1. De l’importance de la correspondance pour une écrivaine du XIXe siècle
Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848) est l’une des plus grandes écrivaines allemandes du XIXe siècle. Son œuvre, réduite par le nombre de pages, se compose essentiellement de recueils de poésies accordant une place importante au lyrisme de la nature comme les Tableaux de la lande, d’épopées en vers telle L’Hospice du Grand-Saint-Bernard et d’une nouvelle, Le Hêtre aux Juifs, qui figure encore souvent au programme des classes de lycée en Allemagne.1 Difficile à classer dans les histoires de la littérature, elle relève de genres très différents et se fait l’écho de courants littéraires variés, allant du romantisme au réalisme, en passant par l’atmosphère feutrée de la poésie Biedermeier. La majeure partie de cette œuvre fut publiée du vivant de l’auteure, entre 1835 et 1846, ce qui n’allait pas de soi pour une femme écrivant en Allemagne à l’époque très conservatrice de la Restauration de Metternich. Il ne fait aucun doute que la qualité de l’écriture constitue l’un des éléments majeurs de ce relatif succès. Mais les conditions de vie particulières de l’écrivaine, née dans une famille de la noblesse westphalienne, et notamment ses relations privilégiées avec d’autres écrivains, contribuent aussi de façon décisive à cette percée littéraire. La correspondance d’Annette von Droste-Hülshoff illustre parfaitement la venue à l’écriture d’une femme cultivée, aux multiples dons artistiques, désireuse de trouver un moyen d’expression à la mesure de son talent, voire une audience auprès d’un public et, dans ses rêves les plus fous, la gloire éternelle. Ces échanges épistolaires sont très importants en volume : plus de sept cent lettres sont passées à la postérité. Walter Gödden, chargé de la publication des tomes réservés à la correspondance dans l’édition critique des œuvres complètes, estime toutefois que seulement dix pour cent des lettres ont été conservées, la plupart ayant été détruites selon la volonté expresse de leur auteure ou d’autres membres de la famille.2 Autant dire qu’il faut lire cet échantillon de lettres avec la plus grande prudence, en ayant toujours à l’esprit le fait qu’il s’agit d’une correspondance tronquée dont de grands pans ont aujourd’hui disparu. Si les lettres écrites à la famille sont nombreuses et les plus aptes à renseigner sur la vie quotidienne de l’écrivaine, celles envoyées aux amis sont les plus révélatrices de ses aspirations. Annette von Droste-Hülshoff ne semble pas avoir correspondu avec des étrangers, et la plupart de ses amis sont aussi des écrivains, de plus ou moins grande renommée. Parmi eux figurent des mentors, des hommes plus âgés ou plus expérimentés, qui ont accompagné de leurs conseils les premiers pas de l’écrivaine. Une deuxième catégorie de correspondants est constituée d’interlocuteurs masculins, auteurs et critiques, qui ont encouragé la carrière littéraire de leur amie et avec lesquels l’écrivaine a peu à peu osé traiter d’égal à égal. Un troisième groupe de destinataires de cette correspondance littéraire peut être défini comme celui des amies de toujours, qui, au gré des aléas de la vie, n’ont cessé tour à tour de soutenir, d’assurer de leur compréhension et d’entourer de leur affection une amie très chère. C’est à la lumière de ces trois pans de la correspondance qu’on pourra se représenter les difficultés, les échecs et les réussites d’une carrière littéraire au féminin dans l’Allemagne du XIXe siècle.
2. Les mentors
2.1. Anton Matthias Sprickmann : la caution littéraire
Le premier correspondant littéraire d’Annette von Droste-Hülshoff relève de la catégorie des mentors, et les échanges épistolaires qui découlent de cette amitié liée au monde des Lettres initient la phase de réflexion de la jeune fille qui cherche sa voie et exerce plus ou moins à la sauvette son talent d’écrivain. Il s’agit d’Anton Matthias Sprickmann, professeur de droit à l’Université de Münster, âgé de plus de soixante ans déjà, qui a dans sa jeunesse fait œuvre de poète et fréquenté les cercles littéraires de Göttingen. Annette von Droste-Hülshoff le connaît depuis l’enfance en tant que voisin de ses parents à Münster. Sa propre mère l’a adressée à cet homme d’expérience quand elle a su que sa fille s’intéressait à l’écriture. Matthias Sprickmann fait figure en quelque sorte de caution littéraire pour la jeune fille, qui n’a que vingt-deux ans lorsqu’elle se tourne vers lui pour lui conter ses tourments intellectuels. La lettre du 8 février 1819 (Schulte Kemminghausen 1944 : I, 28-36) constitue le premier témoignage d’une réflexion d’Annette sur la particularité de son imagination. La jeune femme est embarrassée, elle ne sait comment confier à son vieil ami, auquel elle voue le plus grand respect, le mal psychologique qui la ronge. Elle parle d’abord d’une « faiblesse idiote et étrange » et finit par avouer que le « démon qui la tourmente » porte