Dans un bref article paru en 2006 consacré à l’influence de Dante sur la poétique de Manganelli, Raffaele Manica argumente que la lecture toute personnelle que ce dernier faisait de la Divine Comédie et, par ailleurs, le fait que « la macchina verbale di Manganelli (…) [sia] esente dalla contaminazione con ogni motivo non verbale di Dante » (2006 : 328),1 indiquent que le substrat dantesque présent dans l’œuvre de Manganelli ne peut être que superficiel, de l’ordre du simple emprunt. La conclusion de l’article abonde dans ce sens : « Infinito il divario (…) tra la visionarietà fervente e credente di Dante e la visionarietà nichilistica e implosa di Manganelli » (2006 : 330). En revenant sur la question de la ‘filiation’ Dante-Manganelli, précisément sur le terrain du caractère visionnaire de leurs œuvres respectives (à travers la notion d’‘alta fantasia’ ou d’‘imagination créatrice’), les pages qui suivent aboutiront à des conclusions plus mitigées.
1. L’ « ALTA FANTASIA »
Il convient avant tout de donner une définition claire de la notion d’imagination (ou fantasia) qui va nous occuper. Dans sa quatrième ‘leçon américaine’, consacrée à la ‘visibilité’ en littérature,2 Calvino commente quelques vers tirés du Chant XVII du Purgatoire. Dante, s’apprêtant à sortir du giron des coléreux, est saisi d’une vision dans laquelle les personnages bibliques d’Esther, Mardochée et Haman lui apparaissent :
O imaginativa che ne rube
Talvolta sì di fuor, ch’om non s’accorge
Perché dintorno suonin mille tube,
Chi move te, se l’senso non ti porge ?
Moveti lume che nel ciel s’informa
Per sé o per voler che giù lo scorge. (XVII, 13-18)3
Citons la suite du passage :
Dell’empiezza di lei che mutò forma
nell’uccel ch’a cantar più si diletta,
nell’immagine mia apparve l’orma :
e qui fu la mia mente sì ristretta
dentro da sé, che di fuor non venìa
cosa che fosse da lei recetta.
Poi piovve dentro all’alta fantasia
un, crucifisso, dispettoso e fero
nella sua vista, e cotal si morìa (XVII, 19-27).
Dante, écrit Calvino, définit ici le rôle joué par l’imagination dans la composition de son poème. Le poète, à mesure qu’il s’élève dans les girons de la montagne du Purgatoire et s’approche des sphères ultra-mondaines, perçoit l’environnement et les situations qu’il traverse sur un mode de plus en plus intériorisé. La pesanteur, l’opacité de la matière et des corps qui régnaient en Enfer se raréfient. Les visions auxquelles il est confronté:
si vanno progressivamente interiorizzando, come se Dante si rendesse conto che è inutile inventare a ogni girone una nuova forma di metarappresentazione, e tanto vale situare le visioni nella mente, senza farle passare attraverso i sensi (Calvino 1993 : 91).
