1. Le poids d’un roman, la mission d’une correspondance
Un critique malicieux a dit que toute l’histoire du roman italien au XIXe siècle pouvait se résumer en deux formules : jusqu’en 1827, « En attendant Manzoni » et après 1827, « Alexandre, ou comment s’en débarrasser » (Fido 1989 : 186). Cette boutade permet de saisir l’importance considérable, et même écrasante, qu’a eue dans l’histoire des lettres italiennes la publication des Promessi sposi (Les Fiancés) d’Alessandro Manzoni. Paru pour la première fois en 1827, ce roman historique a rencontré un succès extraordinaire, succès durable en Italie où le livre est devenu le classique par excellence, succès beaucoup plus variable à l’étranger, où le nom de Manzoni est parfois presque inconnu1.
L’action des Fiancés se situe dans la Lombardie du XVIIe siècle occupée par les Espagnols. Manzoni présente les amours contrariées de Renzo et Lucia, deux petits paysans du lac de Côme, séparés par les manigances odieuses du seigneur du village, qui cherche à enlever Lucia. Renzo et sa promise doivent quitter leur village et braver mille dangers, notamment la la guerre et la peste, avant de se retrouver enfin. Le roman, assez simple dans sa structure, fourmille de personnages secondaires, tantôt adjuvants, tantôt opposants, toujours hauts en couleurs, qui font désormais partie de la mémoire littéraire de tout Italien. Le poète Edoardo Sanguineti a pu dire que les Italiens sont tous, bon gré mal gré, « manzonidipendenti » – accros à Manzoni – (Sanguineti 2000 : 138), tandis que Pasolini observait qu’on parle des personnages des Fiancés avec une désinvolture familière, comme on battrait un jeu de cartes (Pasolini 1979 : 152).
1.1. Vicissitudes éditoriales
Mais avant de devenir un grand classique et, pour tout dire, une « tarte à la crème » de l’enseignement secondaire en Italie, le roman a subi un processus de transformation et d’édition assez complexe. Manzoni, né en 1785, est déjà un auteur connu en Italie mais aussi en Europe quand il commence en avril 1821 à écrire un roman historique, inspiré du modèle de Walter Scott. Pour simplifier, on peut distinguer trois phases dans l’élaboration et la publication du roman : entre avril 1821 et septembre 1823, Manzoni écrit un premier état du roman, qu’on désigne comme le Fermo e Lucia (du nom initial des protagonistes) et qui reste inédit. Puis, de 1823 à 1827, Manzoni reprend, révise et corrige son manuscrit en vue de la publication : cette seconde phase donne naissance à la première édition des Promessi sposi, l’édition de 1827, que les Italiens appellent la « ventisettana ». Enfin, de 1827 à 1840, mais surtout à partir de 1837, Manzoni travaille à une seconde édition, qui prévoit une révision linguistique complète, mais aussi l’ajout d’illustrations et d’un appendice, un essai historique, la Storia della colonna infame (Histoire de la colonne infâme). Cette édition, qui paraît en fascicules de 1840 à 1842, est connue sous le nom de « quarantana ». C’est celle que les éditeurs contemporains proposent, bien qu’ils l’amputent souvent des illustrations et de l’essai historique, là où Manzoni avait en tête un projet organique, où texte et image, roman et essai, devaient être indissociables (Badini Confalonieri 2005 : 177-194).
Cette rédaction en trois temps bien distincts divise les spécialistes : pour les partisans du monisme, il n’y a qu’un seul roman, l’édition définitive, vers laquelle convergent les textes précédents, tandis que pour les adeptes du dogme trinitaire, chaque texte a son individualité propre, au point qu’une grande maison d’édition a récemment proposé un élégant coffret de trois volumes intitulé I romanzi, comme si Manzoni avait écrit trois romans différents (Manzoni 2002). Du point de vue de l’histoire littéraire, force est de constater que l’édition (ou le roman…) qui a fait l’effet d’une révolution dans le monde des lettres italiennes, ce sont Les Fiancés 1827.
