1. APERÇU HISTORIQUE
La filiation est un thème qui apparaît dans de nombreuses fictions. Il suffira de rappeler que les auteurs de poèmes chevaleresques, parce qu’ils racontent les aventures de héros appartenant à la noblesse, n’omettent pas d’indiquer l’ascendance de ceux dont ils célèbrent la geste. Ainsi le personnage est-il d’emblée inséré dans une filiation, c’est-à-dire dans une histoire dont il est le dépositaire. Il doit se montrer digne de ses ancêtres, réparer les torts qu’ils ont subis, faire preuve de vertu et transmettre à sa descendance les enseignements qu’il a lui-même reçus. Les fils s’inscrivent donc dans la tradition des pères puisque c’est l’agnation qui prévaut dans la culture occidentale. La littérature d’ailleurs ne fait que reproduire les idéaux de la société qui veut que les fils de l’aristocratie (et surtout les fils aînés) soient les continuateurs de l’histoire familiale. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont instruits des vies de leurs aïeux afin qu’ils aient pour modèles les exemples des pères. C’est toujours au passé que l’héritier doit se mesurer. Mais comme la fiction littéraire peut s’affranchir de la chronologie, elle a pu montrer quelquefois comment l’ascendant s’est inspiré des exploits de sa descendance. C’est ainsi qu’au chant XVII de la Jérusalem délivrée, Renaud retrouve sa vertu de chevalier en voyant sur les incisions d’un bouclier magique non seulement les prouesses de ses aïeux mais ceux surtout de ses descendants parmi lesquels les Este de Ferrare et particulièrement Alphonse II, le protecteur du Tasse. Nous citons cet épisode (qui reste exceptionnel) parce qu’il montre que tout homme est inclus dans une histoire qui a commencé avant lui et qui n’est pas achevée quand il meurt. Seule l’impossibilité d’avoir une descendance (tant redoutée dans les familles princières) peut mettre un terme au récit familial.
L’abolition de l’aristocratie n’a pas affranchi l’individu de l’histoire parentale. Les Mémoires écrits par les pères au soir de leur vie ont pour but l’édification des enfants. Les autobiographies (romancées ou non) pèsent sur l’identité des fils en leur rappelant qu’ils sont issus d’un contexte familial. Il s’agit là d’un thème qui sera développé pendant très longtemps notamment par les auteurs de la fin du XIXe siècle qui, influencés par Taine, lui empruntèrent les notions de « race », de « milieu » et de « moment » en tant que facteurs décisifs de la formation individuelle. Leurs personnages sont conçus comme étant surtout déterminés par leur ascendance et leur éducation. La filiation a été ainsi placée au centre des romans cycliques qui ont été écrits entre 1870 et 1930. On en connaît bien les titres : Les Rougon-Macquart, de Zola, Les Malavoglia de Verga, Les vice-rois de De Roberto, Les Buddenbrook de Thomas Mann, Les Thibault de Roger Martin du Gard, La chronique des Pasquier de Georges Duhamel, La saga des Forsyte de John Galsworthy etc. Dans tous ces romans la succession des générations est fréquemment représentée de façon négative : les fils n’ont pas la force de caractère des pères, le doute et l’aboulie sont la conséquence de l’enrichissement des familles, la sensibilité, excitée par le raffinement des mœurs, a pour corollaire la décadence voire la dégénérescence des individus. Les romans cycliques sont fortement tributaires des idées qui avaient cours à la fin du XIXe siècle sur l’hérédité, la maladie ou les méfaits de l’activité intellectuelle et de l’esthétisme.
Après la deuxième guerre mondiale une rupture sembla se produire : le modèle de la famille « réduite » s’est imposé peu à peu en Occident. En même temps, les valeurs d’autorité, d’obéissance ou de respect des traditions, associées (à tort ou à raison) aux régimes totalitaires ne furent plus à la mode. L’existentialisme, en faisant de la liberté un a priori de toute existence, imposa des personnages qui ne devaient leur destin (c’est-à-dire leur histoire) à personne d’autre qu’à eux-mêmes. Cependant à partir des années cinquante, la culture européenne redécouvrit les travaux de Freud. L’idée de filiation qui avait été refoulée après 1945 revint dans l’imaginaire. L’accent fut mis alors davantage sur la filiation symbolique que sur les données biologiques. C’est là un point qu’il faut souligner : en effet, la relation père-fils relève de l’intersubjectivité et, pour cette raison, a un caractère en grande partie illusoire. Le XIXe siècle, à cause du positivisme, a sous-estimé cet aspect de la filiation que d’autres périodes n’avaient pas ignoré. Il suffira de donner deux exemples : quand telle cité italienne, au temps de la Renaissance, prétendait être une nouvelle Rome ou quand, au Moyen Âge, telle famille noble affirmait descendre de héros ou de dieux romains, la lignée dans laquelle la postérité voulait s’inscrire relevait bien plus du mythe que de la généalogie. Du reste, comme nous l’avons signalé précédemment, Le Tasse fait de Renaud, qui est un héros fictif, un des fondateurs de la famille des Este. Cette dimension imaginaire de la filiation intéressa les romanciers des années cinquante. Selon eux, le sujet se définit à partir des images parentales (bonnes ou mauvaises) qu’il s’invente pour s’inscrire dans une filiation. Nous ne donnerons qu’un exemple, tiré de la littérature italienne, celui d’Elsa Morante : dans Mensonge et sortilège deux de ses personnages, Anna et Francesco, s’attribuent une parenté aristocratique afin de compenser leur condition d’enfants mal aimés et pauvres. Dans L’île d’Arthur, l’enfant narrateur croit que son père, qu’il ne voit pratiquement jamais, est un aventurier qui a fréquenté la cour de princes munificents. La déception est la solution narrative de ces deux romans dans lesquels l’auteur montre les ambiguïtés et les leurres du « roman familial ».
