1. Le cas Pirandello : une nécessité psychique nommée “Père”
1.1. Pourquoi considérer « les » Pirandello ?
« Pensez à comment naît un artiste. Il naît enfant. Il semble difficile d’imaginer Dante enfant, Shakespeare enfant…» (Pirandello 2006 : 1471) : c’est par ces mots que l’écrivain Luigi Pirandello, dans un article publié en janvier-mars 1933 dans la revue Occidente et sous le signe de la prétérition (« Je ne parle pas de moi »), invite à une opération mentale quelque peu déroutante, avant de greffer sur elle un plaidoyer en faveur de la fidélité de l’écrivain à ses racines enfantines et à sa conviction d’être né pour dire le monde. Mais, d’évidence, la suggestion peut être en quelque sorte retournée et formulée ainsi : ‘pensez à comment naît un artiste. Pensez que l’enfant qui naît a des parents’. Toutes les œuvres artistiques, quel que soit le système de signes auquel elles appartiennent, constituent à ce titre, de façon plus ou moins manifeste, des objets d’étude pertinents au regard des problématiques liées aux « figures parentales ». Dans un corpus potentiellement total, l’élection d’un auteur et d’un argument ne saurait donc ne pas être motivée.
Il m’appartient certes, mais à titre seulement personnel, de comprendre les raisons diverses pour lesquelles de nombreuses figures de géniteurs qui s’offraient légitimement à l’analyse, car elles sont centrales dans certains textes italiens contemporains et se situent à des moments sociologiquement divers, n’ont pas retenu mon attention : la Mère sublimée qu’évoque Ungaretti dans La madre en 1930 ; Valeria, dont la féminité est étouffée par l’image de la “mamma” dans Quaderno proibito d’Alba de Cespedes en 1952 ; Ida Ramundo, la Mère vaincue mais tout amour de La Storia d’Elsa Morante en 1974 ; le père tyrannique dont Gavino Ledda, quittant son île natale, se libère grâce à l’accès au langage puis à l’écriture de Padre padrone en 1975 ; ou bien, dans le registre humoristique de la bande dessinée pour enfants, le gentil maître (/père) de Pimpa, la petite chienne (/fillette) blanche à pois rouges que dessine Francesco Tullio Altan depuis 1974…
Il me faut par contre justifier ici, même si elle correspond au titre d’une exposition de photographies récemment organisée en Italie1, la matière qui m’a d’emblée imposé son traitement : « les Pirandello », soit un ensemble de situations parentales déterminées originellement par les pères parce qu’ils sont responsables de la destruction de l’image du couple parental, vécues comme pathogènes et constitutives d’un nœud violent et fécond de névroses familiales. L’époque, la première moitié du XXe siècle, est assurément favorable à l’entrée en crise de cette figure tutélaire, le Père, en lequel s’étaient incarnés au XIXe siècle le triomphe économique et social de la bourgeoisie, la rigueur de l’ordre familial, et la force de l’autorité : à l’écroulement des valeurs traditionnelles et au doute des civilisations qui, après Valéry, se savent désormais mortelles correspond une troublante remise en cause des équilibres générationnels. Il est d’ailleurs, dans un roman de Luigi Pirandello, un personnage qui se plaint d’avoir connu en soixante ans, comme le romancier lui-même l’a expérimenté, « quatre générations de lumières » (l’huile, le pétrole, le gaz et l’électricité) et qui estime que ces changements sont de nature à faire perdre la tête à tout homme sensé. Mais ce n’est pas de ces évolutions générales, où les hommes pris dans un banal conflit générationnel éprouvent la difficulté d’être « simplement pères » (Panzeri 1999), que je traiterai ici, mais bien plutôt d’une longue série d’événements traumatiques qui, au sein d’une famille particulière, ont créé une sorte de chaîne paternelle conflictuelle, lisible chronologiquement, et dont le dramaturge mondialement connu constitue le point central : Stefano Pirandello père (1835-1924), Luigi Pirandello (1867-1936), Stefano Pirandello fils (1895-1972). Et surtout — pour moi qui ne suis ni psychiatre ni psychanalyste travaillant sur la matière humaine vivante mais seulement exégète de productions textuelles où le vécu ne demeure efficace qu’à travers une dense stratification de médiations langagières —, le choix ne saurait à l’évidence s’être fondé sur des contenus. L’élément déterminant est que ces données parentales ont produit deux écrivains (Luigi Pirandello et son fils Stefano Pirandello) et une constellation d’écritures de natures diverses : des poèmes, des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre, des essais, des lettres. Et, pour résumer provisoirement ce lien matriciel de la vie à des œuvres très fortement autobiographiques, et d’autant plus fortement pénétrées d’autobiographisme qu’elles ne comportent aucune autobiographie au sens strictement générique du terme 2, deux citations acquièrent une valeur définitionnelle. C’est, d’abord, le célèbre aphorisme si récurrent dans l’œuvre de Luigi Pirandello, « la vie, ou on la vit ou on l’écrit », déjà présent dans la douloureuse réponse épistolaire faite par l’écrivain en 1927 à son premier traducteur français Benjamin Crémieux, au moment où il donnait le bon à tirer du recueil de nouvelles intitulé Vieille Sicile :
Vous désirez quelques notes biographiques sur moi : je me trouve extrêmement embarrassé pour vous les fournir et cela, mon cher ami, pour la simple raison que j’ai oublié de vivre, oublié au point de ne pouvoir rien dire, mais exactement rien sur ma vie, si ce n’est peut-être que je ne la vis pas, mais que je l’écris. De sorte que, si vous voulez savoir quelque chose de moi, je pourrais vous répondre : « Attendez un peu, mon cher Crémieux, que je pose la question à mes personnages. Peut-être seront-ils en mesure de me donner à moi-même quelques informations à mon sujet. Mais il n’y a pas grand-chose à attendre d’eux ; ce sont presque tous des gens insociables qui n’ont eu que peu ou point à se louer de la vie » (Pirandello, Luigi 1958 : 7-8).