1.2. Un travail collectif
Quoi qu’il en soit, ce très long travail autour du plus grand roman italien du XIXe siècle n’a jamais été une activité solitaire. En effet, l’écrivain lombard s’est entouré d’un important cercle d’amis, la plupart écrivains eux-mêmes, à qui il n’a cessé de demander conseils, relectures, indications de sources, corrections linguistiques et stylistiques. Cette intense et durable collaboration a pris la forme de rencontres informelles et amicales, mais aussi d’échanges épistolaires très fournis, notamment avec l’historien Claude Fauriel, le romancier Cesare Cantù, le tragédien Giovan Battista Niccolini ou encore le linguiste Gaetano Cioni. Une telle coopération fait de la lettre un véritable conservatoire des états du texte antérieurs à la publication et de ce que Giulia, la fille de Manzoni, a appelé, dans une lettre à Fauriel, l’« eterno lavoro » – le travail éternel – du romancier (De Gubernatis 1880 : 241). Mis en place sur une vingtaine d’années, ce système de communication avec un lectorat restreint répond dans un premier temps à des exigences psychologiques et pratiques : on pourrait dire que Manzoni cherche avant tout, de façon assez banale, à être rassuré et assuré – rassuré par des marques d’intérêt bienveillant au cours d’une entreprise colossale et assuré de la correction de la langue et de l’exactitude de ses informations historiques grâce à l’expertise d’amis vigilants et de relecteurs avisés, qu’il appelle, dans une lettre de 1824 à l’écrivain Tommaso Grossi, ses « concorrettori » – ses « concorrecteurs » – (Manzoni 1985 : 86).
Mais plus profondément, cette recherche systématique de la collaboration est sous-tendue par une conception particulière de la littérature. Pour Manzoni, la littérature ne s’entend qu’accompagnée d’une réflexion critique et théorique qui appelle le débat ; toute entreprise littéraire est intrinsèquement métalittéraire et dialectique. Mais si Manzoni a écrit de nombreuses lettres sur son roman, ses destinataires, ses amis et plus généralement les intellectuels italiens de l’époque ont eux aussi relayé dans leurs correspondances la conception, l’évolution et la réception des Fiancés.
L’étude proposée ici réorganise thématiquement certaines données, en s’attachant essentiellement à deux grands volets du problème : le premier laisse entrevoir un Manzoni qui orchestre une correspondance à valeur poétique (au sens littéral) autour de son œuvre, le second relève d’un usage péricritique de la correspondance entre lettrés, usage qui prépare la lecture, nationale et internationale, des Fiancés.
2. La centralité de Fauriel
La périodisation de la correspondance de Manzoni au sujet des Fiancés se dégage aisément : à une phase de réflexion de type poétique, sur le genre lui-même et sur le mélange de la fiction et de l’histoire, succède à partir de 1823 une phase dans laquelle domine très nettement le souci de la forme, ou plutôt de la langue. Il s’agit ici non pas de revenir sur la chronologie de ces lettres, mais de sélectionner, redistribuer et problématiser leur matériel autour de quelques axes qui paraissent des constantes de la réflexion littéraire de Manzoni, afin de dégager quelques grandes fonctions de la lettre.
Dans cet examen, la correspondance (en français) avec Fauriel, de loin la plus nourrie, occupe nécessairement une place centrale. Sainte-Beuve – qui s’est plongé avec la délectation que l’on sait dans les correspondances d’écrivains – écrit fort justement que Fauriel est l’« arbitre chéri » de Manzoni (Sainte-Beuve 1889 : 144), suggérant tout à la fois l’autorité incontestée que l’écrivain italien reconnaît à son aîné français, et l’affection très profonde qui lie les deux hommes, depuis le long séjour parisien de Manzoni au début du siècle. L’auteur des Portraits contemporains affirme encore que « Manzoni se ne peut bien connaître à fond que par Fauriel » (Sainte-Beuve 1889 : 207) ; il veut surtout dire par là que Manzoni a été le meilleur interprète de l’école historique française et de la