Aujourd’hui la problématique de la filiation se pose en des termes nouveaux souvent contradictoires : d’un côté le nombre croissant des familles recomposées et les revendications des couples homosexuels (confortées par un récent jugement de la cour européenne des droits de l’homme) tendent à dissocier les idées de paternité et d’engendrement. Mais d’autre part les enfants adoptés ou nés sous « X » prétendent faire valoir leur droit à connaître leurs parents naturels. On ne sait donc pas si c’est la relation biologique ou affective qui doit définir la filiation. L’incertitude ne doit guère étonner car elle participe de cette crise de l’identité que semblent connaître aussi bien les individus que les groupes dans les sociétés contemporaines. Et ce qu’il faut souligner c’est la part que joue le fantasme (et donc la fiction) aussi bien dans le cas des revendications identitaires que dans celui des questions touchant à la filiation.
Il nous a paru nécessaire de faire ce très rapide historique pour montrer à quel point la filiation en tant qu’insertion du sujet dans une histoire a partie liée avec la littérature. Nous retrouvons ainsi le concept d’identité narrative que Paul Ricœur utilise pour montrer comment le soi se construit comme un autre (Ricœur 1990). Dans ce cadre conceptuel la filiation apparaît comme un thème privilégié puisque s’inscrire dans l’histoire familiale, c’est faire de soi l’actant d’un récit dans lequel les fonctions ont été définies par un autre (c’est-à-dire par le narrateur de la génération précédente). C’est cette problématique que nous voulons maintenant développer en analysant une œuvre à cet égard très significative, celle de Paolo Maurensig.
2. RÉCITS ENCHÂSSÉS
Il n’est peut-être pas indifférent que l’auteur soit né dans une région frontalière, le Frioul et que, dans ses romans, il se réfère constamment à des cultures non italiennes, notamment à la culture germanique mais aussi à l’histoire de la Pologne. C’est peut-être aussi parce que Maurensig a un patronyme dont la consonance est étrangère, qu’il a fait de la question de l’identité et de la filiation un des thèmes principaux de son œuvre où il montre comment les personnages, en apprenant de qui ils sont les fils, comprennent la signification de leur destin. Cette thématique amène l’écrivain à utiliser dans son œuvre les programmes narratifs qu’on retrouve par ailleurs dans de nombreux contes : celui de l’orphelin dont la condition malheureuse est transformée quand il retrouve ses parents, ou encore celui du bâtard qui, plus que l’enfant légitime, doit se montrer vertueux pour que ses droits soient reconnus, celui enfin du double fasciné par son « autre lui-même » plus heureux ou plus fortuné que lui. Autrement dit, le thème de la filiation oblige l’écrivain à s’insérer dans la tradition d’une littérature populaire qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, a donné lieu à une abondante production. Le romancier est ainsi contraint de se référer à des modèles et de se définir par rapport à eux. En d’autres termes la question de la filiation se transpose au niveau des genres.
Comme beaucoup d’écrivains, Maurensig privilégie un nombre réduit de thèmes qu’il développe ensuite dans la série de ses œuvres où il en propose plusieurs variations. La question de la filiation est en particulier au cœur de ses deux premiers romans La variante de Lüneburg (1993)1 et Le violoniste (1996).2 Le livre de 1993 a la forme d’un roman policier. On apprend la mort d’un certain Dieter Frisch, un entrepreneur de Munich. La police conclut à un suicide. Mais ce n’est pas exactement l’opinion du narrateur qui a connu l’industriel et s’est trouvé avec lui et un autre voyageur dans un train de nuit à destination de Vienne. Dans le compartiment de première classe, Frisch et son compagnon de voyage jouaient aux échecs. Au bout d’un moment Frisch se trouvant en difficulté dut concéder le « pat ». Le narrateur qui avait observé la partie se mit alors à la commenter en la reconstituant de mémoire et en montrant à Frisch comment il aurait dû gagner s’il avait mieux utilisé la « variante de Lüneburg ». Ensuite le narrateur raconta sa vie. Il dit qu’il se nommait Hans Mayer et qu’il était orphelin, ses parents étant morts dans un accident de la route alors qu’il n’avait que six ans. Il ajouta qu’il gardait en mémoire le souvenir de son père penché sur un échiquier dans une attitude de réflexion.3 Recueilli par sa grand’mère, pendant sept années, il ne s’intéressa pas au jeu. Mais lorsqu’il avait treize ans, il assista par hasard à un tournoi et il eut alors l’intuition claire que sa vie serait entièrement consacrée aux échecs.