Si la déclaration ne doit pas inciter pas au déchiffrement direct de ce qui serait alors, fort platement, une œuvre à clés, elle confirme néanmoins l’urgence référentielle qui, en un jeu de caches, de ressemblances et de substitutions donne à lire les aspects du Moi dans les strates de l’énonciation romanesque ou dramaturgique et dans les formes diverses de textualisation : avec, bien sûr, la figure dominante du Père dans les Sei personaggi in cerca d’autore (Six personnages en quête d’auteur). Quant au cas de Stefano Pirandello fils, qu’il suffise de mentionner le titre que celui-ci donne en 1935 à la pièce d’abord écrite en 1924 sous le titre Il minimo per vivere (Le Minimum vital) : Un padre ci vuole (Un père, il en faut bien un). La blessure et la violence, d’emblée manifestes, apparaissent soulignées par le changement de titre. Il faut donc lire les textes et, à partir de cette fictionalisation, faire retour vers le référent qui les a informés.
1.2. Luigi Pirandello : le traumatisme et le biographème
Le contexte génétique des productions textuelles oblige à examiner d’abord la situation de Stefano Pirandello père : seul parmi les trois Pirandello à ne pas avoir fait une carrière d’écrivain, il est par contre devenu personnage dans de nombreux textes de son fils. En effet, dès le premier roman de Luigi Pirandello en 1893, il prête son aspect physique (gigantesque stature et forte corpulence) au père de la protagoniste ; il lui cède les traits de son comportement en tant que mari irascible et violent que sa petite épouse s’efforce au prix de multiples dissimulations de ne pas contrarier, ainsi que les marques de l’incompréhension dont, tyrannique, il fait montre envers ses enfants. Et il instaure une lignée de pères à son image. Le processus de fictionalisation est ici banal : l’imagination, à l’œuvre dans l’acte d’écriture, opère un décrochement d’avec le réel et ouvre l’espace imaginaire où peuvent se construire le personnage et son univers ; monde réel et monde possible coexistent, de façon parallèle et séparée, dans la conscience de l’écrivain et également dans celle de son lecteur.
Mais c’est dans une nouvelle, Ritorno (Le Retour), une nouvelle parmi tant d’autres, publiée en 1923, que s’inscrit et se dissimule le « biographème » où s’explicite l’origine vécue de la haine du fils-écrivain envers son père (Pirandello, Luigi 1990 : 384-390). J’emploie ce terme de biographème, évidemment emprunté à Roland Barthes 3, pour désigner une forme scripturale, unitaire et assez brève, en laquelle se cristallise un détail authentique arraché à une vie : quitte à devoir aussitôt préciser que, loin d’avoir vocation à ouvrir à une poétique du fragmentaire et de la dispersion comme chez Barthes, le biographème participe chez Pirandello d’une entreprise de mémoire qui trace le fondement d’une continuité. La nouvelle, de fait, raconte l’histoire du retour au pays natal d’un fils, désormais adulte, après la ruine familiale causée par son père et la mort de celui-ci. Le fils se souvient alors du drame qu’il avait provoqué, « lui, l’imbécile, qui, à quatorze ans, avait voulu se faire le paladin [de sa mère], contre son père qui la trompait » (Pirandello, Luigi 1990 : 386) : tandis que son père, au parloir du monastère et avec la complicité de la mère supérieure, rendait une très tendre visite à son ancienne fiancée réduite à la misère, l’enfant avait été le surprendre et avait craché à la figure de la jeune amante. Le père, qui s’était caché derrière un rideau sans voir que dépassaient « ses deux grosses chaussures vernies, lisses et brillantes », une fois revenu à la maison, sans un mot à son fils, avait sauvagement battu et chassé la mère, qui était morte (qui en était morte) un an plus tard. Après cet incident destructeur, affectivement et matériellement, du noyau familial, lui, l’enfant, « n’avait plus jamais revu son père » (Pirandello, Luigi 1990 : 389). La nouvelle a été publiée en 1923 (on ignore la date exacte d’écriture), puis à nouveau en 1924 avec sept variantes formelles et mineures : et c’est en 1932 seulement que Pirandello, sur la base de son refus et/ou impossibilité de produire une autobiographie directe, a assumé et authentifié le biographème auprès de son biographe Luigi Nardelli, en une sorte de délégation dans l’assertion. L’histoire telle qu’elle est narrée par l’auteur et donc donnée en lecture a, cependant, quelque peu modifié les