Le moyen et aussi le théâtre de ces visions, c’est-à-dire du voyage même de Dante, sont l’imagination, l’alta fantasia qui, depuis l’antiquité, est le propre des prophètes, des visionnaires et des poètes. C’est cette faculté, que l’on trouve également désignée sous le nom d’imagination ‘active’ ou ‘créatrice’ en fonction des contextes, que Henry Corbin a étudiée et pour ainsi dire redécouverte dans le cadre de la théologie des néoplatoniciens de l’Islam, sans manquer de tisser de nombreux liens avec la littérature philosophique et visionnaire occidentale. Le ‘monde imaginal’ (c’est ainsi que Corbin nomme l’espace de représentation propre à cette faculté) dans lequel se déroulent les voyages visionnaires des soufis musulmans n’est pas différent de celui que Dante met en scène dans la Commedia ; il s’agit, écrit Corbin :
[d’] un monde aussi réel ontologiquement que le monde des sens et le monde de l’intellect ; un monde qui requiert une faculté de perception qui lui soit propre, faculté ayant une fonction cognitive, une valeur noétique, aussi réelles de plein droit que celles de la perception sensible ou de l’intuition intellectuelle. Cette faculté, c’est la puissance imaginative, celle justement qu’il nous faut garder de confondre avec l’imagination que l’homme dit moderne identifie avec la « fantaisie » et qui, selon lui, ne secrète que de l’imaginaire. (Corbin 1983 : 16)
Dans les pages de Stanze (1977) que Giorgio Agamben, à grand renfort d’érudition et faisant écho aux travaux de Corbin, consacre à l’influence des théories médicales héritées d’Avicenne, d’Averroès et des Arabes sur la phénoménologie de l’amour dans la poésie sicilienne et les stilnovistes, l’accent est tout particulièrement mis sur le rôle du spiritus phantasticus (autre appellation de l’imagination) dans le processus de l’inspiration poétique et visionnaire.4 La Vita Nova de Dante, qui débute par une description des effets physiologiques subtils de l’apparition fulgurante de la femme aimée (animation des trois ‘esprits’ – vital, animal et naturel – dans le corps du poète/soupirant), se présente naturellement comme un terrain d’étude privilégié de cette filiation imaginale :
I « tre spiriti » del principio della Vita nova non sono un’apparizione isolata al servizio di un’intenzione allegorica puramente ornamentale, ma, come l’enunciazione di un tema all’inizio della sonata, si inseriscono in un contesto in cui dovranno giocare tutti i registri della dottrina pneumatica, dalla fisiologia alla cosmologia, dalla psicologia alla soteriologia. […] Il sonetto Oltre la spera che più larga gira, che conclude la Vita nova, raccoglie questi motivi in una sintesi che, per molti versi, anticipa e compendia il viaggio estatico della Commedia. Lo « spirito peregrino » che, uscendo dal cuore […] compie il suo viaggio celeste « oltre la spera che più larga gira », è, come Dante ci informa, un « pensero », cioè un’immaginazione […] uno spirito fantastico, che può staccarsi […] dal corpo e ricevere la forma della sua visione in modo tale (« in tale qualitate ») che « lo mio intelletto no lo puote comprendere » (sappiamo da Avicenna che l’intelletto non può ricevere il fantasma se non astratto dalle qualità sensibili ; ma proprio questo limite fonda qui la capacità visionaria dello spirito fantastico e quasi la sua superiorità sull’intelletto). (Agamben 2006 : 121)
Dans le cadre de la cosmologie ptolémaïque, le spiritus fantasticus – l’imagination visionnaire – est « supérieur à l’intellect » en cela qu’il est capable de pénétrer dans les sphères les plus subtiles et aériennes de l’être (les cieux planétaires, la sphère des étoiles fixes et l’Empyrée), qui sont hermétiques à la raison, tout comme Béatrice est la seule habilitée à guider Dante dans les cieux du Paradis. C’est dans et par l’imagination – qui est à la fois espace, substance et faculté – que visionnaires et mystiques de tous bords accomplissent leurs pérégrinations dans l’au-delà ou font l’expérience des différentes hypostases divines vers leur union spirituelle avec le Créateur. Dans la Commedia, lorsque l’imagination visionnaire cesse d’agir, le poème se termine :
All’alta fantasia qui mancò possa
ma già volgeva il mio disio e’l velle
sì come rota ch’igualmente è mossa,
l’amor che move il sole e l’altre stelle. (Paradiso, XXXIII, 142-145)
2. DE DANTE À MANGANELLI
Bien entendu, cette conception grandiose de l’imagination humaine ne commence pas avec Dante et bien entendu ne se termine pas avec lui. Dans l’intervalle de temps qui sépare Dante de Manganelli, l’alta fantasia a intéressé de nombreux systèmes philosophiques, théologiques et littéraires.5 Ainsi Manganelli – qui par ailleurs connaissait les travaux d’Agamben et de Corbin – l’a-t-il rencontrée non seulement chez Dante, mais aussi chez Ficin, Campanella, Bruno, Vico, ou encore les romantiques anglais ou allemands héritiers du néoplatonisme et de l’hermétisme de la Renaissance.