un « nom romantique et sot » : « la nostalgie du lointain ».3 Elle définit un peu plus loin cette « nostalgie du lointain » comme « une malheureuse attirance vers tous les lieux où [elle n’est] pas et vers toutes les choses qu’[elle] ne possède pas. »4 La jeune femme prétend ne pas avoir tiré cette nostalgie des livres et romans qu’elle a lus puisqu’elle a connu ce sentiment dès l’enfance (Schulte Kemminghausen 1944 : I, 33). Mais ce désir inassouvi est allé grandissant avec le temps, et elle avoue qu’il peut aujourd’hui la rendre ivre de mélancolie, comme un amour malheureux (Schulte Kemminghausen 1944 : I, 35). Le vocabulaire et les éléments de la description sont romantiques : l’attention qu’on porte à sa propre personne, le désir d’un bonheur infini, la recherche d’une existence poétique au lieu d’une existence quotidienne – Annette ne rêve que d’espaces artistiques : de la beauté plastique de certains lieux, d’artistes et d’œuvres d’art –, l’excitabilité nerveuse, les effusions de larmes et le désir de quitter cet état d’âme. De fait, elle finit par adresser à son vieil ami la prière suivante : « Dites-moi ! Que dois-je penser de moi-même ? Et que dois-je faire pour me débarrasser de ma folie ? »5 Nul doute qu’elle observe à son sujet un phénomène de l’époque et que sa « nostalgie » se rattache au « Weltschmerz » romantique, à ce « mal du siècle » européen qui touche toutes les classes cultivées. Non seulement ses lectures sont nombreuses et variées – les livres de la bibliothèque familiale au château de Hülshoff, ceux empruntés aux bibliothèques de prêt de la ville de Münster et ceux prêtés par ses amis – et peuvent la pousser à ressentir à son tour ce malaise d’ampleur européenne qui touche le jeune Goethe des Souffrances du jeune Werther tout comme le poète anglais Byron. Mais le contexte social et politique dans lequel vit la jeune femme participe aussi de ce mal être. Dans une vaste étude sur l’époque Biedermeier en Allemagne, qui couvre la période allant de la Restauration de 1815 à la Révolution de 1848, Friedrich Sengle (1971 : I, 1-33) a mis en évidence les causes historiques du traumatisme dont souffre alors l’inconscient collectif en Allemagne, en priorité la déception nationale ressentie par les Allemands après la Restauration de 1815 – les guerres de libération ayant permis aux Allemands de rejeter la tutelle napoléonienne, mais n’ayant pas conduit à la formation d’un puissant Etat allemand et ayant simplement suscité la résurrection d’une patrie faible et divisée. Friedrich Sengle définit ainsi les traits dominants de la génération issue de la Restauration de 1815 comme étant « l’agitation, le déchirement intérieur et la mélancolie ».6 Sans doute Annette von Droste-Hülshoff éprouve-t-elle comme beaucoup de ses contemporains un sentiment d’insatisfaction et d’inquiétude face à un monde instable. C’est en cela que sa « nostalgie » n’appartient pas qu’à elle seule. Mais il ne faut pas pour autant en négliger la composante personnelle. La « nostalgie du lointain » décrite est plus qu’un sentiment romantique et littéraire et plus qu’une interrogation quotidienne sur un monde en pleine mutation. Elle se rattache aussi directement à la nature rêveuse et maladive de la jeune femme, à cette puissance hallucinatoire qui marque chacune de ses expériences imaginaires et lui fait prendre la plume. Un rien déclenche ce processus hallucinatoire :
Un simple mot suffit à gâter mon humeur pour la journée entière, et, malheureusement, mon imagination a tant de chevaux de bataille qu’à vrai dire aucune journée ne passe sans que l’un d’entre eux ne soit excité d’une façon à la fois douce et douloureuse […] souvent avec des couleurs et des formes si vives et si proches de la réalité que j’ai peur pour ma pauvre raison.7
Berta, Walter et Ledwina, les héros éponymes des trois œuvres de jeunesse demeurées inachevées, sont hypersensibles et souffrent de démesure.8 Ledwina, jeune fille à l’aspect fragile et maladif, mais au caractère violent et passionné, côtoie même la folie : « Mais les yeux de Ledwina restèrent fixés sur sa propre silhouette, voyant ses cheveux bouclés tomber de sa tête et s’en aller à la dérive, sa robe se déchirer et ses doigts blancs se détacher et s’évanouir dans les flots. Il lui sembla qu’elle était morte […] »9
Face à ce mal être grandissant, Annette von Droste ne se tourne pas vers Sprickmann pour qu’il la comprenne et la conseille – le vieil homme ne lui répondra que rarement et ne fera aucun commentaire sur le fragment d’épopée Walter que la jeune fille a soumis à son appréciation –, mais plutôt afin de s’obliger à analyser avec la plus grande lucidité son « malheur étrange et fou »10 qui ne ressemble à aucun autre et dont elle fait un apanage personnel. Les œuvres suivantes, notamment les épopées et les ballades fantastiques, accordent une place grandissante aux jeux de l’imagination et font dangereusement côtoyer la folie à leur auteure.
