« Son histoire est le double fantomatique de ma vie et je veux l’exorciser »1 (Banks 2008 : 12) : voici comme Rolfe Whitehouse, narrateur du roman Affliction de Russell Banks, justifie son besoin de raconter en détail les derniers jours de la vie de son frère Wade. Roman publié en 1989, Affliction raconte à travers ce narrateur, peu fiable au vu de ses liens fraternels avec le protagoniste, l'histoire de Wade Whitehouse, un homme au bord de l’abîme qui échoue dans sa tentative de reconstruire une vie familiale avec sa fille Jill et son père Glenn, et qui bascule dans la criminalité : il finit par commettre un double meurtre, dont un parricide, avant de disparaître sans laisser de trace.
Rolfe choisit d’évoquer les faits, qui se sont déroulés plusieurs années auparavant, de manière chronologique, tout en revenant ponctuellement dans le passé pour raconter des anecdotes de leur enfance à Lawford, petite ville ouvrière du New Hampshire. Il semble ressentir le besoin de justifier la personnalité violente de son frère Wade, régulièrement insulté et battu par leur père, Glenn, depuis l’enfance. L’histoire de Wade et de ses relations tendues avec leur père permet également au narrateur, historien de formation, de se laisser aller à des considérations plus générales sur l’évolution de l’homme, et l’influence de l’hérédité et de l’environnement sur son caractère.
Si la notion de filiation est centrale dans Affliction, notamment à cause du conflit œdipien qui oppose Wade et Glenn, elle semble inséparable de celle de trauma. Comme le rappellent Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, « ‘trauma’ vient du grec signifiant ‘blessure’, et dérive de ‘τιτρώϭϰω’ , qui signifie ‘percer’ et désigne une blessure avec effraction » (Laplanche et Pontalis 1998 : 499). En s’appuyant sur cette définition dans son ouvrage Ecrits en souffrance, Figures du trauma dans la littérature nord-américaine, Marc Amfreville explique que le trauma exprime « l’idée d’une attaque venue de l’extérieur qui excède les moyens habituels de défense » (Amfreville 2009 : 28), généralement en lien avec « la présence agressive, envahissante, voire persécutrice d’un adulte » (Amfreville 2009 : 40). Le trauma, tant physique que psychologique, des quatre fils Whitehouse provient évidemment des coups et insultes qui ont plu sur eux pendant l’enfance,2 même si Rolfe semble avoir été miraculeusement épargné par ce déchaînement de violence paternelle. Il n’en demeure pas moins que le trauma de la filiation est bel et bien présent chez le narrateur, qui observe autour de lui les ravages que peut causer cet héritage de violence transmis de père en fils par les habitants de Lawford. Son angoisse de reproduire le schéma paternel (d’où, peut-être, son absence de descendance) est d’ailleurs partagée par Russell Banks lui-même, dont le père était également violent, aussi bien verbalement que physiquement. Raconter l’histoire de Wade, c’est alors pour Rolfe, et pour l’auteur lui-même, une façon de s’attaquer à ce trauma pour, peut-être, en triompher.
Nous allons donc nous pencher sur la façon dont le roman s’articule autour des notions de création et de trauma. Plus précisément, nous allons voir dans quelle mesure les choix narratifs effectués, qui placent le roman à un carrefour des genres, permettent de maîtriser le trauma généré par la violence de la relation père-fils. Nous allons étudier d’abord la façon dont Rolfe réécrit le conflit opposant Wade et Glenn en hésitant entre le naturalisme et la tragédie, puis nous allons montrer comment sa subjectivité transparaît dans son récit et donne à voir, entre les lignes, son trauma personnel, dans une démarche qui fait écho à celle de l’auteur lui-même.
