lequel est écrite la pièce9, tandis que la litanie des verbes au subjonctif d’ordre traduisait la délectation procurée au poète par cette vision d’horreur. Avant cela dans le recueil, l’épigramme 5 avait déjà formé le vœu que l’âme de « Zoïle » ne trouve jamais le repos, son corps étant privé de sépulture :
Ossa tegat modicus tua, Zoile, puluis, ut illa
Effodiant citius dilanient́que canes.
Puissent tes os, Zoïle, être couverts d’une mince couche de poussière,
Pour être déterrés et mis en pièces plus rapidement par les chiens.
Zoïle, chez tous les humanistes10, est l’archétype du jaloux ; ils empruntent ce nom, via Martial11, au sophiste Zoïle d’Amphipolis, célèbre pour sa critique radicale d’Homère qui lui avait valu le surnom de « fléau d’Homère ». Dans cette épigramme, Bourbon renonce à l’effet d’accumulation pour privilégier la brevitas propre au genre littéraire qu’il a choisi, avec un second vers dont les allitérations en [t] et en [k] laissent entendre le claquement sinistre des mâchoires des chiens.
Ailleurs, c’est à la mythologie qu’il s’en remet pour exprimer les tourments qui, il en est certain, accablent le même Zoïle :
Dilacerat uultur iecur immortale Promethei,
Haec eadem poena est quam patitur Tityus,
Se sequitur fugitatque rotis Ixion adactis,
Fallunt Sisyphias impia saxa manus,
Illudunt miseras fluxurae Belidas urnae,
Tantalus in mediis aret anhelus aquis.
Iuppiter hos iuste, set iustius inuida punit
Pectora, nam poenam quam meruere ferunt12.
Un vautour déchire le foie immortel de Prométhée13
Et c’est la même peine que subit Tityus14 ;
Ixion15, sur ses roues qui tournent, se poursuit et se fuit lui-même,
Et des rochers cruels échappent aux mains de Sisyphe16 ;
Des urnes prêtes se vider se jouent des malheureuses Bélides17,
Et Tantale18, au beau milieu des eaux, halète et brûle de soif.
Jupiter les punit justement, mais punit plus justement encore les cœurs
Pleins d’envie, car ils subissent le châtiment qu’ils ont mérité.
La pièce repose sur l’idée que l’envieux se punit lui-même en dépérissant à force de jalousie, conformément aux représentations figurées nombreuses, dans lesquelles l’Envie prend les traits d’une femme en train de ronger son propre cœur19. Le long développement mythologique laisse entendre que les tourments qu’il endure sont pires que ceux des plus horribles criminels de la fable.
On peut bien sûr expliquer la présence de telles pièces chez Bourbon par l’obligation qui était celle des écrivains de la Renaissance non dotés de fortune personnelle de trouver de riches patrons susceptibles de leur offrir les moyens de pratiquer leur art à l’abri du besoin. Toute médisance pouvait ainsi avoir des conséquences sérieuses et faire perdre un protecteur, risque qui peut justifier la violence avec laquelle Bourbon se défend et attaque. Le souhait de voir souffrir les jaloux revient dans les Nugae avec une fréquence qui semble témoigner à la fois d’une haine incontrôlable et d’une véritable obsession, ce qui est la définition même de l’hystérisation d’un discours20. Néanmoins, il convient de remarquer que les pièces qui s’en prennent aux envieux ont toutes une connotation très littéraire : le cas est patent pour la pièce 74, avec sa liste des tourments des Enfers, mais le distique de l’épigramme 5 est lui-même la traduction d’une épigramme d’Ammien dans l’Anthologie Grecque21. Quant à la pièce sinistre sur laquelle j’ai commencé cet article, elle est une reprise presque littérale du carmen 108 de Catulle, qui souhaitait lui aussi voir un vautour dévorer la langue d’un nommé Cominius, les corbeaux engloutir ses yeux, les chiens se repaître de ses intestins et les loups de ses autres membres. Ainsi, ce qui pouvait être perçu comme des pièces écrites sous le coup du kairos et d’une haine farouche pourrait bien se révéler en fin de compte un pur jeu littéraire, dans lequel le poète rivalise avec ses prédécesseurs antiques sur le mode de la véhémence et s’attaque à un « type » plus qu’à des individus – comme en avertissait d’ailleurs le nom générique de Zoïle.