réforme intellectuelle des idéologues. Mais le détour par Fauriel paraît également nécessaire pour comprendre la genèse complexe des Fiancés, bien qu’il y ait là un paradoxe : des intenses échanges épistolaires entre les deux hommes, il ne nous reste presque que les lettres de Manzoni ; seules quelques missives de Fauriel nous sont parvenues. Toutefois, malgré cet écart quantitatif, le jugement de Sainte-Beuve reste exact : on comprend mieux Manzoni à travers ses lettres à Fauriel, à travers la façon dont il s’adresse à lui, le sollicite, s’en remet à son jugement. Le choix de Fauriel comme interlocuteur privilégié naît, bien sûr, d’un sentiment d’amitié et de respect intellectuel, mais aussi, comme l’a très bien vu Sainte-Beuve (encore lui) de la nécessité de se confronter à une altérité culturelle qui est encore à l’époque perçue comme un modèle supérieur, un « méridien de Greenwich » de la culture (Casanova 2002 : 295) : faire passer le roman par Fauriel, c’est le soumettre à l’épreuve de la modernité française, c’est sortir de la province pour aller vers la capitale.2
3. Les mots et les œuvres
Avant d’analyser ce que dit Manzoni de son œuvre, voyons comment il en parle : les mots pour dire le roman sont en effet révélateurs à la fois d’une disposition psychologique et d’une stratégie de communication. Face à son « arbitre chéri », Manzoni choisit un lexique systématiquement ironique ou dévalorisant pour désigner ses œuvres. Cela est vrai en amont de l’écriture du roman : en 1822, au moment d’envoyer à Fauriel un exemplaire de sa tragédie, Adelchi (Adelghis), en vue d’une traduction en français, Manzoni présente sa pièce comme un « enfant qui n’est pas bien précoce », prêt à être reçu « dans les mains de son père adoptif », père adoptif à l’évidence plus doué que le père biologique : « Je ne vous dirai rien sur cet enfant, si non que si vous voulez bien lui apprendre le français, j’espère que vous profiterez de cette occasion pour refaire son éducation, et pour le rendre aussi bon sujet que sa naissance peut le comporter. » (Manzoni / Fauriel 2000 : 350) Après la paternité, la maternité : dans la même lettre, alors que le projet romanesque commence à prendre forme, Manzoni se décrit à Fauriel comme « un auteur gros » (Manzoni / Fauriel 2000 : 352). Enfin, après la rédaction effective du roman, les images péjoratives abondent, et pas seulement dans la correspondance avec Fauriel (nous citons dans l’ordre chronologique des lettres) : « mon ennuyeux fatras » (Manzoni / Fauriel 2000 : 412), « mon rabachage » (Manzoni / Fauriel 2000 : 429), « mon gros matelas d’écriture »3 (Manzoni / Fauriel 2000 : 429), « ce fatras » (Manzoni / Fauriel 2000 : 430), les « bazzecole che escono dal mio calamaio » – les bagatelles qui sortent de mon encrier – (Manzoni 1985 : 95), la « filastrocca » – la comptine – (Manzoni 1985 : 107), la « cantafavola » – la chantefable – (Manzoni 1985 : 115), la « tiritera » – la rengaine – (Manzoni 1985 : 129), « mes pauvres Fiancés » en français (Manzoni 1985 : 138) et « miei poveri Sposi » en italien (Manzoni 1985 : 146), « ma grosse bluette » (Manzoni 1985 : 166). Il y a certes de la coquetterie dans cette entreprise de dénigrement amusé, mais on peut observer une évolution significative dans le choix des images : les premières, liées encore au travail de rédaction et de révision, insistent sur la masse, la répétition ou encore l’ennui que le roman peut susciter ; puis, dans un second temps, quand le succès du livre est établi, ce sont des métaphores de légèreté, d’insignifiance et de sentimentalisme qui prennent le relais. La même modestie ambiguë contamine le jugement que Manzoni porte sur les analyses littéraires contenues dans ses lettres, les appelant « un commérage littéraire insupportable » (Manzoni / Fauriel 2000 : 313) ou encore un « caquetage » (Manzoni / Fauriel 2000 : 352). Bref, Manzoni se présente comme l’auteur d’un ouvrage mineur dont les réflexions relèvent du bavardage : littérature pour bonnes femmes, ragots de bonnes femmes.