1. Objectiver le trauma
Rolfe insiste dès la première ligne de son récit sur le fait qu’il n’est pas là pour raconter sa propre histoire, mais bien celle de son frère Wade : « Cette histoire est celle de mon frère aîné, de son comportement criminel bizarre et de sa disparition »3 (Banks 2008 : 11). Dès le départ, le narrateur choisit donc de demeurer à la marge, au sens propre comme au figuré, puisqu’il s’est éloigné géographiquement de la ville de leur enfance dès qu’il en a eu la possibilité (il apparente d’ailleurs lui-même son départ à une fuite), et qu’il reste à la périphérie d’un récit familial dans lequel il ne s’implique toujours que par petites touches, et se désigne fréquemment à la troisième personne : par exemple « Rolfe, sans un sourire, lui lança un petit salut de la main »4(Banks 2008 : 271); « Rolfe était un peu bizarre, mais il en avait dans la tête et il était logique »5(Banks 2008 : 193).
Lui qui a fait des études supérieures, contrairement aux autres membres de sa famille, et qui a une formation rigoureuse d’historien, s’efforce de raconter le trauma de l’enfance de Wade et ses conséquences désastreuses sur sa vie d’adulte de manière objective, logique et rationnelle, en s’appuyant sur des faits tangibles et des témoignages directs : « Après tout, il ne s’agit pas de mon histoire mais de celle de Wade. Je ne suis que le témoin, le compilateur ; je suis l’investigateur et le chroniqueur ; et je n’ai qu’à poursuivre mon travail »6 (Banks 2008 : 282).
Rolfe fait preuve d’une précision toute scientifique qui ancre le récit dans une perspective naturaliste. Par exemple, en s’appuyant sur le vocabulaire de la botanique, il met en lumière le rôle des déterminismes sociaux et biologiques sur l’individu et le groupe, ce qui est la fonction même de l’écrivain naturaliste :
En termes des forces sociales en jeu, ou, si l’on veut, en termes du milieu où nous sommes nés, ma vie n’était pas différente de celle de Wade. Nous avons été élevés de la même façon jusqu’à ce que je quitte la maison et que j’aille à l’université. Là, sans être exactement transplanté, j’ai grandi et je me suis épanoui comme si on m’avait mis au soleil entre les mains d’un jardinier plus amical et plus talentueux que ceux que j’avais connus jusqu’alors. […] Après tout, je n’étais ni plus ni moins adapté que lui au sol et au climat qui nous a vus naître—un sol ingrat, caillouteux et mince, un climat cruel. A l’âge de dix-huit ans, j’étais tout autant que lui un petit lichen endurci7 (Banks 2008 : 279).
Les frères Whitehouse ont grandi dans un environnement géographique et social peu épanouissant, une « région économiquement morte »8 (Banks 2008 : 24), où la virilité ne peut s’exprimer que par la violence. Rappelons à ce propos que l’intrigue de Affliction démarre en même temps que la saison de la chasse, décrite par Rolfe comme « un vieux rite masculin »9 (Banks 2008 : 25). L’enfance meurtrie de Wade, le conflit ouvert qui l’oppose au père jusqu’à l’âge adulte, permettent à Rolfe de réfléchir tout au long de son récit à la question du poids de l’hérédité. Ainsi, il décrit les adultes de leur entourage comme des hommes « volontairement grossiers et rudes, qui cultivaient la violence que les autres devaient admirer et éviter. Des gens qui avaient grandi en se défendant par une stupidité agressive, délibérée, et qui encourageaient leurs fils à les imiter »10 (Banks 2008 : 412). On le comprend, selon Rolfe la violence masculine semble se transmettre de manière atavique, notion chère aux naturalistes. L’une des plus grandes angoisses de Wade est donc assez logiquement de devenir un alcoolique vulgaire et violent comme Glenn et de ne pas être un bon père pour sa fille Jill. Comme son père, il finit toutefois par faire du mal à ceux qui l’aiment, notamment à Jill, qu’il frappe à la fin du récit et abandonne en disparaissant.
