L’historiographie du sport a déjà souligné le rôle très important joué par la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (FGSPF) et ses dirigeants dans la promotion du football en France et cela dès la fin du xixe siècle. Alfred Wahl note que dès 1899, Paris comptait déjà 30 équipes de patronage : « Le football des patronages s’étend en Bourgogne, en Bretagne, dans l’Orléanais et s’implante solidement au nord d’une ligne allant de Bordeaux à Dijon par Orléans. […] Le football existe aussi dans le Sud, à Bordeaux, Montauban, Toulouse et Agen1. »
Les chercheurs se sont interrogés sur cette préférence que les catholiques ont accordé dans un premier temps au ballon rond « […] alors que les instituteurs laïcs sortis des écoles normales du Sud-Ouest militent, eux, pour le ballon ovale2. » Ils ont aussi relevé le rôle joué par les dirigeants catholiques comme Charles Simon, secrétaire-général du Comité français interfédéral (CFI) et de la FGSPF et Henri Delaunay, son successeur avant de remplir les mêmes fonctions au sein de la Fédération française de football association (FFFA). Delaunay est ensuite devenu un dirigeant international d’envergure à qui l’on doit la Coupe du monde de la FIFA dont il partage la paternité avec Jules Rimet, un autre homme issu du catholicisme social.
Inutile d’en dire plus pour souligner l’importance de la matrice catholique dans l’histoire du football français. Mais pour celle ou celui qui veut retrouver les traces de leurs actions quelles sont les archives disponibles pour comprendre la place du football dans les patronages catholiques jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?
Des sources imprimées qui témoignent du succès du football dans les patronages catholiques
Les archives de la FGSPF devenue la Fédération sportive et culturelle de France (FSCF) en 1968 étaient conservées dans le 11e arrondissement à Paris, rue Oberkampf, au siège fédéral. Dans le cadre du Projet MéMos (Mémoire du sport), la FSCF a pu déposer en 2007 ses archives fédérales au Pôle national des archives du monde sportif à Roubaix3. Il s’agit d’un dépôt : la fédération reste toujours propriétaire de ses archives. De nombreuses sources imprimées y sont consultables pour comprendre l’essor du football dans les patronages. Les annuaires imprimés de la fédération permettent de mener une analyse autant quantitative que géographique. Les chercheurs ont souvent suggéré que l’autonomisation du football en 1919 avec la création de la FFFA avait pu constituer un frein dans le développement du football dit catholique. Pourtant, l’analyse des annuaires et des rapports présentés lors des congrès fédéraux montre une hausse des pratiquants souvent doublement licenciés (FGSPF et FFFA) jusqu’au début des années 1930. Près de 12 000 jeunes pratiquent alors le football en compétition dans les patronages catholiques (fig. 1). La Bretagne ou l’Alsace constituent des bastions auxquels s’ajoutent les grandes agglomérations : Paris, Lille, Nice et Bordeaux et dans une moindre mesure Lyon. La carte des sections de football de la FGSPF en 1937 (fig. 2) ressemble donc fortement à la célèbre carte du chanoine Boulard établie 10 ans plus tard sur la pratique religieuse catholique, à l’exception notable du sud du Massif central par manque de données. Mais il est vrai que le football des patronages catholiques reste d’abord un phénomène urbain.
L’organe officiel de la FGSPF, le journal Les Jeunes, constitue une source incontournable. Le travail de numérisation mené par la commission Histoire et patrimoine de la FSCF en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France (Bnf) a été colossal et s’est étendu sur plusieurs années. Au 18 août 2024, 112 années sont disponibles sur Gallica (1905-2020) ce qui représente 2 519 numéros. Il n’y a pas réellement de lacunes dans la mesure où de 1941 à 1944 le journal n’a pas été publié. On y retrouve de nombreux articles sur le football catholique : ceux évoquant la création du CFI en 1907 par Charles Simon, alors secrétaire général de la FGSPF ou la naissance de la première Coupe de France de football en 1917 sont particulièrement intéressants (fig. 3)4. Pour changer d’échelle on se reportera aux bulletins imprimés des patronages catholiques conservés par les associations elles-mêmes ou déposés dans la série J des archives départementales. Citons par exemple L’ABC, bulletin imprimé du patronage Le Bon conseil (Paris), Entre-Nous, bulletin imprimé du patronage Championnet (Paris), En Avant, bulletin imprimé de l’Arago-sport Orléanais… La consultation des Semaines religieuses conservées par les archives diocésaines apporte d’utiles compléments. Néanmoins, il s’agit souvent plus d’annoncer des résultats que de proposer une véritable réflexion sur l’évolution du football dans les patronages. Les articles proposant un débat sur le passage au professionnalisme en 1932, la concurrence avec la 3FA ou le faible « rendement religieux » du football sont plutôt rares. Le ton est au consensus pour ne pas apparaître divisés face aux adversaires.