Il en va tout autrement des pièces dans lesquelles Bourbon défend les idées évangéliques qui sont les siennes. Même si le terme « évangélisme » fut inventé au xxe siècle22 et s’il a parfois été remis en cause23, de nombreux chercheurs ont montré qu’il était légitime de postuler l’existence d’un réseau évangélique cohérent24. Bourbon en fut un membre actif – ce qui ne fut pas sans lui attirer des ennuis, dont un séjour en prison suivi d’un exil forcé en Angleterre, lorsqu’à l’hiver 1533, François Ier durcit sa position face aux réformateurs25. C’est qu’en effet, non seulement au collège de Beauvais le poète professeur faisait œuvre de prosélytisme et encourageait ses proches à faire de même26, mais il avait publié, en 1530 puis au printemps 1533, deux recueils d’épigrammes contenant quelques pièces très radicales, dans lesquelles il mêle épigramme satirique et épigramme polémique, terme entendu selon la définition proposée par Pierre Laurens : « Pour que [l’épigramme] assume une fonction polémique, il faut lui donner une cible réelle […] et, au-delà de la cible ou à travers elle, un enjeu d’ordre intellectuel. L’épigramme polémique serait donc une épigramme satirique adressée à une cible réelle et comportant à l’arrière-plan un enjeu idéologique27 ».
Bourbon s’en prend tout d’abord aux membres du clergé, en particulier les moines, dont il vitupère l’absence totale de culture (dans tel couvent, « toucher un livre est un grand sacrilège » et la piété consiste à « ne faire que chanter et ne rien savoir de la culture28 »), la débauche (dans le même couvent se trouvent nombre « de jeunes filles et de chœurs de vierges / afin que les moines aient de quoi s’amuser29 ») et le peu de foi réelle :
In sacrificulum labris, non mente precari solitum :
Sacrificus modios precularum mille susurrat :
Non aliter turpis simia labra mouet30.
Contre un moinillon habitué à prier de la bouche, mais non du cœur :
Le moine susurre ses mille boisseaux de petites prières :
Il n’est qu’un singe répugnant qui remue les lèvres.
On relève en particulier dans cette pièce le diminutif péjoratif sacrificulum – d’autant plus insultant qu’au terme de monachus, Bourbon a préféré celui de sacrificus, qui fait du moine quelque prêtre sacrificateur de la religion païenne –, l’assimilation avec un singe, mais aussi le perfide susurrat qui, dans l’édition de 1533, est venu remplacer un plus neutre murmurat présent dans celle de 1530. Certaines pièces sont plus violentes encore : ainsi, à la fin de la pièce 187, Bourbon feint de se demander :
Quid monstruosius est monacho, qui praeter amictum
Nil aliud uerae religionis habet ? (v. 7-8)
Qu’y a-t-il de plus monstrueux qu’un moine qui, à part sa robe,
N’a rien qui soit de la vraie religion ?
Comme tous les évangéliques en effet, Bourbon juge qu’il ne sert à rien d’avoir les formes extérieures de la religion si, en réalité et dans son comportement, on s’éloigne de la vie du Christ, ce que font d’après lui les moines qui « sous un doux miel, cachent leur poison », et « trompent les cœurs pieux sous couleur de vertu31 ». Néanmoins, ces pièces restent globalement de l’ordre de la satire habituelle et de la critique topique des moines, telle qu’on la trouve par exemple dans la tradition des goliards et des fabliaux du Moyen-Âge32, puis au Quattrocento italien chez Le Pogge33 et, à la Renaissance, chez Marot et Érasme34, même si ce dernier fait parfois preuve d’une objectivité absente chez Bourbon35.