4. Réflexion sur le roman en gestation, réflexion sur le romanesque
Toutefois, la teneur des lettres contredit ce badinage et cette dépréciation systématique. Toute confidence aux amis sur l’état d’avancement du roman est l’occasion d’une réflexion sur le genre romanesque lui-même et sur la grande question qui agite Manzoni, le mélange de l’histoire et de l’invention, de la vérité et de la fiction. Dans toute la période de gestation des années 1820, la référence à Ivanhoe, dont Fauriel a conseillé la lecture à Manzoni, est récurrente. Walter Scott semble avoir fourni à Manzoni le modèle même d’une littérature pensée comme le complément de l’histoire, c’est-à-dire comme l’antidote aux conventions romanesques. Parlant à Fauriel des projets de Tommaso Grossi, Manzoni sollicite l’avis de son ami sur les œuvres qui mêlent histoire et fiction :
Grossi, auteur d’Ildegonda a commencé des études pour un poème d’un genre nouveau en Italie […]. Son intention est de peindre une époque par le moyen d’une fable de son invention, à-peu-près comme dans Ivanhoe. Il placera les personnages dans la première Croisade. Vous voyez ce qu’un tel fonds peut lui fournir, sur-tout en rejetant toutes les couleurs de convention, et s’attachant à connaître et à peindre ce qui a été, comme c’est son intention. Je voudrais bien entendre votre avis sur ce système d’invention des faits pour développer des mœurs historiques. Il me semble que c’est une ressource très-heureuse de cette poésie, qui ne veut pas mourir, malgré vos tristes pronostics. La narration historique lui est interdite, puisque l’exposé des faits a pour la curiosité très-raisonnable des hommes un charme qui dégoûte des inventions poétiques qu’on veut y mêler, et qui les fait même paraître puériles. Mais, rassembler les traits caractéristiques d’une époque de la société, et les développer dans une action, profiter de l’histoire sans se mettre en concurrence avec elle, sans prétendre faire ce qu’elle fait mieux, voilà ce qui me paraît encore accordé à la poésie et ce qu’à son tour elle seule peut faire.
J’ai nommé Ivanhoe, et je lui dois une réparation ; j’étais malade, lorsqu’on me l’a lu ; voilà pourquoi l’impression que j’en ai reçu a été si différente de la vôtre.4 (Manzoni / Fauriel 2000 : 286-287)
Manzoni est alors en pleine rédaction de sa tragédie, Adelchi, qui donne lieu à une autocritique sévère, passage obligé pour arriver au roman. Les reproches se concentrent essentiellement sur cette même question du respect de l’histoire, au service de laquelle la fiction devrait humblement se placer :
J’ai imaginé le caractère du protagoniste sur des données historiques que j’ai crû fondées, dans un temps où je ne connaissais pas encore assez l’aisance avec laquelle on traite l’histoire, j’ai bâti sur ces données, je les ai étendues, et je me suis aperçu qu’il n’y avait rien en tout cela d’historique, lorsque mon travail était avancé. Il en résulte une couleur romanesque, qui ne s’accorde pas avec l’ensemble, et qui me choque moi-même tout comme un lecteur mal disposé. (Manzoni / Fauriel 2000 : 313)
C’est cette prise de conscience de la désinvolture des historiens contemporains avec l’histoire qui va conduire Manzoni à faire lui-même œuvre d’historien pour son roman, à remonter aux archives et aux sources de la période qu’il veut traiter. Dans une lettre à Fauriel du 29 mai 1822, il explique le choix des années 1628-1631 par la nature exceptionnelle des événements, mais surtout de la situation politique, qui sert de révélateur, de catalyseur de l’âme humaine, capable alors du pire comme du meilleur :
Les memoires qui nous restent de cette époque présentent et font supposer une situation de la société fort extraordinaire : le gouvernement le plus arbitraire combiné avec l’anarchie féodale et l’anarchie populaire : une législation étonnante par ce qu’elle prescrit, et par ce qu’elle fait déviner, ou qu’elle raconte : une ignorance profonde, féroce, et prétentieuse : des classes ayant des intérêts et des maximes opposées, quelques anecdotes peu connues, mais consignées dans des écrits très dignes de foi, et qui montrent un grand developpement de tout cela, enfin une peste qui a donné de l’exercice à la sceleratesse la plus consommée et la plus déhontée, aux préjugés les plus absurdes, et aux vertus les plus touchantes &c. &c. (Manzoni / Fauriel 2000 : 352)
Avec un tel matériau, il faut tâcher d’être original grâce à un effort, dirait-on aujourd’hui, de réalisme psychologique. Et pour faire vrai, il faut fuir le romanesque, les coïncidences incroyables et les coups de théâtre qui créent ce que Manzoni appelle une « unité artificielle » (Manzoni / Fauriel 2000 : 353). Bref, il convient de se méfier des conventions romanesques auxquelles le lecteur est malheureusement habitué :