Cependant, c’est par le biais de la psychanalyse jungienne qu’il entre véritablement en rapport intellectuellement et aussi, dirions-nous, empiriquement, avec l’imagination, qu’il place dès ce premier contact au centre de son esthétique et de son travail littéraire. Plus qu’au centre, nous pourrions dire à la racine, car sa fréquentation du divan d’Ernst Bernhard – de 1959 à 1965 (mort de Bernhard) – non seulement tempérèrent ses angoisses suicidaires, mais aussi, littéralement, ‘débloquèrent’ son écriture. En effet, ce n’est qu’en 1964, à l’âge de quarante-deux ans, et après cinq ans d’analyse, que Manganelli publie sa première œuvre, Hilarotragoedia. L’influence massive de la psychanalyse y est déjà évidente, ainsi que la mise en place d’une pratique de l’écriture qui s’apparente sous tout point de vue à un exercice d’‘imagination active’, au cours duquel le sujet (l’auteur) laisse affleurer les images qui se profilent à l’arrière-plan de la conscience pour accéder aux forces vives de l’inconscient et à ses soubassements archétypaux. Or, nous savons que Jung, qui connaissait Corbin et identifiait le mundus imaginalis avec son monde des archétypes, avait élu les œuvres des philosophes ou artistes du spiritus phantasticus (alchimistes, etc.) comme terrain de prédilection pour ses recherches et assimilait symboliquement cette opération à une ‘descente aux enfers’ – un parallèle qui se trouvera développé de façon extensive dans les travaux de James Hillman, chers à Manganelli, en particulier dans The Dream and the Underworld.6
Ces dernières remarques nous permettent d’énoncer plus clairement l’idée qui est à l’origine de nos réflexions : Manganelli, principalement à travers Jung, Bernhard et Hillman, se fait consciemment l’héritier d’une conception de l’imagination qui trouve son expression littéraire la plus grandiose dans la Divine Comédie.
3. DALL’INFERNO
Afin d’illustrer la pertinence de cette filiation imaginale et pour ainsi dire ‘boucler la boucle’, intéressons-nous, à la lumière de ce qui précède, au plus dantesque des textes de Manganelli, Dall’inferno (1985),7 dont voici l’incipit :
Secondo ragione, dovrei ritenere d’esser morto; e tuttavia non ho memoria di quella lancinante decomposizione, l’opaca decadenza corporale, né delle sanie interiori, terrori e speranze, che dicono accompagnino il percorso verso la morte ; ma sì rammento una tal quale aridità e del corpo e della mente; una neghittosità taciturna, un continuato distogliermi da pensieri gravi, per indugiare su immagini tra povere e sordide, quasi giocherellassi con le sfrangiate nappe dei miei terrori. Una pigrizia fonda, e la tenace riluttanza ad una persistita esistenza in luoghi sempre più estranei. Ma non dolore del corpo, e se i gesti mi si facevano via via più angusti, non veniva se non da una mia ripugnanza a muovermi, ad agire nel mondo. Né rammento gesti violenti contro me: non mi sono suicidato. In quelli che suppongo gli ultimi mesi non ero governato né da ira né da rancore; ma da un tedio minuto e insinuato tra cosa e cosa, una paziente accidia che alle cose andava togliendo colore e odore; sebbene talora mi scuoteva un subito orrore dell’abisso, uno scoscendimento che mi si apriva sul fianco, e alla cui verticale discesa rabbrividivo e sudavo e digrignavo, senza tuttavia mai provare la tentazione di precipitarvimi, anzi una brama di fuga, ma impotente affatto. (Manganelli 1985 : 9-10)
Le narrateur de Dall’inferno – « moi » – s’éveille dans un espace qui, d’emblée, lui semble être celui de la mort, mais plus d’un doute subsiste. Si tel est le cas, force est d’admettre que la conscience ne s’éteint pas avec la mort et qu’il se trouve, techniquement parlant, en enfer.
Bien qu’il n’ait manifestement plus rien à voir avec la réalité, ce nouvel environnement est étonnamment concret. C’est un lieu brumeux, peuplé de visions et de voix avec lesquelles le narrateur (le moi) converse et qui, dans les premières pages du texte, lui révèlent les particularités de l’endroit : l’espace et le temps, surtout, y sont entièrement subjectifs, impossibles à mesurer et soumis aux caprices de forces obscures qui, comprend-on, sont celles qui animent intérieurement le narrateur – en fait, ce lieu qualifié d’« onirique » n’est autre que son inconscient même et présente toutes les caractéristiques du monde imaginal tel que nous l’avons défini.