Mais la plume de notre poète se fait plus acérée et plus violente quand il s’en prend à l’Église romaine et à ses représentants en France que sont les évêques36, envers lesquels son indignation éclate et se déverse en insultes injurieuses. Il évoque l’« indubitable tyrannie » (aperta tyrannis) que font régner ces prélats, le furor (folie furieuse) qui les habite et les amène aux pires abjections, les « ruses mauvaises » (dolos) grâce auxquelles ils trompent les fidèles37. La Rome papale est quant à elle qualifiée d’Hydre de Lerne et de « courtisane impie38 » (impia meretriux). La grande pièce intitulée Hymne à Dieu très grand très bon est sans doute celle dans laquelle l’écriture de Bourbon s’embrase le plus, en une avalanche d’accusations et d’invectives dont toute justification est considérée comme inutile, la brutalité tenant lieu de démonstration. L’objet de la pièce est un éloge de François Ier qui, par la grâce de Dieu, soutient les humanistes ; elle commence par un terrifiant tableau de l’époque précédente, celle qui n’avait pas encore vu le refleurissement des Belles Lettres permettre d’entrevoir un avenir meilleur39 :
Seruitus numquam fuit hoc in orbe
Durior quam qua sumus usque pressi.
Hoc mali foedae meretricis ingens
Attulit error.
Totius reges proceresque mundi
Subditos fecit sibi, poculoque
Strauit erroris triplicem coronam
Bellua gestans. […]
Praesules nostri populum necabant
Vinculis legum, decimis, tributis,
Gens rapax, vecors et amica ventris,
Perdita luxu40.
Jamais il n’y eut dans le monde servitude
Pareille à celle que nous avons subie
Et ce fléau, c’est l’erreur immense de la courtisane
Hideuse qui nous l’a apporté.
Les rois et les puissants du monde entier,
Elle les a soumis à sa puissance et sous la coupe de l’erreur,
Elle les a ensevelis, cette bête qui arbore
Sa triple couronne. […]
Les prélats assassinaient notre peuple41
Sous les chaînes de leurs lois, sous les dîmes et les tributs,
Engeance rapace, perfide, esclave son ventre,
Perdue de luxure.
La brutalité des paroles est ici d’autant plus frappante que la pièce est écrite en précieuses strophes sapphiques, un type de vers qui, comme son nom l’indique, apparut d’abord chez la poétesse grecque Sappho, qui en usa pour chanter l’amour et la nature42 : le contraste est radical. L’Église romaine est de nouveau présentée comme une prostituée, ici qualifiée par l’adjectif foedus (« laid, hideux, repoussant, sale »). Plus provocateur encore, elle est aussi, une bellua, terme destiné à rappeler la Bête qui, dans le chapitre 13 de l’Apocalypse selon saint Jean, symbolise tout ce qui s’oppose à Dieu et à ses commandements, en particulier le pouvoir romain païen et idolâtre auquel, en un paradoxe terrible, se trouvent assimilés l’Église romaine et le pape, désigné par sa « triple couronne », le fameux trirègne qui représente ses trois pouvoirs en tant que Vicaire du Christ, père des rois, roi du monde. La dernière strophe citée prend à partie les évêques, qui, non contents d’accabler le peuple sous les taxes au point de l’en faire mourir de faim, se rendent coupables de bon nombre de péchés capitaux, l’avarice, la gourmandise et la luxure, auxquels ils ajoutent l’hypocrisie.
Mais Bourbon va parfois encore plus loin et ne recule pas devant les attaques ad hominem, contrevenant par là au principe édicté par le maître de la satire latine, Martial :
Hunc seruare modum nostri nouere libelli,
Parcere personis, dicere des uitiis.
Mes petits volumes ont appris à garder cette mesure :
Epargner les personnes, censurer les vices43.