L’adoption d’un point de vue rétrospectif a également une incidence sur la façon qu’a Rolfe d’appréhender l’histoire de Wade : la narration « se fonde donc sur la stratégie même de l’après-coup » (Amfreville 2009 : 75). Selon cette notion freudienne, « le sujet remanie après-coup, les événements passés et c’est ce remaniement qui leur confère un sens » (Laplanche et Pontalis 1998 : 34). En d’autres termes, « Ce qui se passe ‘après’ transforme ce qui l’a précédé » (Amfreville 2009 : 75). Parce qu’il connaît déjà la terrible issue de l’histoire de Wade en commençant son récit, Rolfe peut donner des résonances funestes à la succession d’événements qu’il raconte, et donner l’impression que Wade est en fait prisonnier de son destin. Plus qu’un trait héréditaire se transmettant de génération en génération, l’atavisme devient alors une sorte de malédiction, et Wade un nouvel Œdipe soumis à des forces qu’il ne peut maîtriser et qui le mènent irrémédiablement à la tragédie.
2. Réécriture d’une tragédie : Wade-Œdipe
« Vous allez dire que j’aurais dû savoir que ces choses terribles allaient arriver. Peut-être en effet aurais-je dû. Mais même dans ce cas, qu’aurais-je pu faire pour les éviter ? Dès ce vendredi-là, Wade était poussé par des forces aussi redoutables que difficiles à identifier »11 (Banks 2008 : 393). Dans le récit de Rolfe, le déterminisme lié à l’environnement social fait finalement partie d’un ensemble de forces presque occultes auxquelles Wade ne peut résister, de la même manière que les Atrides, par exemple, ne peuvent lutter contre la colère des dieux. Cette fatalité qui frappe une famille n’est en effet pas sans rappeler la mythologie grecque, un parallèle que Banks souligne lui-même dans un entretien :
[Affliction] est le portrait plein de compassion d’un homme qui s’efforce d’être quelqu’un de bien mais ne peut pas parce qu’il porte en lui un fardeau que les hommes se transmettent de génération en génération, et qu’il lui semble d’une certaine façon impossible d’échapper à son rôle. […] Il est condamné. […] Il n’a pas conscience de toutes les forces qui s’acharnent sur lui ; elles sont comme des dieux grecs qui le surveillent derrière les nuages12 (Roche 2010 : 211, nous traduisons).
Le sens que Banks donne au terme d’ « affliction » comporte également l’idée que Wade est en quelque sorte soumis à une malédiction familiale, transmise de père en fils. Ainsi, lorsqu’on lui demande au cours d’un entretien comment lui est venu le titre du roman, il répond :
J’avais le sentiment que tous les autres termes, comme la violence domestique, ou la violence masculine, si vous voulez, ou les mauvais traitements infligés aux enfants, étaient trop réducteurs et trop simplistes […]. Ils ne décrivaient pas la situation aussi bien que le mot « affliction », qui implique quelque chose de plus fort qu’une maladie, mais qui reste une maladie. Il possède également une dimension morale. C’est une malédiction du sang, en un sens, une maladie du sang13 (Roche 2010 : 102, nous traduisons).
La définition qu’en donne Rolfe semble la même. Ainsi, au cours d’une conversation téléphonique avec Wade, il lui explique :
« J’ai été un enfant prudent et un adolescent prudent, et sans doute suis-je maintenant un adulte prudent. Peut-être est-ce là un lourd tribut que j’ai payé, je veux dire mon incapacité à me laisser aller, mais au moins j’ai pu éviter de porter en moi la violence de cet homme. » / Wade émit un nouveau rire. « Ça, c’est ce que tu crois », dit-il.14 (Banks 2008 : 381).
L’allusion au titre du roman, qui apparaît en anglais dans la dernière phrase que prononce Rolfe (« I managed to avoid being afflicted by that man’s violence »), disparaît dans la traduction française, mais l’expression « porter en moi la violence de cet homme » véhicule aussi cette idée de maladie ou malédiction héréditaire transmise par le père.