Plus tard, devenu étudiant à l’école des Beaux Arts de Vienne, Hans passait de longues heures à la brasserie du Rote Engel où se rencontraient des joueurs d’échecs. L’endroit était fréquenté par un certain Tabori, un homme âgé qui ne jouait jamais mais commentait les parties et jouissait d’un très grand prestige auprès des habitués de l’établissement. Hans apprit que Tabori avait été l’un des meilleurs joueurs de l’entre-deux guerre. Vainquant sa timidité, il demanda à celui-ci d’être son professeur. L’apprentissage de Hans fut particulièrement dur. Non seulement son maître exigeait la discipline la plus rigoureuse, mais il utilisait pendant ses cours un échiquier mystérieux qui avait la propriété d’envoyer au joueur une violente décharge électrique quand celui-ci était sur le point de commettre une faute d’inattention. Grâce à cet enseignement, Hans remporta ses premiers tournois en utilisant notamment « la variante de Lüneburg », inventée par Tabori dans les années Trente. Un jour le professeur disparut et Hans cessa de jouer.
Quelques années plus tard, il apprit que Tabori, hospitalisé dans une clinique de Constance, lui demandait de venir à son chevet. L’homme, jusque là très réservé, raconta alors sa vie à son élève. De son vrai nom Rubinstein et fils d’un riche antiquaire viennois, il avait appris les échecs en jouant avec son père sur l’échiquier mystérieux. En outre, il avait eu l’occasion de connaître un autre Rubinstein, un homonyme, considéré comme le joueur le plus doué de l’entre-deux-guerres. Après quelques années, Tabori participa à ses premiers tournois où il eut l’occasion d’affronter un garçon allemand, guère plus âgé que lui, qui était le fils d’un aristocrate. Rigoureux mais peu imaginatif, et surtout arrogant, il se révéla un adversaire très difficile. Au tournoi de Vienne en 1938 le jeune Allemand, devenu un adolescent, portait l’uniforme de la jeunesse hitlérienne. On devine la suite : dans l’hôtel où le championnat avait été organisé, Tabori-Rubinstein subit toutes sortes de vexations. Puis il dut s’enfuir, sa chambre ayant été saccagée. Au même moment, dans les rues de la capitale autrichienne, des groupes violents pourchassaient les israélites. D’abord la famille de Tabori eut l’illusion de pouvoir rester en Autriche mais quelques années après, elle ne put échapper à la persécution. Dans le camp où on l’envoya, après de longues souffrances et une tentative manquée d’évasion, Tabori, au moment d’être pendu, fut reconnu par un officier SS qui fit suspendre son exécution. L’officier était le joueur aristocrate du tournoi de Vienne. Il expliqua à Tabori qu’il l’avait sauvé car, parmi les militaires du camp, il n’avait pas trouvé d’adversaires à sa mesure. Une fois par semaine Tabori se trouva donc obligé d’affronter son tortionnaire. Il fit le choix de toujours le mettre en difficulté sans pour autant le vaincre jusqu’au jour où il comprit l’enjeu de chacune des parties. Sur la table était posée une liste sur laquelle étaient inscrits des noms de prisonniers : si l’officier gagnait, il les faisait fusiller. Dès lors Tabori-Rubinstein fut contraint de gagner aussi souvent que son talent le lui permettait et les parties se succédèrent jusqu’au moment où le camp fut libéré. Après la guerre, Tabori, rentré en Autriche, décida de ne plus jamais jouer. Quand le narrateur eut fini son récit, le train arrivait à Vienne. Le surlendemain on retrouva le corps de Frisch. Avant sa mort, ce dernier avait joué (et perdu) une ultime partie d’échecs.
Le roman, selon un schéma largement utilisé par la tradition picaresque ou la littérature du XVIIIème siècle, consiste dans l’emboîtement de plusieurs intrigues. Un personnage rencontre des voyageurs qui lui font le récit de leurs vies. À son tour, il leur raconte ses aventures. Dans La variante di Lüneburg il y a essentiellement deux histoires : la première est celle de Hans Mayer ; la seconde celle de Tabori-Rubinstein. La trame policière permet de les réunir. Autrement dit, il y a un engendrement du troisième récit par les deux autres. Le processus est un de ceux qui permettent à la littérature de se perpétuer. Dans le Décaméron de Boccace, la règle est que les dix jeunes gens qui se sont réfugiés aux environs de Florence, doivent tous, l’un après l’autre, dire un conte se rapportant à un sujet donné. La compétition entre les différents narrateurs qui veulent séduire leur auditoire entraîne une émulation qui garantit la qualité et le nombre des nouvelles. Par ailleurs, grâce aux différentes histoires, les jeunes gens et les jeunes filles partagent, le temps d’une soirée, les mêmes sentiments positifs ou négatifs et la même impatience de connaître le dénouement d’une intrigue. Ainsi, chaque auditeur se reconnaît-il dans les autres en s’identifiant à cet « autre fictif » qu’est le héros du récit.
Il y a un rapport entre les narrations enchâssées et le processus de la filiation. Hans Mayer ayant perdu ses parents ignore quelle histoire ils ont eue. Sa condition d’enfant orphelin fait qu’il n’est issu d’aucun récit et n’a donc pas de fonction dans le roman des générations. De son père, il ne lui est resté qu’un objet rangé au fond d’un tiroir : un échiquier avec ses pièces en ébène et en buis (Maurensig 2004 : 35).4 Pour que ce souvenir du père cesse d’être quelque chose d’inerte, il faut qu’il soit intégré dans une fiction.