Quand il s’agit des ennemis des Belles Lettres et des idées nouvelles (qui à ses yeux sont une seule et même chose), Bourbon est très loin d’« épargner les personnes ». Ses pièces les plus violentes s’adressent à ceux qui avaient pris Érasme à partie à cause de sa traduction du Nouveau Testament. En 1515, en effet, sur demande de l’éditeur Jean Froben, le savant hollandais s’était attelé à cette tâche immense, et à ses yeux essentielle : proposer une nouvelle édition de la Septante, accompagnée d’une traduction latine permettant de corriger certaines erreurs de la Vulgate de saint Jérôme, en appliquant au texte néo-testamentaire les règles de philologie nouvellement établies par les humanistes44. L’édition parut en 151645, accompagnée d’une riche annotation et d’une paraphrase, et suscita immédiatement l’admiration des humanistes, en même temps qu’elle valut à son auteur un déluge de critiques et d’attaques de la part des conservateurs, qui jugeaient d’une part qu’il traitait le texte sacré comme n’importe quel texte littéraire et d’autre part que remettre en cause quelques traductions de la Vulgate revenait à jeter le discrédit sur l’ensemble du texte. Érasme s’y attendait du reste, puisque l’ouvrage s’ouvre dès cette première édition sur une lettre-préface intitulée Erasmi Apologia, « qui constitue une "défense et illustration" de son œuvre exégétique46 ».
Cela n’empêcha pas, entre autres, l’Espagnol Diego Lópe Zúñiga (en latin Lopis Stunica47) d’attaquer dès 1520 le Nouveau Testament érasmien dans des Annotations contre Érasme , en défense de [l’ancienne] traduction du Nouveau testament48, ni le Français Pierre Cou(s)turier (en latin Petrus Sutor49) de publier en 1525, à Paris, un traité intitulé Sur la traduction de la Bible, critique des nouvelles interprétations suivie d’une Apologie de Pierre Couturier contre une certaine Apologie d’Érasme50. Érasme ne resta bien entendu pas sans réaction devant ces attaques : en 1521, il publia l’Apologie répondant aux reproches formulés par Lopis Stunica sur la première édition du Nouveau Testament51 et en 1525 l’Apologie contre les divagations de Pierre Couturier52 dans laquelle, comme le titre le laisse deviner, il souligne de façon cinglante la stupidité de son adversaire. Bien entendu, ses ennemis répliquèrent à leur tour : Couturier par une Antapologie contre l’apologie d’Érasme, dans laquelle il fait mine de s’étonner des attaques personnelles d’Érasme à son égard et reproche âprement à un homme qui n’est qu’un philologue de vouloir se mêler de théologie53, et Zúñiga en 1522 par un opuscule intitulé Blasphèmes et impiété érasmiens, dans lequel il tente de faire passer Érasme pour un hérétique radical – ce qu’il n’était évidemment pas54.
C’est sur cette querelle déjà bien envenimée que se greffe Nicolas Bourbon, en prenant ardemment la défense d’Érasme dans ses Nugae de 1533. Il publie en effet plusieurs épigrammes contre Zúñiga et Couturier, dans lesquelles il choisit la voie purement polémique. Aucune de ses pièces ne s’attache en effet au sujet précis de la controverse ni ne fournit le moindre argument en faveur de la nouvelle traduction, mais toutes se contentent de disqualifier les adversaires. Zúñiga est attaqué dans les épigrammes 29 et 30 :
In Lopidem, Erasmi obtrectatorem :
Qui uomit ampullas et sesquipedalia uerba
Obstrepit et studijs, Roterodame, tuis,
Qui tumet Hispana petulans et barbarus aura,
Hunc par est lapidem dicere, non Lopidem.
In eundem :
Qui Lopidem norunt cognomine, pectore, gressu
Hunc Lopidem lapidem loripedeḿque uocant.
Contre Lopis, détracteur d’Érasme
Celui qui vomit des termes ampoulés et longs d’un pied et demi
Et qui critique, homme de Rotterdam, tes travaux,
Ce barbare impudent qui s’enfle du souffle de l’Espagne,
Devrait s’appeler Lapis et non Lopis.