Les frères Whitehouse sont dotés d’un père qui ne peut supporter que ses fils mettent en doute sa suprématie, au point de tricher pour gagner au bras de fer, ou de les provoquer régulièrement, y compris le jour de l’enterrement de la mère, en les traitant par exemple de « chochottes ». Tous les frères Whitehouse finissent par se rebeller et quitter la maison. Tous, sauf Wade, qui reste prisonnier de cette situation conflictuelle et s’expose au mépris de son entourage :
Quant à ses frères aînés, Wade avait l’impression que les attaques occasionnelles, prévisibles et pour la plupart évitables, que notre père leur infligeait leur paraissaient aussi naturelles que les autres brutalités qui marquaient notre vie. C’était un des aspects du rude relief de l’enfance, quelque chose que nous étions censés supporter, traverser et puis mépriser […]. De sorte que si Wade leur en avait parlé, il n’aurait fait que manifester son insuffisance, révélant à ses frères autant qu’à lui-même son statut inférieur en tant qu’être humain. […] Elbourne se contentait de lui dire « […] T’es assez costaud pour faire de ce vieux con une serpillère. Fais comme moi. Après ça, crois-moi, il ne te touchera plus. »15 (Banks 2008 : 254).
Comme l’explique Robert Niemi :
Les deux frères aînés de Wade, Elbourne et Charlie, ont tous deux finalement réussi à tenir tête à leur père (tout ça pour rien, puisqu’ils sont tous les deux tués au Vietnam quelques années plus tard.) Rolfe étant beaucoup plus jeune, les mauvais traitements de son père et le besoin de l’affronter à un moment donné lui ont été épargnés. Des quatre fils Whitehouse, Wade est le seul incapable de surmonter son conflit œdipien, un échec aux conséquences psychologiques dévastatrices à terme. Incapable à ce moment critique de son développement de surpasser son père, Wade commence à devenir son père sans le vouloir16 (Niemi 1997 : 154, nous traduisons).
La dernière phrase insiste là encore sur la dimension tragique du destin de Wade, qui semble incapable, malgré tous ses efforts, de trouver une échappatoire. Comme le dit Wade lui-même, « Il y a des choses affreuses dans la vie auxquelles on ne peut pas échapper »17 (Banks 2008 : 57), et le trauma de la filiation semble en être une pour lui. Rolfe lui-même admet plus tard : « La violence et la rage de cet homme étaient aussi les nôtres: il n’y avait jamais eu d’issue »18 (Banks 2008 : 326).
Le conflit œdipien entre Glenn et Wade tel qu’il est raconté par Rolfe se cristallise autour de la lutte pour le pouvoir et de la figure de la mère. Le premier conflit ouvert entre Wade et son père, qui débouche sur la première correction de Wade et est donc certainement à l’origine de son trauma, éclate pour un motif apparemment dérisoire : un problème de télévision qui empêche Glenn de dormir. Wade, alors âgé de onze ans, déclenche la colère paternelle lorsqu’il choisit le camp de sa mère, qui lui dit de simplement baisser le son de la télévision, au lieu d’obéir à son père qui lui impose de l’éteindre.
Le même schéma se répète régulièrement pendant l’enfance et l’adolescence de Wade. Rolfe raconte ainsi comment, à seize ans, Wade a reçu des coups de poing au visage après avoir tenté de protéger sa mère en disant à son père : « Si tu la touches encore, ou moi, ou l’un de nous, je te la ferai, ta putain de peau »19 (Banks 2008 : 275). À cette époque, et malgré ce que lui ont conseillé ses frères aînés, Wade refuse de se défendre : « Je suis pas fait de la même chose que toi ! »20(Banks 2008 : 276) dit-il à son père, montrant par là même qu’il espère encore échapper à son destin et ne pas reproduire le schéma paternel. Ainsi, écrivant comme son frère un roman familial, mais plutôt au sens freudien cette fois,21 Wade imagine régulièrement « la fiction d’une autre généalogie possible » (Schneider 1985 : 150) et voit en son employeur Gordon LaRiviere, le seul homme de Lawford à avoir réussi, un père de substitution : « D’une certaine façon, il aimait LaRiviere, pour lequel il avait toujours travaillé depuis le lycée […] et il avait parfois pensé à lui comme au genre de père qu’il aurait souhaité avoir et qu’il estimait en fait mériter »22 (Banks 2008 : 341). Mais Gordon méprise autant Wade que son vrai père, et les menaces de Wade seront finalement mises à exécution à la fin du récit. Un tel conflit entre père et fils ne peut en effet que mener au parricide, comme chez Sophocle. Le parricide dit l’échec dans la gestion du trauma : Wade est finalement plus fort que son père, mais sa prise de pouvoir arrive trop tard pour qu’il puisse en tirer un quelconque bénéfice.