Dieu ou le football ? La difficulté de trouver des archives pour mesurer la sincérité d’un engagement dans une structure sportive religieuse
Les sources imprimées peuvent pourtant apporter des réponses à deux questions centrales de l’histoire du football dit catholique : quelle fut la sincérité de l’engagement religieux de Charles Simon ou d’Henri Delaunay qui lui succéda comme secrétaire général de la FGSPF ? Le football correspond-il à la discipline sportive la plus proche de la théologie du corps définie par l’Église catholique ?
Pour répondre à la première question, on pourra se référer à une étude non publiée du fils d’Henri Delaunay, Pierre, conservée au siège de la 3FA. Il y évoque la folle passion de son père pour le ballon rond5. Mais c’est surtout un éditorial du journal officiel de la 3FA qui nous éclaire sur le sens de son engagement. Il n’hésite pas à parler de ses anciens errements, des « formules byzantines » constituées par les fédérations omnisports, elles-mêmes animées par des conceptions d’un autre temps :
C’est pour cela sans doute qu’il le football se devait de prendre son essor. […] Nous avons réalisé le rêve des soccers : le football aux footballers (sic). Cela n’a pas été sans mal, hélas ! Mais à force de tirer sur la charrette, nous l’avons tout de même débourbée6.
Le choix du football par la FGSPF s’explique en fait par deux raisons : certes la passion pour le football des dirigeants exceptionnels que furent Charles Simon puis Henri Delaunay mais aussi des circonstances politiques favorables. Les chercheurs se sont parfois interrogés sur cette préférence pour le football au détriment du rugby. Certains ont avancé la question de la violence dans ces disciplines. En réalité, le football est aussi considéré comme un sport particulièrement dangereux par les catholiques comme en témoigne une série d’articles publiée dans Les Jeunes en 1924 :
On joue plus en force qu’en finesse ; on se préoccupe plus de l’adversaire que du ballon ; aussi il en résulte toujours ces actes de brutalité. Les matches du championnat de Paris, et de la Coupe de France cependant à peine commencée, n’ont pas été sans accidents qui, grâce à Dieu pour la plus grosse majorité, ont été sans gravité, mais qui n’en déprécient pas moins le football. […] J’ai pu remarquer encore que l’on jouait beaucoup avec ses pieds, son corps, sa tête mais pas assez avec son esprit […]. En résumé, football pas assez plaisant, pas assez réfléchi et intelligent ; souvent trop dur, très rudimentaire dans ses conceptions et ses méthodes7.
Il faut surtout remonter au conflit entre l’USFSA et la FGSPF en 1906-1907 pour expliquer le choix des dirigeants catholiques d’abandonner le rugby et de privilégier le football. Avec la création du Comité français interfédéral en 1907, qui devient très vite la seule instance représentative française à la FIFA, Charles Simon et Henri Delaunay acquièrent le sentiment de présider à la destinée du football national. Peu leur importe si le football correspond mieux que le rugby à une théologie du corps qui sied aux prêtres catholiques. Une pièce dactylographiée conservée par les archives historiques de l’Archevêché de Paris confirme cet état d’esprit. Vers 1911, Charles Simon a la possibilité de promouvoir, à la demande de directeurs religieux parisiens, un nouveau jeu, le basket-ball, dont les règles limitent les contacts physiques. Mais la décision du secrétaire général de la FGSPF est sans appel : « Simon n’a rien voulu savoir 8». Or dans l’entre-deux-guerres, si les relations s’apaisent entre la FGSPF et la 3FA, avec des accords pour une double affiliation, le basket-ball acquièrent progressivement les faveurs des dirigeants catholiques. Les comptes rendus du Congrès fédéral publiés dans Les Jeunes nous apportent des statistiques intéressantes. En 1930, 46 unions régionales ont organisé des championnats de football : 846 équipes et 11 793 joueurs y ont participé. L’équilibre entre les deux activités sportives principales de la FGSPF est atteint en 1933 (fig. 1). À partir de 1934, l’écart se creuse nettement au profit de la « balle au panier » : en 1936, plus de 14 000 basketteurs participent aux manifestations organisées par la FGSPF contre moins de 12 000 footballeurs avec des effectifs en stagnation.