Contre le même :
Ceux qui, de Lopis, connaissent le surnom, le cœur et la démarche
Appellent ce Lopis « Lapis le bancroche ».
Bourbon joue à la fois sur la nationalité espagnole et sur le nom latin de Diego Lópe Zúñiga. Celui-ci est un « barbare » à la fois au sens propre (n’étant pas d’origine latine, il ne parle pas un bon latin) et au sens figuré (Érasme, dans une œuvre de jeunesse, a assimilé tout ennemi des Belles Lettres à un barbare55 ) : il « s’enfle du souffle de l’Espagne » parce que l’orgueil espagnol est un topos depuis la Renaissance56, et « vomit des termes ampoulés » parce que Sénèque, le principal auteur latin d’origine espagnole, fut souvent critiqué pour son goût de l’asianisme, ce style qui, par son recours aux mots rares, à l’emphase, aux périodes oratoires ostentatoires, s’oppose à l’atticisme57. Quant à la translittération latine de López par lopis, elle permet un jeu de mot (peu traduisible en français) avec le terme latin lapis, « la pierre », fréquent emblème de la stupidité dans les comédies latines58. Dès lors, l’incapacité du personnage à marcher droit est évidemment la manifestation physique de son incapacité à penser correctement. Or – ce que Bourbon sait très certainement mais se garde bien de mentionner – Zúñiga était en fait un grand savant, qui connaissait le latin, le grec (il avait occupé la chaire de grec à l’université de Salamanque de 1490 à 1503) et l’hébreu, auxquels il ajoutait l’arabe et l’araméen, qui avait été choisi par le Cardinal Jiménez de Cisneros pour préparer ce que l’on a appelé la Bible polyglotte d’Alcala, une édition du texte de l’Ancien et du Nouveau Testament disposé sur trois colonnes (texte hébraïque, Vulgate latine et Septante grecque). Certes, l’influence du Cardinal de Cisneros avait interdit de remettre en cause le texte de la Vulgate autrement qu’en comparant les différents manuscrits latins entre eux – et non pas à partir des textes grecs et hébreux –, mais cette Bible d’Alcala est, comme le dit Bataillon, « une des œuvres les plus imposantes qu'ait réalisée alors la science des philologues servie par l'art des imprimeurs59 ». Zúñiga, qui a participé à cette entreprise, est donc très loin du barbare ignare et stupide présenté par Bourbon. Dès lors, les attaques du poète français à son encontre témoignent d’une émotion qui correspond parfaitement à la définition de l’hystérie telle que proposée par le Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques (CNRTL) : « Excitation violente, inattendue, spectaculaire et qui paraît exagérée60 ».
Des deux épigrammes adressées à Couturier dans le recueil, l’une est dans la même veine que celles contre Zúñiga, se gausse de sa supposée stupidité, en le qualifiant au vers 2 de « infans, ingenio barbarus et calamo61 » et en jouant sur le fait que sutor, en latin, désigne aussi bien le couturier que le cordonnier :
O Sutor, Sutor, poteras crepidarius esse
Atque in sutrina tutior esse tua ! (v. 11-12).
Ô Sutor, Sutor, tu aurais pu ne t’occuper que de chaussures,
Et rester bien tranquille dans ta boutique de cordonnier !