Le récit de cette relation père-fils par Rolfe est donc la réécriture d’une tragédie. Mais si Rolfe respecte certains principes de la tragédie classique, notamment la structure générale avec exposition, progression de l’action dramatique, et surtout dénouement malheureux, il en prend également le contrepied en substituant au héros classique, d’un statut social généralement élevé, et appartenant à un passé lointain voire à la mythologie, un alcoolique habitant une zone sinistrée dans l’Amérique des années 1980. Rolfe propose également une version décalée du chœur antique. Ainsi, l’avant-dernier chapitre du roman est une sorte de chapitre-chorale où s’entremêlent les différents témoignages de ceux qui ont côtoyé Wade dans les heures précédant sa disparition. Mais c’est surtout la façon dont Rolfe lui-même plante le décor et s’adresse au lecteur, en l’interpellant régulièrement, en lui présentant, à travers la stratégie de l’après-coup évoquée plus tôt, des commentaires prophétiques ou relatifs au passé, ou encore en livrant les pensées et émotions du protagoniste, qui rappelle le fonctionnement d’un chœur antique. C’est la subjectivité de Rolfe qui est mise à nu par ses interventions au sein du récit. On est alors bien loin des préceptes naturalistes prônant l’observation scientifique, et on peut se poser la question de sa fiabilité en tant que narrateur et du véritable objet de son récit.
3. « Je est un autre » : l’utilisation du double dans la construction d’un mythe personnel
On peut imaginer qu’en réécrivant la relation père-fils comme une tragédie, Rolfe espère profiter de ses vertus cathartiques. Il s’agit bien de l’une des fonctions de la tragédie selon Aristote. Raconter l’histoire de Wade a effectivement ce but bien précis pour ses proches : « Ils espèrent secrètement qu’ils ont mal compris l’histoire de Wade et que, d’une manière ou d’une autre, je serai capable de la reconstituer ou du moins de la raconter de façon telle que nous serons tous soulagés du poids de notre honte et de notre colère »23(Banks 2008 : 12, nous soulignons). Toutefois, la fin plutôt noire du roman, où Rolfe se retrouve seul pour poursuivre son enquête, ne laisse pas vraiment imaginer qu’il y a eu catharsis.
Mais s’interroger sur l’origine du trauma de Wade, et tenter de trouver une explication rationnelle à ses derniers actes, c’est peut-être aussi pour Rolfe essayer d’accéder à une forme de maîtrise de son propre trauma, qui se donne à lire entre les lignes, dans ces creux du texte qui reflètent l’absence obsédante de Wade. En effet, comme l’explique Pierre Fédida :
l’absence est d’abord, paradoxalement, un trop-plein. Que faire alors d’une réalité psychique ouverte et livrée à elle-même—comme encombrée de son objet ? Écrire est alors parfois une tentation de rejeter l’objet à l’extérieur, en quelque sorte de l’objectiver pour en triompher. (Amfreville 2009 : 104).