L’histoire de Hans commence quand il a treize ans et qu’il prend conscience de sa vocation en regardant par hasard un tournoi dans l’arrière salle d’un café de Vienne. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une narration mais plutôt d’une scène, mot qu’il faut entendre ici au sens que Freud lui donne quand il parle des rêves. La « scène » est la suivante : l’enfant est assis avec sa grand’mère à la terrasse d’un café. Il mange un dessert glacé. Devant lui, le marbre blanc de la table se tache de rouge. Hans se rend compte qu’il a un saignement de nez. On l’emmène à l’intérieur du local puis on le fait s’allonger sur une banquette dans une salle écartée. Celle-ci est spacieuse. Sur les murs et les plafonds sont accrochés des miroirs. Il y a un rideau rouge qui divise la pièce en deux. Hans a l’impression que de l’autre côté se trouvent des gens qui s’efforcent de rester silencieux. Grâce aux miroirs placés au-dessus de lui, il peut apercevoir ce qui se passe derrière la tenture. Un groupe de spectateurs regarde deux hommes apparemment âgés qui jouent aux échecs. Quand son saignement de nez a cessé, Hans se met debout et, écartant le rideau, s’approche des joueurs. Il s’aperçoit alors que l’un d’eux a la taille et le visage d’un enfant et qu’il a, dans le regard, l’ironie de quelqu’un sur le point de jouer à l’autre un mauvais tour. À cet instant l’homme âgé se lève puis serre la main de son adversaire en reconnaissant ainsi sa défaite. Alors le narrateur s’aperçoit que celui qu’il avait cru un enfant était en réalité un nain (Maurensig 2004 : 35-38).
L’échiquier, jusqu’alors rangé au fond d’un meuble, est ici introduit dans un contexte dont il devient un élément signifiant. Hans voit les joueurs « sur l’autre scène » et dans un miroir. Cette situation favorise le processus d’identification et met en évidence l’articulation entre les concepts de paternité et de filiation. En reconnaissant sa défaite et en serrant la main du nain (ou de l’enfant) l’homme âgé semble abdiquer son pouvoir qu’il remet à son successeur. Ainsi l’histoire du fils sera-t-elle la suite de l’histoire du père,5 soit qu’elle la continue soit qu’elle la détourne au profit de nouvelles finalités. Maurensig a donné au souvenir de Hans les caractéristiques d’un rêve6 que l’auteur a imaginé en utilisant la connaissance qu’il a des travaux de Freud. Mais ce qui nous intéresse ici c’est l’importance du scénario (ou du schéma narratif) dans la détermination de l’identité du protagoniste. Et ce scénario est tout entier contenu dans la poignée de main par laquelle le joueur plus âgé reconnaît le talent du plus jeune.
Si la filiation correspond à la naissance, alors on peut dire que Hans naît en tant que protagoniste d’une histoire quand il assiste à la partie d’échecs qui se déroule dans le café viennois. Et cette histoire débute en faisant référence à une autre : à celle du père penché sur un échiquier. C’est par cette articulation d’une histoire nouvelle et d’un récit antérieur que se réalise l’« affiliation » de Hans à la communauté très élitiste des joueurs d’échecs (Maurensig 2004 : 38).7 Le substantif affiliation, on le sait, signifie adhésion ou rattachement, mais dans le cas spécifique de La variante de Lüneburg le mot conserve en partie son sens étymologique : entre le souvenir du père assis devant la table de jeu et le destin du fils le rapport qui s’établit est bien de l’ordre de la filiation. D’ailleurs quand l’enfant retrouve un peu plus tard chez sa grand’mère l’échiquier qui avait appartenu à son père, il dit que ce fut pour lui « comme être présent à l’ouverture d’un testament où on [le] désignait comme héritier unique » (Maurensig 2004 : 38).8 Ainsi Hans hérite-t-il d’une histoire qu’il lui appartient de continuer. Et, effectivement, de treize à dix-sept ans, l’adolescent se projette dans l’avenir en rêvant qu’il devient un joueur d’une exceptionnelle créativité. Ces fantasmes du fils forment l’ébauche d’un récit potentiel qu’il reviendra à Hans d’organiser plus tard sous la forme d’une histoire achevée.
3. DE LA ‘SCÈNE’ AU RÉCIT
Les rôles, le plus souvent héroïques, que les enfants se donnent dans les récits qu’ils inventent ne deviennent réalité (ou si l’on veut destin) que si l’imagination, à un moment donné, laisse la place à la discipline, à l’apprentissage rigoureux, c’est-à-dire à l’éducation. Les épreuves que, dans les contes populaires, les protagonistes doivent surmonter pour accéder au succès sont une métaphore des sacrifices auxquels les individus doivent consentir pour que les dénouements heureux par lesquels ils concluent leurs histoires fantasmées deviennent une réalité de leurs vies.9 Ce thème est fréquemment développé par Maurensig, notamment dans Le violoniste et dans Le gardien des rêves, mais aussi, cela s’entend, dans La Variante de Lüneburg.