Quant à la marche des événements, et à l’intrigue, je crois que le meilleur moyen de ne pas faire comme les autres est de s’attacher à considérer dans la réalité la manière d’agir des hommes, et de la considérer surtout dans ce qu’elle a d’opposé à l’esprit romanesque. Dans tous les romans que j’ai lus, il me semble de voir un travail pour établir des rapports intéressants et inattendus entre les différents personnages, pour les ramener sur la scène de la compagnie, pour trouver des événements qui influent à-la fois et en différente manière sur la destinée de tous, enfin une unité artificielle que l’on ne trouve pas dans la vie réelle. Je sais que cette unité fait plaisir au lecteur, mais je pense que c’est à cause d’une ancienne habitude ; je sais qu’elle passe pour un mérite dans quelques ouvrages qui en ont un bien réel et du premier ordre, mais je suis d’avis qu’un jour ce sera un objet de critique : et qu’on citera cette manière de nouer les événemens comme un exemple de l’empire que la coutume exerce sur les esprits les plus libres et les plus élevés, ou des sacrifices que l’on fait au goût établi. (Manzoni / Fauriel 2000 : 353-354)
Manzoni revient sur ces idées un an plus tard, dans une lettre à Fauriel d’août 1823, qui paraît synthétiser les deux notions clé du projet : le choix d’une période historique fortement contrastée et la recherche de l’exactitude, mais aussi de la sincérité (la première notion renvoie à une vérité objective et factuelle, la seconde à une vérité psychologique et morale) :
J’ai tâché de connaître exactement, et de peindre sincèrement l’époque et le pays ou j’ai placé mon histoire, voilà tout ce que je puis vous dire en conscience. Les matériaux sont riches ; tout ce qui peut faire faire à des hommes une triste figure y est en abondance ; l’assurance dans l’ignorance, la prétention dans la sottise, l’effrontérie dans la corruption, sont hélas, peut-être les caractères les plus saillants de cette époque, entre plusieurs du même genre. Heureusement il y a aussi des hommes et des traits qui honorent l’espèce humaine ; des caractères doués d’une vertu forte, et originale en proportion des obstacles, des contrastes, et en raison de leur résistance, ou quelquefois de leur assujétissement aux idées communes. J’ai taché de profiter de tout cela ; comment Dieu le sait. J’ai fourré là dedans des paysans, des nobles, des moines, des réligieuses, des prêtres, des magistrats, des savans, la guerre, la famine […] (Manzoni / Fauriel 2000 : 430)
Cependant, ce n’est pas à Fauriel que Manzoni adresse la lettre des années 1820 la plus dense sur le plan théorique : le 22 septembre 1823, Manzoni écrit à Cesare Taparelli d’Azeglio une lettre qui sera publiée sans le consentement de l’auteur en 1846, puis par l’auteur lui-même en 1870, après un remaniement du texte. Connue sous le titre de Lettera sul romanticismo, cette lettre est l’un des points les plus hauts de la réflexion italienne sur le romantisme, mais c’est également un point de convergence du genre épistolaire et de l’essai. Manzoni y défend l’idée que le romantisme est avant tout l’affirmation que « la poésie et la littérature en général doivent se proposer l’utile pour but, le vrai pour sujet et l’intéressant pour moyen », ce qui implique que les écrivains doivent choisir des sujets susceptibles d’intéresser « la masse des lecteurs » (Manzoni 1985 : 65). Dans chaque sujet, il revient à l’auteur de « chercher à découvrir et à exprimer le vrai historique et le vrai moral » (Manzoni 1985 : 65), dont la conjonction produit un plaisir durable, là où le faux produit un plaisir passager que la connaissance de la vérité viendra fatalement détruire. La centralité absolue du vrai est réaffirmée : « Le vrai […] doit se trouver partout, et même dans la fable »5 (Manzoni 1985 : 66). Il est tout à fait remarquable que l’expression « et même dans la fable » soit en français dans le texte, comme si Manzoni recourait naturellement, pour exprimer les concepts les plus importants de son argumentation, à la langue de sa correspondance avec Fauriel. La lettre sur le romantisme illustre exemplairement la tendance de Manzoni à se servir de la communication particulière de l’échange épistolaire pour affiner sa réflexion théorique. La lettre est au croisement du dialogue – avec ce que le dialogue suppose d’intimité et d’échange – et du discours, où Manzoni met à l’épreuve son autorité de théoricien de la littérature : Elisabetta Bacchereti a bien montré la porosité du familier et du public dans la lettre-essai et la « lettre de littérature » que Manzoni pratique avec constance (Bacchereti 2002 : 213-214).