Il semble finalement que tout au long du récit, Rolfe tente de surmonter son propre trauma en le déplaçant sur quelqu’un d’autre : un frère, un double ; d’où les structures parallèles et multiples effets de miroir qui émaillent le texte. Rappelons que Rolfe a parlé de l’histoire de Wade comme du « double fantomatique de [sa] vie » qu’il lui faut « exorciser » (Banks 2008 : 12). Le parallèle entre les deux frères s’établit dès le début du récit : « C’est là que Wade est né, qu’il a grandi, comme moi » (Banks 2008 : 12), explique le narrateur à propos de Lawford. C’est une structure en chiasme, figure du miroir par excellence, qui est utilisée dans la version originale : « where Wade was born and raised and so was I » (Banks 2008 : 2, nous soulignons). Rolfe insiste également sur leur ressemblance physique (« je décris là mon propre visage autant que le sien »24 [Banks 2008 : 85]) et même sur l’idée que la vie de l’un est le double négatif de celle de l’autre : « Peut-être n’étions-nous que des images en miroir l’un de l’autre, nos modes de vie opposés formant des versions jumelles du même ajustement radical à une réalité intolérable »25 (Banks 2008 : 298). Les deux frères se répondent dans la structure même du roman, puisque Affliction s’ouvre sur Wade (« cette histoire est celle de mon frère aîné » [Banks 2008 : 11]) mais se clôt sur Rolfe (« L’histoire sera finie. Sauf que je continue »26 [Banks 2008 : 486]). D’ailleurs leurs histoires personnelles se ressemblent à tel point qu’elles se confondent : « Dans mes rêves de Wade, dans les souvenirs et les pensées que j’ai de lui, nous sommes interchangeables »27 (Banks 2008 : 279). On est encore une fois bien loin de la supposée objectivité du naturalisme. Emmeline Onteniente note également que dans la remarque « Aussi loin que remontait son souvenir, en tout cas aussi loin que porte le mien, Wade passait pour un rêveur »28 (Banks 2008 : 136), « [l]e parallélisme dans la construction syntaxique renforce le processus d’identification […] entre le personnage focal et le narrateur. » (Onteniente 2004 : 55).
Cette confusion entre les deux frères dans l’esprit du narrateur est évidente dans une scène qui apparaît vers la fin du roman. Lors d’une conversation téléphonique, Wade rappelle à Rolfe une anecdote de leur enfance, à une époque où Rolfe avait dans les six ans et où les Whitehouse étaient obligés de se laver dans une grande bassine dans la cuisine parce que leur chauffe-eau était cassé :
tu as fait le tour de la maison sur la pointe des pieds jusqu’au porche, et là tu as risqué un coup d’œil par la fenêtre dans la cuisine où maman prenait son bain. Ce n’était pas exactement innocent, bien sûr, mais merde, tu n’étais qu’un petit gosse…[…] Bon, papa a dû te voir depuis le séjour parce qu’il est sorti à son tour par la porte de derrière et il est arrivé juste derrière toi sur la pointe des pieds pendant que tu observais maman […]. Alors le vieux t’a traîné à l’intérieur de la maison […], et il t’a foutu une volée terrible29 (Banks 2008 : 378).
Notons d’abord que c’est peut-être dans cette scène que le parallèle avec Œdipe est le plus flagrant : la convoitise de la mère par le fils est brutalement punie par le père. Mais le plus grand intérêt de cette scène réside dans le fait que le lecteur ne soit pas sûr de l’identité du protagoniste. Si Wade pense raconter la première « volée » de Rolfe, celui-ci nie son implication dans l’histoire : « Ce que tu décris a certainement eu lieu, mais avant ma naissance, et ça t’est arrivé à toi, pas à moi »30 (Banks 2008 : 379). Mais comment interpréter le fait qu’il ait d’abord prétendu ne pas se souvenir de l’anecdote (« Je n’en avais aucun souvenir. […] C’est une expérience qu’on peut oublier » [Banks 2008 : 377]), puis qu’il ait tenté de faire taire Wade (« J’ai voulu l’interrompre, mais il dévidait son histoire et je l’ai laissé finir » [Banks 2008 : 378]) ? Rolfe est déstabilisé : lui qui se désigne généralement à la troisième personne lorsqu’il évoque le passé et en particulier les souvenirs d’enfance traumatiques de Wade, comme pour marquer la distance temporelle et physique, est cette fois directement impliqué par une tierce personne. Pour la première fois, il est partiellement destitué de sa fonction de narrateur, et c’est Wade qui prend en charge le récit.