Relativement amusante en elle-même, cette pointe prend tout son sel quand on connaît une anecdote rapportée par Pline l’Ancien concernant le peintre Apelle : celui-ci avait coutume, dit le naturaliste, de placer ses tableaux terminés au bord des routes, afin que les passants donnent leur avis. Un jour, un cordonnier critiqua la représentation d’une chaussure et le peintre modifia sa toile, mais le lendemain, le même cordonnier blâma la jambe ; le peintre se serait alors exclamé qu’« un cordonnier ne devait pas juger au-delà de la chaussure62 ». Érasme avait relevé cette formule dans ses Adages et précisé qu’elle signifiait « qu’on ne doit pas essayer de juger des domaines étrangers à son art ou à sa profession63 ». Les vers de Bourbon signifient donc que Couturier, ignorant et stupide, est bien incapable d’émettre sur Érasme la moindre critique susceptible d’avoir un intérêt. Là encore, notre poète passe sous silence le fait qu’il avait obtenu à la Sorbonne un doctorat de théologie en 1510, après avoir été régent es arts au collège Sainte-Barbe.
Mais la seconde épigramme concernant le malheureux, exploitant les ressources de la brièveté épigrammatique, change de registre :
Deprensus nuda nudus cum Thaide Sutor.
Hic non Sutor erat (credo), Fututor erat64.
Il a été surpris, tout nu, avec Thaïs aussi nue que lui, Sutor.
Alors, il n’était plus Sutor, je crois bien, mais Fouteur.
Une fois encore, la pièce est drôle en elle-même et pourrait suffire à ridiculiser Couturier, mais elle prend une profondeur supplémentaire lorsque l’on sait que celui-ci, moine chartreux depuis janvier 1511, avait été prieur de plusieurs maisons de cet ordre et était en tant que tel bien entendu tenu à l’abstinence. Thaïs est le nom d’une célèbre courtisane grecque, amie d’Alexandre le Grand, mais le nom est aussi destiné à produire un effet de réel, comme si Bourbon avait de ses propres yeux surpris la scène ; dans le second vers, l’homophonie entre Sutor / Fututor (que j’ai assez vainement tenté de rendre dans ma traduction…) renforce l’assimilation entre Couturier et ce « baiseur » (sens exact de fututor en latin). Or, rien, dans nos sources, n’indique que Couturier ait jamais manqué aux obligations de son ordre, dont il avait fait un éloge vibrant dans le De Vita Cartusiana (1522) : l’attaque est gratuite, elle déconsidère l’adversaire dans le domaine de la moralité et est destinée à lui ôter, sans discussion possible, toute crédibilité.
Conclusion
Ainsi voit-on Bourbon tout à ses haines et à sa rage, s’emballer, perdre toute mesure, refuser toute confrontation d’idées contraires et plonger, avec une émotion sans doute aussi profonde qu’incontrôlable, dans ce que nous appellerions aujourd’hui de la pure diffamation. À ses yeux, la société ne peut être que polarisée : on est soit avec les humanistes favorables aux idées évangéliques, soit contre eux et en ce cas, on ne saurait trouver grâce à ses yeux. Le cas est patent avec le traitement qu’il réserve à Jean Chéradame65. Ce dernier, professeur de grec à Paris, excellent hébraïsant66, avait publié de nombreuses éditions d’auteurs anciens et plusieurs ouvrages sur les langues anciennes67 et était admiré par des humanistes comme Budé, Danès ou Toussain. Voilà donc un homo trilinguis dont on s’attendrait à voir Bourbon faire l’éloge. Or, les pièces qui le mettent en scène dans les Nugae sont toutes cinglantes, le décrivent comme un fantoche ridicule – gonflé d’orgueil pour une culture dont il se vante sans cesse mais qui est en réalité inexistante –, et remettent en cause ses compétences d’helléniste68. C’est que Chéradame était aussi un catholique ardent et un farouche adversaire des évangéliques et des luthériens69 et, dès lors, il est impossible pour Bourbon d’être objectif à son égard et de ne pas le vilipender. Ce à quoi nous assistons avec lui, comme avec d’autres, c’est au début d’un processus qui devait fracturer pour de bon la Respublica christiana et aboutir à l’abomination des guerres de religion, quand les antagonismes ne s’exprimeraient plus par la violence des mots mais par celle des armes, et quand l’hystérisation de tous les sujets de désaccord et de toutes les controverses amènerait la société française à faire la terrible expérience du sens étymologique du terme « polémique ».