Hans, nous l’avons vu, fait remonter à l’âge de treize ans le premier événement notable de sa vie. À dix-sept ans, il a lu quelques manuels sur les échecs, il a joué seul ou avec des camarades mais il n’a pas beaucoup progressé. Comme dans « la scène primitive », c’est-à-dire la première scène à partir de laquelle débute son histoire, il est essentiellement un Kiebitz (Maurensig 2004 : 42) à savoir un spectateur du jeu des autres.10 La narration connaît un développement important quand Hans accède à une nouvelle condition après sa rencontre avec Tabori. Il est facile de définir la fonction de ce dernier : il est le personnage adjuvant qui va permettre à Mayer de devenir un joueur de très haut niveau. Mais comme les divinités ou les êtres surnaturels, il soumet son aide à condition.11 Il fait d’abord patienter Hans longuement avant de s’engager à lui donner des leçons. Puis, pendant le premier cours, il humilie l’adolescent en lui montrant toutes ses insuffisances. Hans a alors la tentation de renoncer à ses projets. Puis il se met à étudier systématiquement les manuels laissés par son père et, ayant décidé à nouveau de se soumettre à la discipline que lui impose Tabori, il affronte avec courage les décharges électriques de l’échiquier magique.
L’objet merveilleux est l’ingrédient nécessaire de nombreux contes populaires. Il donne au héros les capacités qui lui manquent. L’échiquier qui sert aux leçons de Hans est celui sur lequel Tabori aussi a appris les échecs. Il appartient à la famille de ce dernier depuis maintes générations. Ainsi Hans se trouve-t-il introduit dans la filiation de tous ceux qui ont été initiés au jeu grâce à l’instrument mystérieux. Sans qu’il le sache, il devient le personnage d’une histoire qui est celle d’un autre.
Au fur et à mesure que le temps passe, les relations entre le maître et le disciple se modifient partiellement. Le professeur fait de rares confidences à son élève, en lui faisant connaître quelques éléments de son histoire. Et l’élève comprend qu’il est lui aussi une fonction (qu’il ignore) du récit. Un jour, Tabori dit à Hans qu’il n’a plus joué aux échecs depuis quarante ans. Puis il emmène le jeune homme dans une morgue et l’oblige à regarder le corps mutilé de quelqu’un qui vient de se tuer. Hans ne comprend pas la signification ni l’utilité de cette visite. Il se trouve malgré lui dans la position du lecteur de roman à énigme : il ne voit pas la cohérence du récit mais il est entièrement absorbé par cette histoire « autre » à laquelle il prend part. D’ailleurs, quand il raconte sa vie, Hans dit que sa personnalité changea après qu’il eut regardé le cadavre ensanglanté :
Sur le chemin du retour, sous les torrents de pluie qui mettaient à rude épreuve l’essuie-glace, j’étais déjà une autre personne. Si quelqu’un m’avait demandé qui j’étais, c’est à grand-peine que je me serais souvenu de mon nom. J’entendais Tabori faire un long monologue sur la nécessité de tout cela. Il voulait être bien certain – continuait-il à me dire – que j’étais en mesure de comprendre son histoire quand il m’expliquerait pourquoi il ne jouait plus aux échecs depuis plus de quarante ans (Maurensig 2004 : 75-76).12
Ainsi Tabori a-t-il décidé que Mayer serait le destinataire de son histoire. En d’autres termes, il veut que son élève assure un des deux rôles spécifiques qui définissent toute relation de communication. On objectera que la place de l’auditeur est à la marge du texte. Mais de sa place, le lecteur mime le rôle du narrateur dont il partage progressivement les passions et les jugements. En déclarant sa volonté d’être compris, Tabori laisse entendre qu’il veut que Hans, le moment venu, sache se mettre à sa place, ce qui revient à dire que l’élève devra occuper un jour la fonction que le maître lui aura réservée dans le cadre de son histoire. Ainsi, de destinataire, Hans, deviendra-t-il un « double » du narrateur, dont il assumera dès lors le récit. Le passage de la figure de l’auditeur à la figure du double reproduit le mécanisme par lequel « le soi » se construit comme « un autre » et montre comment l’identité du fils est tributaire de la place qu’il se donne (ou qui lui est assignée) dans l’histoire qu’il trouve à sa naissance. Étant orphelin, et par conséquent « né d’une histoire inconnue », Mayer est disponible pour jouer le rôle que voudra bien lui indiquer Tabori et ce rôle consistera essentiellement à le faire agir « à sa place ».
Après l’épisode de la morgue, l’apprentissage de Hans continua pendant encore un an jusqu’à ce que l’attention de l’élève devienne presque infaillible et lui permette d’exploiter toutes les ressources de l’échiquier comme un pianiste tire parti des potentialités de son instrument. Ce furent alors les premiers tournois et le début d’une carrière fulgurante qui cessa quand Tabori disparut brusquement au moment où Mayer participait à un championnat dans la ville de Baden Baden.13 En retournant à Vienne, Hans apprit que sa grand’mère était morte. Ainsi se trouva-t-il exclu de sa double histoire : de celle, très lacunaire qu’il avait reçue de ses parents14 et de celle, inachevée, que lui léguait Tabori.