On peut raisonnablement penser que l’évolution de Rolfe à l’écoute du récit de Wade (l’oubli apparent puis la tentative d’interruption, et enfin le déni et le rejet) montre qu’il a voulu refouler ce souvenir ; d’où l’idée qu’il puisse être traumatique non pas pour Wade cette fois, mais bien pour lui. Il semble que cette anecdote du bain soit un exemple probant de ce que Marc Amfreville appelle l’articulation entre le « paradoxe de l’effacement du souvenir traumatique et l’écriture de ses traces » (Amfreville 2009 : 46). Le souvenir traumatique est bien présent dans le texte, mais de manière oblique. Rolfe nie avoir jamais été frappé par son père ; il semble avoir occulté son trauma et l’avoir déplacé sur celui qu’il présente tout le long du texte comme un double pour pouvoir le supporter. Le reproche qu’il fait à Wade (« Ce n’est pas que tu mentes forcément, mais quelque part tu t’es emmêlé les pinceaux dans cette histoire »31 [Banks 2008 : 379]) semble alors plutôt s’adresser à lui-même et doit nous alerter sur le fait que sa fiabilité est douteuse.
Dans Affliction, « je est un autre », et la troisième personne est un leurre. Ainsi, lorsqu’on lit comment Wade choisit de parler des mauvais traitements de son père à sa petite amie (« D’une voix calme, sans passion, Wade essaya de lui raconter les choses comme si elles étaient arrivées à quelqu’un d’autre. C’était la seule façon pour lui d’en parler sans pleurer »32 [Banks 2008 : 270]), on comprend qu’il s’agit finalement d’une allusion de Rolfe à ses propres procédés narratifs, et par extension à sa façon de gérer son propre trauma. La troisième personne lui sert de carapace. Ce n’est qu’à la toute fin du roman qu’il admet enfin ouvertement qu’il se raconte aussi à travers l’histoire de Wade : « Je sais qu’en racontant ici l’histoire de Wade je rapporte aussi la mienne, et que ce récit est le petit drapeau sanglant que j’agite à mon tour, un lambeau de mon âme qui flotte au vent d’un crépuscule d’hiver »33 (Banks 2008 : 465).
Bien sûr, les réflexions de Rolfe sur son rôle de narrateur font écho à la démarche choisie par Banks pour répondre à ses propres interrogations sur la filiation et gérer son propre trauma. En dédiant Affliction à Earl Banks, son père, un homme violent comme Glenn Whitehouse, et né et élevé au Canada comme lui, l’auteur a placé d’emblée le roman sous le signe de l’autobiographie, d’autant qu’il a admis dans un entretien partager avec Rolfe et Wade l’angoisse de reproduire le schéma paternel, et qu’il reconnaît avoir été tour à tour l’un et l’autre dans sa vie personnelle : « Quand j’étais beaucoup plus jeune, j’étais un homme violent. En vieillissant, je suis devenu un homme tout en contrôle et retenue […] ‒ en particulier avec les femmes et les enfants »34 (Roche 2010 : 41-42, nous traduisons). Banks a dit avoir ressenti très tôt le besoin de s’exprimer sur le lien d’attraction-répulsion qui le liait à son père. Hamilton Stark, roman publié onze ans avant Affliction, était de ce point de vue-là une première version. D’ailleurs il est intéressant de relever que Hamilton Stark a été publié un an avant la mort du père de l’écrivain, alors qu’Affliction a été publié dix ans après. Banks justifie le temps qu’il lui a fallu pour aboutir à Affliction en disant :
Je crois que j’ai eu du mal à écrire Affliction à cause des éléments qui s’y trouvent, qui sont tirés de la vie de mon père, de celle de mon grand-père et de la mienne. […] Ils impliquaient de l’alcoolisme et de la violence, et des hommes qui tentaient d’éviter ce piège et tombaient quand même dedans. […] Mais parce qu’il était très proche de ma propre histoire, il a été difficile à écrire.35 (Roche 2010 : 220, nous traduisons).
Sans doute est-ce la raison pour laquelle Banks a lui aussi choisi de faire appel à un double, un conteur comme lui, animé du même besoin compulsif de mettre des mots sur la relation traumatique entre père et fils. La stratégie narrative d’Affliction repose donc sur une mise à distance : Banks choisit d’évoquer son trauma, lié à son enfance difficile avec un père violent, à travers un narrateur qui lui-même fait porter ce trauma à un autre, qui devient alors un double à la fois du narrateur et de l’auteur lui-même.