La rédaction du Fermo e Lucia, puis le passage aux Fiancés, ont donc lieu dans un climat de grande effervescence théorique. Mais rapidement, Manzoni entre dans l’ère du soupçon : dès les années 1830, l’écrivain pose les bases d’une critique radicale des œuvres qui mêlent fiction et histoire, dénigrant la première au profit de la seconde (et Manzoni ne reviendra jamais au genre romanesque, auquel il a pourtant donné ses lettres de noblesse en Italie). Le jeune Niccolò Tommaseo lui soumet en 1833 une tragédie, qui mêle elle aussi histoire et invention, personnages réels et personnages fictifs. Manzoni suspend son jugement, avouant une certaine perplexité, voire un scepticisme radical :
la difficulté alléguée6 en dernier lieu croît pour moi à l’infini quand il s’agit d’œuvres mixtes (dans quelque proportion que ce soit et sous quelque forme que ce soit) d’histoire et d’invention, puisque pour de telles œuvres j’ai complètement perdu la boussole ; je ne sais de quelle règle me servir pour me former une opinion ; je crois même qu’il n’y a ni ne peut y avoir de règle, et que la thèse même du genre est contradictoire, s’agissant d’une tentative impossible pour donner une seule et même forme à deux matières de formes nécessairement différentes.7 (Manzoni 1985 : 186)
Hors contexte, on pourrait croire qu’il s’agit là d’une simple parade pour éconduire poliment un jeune écrivain sans avoir à lui dire que son texte est mauvais. Mais il se trouve que Manzoni commence à rédiger dès les années 1830 son célèbre essai-palinodie qui condamne définitivement le roman historique et, comme dit le titre, en général les compositions mixtes d’histoire et d’invention (Del romanzo storico e in genere de’ componimenti misti di storia e d’invenzione). Manzoni utilise donc bien la lettre comme le banc d’essai de ses idées sur le roman et plus largement sur la littérature. La correspondance met à nu les paradoxes de l’écrivain : le roman s’élabore et se réélabore parallèlement à une réflexion sur le romanesque et le romantisme, mais aussi, presque immédiatement, sur la vanité de la fiction et les contradictions insurmontables du genre.
5. L’obsession de la langue
À partir de 1823, domine la préoccupation linguistique, sur laquelle nous ne nous étendrons pas ici, dans la mesure où il s’agit d’une question qui intéresse essentiellement les italianistes : Manzoni, milanais, s’efforce de ‘nettoyer’ son texte, d’éliminer les tournures trop dialectales, pour le rapprocher d’un idéal linguistique qui est pour lui le toscan contemporain parlé. Le processus de purification linguistique aboutissant à l’édition de 1840 a donné lieu à une célèbre expression de Manzoni qui disait avoir cherché à laver son linge sale dans l’Arno (Manzoni 1985 : 148). Rappelons brièvement que l’écrivain est obsédé par l’usage, par la langue parlée, et que la plupart de ses lettres demandent à ses collaborateurs des confirmations sur ce qui se dit et ne se dit pas en Toscane. Pour Manzoni tout problème formel se réduit au problème de la langue : la question du style est inextricablement lié à la question de la langue. Ainsi l’écrivain affirme-t-il dans une lettre à Emilia Luti, qui sera l’un de ses conseillers linguistiques : « Le style n’est que la manière de mettre ensemble les matériaux d’une langue, de sorte que la question fondamentale est encore la langue »8 (Manzoni 1985 : 279). Cette reductio ad unum de la complexité de la littérature et cette obsession linguistique s’accompagnent, dans le projet éditorial de 1840, d’un effort évident pour contrôler tous les aspects de la publication, notamment la disposition des images dans le texte, mais aussi leur qualité esthétique et technique. La correspondance de Manzoni avec Francesco Gonin, l’illustrateur, transforme la lettre en instrument de contrôle presque maniaque et totalitaire. Si les années 1820 font de la lettre, notamment dans la correspondance avec Fauriel, un haut lieu de la réflexion théorique, les années 1830 marquent en revanche un retour à la dimension pragmatique de l’échange épistolaire, qui se prête à l’affirmation de l’auctoritas de l’écrivain.