2.2. Christoph Bernhard Schlüter : le maître spirituel
La souffrance de l’écrivaine est toutefois telle que le second interlocuteur écrivain de la correspondance joue plus que le premier le rôle d’un mentor, bien qu’il ait sensiblement le même âge qu’elle. Il s’agit du professeur de philosophie Christoph Bernhard Schlüter (1801-1881) dont Annette a fait la connaissance par l’entremise de sa mère. Il n’est pas anodin que Schlüter ait aussi étudié la théologie et publié des ouvrages ancrés dans un solide catholicisme. L’entourage d’Annette nourrit l’espoir que la jeune femme pourra non seulement discuter de ses intérêts littéraires avec une personne cultivée et attentive, mais qu’elle trouvera aussi à son contact un certain équilibre, lui permettant en quelque sorte de canaliser son énergie et de revenir à une écriture jugée plus « saine », par exemple à la composition de poésies religieuses, comme elle s’y est essayée une première fois en 1820, laissant un recueil inachevé intitulé L’Année spirituelle, une succession de « chants spirituels » destinée à accompagner le calendrier des fêtes religieuses.11 Au moment où naît l’amitié entre le philosophe et la poétesse, le mal aux yeux dont souffre Schlüter le rend aveugle. Dès lors, sa cécité le contraint à mener une vie retirée, dépendante des soins que lui prodiguent ses parents et sa sœur. Annette apprécie cet homme doux, au grand cœur, qui se résigne pieusement à son cruel destin. Ses nombreuses lectures et son bon jugement littéraire font de lui un compagnon agréable. Mais ils sont très différents : « Je ne sais pas si le fait de penser à quelque chose qui a disparu à jamais exerce sur vous le même pouvoir que sur moi – vraisemblablement pas car votre caractère est doux – mais le mien renferme une forte dose de levain. »12 L’un est calme et d’un caractère presque contemplatif ; l’autre est vive, presque toujours surexcitée et parfois excentrique. Ils sont rarement du même avis. Schlüter ne la croit pas sur le bon chemin du point de vue de la religion. Il blâme gentiment son scepticisme et ses réflexions incessantes. Sa foi à lui résout tous ses problèmes, guérit toutes ses souffrances. Il ne comprend pas qu’il n’en soit pas de même pour la jeune femme, qui demeure à ses yeux une énigme. Quant à Annette, elle lui reproche sa trop grande soumission face au mal injuste qui le frappe et en quelque sorte la naïveté et la simplicité de la joie qu’il éprouve malgré son cruel destin. Seuls quelques passages des lettres de Schlüter laissent imaginer le teneur de leurs conversations et entrevoir leur désaccord, du moins leur incompréhension.13« Ayez l’audace d’être tout entière joyeuse et heureuse, non pas à demi et en surface, mais totalement, profondément, et pour toujours », lui écrit Schlüter en vain le 8 février 1836 (Iehl 1966 : 242).La jeune femme est trop pudique, trop prudente aussi – ses lettres peuvent être lues par des tiers dans l’entourage du philosophe aveugle – pour laisser des traces de ses interrogations métaphysiques dans sa correspondance. Elle se contente de faire les lectures que son ami lui propose – pour la plupart des œuvres religieuses, mais elle reste très discrète sur leurs titres et leurs contenus : « Mille fois merci, cher ami, de m’avoir indiqué cet ouvrage […] Pourtant, examiner ce livre avec vous, cher Schlüter, et en discuter le contenu chaque fois qu’il y a matière à discussion est ce que j’aurais aimé et ce qui m’a manqué. »14
Systématiquement, elle se refuse dans une lettre à aborder des sujets trop personnels ou délicats :
[…] J’ai l’impression que ces derniers mois sont tombés dans un puits. Je n’ai pas eu un instant de joie et n’ai rien fait de productif, ni pour le monde, ni pour quoi que ce soit. Car j’ai malheureusement fait preuve d’une très grande impatience. Cela s’écrit avec tant de facilité et c’est pourtant extrêmement sérieux. Laissez-moi en rester là, cela ne convient pas à une lettre ; nous aurons bientôt à nouveau l’occasion de converser ensemble de vive voix. »15
Si l’objectif de la lettre est, comme le formule Brigitte Diaz dans son ouvrage L’épistolaire ou la pensée nomade (2002 : 6), de « faire entendre la voix de l’homme privé », Annette von Droste-Hülshoff est toutefois consciente des limites de cet échange épistolaire, d’une part parce qu’elle sait pertinemment que sa lettre aura d’autres destinataires que son ami aveugle, d’autre part parce qu’elle a le sentiment aigu que la lettre est seulement « un palliatif de la conversation » (Diaz 2002 : 25) et que les mots écrits, jetés rapidement sur le papier, sont impuissants dans le cadre étroit d’une lettre à rendre dans le détail, avec toute la précision nécessaire, la profondeur d’une pensée qui nécessiterait la présence réelle du théologien et philosophe pour se développer pleinement au cours d’un échange verbal interactif. La poétesse écrit ainsi sur un sujet plus proprement théologique : « Pourtant – si c’est un ange que la divinité nous a envoyé comme intercesseur et comme doux lien de notre double nature, il a au moins un pied enraciné en terre. Je vais m’arrêter ici car ce sujet ne peut être traité superficiellement ; or, il ne pourrait en être autrement aujourd’hui. »16