En fait, ce n’est qu’après avoir écrit environ 150 pages du roman à la troisième personne, « sans intervention, sans spéculation et sans aucun problème de fiabilité » (Roche 2010 : 334, nous traduisons) que Banks a finalement décidé d’adopter le point de vue de Rolfe. Plutôt que de conserver la distance complète d’un narrateur extradiégétique, Banks a finalement opté pour un narrateur homodiégétique qui entretient avec le protagoniste une relation particulière basée sur l’empathie, « un sentiment dangereux pour les deux »36 (Banks 2008 : 15) selon le narrateur lui-même, précisément parce qu’il sous-entend une forme d’identification et menace l’objectivité et la fiabilité du récit. En intégrant volontairement de la subjectivité au sein du récit de la relation père-fils, Banks montre que s’il se sert d’éléments biographiques, « ce n’est pas pour en rendre une vision complète et exacte » (Onteniente 2004 : 139). Parce qu’il y a mise à distance, mise en récit, mise en fiction, Affliction n’est « pas une histoire vraie au sens autobiographique, mais comme le reconnaît Banks […] : ‘Toutes les histoires de famille sont des mythes qui parlent de soi’ »37 (Roche 2010 : 35, nous traduisons). La notion de mythe telle qu’elle apparaît ici illustre le fait que la création est un moyen de sublimer le trauma. La mise en fiction transforme la réalité traumatique en lui permettant de dépasser l’histoire individuelle pour accéder à une valeur universelle. Banks fait dire ainsi à Rolfe vers la fin du roman : « La vie de Wade, donc, comme la mienne, est un paradigme aussi ancien qu’actuel »38 (Banks 2008 : 466).
Dans Affliction, Banks se concentre sur la relation conflictuelle entre un père et son fils (relation qui fait écho à son histoire personnelle), et s’interroge sur les moyens de surmonter le trauma de l’enfance brisée. Le roman s’articule autour de l’image du miroir, à travers l’incarnation par les frères Whitehouse de deux réactions opposées au même trauma. En racontant l’histoire tragique d’un frère anéanti par son trauma et poussé au parricide, le narrateur profite également de son statut pour évoquer ses propres souvenirs traumatiques de manière oblique. En outre, la vie de Rolfe acquiert un sens nouveau, une autre dimension grâce aux techniques de narration qu’il emploie : « C’était comme si ce que [Wade] racontait agrandissait et clarifiait mon histoire »39 (Banks 2008 : 16) , remarque-t-il dans les premières pages du roman. La stratégie employée par ce narrateur-conteur, entre objectivité naturaliste et tragédie, entre fiction et confession, reflète la propre démarche de Banks, pour qui la fiction permet de triompher du trauma de la filiation en le sublimant.
Bibliographie sélective
Amfreville, Marc (2009). Ecrits en souffrance, Figures du trauma dans la littérature nord-américaine, Paris : Michel Houdiard éditeur.
Banks, Russell (1989). Affliction, New York : Harper Perennial.
--- (2008). Affliction, traduction française de Pierre Furlan, Arles : Actes Sud.
Freud, Sigmund (1978). « Le roman familial des névrosés » in Névrose, Psychose et perversion, traduction française de Jean Laplanche, Paris : Presses Universitaires de France, 157-160.
Hillenaar, Henk et Schönau, Walter (1994). Fathers and Mothers in Literature, Amsterdam and Atlanta : Rodopi.
Laplanche, Jean et Pontalis, J.-B. (1998). Vocabulaire de la psychanalyse, Paris : Presses Universitaires de France.
Niemi, Robert (1997). Russell Banks, New York : Twayne Publishers.
Onteniente, Emmeline (2004). Les œuvres de Russell Banks dans les années 1980 : écriture et hybridité, thèse de doctorat, Aix-en-Provence.
Roche, David, ed (2010). Conversations with Russell Banks, Jackson : University Press of Mississippi.
Schneider, Monique (1985). « Freud entre le mythe et le roman » in Le roman familial, Cahiers de l’Université n°5, actes du colloque d’avril 1983 organisé par le Groupe de recherche sur la Critique Littéraire et les Sciences Humaines (CLESH), Université de Pau et des Pays de l’Adour, 146-155.