L’enfer manganellien est baptisé « Quaggiuso » (parfois « laggiuso ») par ses habitants, locution tirée de Dante8 que Manganelli détourne pour en faire un composé de quaggiù et sopra : impossible, dans ce lieu, de distinguer le haut et le bas ; nous sommes dans un monde intermédiaire où – tout comme dans les espaces imaginaux décrits par Corbin – ces catégories n’existent plus. Par ailleurs, les indices concernant l’état qui a précédé ce réveil infernal sont particulièrement révélateurs : « neghittosità taciturna », « pigrizia fonda », « ripugnanza ad agire nel mondo », « paziente accidia »… Tous les synonymes de la paresse sont sollicités. Or, comme le rappelle Agamben dans les premières pages de Stanze, la paresse et l’angoisse sont les principaux symptômes de l’état mélancolique qui, chez les poètes de l’amour courtois, accompagnent l’éros qui anime l’inspiration poétique (l’imagination) et sont l’amorce de la tension visionnaire vers l’image idéale de la bien-aimée9 :
il procedimento stesso dell’innamoramento diventa qui il meccanismo che scardina e sovverte l’equilibrio umorale, mentre, per converso, l’accanita inclinazione contemplativa del malinconico lo spinge fatalmente alla passione amorosa » (Agamben 2006 : 21).
Dans Stanze, par ailleurs, cette clé de lecture est appliquée à la Mélancolie d’Albrecht Dürer qui, croyons-nous, fait l’objet d’une allusion très subtile dans le passage que nous avons cité10 : à en juger par ces indices, il semblerait que Manganelli désigne implicitement l’essai d’Agamben comme l’une des principales ressources théoriques de la poétique qui va se déployer dans l’œuvre.
Le narrateur manganellien a passé le cap de la mort dans la vie, caractéristique de l’état mélancolique, pour faire l’expérience de la vie dans la mort : une transition qui, dans le premier chant de la Divine Comédie, est évoquée par la traversée de la « forêt obscure » et la confrontation avec les trois bêtes sauvages. Au seuil de Dall’inferno, Manganelli établit donc un lien direct entre le voyage infernal de Dante et celui que son narrateur (son « moi ») s’apprête à accomplir : si – comme le souligne Raffaele Manica (2006) – leur forme diffère sous plus d’un aspect, ils partagent une même nature, non pas imaginaire mais imaginale, proprement visionnaire (dans le sens que Jung et Corbin donnaient à ce terme), qui les rapproche sur plus d’un point essentiel.
Certes, l’enfer de Dante et celui de Manganelli ont une architecture différente. L’au-delà dantesque est parfaitement organisé et administré ; chaque catégorie de damné, d’ange ou de pécheur y a son cercle, son ciel ou son giron et le poète suit une sorte de parcours fléché au cours duquel il lui est impossible de se perdre, alors que l’itinéraire du narrateur/moi manganellien est chaotique, labyrinthique et passe souvent deux fois par les mêmes lieux. Les motifs cosmologiques, moraux et théologiques qui dictent la symétrie rigide du monde imaginal de Dante (les « motifs non-verbaux » évoqués par Manica) n’ont plus valeur d’impératif pour Manganelli, qui met en scène un au-delà où ces éléments structurants sont complètement absents. Mais c’est précisément un inconscient/monde imaginal (celui d’un homme de la fin du XXe siècle, après la mort de Dieu) où cette charpente culturelle et spirituelle est en ruine, c’est-à-dire, malgré tout, encore présente et active en négatif sous forme de fragments, de débris et d’échos, que Dall’inferno a pour projet de représenter. Tous les éléments empruntés à Dante sont soumis à un processus d’inversion ironique qui les fait basculer dans le non-sens et le grotesque tout en continuant à se nourrir sémantiquement, par contraste, du sens dont ils sont chargés dans leur contexte original. Ainsi, tout comme Dante – pour ne citer que l’exemple le plus évident – le narrateur de Dall’inferno est accompagné dans son périple par un guide, le « charlatan » (« il cerretano »), dont les explications ont souvent pour effet de confondre et de dérouter ; il a également sa Béatrice, la « poupée » (« la bambola »), « donna incarnata » (1985 : 29) simulacre d’âme ou parodie de muse qui à maintes reprises, sur un mode allusif, est comparée à la Béatrice dantesque. Ici aussi, l’élément féminin est le motif et le moteur du voyage : au bout de mille et une métamorphoses, suite à un accouchement des plus scabreux11, le narrateur momentanément métamorphosé en phallus finira par « connaître » la poupée, son âme, qui se transformera sous ses yeux en jeune enfant dans une grande épiphanie lumineuse.