Quelle qu’ait été la nature exacte de leurs longues discussions, Schlüter, homme d’amour et de foi, parvient à pousser Annette à reprendre la rédaction de L’Année spirituelle en 1839 après l’en avoir sollicitée pendant des années, aidé en cela à partir de 1837 par son disciple Wilhelm Junkmann (1811-1886), un jeune historien et poète catholique qui s’occupe dès 1838 d’éditer les œuvres de sa nouvelle amie. Sans doute espèrent-ils ainsi qu’Annette aura le sentiment de faire œuvre utile devant Dieu, qu’elle retrouvera confiance en son verbe religieux et affermira sa foi. De fait, elle finit par céder à cette pression extérieure et c’est somme toute avec fierté qu’elle annonce à ses amis en août 1839 qu’elle s’est remise à l’ouvrage : « Depuis quinze jours pourtant, je suis au travail et, comme je vous l’ai dit, bien en train, de sorte que L’Année spirituelle prendra fin, je l’espère, avant l’année 1839. »17 Et Annette d’écrire un peu plus loin dans la même lettre que les nouveaux chants spirituels sont « à peu près semblables aux anciens »18, que l’œuvre est en passe de former un tout et qu’elle aimerait de tout cœur la publier : « Si Dieu voulait que je pusse publier ces chants, ce serait assurément la chose la plus utile que je pusse faire de toute ma vie […] »19 La poétesse cherche-t-elle à se convaincre elle-même de l’unité de son œuvre et de la possibilité d’une publication ? Ou bien ne souhaite-t-elle pas plutôt rassurer ses interlocuteurs et faire taire leurs inquiétudes quant à la viabilité du projet ? Le fait est que L’Année spirituelle n’est pas publiée du vivant de l’auteure. Mettant à nu tous les sentiments, toutes les angoisses et surtout tous les doutes de la poétesse, cette œuvre est une confession trop brûlante de sincérité et trop peu orthodoxe pour un entourage familial catholique et pratiquant qu’Annette von Droste-Hülshoff veut épargner. Car elle est très consciente de ce que cette extraordinaire et douloureuse quête de Dieu a d’insolite. L’œuvre religieuse qu’est L’Année spirituelle repose en fait sur un paradoxe : le sentiment aigu de l’absence de Dieu, et la quête perpétuelle de la foi est le seul espoir. Au plus profond d’elle-même, la poétesse est consciente de l’ambiguïté de sa démarche. Outre le fait que, du point de vue de la religion, elle ne réussit à rester dans la maison de Dieu qu’au prix d’un immense effort de sa volonté, du point de vue de la poésie, la quête d’une maîtrise de soi au rebours de sa sensibilité aboutit à des images sclérosées, à une véritable pétrification de l’âme et au repli sur soi. L’Année spirituelle constitue une nouvelle impasse. Mais le bilan n’est pas entièrement négatif en ce sens qu’Annette von Droste-Hülshoff a définitivement pris conscience, notamment grâce à ses échanges avec Schlüter, de sa véritable nature et du délicat équilibre nécessaire à son existence. Si elle affirme explicitement sa volonté de reconnaître à la religion et à la morale un rôle de garde-fou et de soutien dans sa vie, elle n’en reconnaît pas moins implicitement la stérilité de cette poésie religieuse qui ne produit que souffrance et désespoir en se tournant bientôt vers une tout autre forme de poésie, profane, mais pleine de vie.
3. Levin Schücking : la critique constructive
A cette nouvelle orientation de ses choix artistiques correspond aussi un véritable changement de cap dans sa vie personnelle. Annette von Droste-Hülshoff a fait la connaissance de Levin Schücking (1814-1883) et entrepris avec son cadet de dix-sept ans une longue correspondance, entrecoupée de visites mutuelles et d’un séjour en commun au château de Meersburg sur les bords du lac de Constance, chez la sœur de la poétesse. Levin Schücking est le fils d’une amie d’Annette von Droste-Hülshoff morte prématurément en 1831. Après la mort de cette dernière, la poétesse s’est occupée du jeune collégien à Münster, puis l’a perdu de vue pendant ses quelques années d’études dans différentes universités avant de le retrouver à l’automne 1837, jeune juriste désireux de faire carrière dans la littérature, et de l’introduire peu à peu dans les salons de Münster. Levin Schücking a trouvé en elle une seconde mère, un soutien, une confidente, une conseillère, une poétesse remarquable qui l’estime, le prend au sérieux et demeure ouverte à ses critiques. Il lui voue sans conteste une très grande admiration et manifeste à son égard une amitié sincère et fidèle. Quant à Annette, elle se sent revivre au contact de cette amitié. Alors qu’elle est déjà âgée de quarante ans et handicapée par une santé fragile, elle connaît comme une nouvelle jeunesse. En compagnie de Levin, elle oublie ses maux, elle s’enthousiasme, rit et jouit de la vie. Elle est aussi active, très productive. Les œuvres composées à cette époque privilégiée de sa vie sont les plus nombreuses et les plus belles. Certaines de leurs connaissances et des générations de critiques ont fait des gorges chaudes de cette amitié ambiguë aux frontières de l’amour. Il est toutefois vraisemblable que les interdits sociaux, tout-puissants à l’époque, aient contenu cette relation entre une aristocrate vieillissante et son protégé, un jeune roturier écrivain, dans les limites d’un amour platonique dont on peut même penser qu’il fut unilatéral.