L’errance de Hans Mayer à Vienne – l’immeuble dans lequel Tabori résidait avait été détruit, l’appartement de sa grand’mère avait été saisi par les créanciers – est la métaphore de sa condition de sujet « sans histoire » c’est-à-dire sans filiation ni identité. Hans trouva refuge dans un local pour mendiants et il gagna quelques schillings en proposant des caricatures aux clients des cafés. Il vécut ainsi jusqu’au moment où il apprit que Tabori, hospitalisé dans une clinique située sur les rives du Bodensee, voulait lui parler. La rencontre entre le maître et l’élève fut particulièrement émouvante :
Quand je l’embrassai à mon tour, je ne pus cacher mon émotion. Tabori ceignit ma tête avec un bras osseux que je ne lui avais pas connu. « Assieds-toi, mon fils, me dit-il ». Je pris une chaise et la plaçai à côté du lit […]. S’il m’avait abandonné sans me dire un seul mot, c’était seulement parce que son état de santé s’était brusquement aggravé ; et il me demandait de le pardonner. Il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre et il avait demandé à un avocat de s’occuper des démarches nécessaires en vue de mon adoption – oui, il avait décidé de m’adopter avant de mourir, et de me laisser en héritage tous ses tableaux […]. Il y avait beaucoup de choses que je devais savoir et, pour cette raison, comme il me l’avait promis, il me raconterait son histoire (Maurensig : 2004 : 90-91).15
Il nous paraît significatif que l’adoption coïncide avec le moment où Tabori décide enfin de raconter son histoire. On ne peut signifier plus clairement que la filiation est l’insertion d’un autre dans son propre récit. Et, dans La variante de Lüneburg, la fonction qui est assignée au fils est d’achever l’histoire, qu’à cause de sa mort prochaine, Tabori n’est plus en mesure de conclure.
Les romans de Maurensig ont été publiés entre 1993 et 2006. Presque tous font référence à la deuxième guerre mondiale et au nazisme, c’est-à-dire à des événements qui ont eu lieu il y a une soixantaine d’années. L’écart chronologique entre l’édition des œuvres et l’époque à laquelle elles font référence semblera moins paradoxal si on se souvient que l’auteur est né en 1943. Maurensig est typique d’une génération qui, née pendant ou juste après la guerre, se trouve confrontée à l’histoire de celle qui l’a précédée. Dans cette perspective le destin de Hans est exemplaire de toute une classe d’âge dont les membres se sont donné ou ont reçu pour tâche de « rétablir sinon la justice au moins une sorte d’équilibre » (Maurensig 2004 : 93)16 en dénonçant les criminels de guerre mais aussi, plus généralement, toutes les formes résiduelles de fascisme dans les structures sociales ou politiques.
Si l’on admet que la filiation implique l’introduction d’un nouvel actant dans une histoire déjà écrite, il faut alors examiner deux corollaires : l’autonomie laissée au fils pour qu’il définisse sa fonction dans le récit qui lui est donné ; le choix qu’il fait de devenir ou non la nouvelle voix narratrice du récit dans lequel il s’engage. Il n’est pas indifférent de savoir si on est ou on n’est pas le narrateur de sa propre histoire. Les autobiographies sont souvent des autojustifications. L’histoire que l’enfant reçoit en héritage est écrite du point de vue des pères et ce point de vue fixe, à l’avance, les fonctions, ou dans le langage de Tabori, les tâches qui seront dévolues aux fils. Pour que ces derniers puissent se donner un autre rôle dans le récit qu’on leur propose, ils doivent, au préalable, se saisir de la fonction de narrateur. Il y a là une problématique complexe qui concerne aussi bien les historiens que les psychologues. La génération postérieure ne se construit une identité propre que si elle se fait narratrice de l’histoire de la classe d’âge immédiatement précédente. Dans l’hypothèse inverse elle ne peut être « qu’à la place » d’une fonction narratrice et d’une fonction narrative définies antérieurement.
4. PÈRES NARRATEURS, FILS NARRÉS, FIGURES DU ‘DOUBLE’
C’est plutôt ce deuxième cas de figure qu’on trouve dans l’œuvre de Paolo Maurensig. Les intrigues de ses romans sont d’autant plus complexes que les narrateurs s’avancent le plus souvent masqués. Dans La Variante de Lüneburg, ceux-ci sont au nombre de deux. Toute la première partie du roman est racontée par Hans qui parle à Dieter Frisch de son enfance chez sa grand’mère et de son apprentissage des échecs. Le récit de Hans s’interrompt au moment où il dit comment il a été adopté par Tabori et comment il a enfin connu l’histoire de celui-ci. Le lecteur s’attendrait à ce que Mayer, après une pause, poursuive sa narration et, utilisant cette fois non plus la première personne mais la troisième, donne à son interlocuteur des informations sur la vie de son père adoptif. Or Maurensig change brusquement de narrateur, sans l’indiquer explicitement, ce qui ne manque pas de surprendre le lecteur qui peut avoir l’impression, dans un premier temps, que le narrateur parle d’un autre à la première personne. Cette ambiguïté a un sens : elle indique que Mayer non seulement a accepté le rôle que, dans son « roman personnel », Rubinstein lui a attribué, mais qu’il raconte sa propre histoire du point de vue de ce dernier. En dernière analyse, l’histoire de Hans ne se différencie pas de celle de Tabori, le destin du jeune homme étant tout entier contenu dans l’autobiographie de son prédécesseur.