6. La correspondance comme propédeutique à la publication
Comme on l’a rappelé, Manzoni était déjà célèbre au moment où il écrivait son roman et écrivait sur son roman. Il était logique que son œuvre, avant même la publication, soit également au cœur de plusieurs correspondances d’écrivains qui élaborent, dans l’espace de la lettre, un premier terrain de réception critique. Fauriel fait office de passeur et prépare en France l’horizon d’attente du roman de son ami italien. En Italie aussi, bien sûr, écrivains émules ou critiques de Manzoni se servent de la lettre pour ébaucher les recensions et comptes rendus qu’ils publieront ensuite dans les revues littéraires : on pense notamment à la correspondance de Niccolò Tommaseo avec ses amis lettrés, parmi lesquels se distingue Gian Pietro Vieusseux, directeur de l’important périodique florentin L’antologia, qui accueillera justement dans ses pages la critique que Tommaseo propose des Fiancés. Dans l’entourage proche ou lointain de Manzoni, la correspondance devient une véritable propédeutique à la publication et à la réception critique.
On peut passer rapidement sur les aspects matériels et stratégiques des correspondances d’autres écrivains autour des Fiancés, pour se limiter à rappeler que Fauriel avait cherché à organiser une publication quasi simultanée en Italie et en France, contactant traducteurs et libraires, et sollicitant un réseau d’amis influents. Fauriel, qui a lu le manuscrit du roman, maîtrise ce qu’on appellerait aujourd’hui l’art du teasing, ne révélant rien de l’intrigue, mais se portant garant de la force de l’œuvre, comme on le voit dans une lettre à Victor Cousin : « Quant à l’ouvrage, tout ce que je puis vous en dire en somme, c’est qu’il n’est point au-dessous du talent de son auteur. Le ton, la forme, le fond, le style, tout en est original, et les parties saillantes en sont de la plus grande beauté. » (Barthélémy-Saint-Hilaire 1895 : 21)
Côté italien, le jeune Tommaseo a eu lui aussi le privilège d’une lecture avant publication, qui lui permet de jouer le rôle d’espion quelque peu sadique, donnant les informations au compte-gouttes à Vieusseux : « Je vous dirai ce que j’ai entendu des autres, car ce que j’ai vu, je ne dois pas le dire. On raconte donc qu’il [Manzoni] a laissé le bel épisode du délit d’une certaine religieuse illustre,9 sur les conseils de quelqu’un de ses amis »10 (Tommaseo / Vieusseux 1956 : 44). L’effet de ces rumeurs et de cette attente longtemps différée ne manque pas de se faire sentir chez Vieusseux : « Ce Manzoni ! Je sens grandir en moi chaque jour le désir de le connaître »11 (Tommaseo / Vieusseux 1956 : 88). Vieusseux demande alors à Tommaseo de faire office de médiateur afin que l’écrivain lombard écrive un texte pour L’antologia. L’argument de Vieusseux pour justifier l’attrait de cette signature montre bien que la stratégie de l’attente mise en place, de manière plus ou moins délibérée, par Manzoni et ses amis a parfaitement fonctionné : « son nom est devenu européen »12, dit Vieusseux (Tommaseo / Vieusseux 1956 : 89). Le prestige international, européen, de Manzoni dépend à la fois de ce qu’il a déjà publié et de ce qu’il va publier, annoncé depuis des mois et presque des années.
Après la publication du roman et les premières réactions des lecteurs, le 18 juillet 1827, Tommaseo écrit, toujours à Vieusseux, une lettre qui est à la fois une caisse de résonance des premières impressions qu’a produites le roman et le brouillon d’un compte rendu des Fiancés :
Parlons de Manzoni
Vous en aurez peut-être à l’heure qu’il est des nouvelles plus importantes que les miennes, mais pour vous dire ce que j’en sais, on racontait, en plus de ce qu’on écrivait, que son grand mérite est de ne rien négliger, pas même les moindres circonstances, les moindres replis du cœur ; on louait l’art de la narration et des transitions ; et on disait que ce livre devait être étudié pour la langue également […]. Il était plaisant de voir, dans les premiers jours où l’opinion semblait devoir pencher plus du côté de la critique que de l’éloge, l’acharnement de certains insectes littéraires à trouver des défauts à ce livre dans lequel un instant plus tôt il ne savait chercher que des qualités. Et pour avoir trouvé à un endroit l’expression « marmaille d’herbes », ils se mettent à crier : voyez quelle impropriété…, avec un air qui enveloppe de mépris le livre tout entier. Une femme qui, malgré la présomption contraire, est forcée de pleurer à la lecture, vaut bien un article. J’avoue avoir pleuré moi aussi au troisième tome. […] un vieillard, après avoir lu le premier tome, avait plaisir à répéter les choses qu’il avait lues, et à les raconter même à ceux qui les connaissaient déjà : et avant que le livre sortît, le relieur (puisque Manzoni s’est fait relier les copies chez lui), le relieur le félicitait de la qualité de cette œuvre, et il lui en répétait des passages dans son dialecte, montrant par là qu’il avait tout très bien compris.