Quoi qu’il en soit, Levin Schücking lui est très vite devenu indispensable. Si dans un premier temps, les rôles des correspondants sont inversés par rapport aux correspondances antérieures entretenues par la poétesse – c’est elle, l’écrivaine expérimentée et reconnue, qui fait office de mentor et de conseillère littéraire –, Annette von Droste-Hülshoff tient bientôt compte des avis de son jeune ami et n’hésite pas parfois à lui demander une aide matérielle. Levin Schücking lui prodigue certes quelques conseils, fait certaines critiques, mais, dans l’ensemble, il l’admire et accepte avec reconnaissance chaque poésie qu’elle veut bien lui donner pour qu’il se charge de sa publication. Il en tire avantage dans les milieux de l’édition, elle ne déroge pas à sa condition de femme et d’aristocrate en s’abaissant à chercher un éditeur. Par ses incitations à publier et à résister aux critiques plus ou moins pertinentes de ses proches, il lui donne tout simplement la force d’affirmer sa personnalité. C’est aussi grâce Schücking que cette fille de la noblesse demeurée célibataire et dépendante de la rente viagère que lui verse son frère acquiert peu à peu une certaine indépendance financière. La première édition de ses poèmes en 1838 avec l’aide de Schlüter et Junkmann, avait été un échec, Annette ayant dû racheter les exemplaires invendus à la maison d’édition Aschendorff à Münster. La poétesse avait alors consenti à publier ses œuvres non dans l’espoir de gagner de l’argent, mais uniquement sur l’injonction de ses amis qui voulaient voir en elle une écrivaine reconnue et célèbre. Son indécision et sa volonté de rester en dehors de tout commerce et de toute transaction avec l’éditeur avaient été l’une des causes de son échec. Mais sous l’influence de Schücking, Annette change d’avis et déclare à sa sœur en septembre 1842 qu’elle va tenter de « gagner quelque argent en écrivant ».20Et c’est beaucoup plus facilement qu’elle consent à une nouvelle édition de ses poèmes en 1844, cette fois par l’entremise de Schücking qui est en contact avec le puissant éditeur Cotta à Stuttgart. Annette écrit même en personne à l’éditeur, souhaitant des relations commerciales amicales. Elle ne souhaite pas revivre la mésaventure de l’édition de 1838 et espère trois choses : d’abord une bonne opération financière, peut-être aussi, sans vraiment se l’avouer, un succès en librairie et un peu de célébrité, et enfin très certainement la réussite sociale de Schücking, devenu entre-temps le rédacteur, à Augsbourg, de l’Allgemeine Zeitung, un journal qui appartient à Cotta. Il faut dire que les négociations de Schücking ont été fructueuses : le contrat passé en février 1844 rapporte à Annette, à défaut d’un franc succès en librairie, des droits d’auteur très élevés : 875 florins, ce qui est considérable pour l’époque. Le poète Mörike par exemple, qui a lui aussi confié l’édition de ses poèmes à Cotta en 1838, n’a eu droit qu’à 400 florins ! (Plachta 1982 : 137)
La correspondance entre Annette von Droste-Hülshoff et Levin Schücking est donc féconde et par ricochet lucrative. Elle met d’ailleurs parfaitement en évidence les différents types d’échanges qui préludent à la publication d’une œuvre. L’exemple de la composition des recueils de poésies écrites à Meersburg, les célèbres Tableaux de la lande et l’ensemble de poèmes intitulé Roc, forêt et lac, est très intéressant. Les deux amis travaillent de concert – Schücking écrit des critiques, quelques poèmes et ordonne la bibliothèque de son hôte –, s’encouragent mutuellement et élaborent une sorte de plan de travail qui débouche même sur un emploi du temps bien compartimenté au temps de leur séjour commun sur les rives du lac de Constance d’octobre 1841 à avril 1842. Schücking note dans une lettre qu’il en résulte une grande émulation, voire pour Annette le lancement d’un défi à elle-même : composer un recueil poétique en quelques mois. De fait, la poétesse tient son « pari » et compose environ soixante-dix poèmes en un an.21 La discussion des sujets est aussi une étape importante dans la composition des œuvres. Les amis parlent aussi du style, peaufinent leurs textes. Les lectures et relectures sont multiples et fécondes. Des collaborations avec d’autres écrivains s’y ébauchent, par exemple celle avec Freiligrath (1810-1876), qui propose en 1840 à son ami Schücking de publier un ouvrage sur la Westphalie. La contribution d’Annette prendra la forme de récits et de ballades.