4. VERS UNE POÉTIQUE DE LA ‘CATAGOGIE’
Les prémisses imaginales de Dall’inferno entraînent nécessairement des conséquences littéraires qu’il convient d’évoquer brièvement.
Contrairement à Dante, vivant parmi les morts, le narrateur de Manganelli est un damné parmi les autres qui subit des transformations physiques incessantes. Chaque étape de son voyage correspond à une nouvelle métamorphose (il devient tour à tour : la nuit, lune, reptile, oiseau, écureuil, ville, tombe, comète, ville, pied « pourvus d’yeux », courtisan, néant, parasite, touriste, étudiant, nez, gros orteil, phallus, fantôme…) et à un nouveau lieu qui, comme cela est indiqué assez tôt dans le texte, est un « te [sé] luogo » - un état du moi. Il est donc clair que le narrateur ne fait qu’explorer les profondeurs de son être propre et que son itinéraire forme une sorte de mandala, même s’il semble n’avoir ni queue ni tête :
Confesso che non riesco più a capire esattamente quali siano i miei limiti; può essere che quella voce, o voci che mi rispondono, altro non siano che luoghi del me stesso […] Ma ora devo decidere se continuare o meno ciò che chiamo il sogno […] rifiutando al me stesso forma di sogno, io sarò d’impedimento al decorso di questo luogo, non già al suo procedere temporale, che sospetto ormai essere impossibile, ma al suo svolgersi in forma di itinerario. Ora le trattative sono con la stanchezza del labirinto, o con il labirinto come itinerario. Se voglio sperimentare il labirinto, devo subire, accogliere, dare il benvenuto al sogno […]. Ma quel che soprattutto mi interessa è conoscere la bambola. (Manganelli 1985 : 21)
Le dispositif poétique mis en œuvre par Manganelli se développe et prend toute son ampleur sur le plan de l’énonciation autant que sur celui de l’énoncé ; l’extrait que nous venons de citer est un des passages du texte où, croyons-nous, le lecteur est invité à aborder cet aspect.
D’un point de vue énonciatif, les réflexions du narrateur pourraient être assimilées à celles du lecteur qui le suit dans son parcours et qui, non moins que le premier, est dérouté par l’univers paradoxal qu’il découvre. Manganelli établit un rapport d’extrême proximité entre le « moi » du texte et le « moi » du lecteur qui, littéralement, par l’opération de lecture, fabrique mentalement l’itinéraire qu’il parcourt avec l’apport de son propre matériau inconscient. Par l’opération de lecture, le labyrinthe sémantique du texte, truffé d’apories, de symboles obscurs et de non-sens, se transforme en « rêve », en sécrétions imaginaires que le lecteur doit accepter comme siennes (« dare il benvenuto al sogno »). L’expérience ou l’épreuve du labyrinthe serait dans ce cas assimilable à une traversée, ou mieux à une descente dans l’enfer du texte au cours de laquelle sa propre faculté imaginative – celle du lecteur – et le contenu de son propre inconscient seraient directement sollicités. La lecture pourrait alors s’envisager comme un itinéraire parsemé d’épreuves herméneutiques, au bout duquel le lecteur aurait peut-être enfin la possibilité de « connaître la poupée » – sa poupée – dans une forme d’illumination conclusive qui donnerait peut-être un sens à ses errances.