Les archives douloureuses du football catholique
Les sources imprimées présentent souvent une histoire glorieuse de la FGSPF. Or, pour comprendre la place réelle du football et plus largement de la gymnastique et des sports dans les patronages catholiques, il faut avoir accès à des sources plus confidentielles souvent manuscrites ou dactylographiées et s’intéresser aux archives d’autres organisations de jeunesse chrétiennes. Prenons trois exemples d’archives douloureuses du football catholique.
Les archives diocésaines regorgent souvent de documents confidentiels, lettres, rapports envoyés à l’évêché. La série 8K des archives diocésaines de l’archevêché de Paris propose ainsi un document exceptionnel intitulé « La vérité sur la FGSPF, Gymnastique, sports, etc. ». On y apprend que des catholiques intransigeants, intégristes, s’opposent à la diffusion du football dans les patronages paroissiaux dès la fin du xixe siècle. Ils appartiennent souvent à une première génération de patronages, des œuvres fermées à forte identité, nées au milieu du xixe siècle à Paris ou à Marseille :
Lancé dans un mouvement excessif et continuel de gymnastique et de sport, dans un entraînement qui l’emporte comme dans un tourbillon, le jeune chrétien perd son idéal ; […] Les passions de son âge, la sensualité, l’orgueil, y trouvent trop souvent leur compte ; il néglige la prière, les sacrements. Acclamé […], grisé par les succès ou bien découragé, aigri, jaloux, s’il est surpassé par ses rivaux […], bientôt il n’a plus de chrétien que le nom, peut-être…9
Parfois les silences ou les absences nous apportent paradoxalement des informations. François Hébrard devient président de la FGSPF en 1923. Il a laissé dans ses archives familiales une source rare et dense : des notes et souvenirs, des milliers de pages manuscrites, de la correspondance, des photographies, des télégrammes avec les plus grands dirigeants européens. Or que nous dit-il du football catholique ? Presque rien, signe d’un désintérêt manifeste pour une activité sportive en recul dans l’entre-deux-guerres dans sa fédération. François Hébrard est plus intéressé par une éducation intégrale de la jeunesse catholique qu’une spécialisation sportive10.
Enfin, il faut tenir compte de la naissance dans les années 1920 des sections spécialisées de l’Association catholique de la jeunesse française. Les enquêtes préparatoires aux congrès de l’ACJF (dossier 34 AS des archives nationales) montrent que les jeunes de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), de la JAC (Jeunesse agricole catholique) ont une vision beaucoup plus récréative que compétitive du football. Les rivalités internationales sont dénoncées et le football à relent de guerre est pourfendu. D’ailleurs, les directeurs religieux des œuvres de jeunesse catholiques sont de plus en plus critiques vis-à-vis du football. En 1945, l’abbé Michonneau, un prêtre du Sacré-Cœur de Colombes condamne le sport qui prétend être religieux dans une formule qui marqua les esprits : Il ne suffit pas de donner des coups de pied dans un « ballon catholique » ou de remporter une victoire sur une société laïque pour être catholique11.
Il faut donc pour comprendre l’évolution du football dans les patronages catholiques jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale mobiliser à la fois des sources officielles, consensuelles, et d’autres plus confidentielles souvent manuscrites qui osent évoquer les débats et les controverses au sein de l’institution sportive catholique. La thèse de mon doctorat était de positionner l’apogée des patronages catholiques dans les années 1920 en tenant compte non des effectifs mais du sentiment d’utilité dans la nation et la République ressentie par les dirigeants sportifs catholiques dans cette décennie12. L’apogée du football catholique se situe quelques années plus tôt, en 1918, un an avant la création de la 3FA, quand la FGSPF célèbre le sacrifice de 25 000 jeunes morts au champ d’honneur dont son illustre secrétaire général, Charles Simon. Cette présentation des archives du football catholique ne présente pas les sources orales. Malheureusement pour la période étudiée, les grands témoins ont disparu et, à ma connaissance, il n’y a pas d’enregistrements des dirigeants de la première moitié du xxe siècle qui évoqueraient la problématique du football dans les patronages catholiques. En revanche, la Commission histoire et patrimoine de la FSCF a procédé depuis une vingtaine d’années à un recueil de témoignages pour mieux comprendre son histoire après la Seconde Guerre mondiale. Une partie a été déposée dans les archives de l’INSEP. Le croisement de toutes ses sources est essentiel pour que le grand public comprenne le sens de l’héritage patrimonial du football catholique : la Coupe de France de football dite Coupe Charles Simon (fig. 3) remise chaque année par le président de la République, le stade de l’abbé Deschamps, siège des exploits de l’Association de la jeunesse auxerroise ou encore le stade de l’abbé Prévost à Montpellier menacé de disparition il y a quelques années par des appétits immobiliers mais défendu par une association de citoyens et un groupe d’anarchistes indignés…