Leur correspondance joue pleinement le rôle de laboratoire de la création littéraire, ce « laboratoire critique », qui « participe à la genèse d’une esthétique, et indirectement à la genèse des œuvres » (Diaz 2002 : 234-246). Les discussions concernant les choix artistiques, les théories littéraires sont aussi assez nombreuses et riches. Les deux amis ne sont pas toujours d’accord, et la contradiction est une épreuve supplémentaire à laquelle Annette von Droste-Hülshoff se soumet tant qu’elle n’a pas elle-même fait ses choix. La poétesse devient pour elle-même la meilleure critique qui soit. Entamée avec Schlüter en 1838, sa réflexion sur la « fidélité à la nature », qui devait selon elle aboutir à une réalité « anoblie par la poésie », se poursuit avec Schücking.22 Son jeune ami l’invite à partir d’une observation précise de la nature, qu’elle connaît si bien grâce à sa vie à la campagne dans sa maison de Rüschhaus près de Münster. Annette von Droste-Hülshoff est convaincue du bien-fondé de cette nécessité. C’est ce qu’elle conseille elle-même à un poète en herbe dans Chez nous au pays, à la campagne : « Reste dans ta lande, laisse ton imagination plonger ses racines dans la profondeur de tes étangs […] Sois un tout […] cela vaut toujours mieux que le simple fruit de l’arbre de la connaissance […] » 23 « Etre un tout » signifie ne renoncer à aucun aspect de sa personnalité, être fidèle à soi-même, à son inspiration si l’on est poète, mais aussi ne pas se couper de ses racines, rester proche de la nature si l’on a toujours vécu en son sein. Annette écrit à Schücking que « le naturel » sied bien mieux à l’écrivain qu’« un vernis culturel sans véritable profondeur ».24 Il faut certainement voir dans ce désir d’authenticité et de réalisation du moi le fondement de l’attachement d’Annette von Droste-Hülshoff au naturel, à la simplicité et à ce ‘réalisme’ que de nombreux commentateurs ont voulu à tout prix déceler dans son œuvre. Mais la magie de son lyrisme réside avant tout dans la découverte d’un monde à la convergence du spirituel et du matériel et dans la mise en œuvre d’un art visionnaire permettant de rendre compte de ce monde. À la façon des ‘Vorkieker’, ces gens doués de seconde vue qui vivent sur sa lande natale, Annette von Droste-Hülshoff est capable de faire surgir devant son lecteur un univers d’une matérialité, d’une densité et d’une richesse insoupçonnées – un univers insondable et mystérieux, mais qu’il peut palper par instants ans son épaisseur et sa profondeur grâce à la fulgurance de visions extraordinaires, jaillies au détour d’un vers. Et tout en goûtant ainsi les joies sensuelles d’une exploration de l’espace extérieur, la poétesse reste fidèle à elle-même et affirme au travers de sa vision subjective du monde son propre espace intérieur. Ce « réalisme hallucinatoire »25est né de sa confrontation aux théories littéraires de son temps et notamment de ses discussions passionnées avec Schücking.
Mais cette fidélité à soi-même, cette originalité, ce génie propre à Annette von Droste-Hülshoff finissent par la placer en dehors des partis et des écoles et à susciter l’incompréhension de Schücking lui-même. Dans le portrait que ce dernier trace d’Annette dès 1846 dans une revue en tant que critique littéraire, il reproche à son amie « une monumentale incompréhension de l’époque » et souligne son caractère conservateur, son intérêt pour le passé et les traditions familiales.26 En fait, l’écrivaine situe son œuvre et sa réflexion au-delà du conservatisme et du progressisme. Elle cloue le conservatisme au pilori lorsqu’il oublie les intérêts humains, par exemple dans sa nouvelle Le Hêtre aux Juifs parue en 1841, elle condamne le progressisme quand il lui semble déshumaniser l’homme. Elle critique d’ailleurs en 1846 son ami d’autrefois, Wilhelm Junkmann, lorsqu’il se mêle de politique et fréquente à Bonn des « démagogues ». Dans la même lettre, elle s’en prend à Schücking :
Il faut maintenant que j’écrive aussi à Schücking, je dois répondre à deux de ses lettres. La dernière ne m’a pas non plus vraiment fait plaisir, aussi aimable fût-elle. D’abord, il m’envoie ses poèmes, où il apparaît comme un démagogue résolu ! Liberté du peuple, liberté de la presse ! Tous les thèmes des nouveaux braillards que nous sommes dégoûtés d’entendre.27
Annette von Droste-Hülshoff ne supporte pas la « bestialité » et la violence qui caractérisent à ses yeux les représentants du Vormärz, de cette période mouvementée qui précède la révolution de 1848. Le fossé qui la sépare de Schücking, qu’elle juge « inconstant », infidèle à soi-même, s’est creusé (Schulte Kemminghausen 1944 : II, 457). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle confie sa rancœur à l’amie de toujours, Elise Rüdiger.
4. Les amies fidèles : l’entraide entre consœurs
Elise Rüdiger fait partie du petit noyau de femmes cultivées et d’écrivaines avec lesquelles Annette von Droste-Hülshoff a souhaité correspondre toute sa vie. Ces correspondances n’ont pas toujours été très durables dans le temps, les aléas de l’existence s’étant parfois chargés de les abréger , notamment par la mort de l’une ou l’autre des correspondantes. Mais force est de constater qu’Annette a toujours cherché à partager son expérience de femme et d’écrivaine avec les personnes qui étaient les plus aptes à la comprendre, c’est-à-dire avec celles qui, comme elles, avaient des aspirations artistiques et littéraires. Il convient de citer ici des échanges épistolaires parfois éphémères, mais qui ont affectivement beaucoup compté pour la jeune femme dans sa jeunesse. Il est d’ailleurs possible qu’une partie de ses correspondances ait disparue, soit parce qu’elles ont été jugées insignifiantes par un entourage peu soucieux de correspondances féminines, soit parce qu’au contraire elles ont été censurées, étant donné qu’elles touchaient à l’intimité des épistolières et donc à celle de leurs proches. Les femmes les plus connues auxquelles la jeune Annette semble avoir écrit régulièrement pendant un certain temps sont Katharina Busch, mère de Schücking et poétesse du Nord de l’Allemagne, Sibylla Mertens-Shaaffhausen, amatrice des beaux-arts et collectionneuse de renom, et Adele Schopenhauer (1797-1849), la fille de l’amie de Goethe, Johanna Schopenhauer, et la sœur du philosophe Arthur Schopenhauer. Ses liens avec son amie de jeunesse Katharina Busch ont été si forts qu’Annette n’a pas hésité pas à prendre Schücking sous sa protection au décès de sa mère, mais le mariage de Katharina puis son décès prématuré ont empêché le développement d’une grande correspondance. Avec les deux autres femmes, les relations ont été distendues parce qu’épisodiques, relancées lors de chacun des séjours que fit Annette von Droste à Bonn, où habitaient ses deux amies.