En admettant qu’un sujet construise son identité en assumant la narration d’un autre et en particulier le point de vue du narrateur et la position que celui-ci lui adopte dans la fiction, ce sujet alors sera un « double » de la figure à laquelle il se sera assimilé. La notion de double est plus souvent utilisée dans le cadre de la fratrie que dans celui de la filiation. Mais le mot n’est pas étranger à la problématique qui nous occupe puisque, comme Otto Rank l’a montré, le double met en jeu l’identité du sujet dont le « soi » se construit, dans ce cas, par rapport à un « autre semblable ». L’histoire du fils peut « redoubler » celle du père au sens où elle la duplique et c’est ce qu’on observe dans La variante de Lüneburg où Hans répète mot pour mot à l’intention de Frisch le récit que Tabori lui a fait de son histoire.
La figure des doubles, tout juste esquissée dans le roman de 1993, devient un élément central dans Le violoniste et dans Le gardien des rêves. Dans ces deux romans, la fonction du fils est « dédoublée » et répartie entre deux personnages qui sont le bâtard et le fils légitime. La question qui se pose alors est celle de déterminer le rôle qui va revenir à chacun des demi-frères dans le « roman familial ».17 La rivalité entre les membres de la fratrie est ainsi replacée dans la structure oedipienne : chaque enfant, en effet, va aspirer à ce qu’on lui assigne la fonction de dépositaire du récit dont le père est le narrateur. C’est cette problématique qui est développée par Maurensig notamment dans Le gardien des rêves.
Le narrateur est un journaliste qui enquête sur l’identité d’un homme qu’il a rencontré alors que l’un et l’autre étaient hospitalisés. L’inconnu prétend être le comte Dunin18, un aristocrate polonais. Il dit aussi qu’il possède la faculté surnaturelle de voir ce que rêvent les autres. Le narrateur a pu vérifier la réalité de ce don. Après sa guérison, le comte Dunin quitte l’hôpital alors que le journaliste doit encore garder le lit. Quand ce dernier, à son tour, peut rentrer chez lui, il décide de rechercher son ancien voisin de chambre. Il finit par le trouver dans un hospice de Venise. L’homme qui, malgré son dénuement, continue à se dire le comte Dunin a juste le temps de raconter son histoire avant de mourir. Quelque temps plus tard, dans un palais donnant sur un petit canal, le journaliste rencontre un deuxième comte Dunin qui lui fait le récit de sa vie. L’énigme de la double identité est alors résolue.
C’est dans le dernier chapitre du livre que le nom des personnages est révélé. Le véritable comte Dunin est celui qui habite le palais vénitien. Il est né en Pologne dans une famille riche de l’aristocratie et sa vie est conforme à celle d’un noble né au début du XXème siècle. Le père du comte a eu un fils illégitime dont la mère a ensuite épousé le régisseur du château. L’enfant se nomme Wictor mais il est plus souvent appelé Witek.19 Le père s’étant aussitôt remarié avec la comtesse Potocki, un autre garçon est né qui se prénomme Antoni. Par un caprice de la nature les deux demi-frères ont une ressemblance frappante. D’ailleurs tout le monde, au château, sait parfaitement qui est le père de Witek. Antoni lui-même ne l’ignore pas. Les deux garçons ont de l’affection l’un pour l’autre et se fréquentent chaque fois que l’étiquette le permet. Ils excellent dans toutes les disciplines mais Witek surpasse légèrement son demi-frère cadet. Il a de surcroît un tempérament artiste. Alors que, pour Antoni, faire partie de la noblesse est une chose naturelle, pour Wictor, au contraire, tout ce qui touche à l’aristocratie est, dans son imagination, paré de vertu. Dans ces conditions, comme l’admet volontiers Antoni, il apparaît bientôt que le fils bâtard est le véritable héritier des Dunin.20 Quand se présente une occasion de défendre l’honneur de la famille c’est Witek qui agit en se faisant passer pour son demi-frère. Ainsi prend-il petit à petit la place de l’autre.21 Plusieurs fois il sauve la vie d’Antoni ou sa réputation. Il va jusqu’à utiliser ses dons de voyance pour gagner au jeu les sommes perdues par son cadet qui, devenu adulte, est enclin à la vie facile et à la débauche. La guerre mondiale sépare les deux hommes. Le comte est fait prisonnier par les Soviétiques. Libéré au moment de l’attaque allemande contre la Russie, il rejoint les troupes alliées, combat à Montecassino puis, après l’armistice, épouse une Italienne et s’installe à Venise. En 1956, il apprend qu’on a vu Witek errer sur les routes de Pologne. Il le fait venir en Italie mais aucun psychiatre ne peut le guérir de son aliénation mentale. Wictor souffre d’une amnésie correspondant aux cinq années de la guerre ; en outre il croit être son demi-frère, une identification qu’il assume jusqu’à la fin de sa vie.