Les jugements des lettrés sont bien différents.13 (Tommaseo / Vieusseux 1956 : 115-116)
On est là au cœur d’un problème critique constant dans tous les débats littéraires de l’époque, et particulièrement cher à Tommaseo, qui sera l’un des plus ardents défenseurs de la littérature populaire. En pleine polémique romantique, l’émotion et la ferveur spontanée d’une femme, d’un vieillard et d’un artisan acquièrent naturellement plus de valeur que les articles des érudits. Tommaseo achève sa lettre en revenant sur la nécessité de comprendre la vision de la littérature qui sous-tend le roman de Manzoni :
Pour apprécier ce travail et le comprendre, il convient d’avoir longuement conversé avec l’auteur ; de connaître ses idées littéraires et politiques, sa façon de voir les choses. Et encore, cela ne suffit point : il a étudié l’histoire de ce siècle dans ses sources premières, et dans ses ruisseaux les plus solitaires. Bien des beautés qui paraissent inventées sont historiques, sont inspirées des faits, ce qui revient à dire que ce sont des beautés doubles. Tout comme de nombreuses allusions subtiles, de nombreux mots qui renferment le germe d’un système.14 (Tommaseo / Vieusseux 1956 : 117)
Tommaseo, qui avait fait partie du cercle d’amis reçus chez Manzoni, saisit l’occasion de s’enorgueillir d’un tel privilège. Mais il nous éclaire également sur le sens que l’auteur des Fiancés a donné à son travail préparatoire dans sa dimension collective : celui d’une conversation, d’une circulation amicale des idées et des projets, qui seule prépare correctement la réception publique.
7. Laboratoire, atelier, salon
On observe dans toutes ces lettres, malgré leur statut d’écrits privés où domine un souci de communication souvent pragmatique, des modes de survivance du modèle classique de l’epistola comme genre littéraire (Bacchereti 2002 : 209). La correspondance de Manzoni avec ses amis fait de la lettre un atelier d’écriture, tandis que les réponses des autres écrivains qui commentent son roman construisent un cabinet de lecture idéal. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la complicité intellectuelle sans cesse sollicitée par Manzoni anticipe le pacte de lecture du roman (Amoretti 1986 : 19), dans lequel le narrateur cite avec ironie ses « vingt-cinq lecteurs » et ne cesse d’insérer des digressions métaromanesques qui trahissent sa conception de l’écriture comme dialogue enjoué avec le lecteur. Le roman italien le plus lu, le plus réédité, le plus populaire, a d’abord été pensé comme une causerie amicale : ni un acte solitaire, ni un appel au plus grand nombre. Aucune connotation négative ne doit ici être attachée à l’idée de ‘causerie’, qu’on aimerait situer, dans le cas de Manzoni, en deçà du dialogue philosophique et intellectuel mais au-delà de la conversation mondaine. Ouvert sur un groupe d’amis choisis, Manzoni est aussi intensément concentré sur son projet littéraire.15 Brigitte Diaz a fort bien montré comment s’opposent au XIXe siècle les écrivains qu’accablent les servitudes mondaines de la lettre et ceux qui au contraire prennent plaisir à « causer littérature » (l’expression est de Flaubert) dans la lettre conçue comme tribune et espace critique (Diaz 2002 : 234-246). Manzoni pour sa part fait de la correspondance le modèle idéal d’une communication littéraire placée sous le signe d’une mediocritas intellectuelle de bon aloi ; derrière le laboratoire de l’écriture romantique se cache encore le salon accueillant d’un honnête homme.
Bibliographie
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