Elise Rüdiger apparaît plus tard, en 1837, dans la vie d’Annette von Droste-Hülshoff car elle est beaucoup plus jeune. Née en 1814, elle est la femme d’un haut fonctionnaire et la nièce de l’écrivaine Henriette von Hohenhausen et tient à Münster un salon littéraire. Les échanges épistolaires entre les deux femmes sont les mieux conservés et sans doute aussi les plus fournis, sur la plus longue durée, nourris aussi par de fréquentes rencontres et des expériences communes. Ils mettent particulièrement en lumière les conditions de vie de la femme écrivain au XIXe siècle et constituent à ce titre un témoignage socio-culturel de grande qualité. Elise est très vite devenue, malgré son jeune âge, une confidente hors pair, l’oreille attentive, compréhensive, à laquelle on peut se confier en toute quiétude. Annette l’entoure d’une affection sincère et se laisse aller à des épanchements sentimentaux qui affectent même sa poésie. À l’occasion de la fête de son amie, elle consacre un poème, simplement intitulé « À Elise Rüdiger », à celle qu’elle ne peut appeler sa « sœur jumelle » à cause de la différence d’âge et qu’elle nomme donc gentiment sa « petite fille » pour lui redire son amitié et sa tendresse.28 Le jour de son anniversaire, elle ne manque pas non plus de féliciter Elise, « délicate violette » puisqu’elle est née en mars, et de l’inviter à rester toujours à ses côtés et à décorer comme un arbre de Noël le petit sapin sombre qu’elle est, elle Annette, puisqu’elle est née en janvier, au cœur de l’hiver.29
Elise reçoit naturellement des confidences de femme qu’Annette von Droste-Hülshoff ne pourrait confier à personne d’autre, en tout cas à aucun de ses correspondants masculins, comme par exemple les quelques rares commentaires sur ses sentiments amoureux. Elle est aussi au courant des moindres détails de la vie familiale de son aînée, des faits et gestes de ses proches, mais aussi des sentiments que la poétesse éprouve à leur égard. C’est la confidente à laquelle elle peut tout dire ou presque, notamment ses déboires de femme écrivaine qui craint sans cesse la remise en question de l’équilibre fragile auquel elle est parvenue en n’excluant pas son intégration sociale, tout en accordant cependant un espace de liberté à la réalisation de son moi. C’est ce qu’évoque une lettre de juillet 1841 à Elise Rüdiger où Annette craint de perdre sa liberté à cause d’une médisance de Luise von Bornstedt, médiocre poétesse et rivale emplie de jalousie :
Je vous avoue que je fus récemment aussi très irritée intérieurement à la perspective d’un fâcheux commérage où il y avait pour moi plus en jeu que vous le vîtes sans doute sur le moment, à savoir non seulement la renonciation à une relation qui m’est très chère mais aussi toute la liberté que j’ai conquise si lentement et si péniblement (dans la mesure où je puis appeler ainsi l’indulgence passive des miens vis-à-vis de ma façon d’être et de me comporter avec les gens), liberté que j’obtiendrais peut-être à nouveau dans un bon nombre d’années ou du moins seulement dans un bon nombre d’années.30
Cette liberté est certes relative puisqu’elle est dépendante d’un contexte social et familial. Elle est conçue comme un espace de tolérance, un espace individuel que le clan familial octroie généreusement à Annette, où plutôt que l’individu Annette s’attribue après l’avoir « conquis » de haute lutte. Car comme nous l’apprend une autre lettre à Elise Rüdiger, le combat fut rude :
Je vous ai bien déjà raconté combien nous, tous les cousines de la branche Haxthausen, nous étions amèrement contraintes de nous efforcer d’obtenir l’approbation des lions que nos oncles amenaient avec eux de temps en temps pour régler leur jugement sur le leur, ce qui introduisait chez nous le paradis ou l’enfer après que ces lions nous avaient placées sur un piédestal ou nous avaient descendues en flèche. Croyez-moi, nous étions de pauvres bêtes combattant pour leur chère vie […]31
Annette von Droste-Hülshoff rappelle dans la même lettre combien elle a souffert alors de l’animosité de l’un de ces « lions », Wihlhelm Grimm, qui l’obligea à endurer sarcasmes et disgrâce alors qu’elle faisait son possible pour « se frayer un chemin ».32 Et elle ajoute que l’opinion et les témoignages de respect des membres de sa famille à son égard sont malheureusement toujours, en 1844, beaucoup plus importants aux yeux de sa mère et de ses proches que ses succès littéraires. Elle le déplore, mais ne s’en préoccupe pas outre mesure. Le temps de la jeunesse où cette incompréhension lui faisait souhaiter sa propre mort est bien révolu. Elle assume maintenant pleinement son « excentricité » et la revendique même à certains moments. Elle ne cesse pas d’écrire, même lorsque ses œuvres déplaisent à son entourage. Sa liberté se résume sans doute à cet espace d’écriture, mais n’est-ce pas déjà une liberté colossale pour l’époque ?