Il n’est pas indifférent que l’intrigue racontée par Maurensig se passe au sein d’une famille aristocratique. L’auteur renoue ainsi avec la longue tradition des histoires familiales dans lesquelles chaque nouvelle génération est censée ajouter un chapitre nouveau au récit qu’on lui a légué à sa naissance. L’auteur s’inspire aussi du roman cyclique en reprenant l’idée qu’il y a une inévitable décadence des familles liée à l’enrichissement et au raffinement des mœurs. Antoni, en tant que fils légitime, est l’héritier désigné du passé et des valeurs familiales. Pour Witek, au contraire, celles-ci sont du domaine de la fiction car le bâtard ne peut vivre qu’en imagination son lien de filiation avec les Comtes Dunin.22 En d’autres termes, parce que Witek et Antoni occupent des positions différentes par rapport à leur père, ils n’accèdent pas de la même manière au texte de la geste familiale. Ce que montre l’intrigue du Gardien des rêves c’est que la fiction (l’histoire idéalisée des Dunin que se raconte Witek) est plus prégnante dans la construction de son « moi » que le récit non fictif dont Antoni est le destinataire. Maurensig souligne ainsi le caractère illusoire de l’identité, assertion qu’on peut également formuler en disant que toute revendication identitaire individuelle ou collective est d’autant plus forte qu’elle s’organise sur un mode littéraire ou fantasmatique. Le je qui s’exprime dans les propos du frère bâtard est une copie de l’instance narratrice qui, génération après génération, dit l’histoire des Dunin. Parce qu’il s’identifie à ce narrateur, Witek se désigne comme le dépositaire et le garant d’un récit qui informe sa personnalité au point de l’aliéner. Les exemples de Hans Mayer et de Witek représentent deux façons extrêmes de formation narrative du « soi ». Dans La variante de Lüneburg, la filiation résulte de la volonté paternelle d’attribuer une place au fils adoptif dans un récit qui reste entièrement la propriété de Tabori. Ce dernier, d’ailleurs, a parfaitement conscience d’avoir utilisé Hans Mayer « comme un pion » (Maurensig 2004 : 91).23 Witek, inversement, s’invite comme narrateur et protagoniste d’une histoire qui ne lui était pas destinée. En réalité on peut estimer que, dans la plupart des cas, la filiation résulte d’un compromis entre ces deux modalités. Nous avions posé la question de l’autonomie du sujet dans la construction narrative du soi. Elle se trouve dans la possibilité qu’il a d’interférer dans le texte écrit par la génération antérieure afin de le détourner (partiellement sans doute) à son profit. La fiction que s’invente l’enfant à partir des données du récit qu’on lui a légué lui permet de s’affranchir en partie de l’histoire parentale. Si la classe d’âge qui est née pendant ou juste après la seconde guerre mondiale a hérité de l’histoire de la guerre et s’est vue chargée de la tâche de dénoncer toutes les formes résiduelles de fascisme qui pouvaient encore subsister dans la société, elle l’a fait en produisant son propre récit qui, certes, reprenait pour une bonne part celui qu’on lui avait destiné mais n’était pas exempt d’éléments « fictionnels » introduits pour combler les omissions parentales ou pour satisfaire aux désirs des auditeurs héritiers. Cela signifie que le lien de « filiation » entre l’histoire reçue et l’histoire reproduite n’est pas de simple répétition.
5. MAURENSIG ET LES ‘GENRES’
En conclusion, il nous reste à dire quelques mots sur la manière dont Maurensig aborde les thèmes de l’orphelin, du bâtard, des doubles et de l’aliénation. Il est évident qu’il reprend les séquences narratives consacrées par la tradition : l’orphelin est en quête de son identité, il doit surmonter une longue série d’épreuves pour connaître ses parents, il doit le succès à des adjuvants qui corrigent ses erreurs et pallient ses faiblesses. Le bâtard doit posséder des vertus exceptionnelles pour compenser la faute dont sa naissance est la preuve. Les rapports entre les demi-frères sont faits de rivalité, de haine et d’amitié. Le double peut être aussi une image hallucinatoire du moi. Maurensig utilise toutes ces figures narratives exploitées abondamment par la littérature fantastique. Mais l’auteur les insère dans un contexte historique qui est celui des années Trente et de la seconde guerre mondiale. Or les deux genres sont contaminés l’un par l’autre. D’un côté les effets fantastiques se heurtent aux événements tragiques de l’histoire. Quand la Pologne est vaincue et que le pays est partagé entre l’Allemagne et l’Union soviétique, quand l’aristocratie polonaise est privée de tous ses droits, c’est tout l’univers fictionnel de Witek qui se désagrège en provoquant son aliénation mentale.24 Le développement du roman fantastique (à savoir la reconnaissance et le succès de l’enfant bâtard) est empêché par le recours au genre historique. Mais inversement les horreurs du nazisme apparaissent souvent, dans le récit des personnages, comme des événements qui ont la réalité ambiguë des visions terrifiantes qui sont l’essence des cauchemars. En intervenant dans un genre (c’est-à-dire dans un type de fiction) au moyen d’un autre genre (c’est-à-dire d’une autre forme de récit), Maurensig met en œuvre, sur le plan de l’écriture, ce processus d’hybridation qui définit la filiation, l’histoire produite par la génération suivante se différenciant le plus souvent de l’histoire héritée. Ainsi parce qu’il s’inscrit dans la double filiation du genre fantastique et du genre historique et qu’il introduit des éléments de l’un dans l’autre, Maurensig se construit-il sa propre identité narrative d’écrivain frontalier entre plusieurs traditions.
Références bibliographiques
Maurensig, Paolo (2004). La variante di Lüneburg. (Gli Adelphi), Milan : Adelphi.
Maurensig, Paolo (1998). Canone inverso. (Bestsellers, Oscar), Milan : Mondadori.
Maurensig, Paolo (2003). Il guardiano dei sogni, Milan : Mondadori.
Ricœur, Paul (1990). Soi-même comme un autre, Paris : Seuil.