Ce régime de l’interprétation peut se rapprocher de celui que Dante, faisant écho à la théorie des quatre sens des Ecritures qu’il emprunte à l’exégèse biblique, qualifie d’« anagogique » dans le deuxième livre du Convivio (II i 6-8) : « lo quarto senso si chiama anagogico, cioè sovrasenso; e questo è quando spiritualmente si spone una scrittura, la quale ancora [sia vera] eziandio nel senso letterale, per le cose significate significa de le superne cose de l'etternal gloria » (Alighieri : 1990). Le sens anagogique12 est étroitement lié à l’imagination, l’alta fantasia, car il permettrait de pénétrer par l’acte de lecture les sphères supérieures de l’être qui (comme nous l’avons vu plus haut) sont seules accessibles à cette faculté. Chez Dante et les Stilnovistes, la com-préhension du « sovrasenso » implique un ‘transport vers le haut’ (‘ana-ageìn’) qui en quelque sorte arrache le lecteur au texte et lui fait vivre l’expérience des réalités spirituelles (imaginales) décrites par le texte même.
Mais l’enfer – ou l’inconscient archétypal – de Manganelli n’est pas, n’est plus celui de Dante. C’est un enfer postmoderne qui n’est plus aux antipodes d’un quelconque paradis, où le bien est une nuance particulièrement trompeuse du mal et la vérité un cas particulier du mensonge. Chez Manganelli, pas d’Empirée ni de rédemption ; l’être est dépourvu de hauteurs vers lesquelles le lecteur pourrait s’élever : « l’uomo è di natura discenditiva » écrit Manganelli au début d’Hilarotragoedia. Ainsi, par le même processus d’inversion ironique qui agit à tous les niveaux du texte, le paradigme dantesque de l’élévation est-il remplacé par celui de profondeur, de chute13. Aussi pourrait-on parler de ‘sens catagogique’ ou de ‘poétique catagogique’ du texte manganellien : de la lecture envisagée comme une descente dans l’enfer de son propre inconscient, comme une catabase au cours de laquelle le lecteur, loin de « décoller » du texte pour s’élever dans les sphères du « sovrasenso », plonge au contraire dans le labyrinthe chaotique des signes d’où se dégage progressivement une profondeur et une autre forme de vertige.
La catagogie, qui est clairement prévue par le texte en termes de stratégie poétique (elle repose sur des éléments textuels articulés et définissables), assimile la lecture à un exercice d’imagination active au même titre que l’écriture. Comme l’anagogie, la notion de catagogie ne peut se concevoir que dans une perspective performative de la lecture – c’est-à-dire, pour reprendre une formule heureuse de Jean Starobinski, sous un angle qui nous force « à observer le travail qui s’accomplit en nous par le déroulement du langage perçu dans l’œuvre » (1970 : 253) – et dans le cadre d’une poétique basée sur la primauté de l’imagination créatrice dans le processus d’interprétation. Cette approche ‘imaginale’ qui nous a permis d’éclairer la filiation Dante-Manganelli sous un jour particulier, pourrait, croyons-nous, être appliquée avec profit à de nombreuses œuvres de notre corpus doctoral.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Agamben, Giorgio (2006). Stanze, Turin : Einaudi.
Alighieri, Dante (1986). La Divina Commedia (=Biblioteca Universale Rizzoli), Milan : Rizzoli.
Alighieri, Dante (1990). Il Convivio, Milan : Mondadori.
Calvino, Italo (1993). Lezioni americane, Milan : Mondadori.
Corbin, Henry (1983). Face de Dieu, face de l’homme, Paris : Flammarion.
De Lubac, Henri (1993). Exégèse médiévale (les quatre sens de l’Ecriture), 2 vol., Paris : Desclée de Brouwer.
Hillman, James (1979). The Dream and the Underworld, New York : Harper & Row.
Manganelli, Giorgio (1985). Dall’inferno, Milan : Adelphi.
Manganelli, Giorgio (1987). Hilarotragoedia, Milan : Adelphi.
Manica, Raffaele (2006). « Dante », in : Giorgio Manganelli, Milan : Marcos y Marcos, 326-330.
Pulce, Graziella (2004). Giorgio Manganelli. Figure e sistema, Florence : Le Monnier.
Starobinski, Jean (1970). La relation critique, Paris : Gallimard.