Et c’est aussi à Elise Rüdiger, qu’Annette von Droste-Hülshoff annonce ses victoires et ses joies les plus grandes. « Je suis une grandiose propriétaire terrienne » clame-t-elle à l’adresse de son amie lorsqu’elle vient d’acheter une petite propriété viticole sur les hauteurs de Meersburg avec ses premiers droits d’auteur.33C’est également à Elise, dont elle ne redoute aucune moquerie et dont elle sait qu’elle ne lui reprochera pas une transgression de sa condition féminine, qu’elle ose avouer ses rêves de gloire : « Je ne peux pas et ne veux pas devenir célèbre maintenant, mais je voudrais être lue dans cent ans […] »34 Cette correspondance constitue un émouvant « testament inachevé » (Diaz 2002 : 107).
5. L’exemplarité d’une correspondance au féminin
Annette von Droste-Hülshoff a donc entretenu avec ses amis écrivains des correspondances très variées, toutes enrichissantes, qui lui ont permis de franchir des étapes importantes de son développement personnel et de devenir l’écrivaine reconnue qu’elle est encore aujourd’hui. Comme beaucoup de femmes des siècles passés, elle s’est forgé une réputation littéraire dans l’ombre des hommes qu’elle a côtoyés, d’abord les mentors de ses débuts, Sprickmann pour ses connaissances en littérature classique et son autorité dans le monde des Lettres, Schlüter pour sa pensée philosophique et religieuse, puis les véritables critiques qu’elle a trouvés en Freiligrath et surtout Schücking. Il est toutefois manifeste que l’élève a dépassé ses modèles ; aucun de ces hommes, même les plus connus comme Freiligrath et Schücking qui ont véritablement fait carrière en tant qu’écrivains, n’a eu les faveurs de la postérité. Annette von Droste-Hülshoff n’a d’ailleurs jamais cherché à apprendre d’eux, à se conduire comme une élève, mais s’est plutôt comportée en consœur, désireuse de discuter d’égal à égal de ses impressions littéraires, des questions philosophiques et religieuses qui la préoccupaient, de la création littéraire en général et de ses œuvres en particulier. Ces correspondances ont servi en quelque sorte de révélateurs, lui permettant de renforcer sa vocation, d’accomplir des choix audacieux, d’affirmer un credo esthétique original et tout simplement de créer une œuvre d’exception. Il est aussi remarquable et intéressant sur le plan socio-historique que l’écrivaine n’ait vraiment connu d’intimité et éprouvé de complicité entre écrivains qu’avec des consœurs comme Elise Rüdiger – si l’on excepte bien sûr son amitié amoureuse avec Levin Schücking, qui ne concerne pas directement son écriture. Le cheminement de l’écrivaine est ici exemplaire à plus d’un titre. Non seulement il illustre la difficulté de l’accès à l’écriture pour les femmes de cette époque et le nécessaire recours à des aides masculines, entre autres pour la publication des œuvres, mais il souligne aussi le besoin de s’inscrire dans une lignée féminine, de rechercher l’appui d’autres femmes confrontées aux mêmes problèmes pour développer des stratégies d’écriture et s’octroyer des espaces de liberté.
Bibliographie
1. Correspondance
Nettesheim, Josefine (1956). Schlüter und die Droste. Briefe von Christoph Bernhard Schlüter an und über Annette von Droste-Hülshoff. Münster : Regensberg.
Schulte Kemminghausen, Karl, Ed. (1944). Die Briefe der Annette von Droste-Hülshoff : Gesamtausgabe. 2 vol. Jena : Diederichs.
Woesler, Winfried, Ed. (1978-2000). Annette von Droste-Hülshoff. Historisch-kritische Ausgabe. Werke. Briefwechsel. 25 vol. (volumes 8 à 12 consacrés à la correspondance).Tübingen : Niemeyer.
2. Œuvres
Heselhaus, Clemens, Ed. (1966). Annette von Droste-Hülshoff: Sämtliche Werke. München : Hanser.
Woesler, Winfried, Ed. (1978-2000). Annette von Droste-Hülshoff. Historisch-kritische Ausgabe. Werke. Briefwechsel. 25 vol. Tübingen : Niemeyer.
3. Littérature critique
Berglar, Peter (1967). Annette von Droste-Hülshoff in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten. Reinbek bei Hamburg : Rowohlt.
Diaz, Brigitte (2002). L’épistolaire ou la pensée nomade. Paris : Presses Universitaires de France.
Heselhaus, Clemens (1971). Annette von Droste-Hülshoff. Werk und Leben. Düsseldorf : Bagel.
Iehl, Dominique (1966). Annette von Droste-Hülshoff et quelques maîtres spirituels de Westphalie. Paris : thèse dactylographiée.
Plachta, Bodo (1982). « „Besser rein altadlig Blut als alles Geld und Gut“: Zu den Einkünften der Annette von Droste-Hülshoff », in : Beiträge zur Droste-Forschung ; 5 / 129-143.
Sengle, Friedrich (1971). Biedermeierzeit : Deutsche Literatur im Spannungsfeld zwischen Restauration und Revolution 1815-1848. Stuttgart : Metzler.