faits tels qu’ils se sont produits dans la vie réelle. Le motif de la responsabilité du père dans la ruine familiale est exact mais il subit, dans la narration, un déplacement générationnel : car ce n’est pas l’argent de sa propre épouse que le père de Luigi avait investi en totalité dans la mine de soufre qu’il gérait mais bien la dot d’Antonietta, l’épouse de son fils, de sorte que, après l’éboulement de cette soufrière, la ruine financière avait été, en même temps que des suites d’accouchement difficiles, l’une des causes initiales de la maladie mentale de la jeune femme – et l’on sait la fortune du thème de la folie dans l’œuvre de Pirandello –. Le père, donc, avait ruiné le foyer de son fils, ce qui avait eu comme conséquence supplémentaire de déclasser celui-ci, contraint de passer du statut d’homme de lettres fréquentant les cénacles et publiant dans les revues d’initiés à la condition, détestée, de professeur ainsi que d’écrivain de métier concevant des écrits rémunérateurs pour les vendre aux grands journaux. Autre différence : la mère de Luigi n’avait pas été humiliée comme la pauvre infirme de la nouvelle, déformée physiquement par une chute dans l’enfance et épousée pour sa seule dot ; Caterina Ricci Gramitto avait, à un âge certes tardif pour l’époque, pris pour époux le futur père de Luigi, en une sorte de mariage patriotique fondé sur les idéaux du Risorgimento, mais elle avait une forte personnalité. Une dissemblance essentielle encore : Luigi non seulement revit son père après l’épisode du couvent de Palerme (très peu, il est vrai, entre 1881 date de l’incident et 1915 date de la mort de sa mère) mais il l’accueillit chez lui à Rome à la fin de sa vie, à demi aveugle et paralysé, et il l’entoura de tous les soins que son éducation de fils sicilien et son devoir de patriarche très XIXe siècle lui commandaient ; ainsi la rupture entre le père et le fils n’était-elle pas factuelle mais bien de l’ordre de la communication, car seule une tension amour-haine avait désormais régi leurs rapports. Enfin, la jeune nièce-amante, loin d’être, comme dans le cauchemar du protagoniste de la nouvelle, la douce et dévouée jeune fille se sacrifiant jusqu’à la mendicité pour le vieux père, avait dans la réalité été mariée par Stefano Pirandello, rapidement et contre bonne compensation financière, à un homme disposé à donner son nom à la petite fille qui allait naître.
Toutefois, dans la mise en fiction du réel, l’aspect fonctionnel de ces modifications importe assez peu : certains aménagements de l’histoire narrée interviennent, selon la logique narrative de condensation propre au genre de la nouvelle, pour rendre plus vraisemblables aux yeux du lecteur la soumission de la mère (son infirmité) et l’amour adultère du père (les qualités de la douce jeune fille), ou encore pour dramatiser l’action (le fils partagé entre le ressentiment et le remords). D’autres éléments semblent plus nettement signifiants. Ainsi le transfert de propriété de cet argent perdu (la dot de l’épouse et non celle de la belle-fille) amoindrit-il la responsabilité du père envers le fils, comme s’il fallait encore à Pirandello, malgré le régime énonciatif de la troisième personne sous lequel se dissimule le discours autobiographique, quelque travestissement contextuel pour atténuer l’écriture du dommage subi. De même, la mort de la mère qui est, dans la nouvelle, un motif inventé au regard des faits vécus, pourrait ne pas relever de la seule stratégie narrative et porter une forte valeur symbolique : cet arrachement d’une mère à son fils ne serait-il pas l’effet sémantique du déplacement du sentiment de culpabilité et de deuil qui avait assailli Luigi lorsqu’en 1919, après seize ans d’aggravation des troubles psychiques d’Antonietta et de très violents passages à l’acte, il avait dû se résoudre à priver ses enfants de leur mère en la faisant interner ? Soit une mort symbolique, dont la mort factuelle de la nouvelle serait en quelque sorte la coagulation sémantique.
2. L’aveu
Ce qui revêt plus d’importance encore, ce sont les modalités et la temporalité de l’aveu. Il faut noter que cette nouvelle, en laquelle l’écrivain relate le souvenir de ses quatorze ans, date de 1923, lorsque Luigi Pirandello a cinquante-six ans. Pourquoi ce si long refoulement du souvenir traumatique ? Et pourquoi, après quarante-deux ans de rétention de l’aveu, ce travail de remémoration et d’objectivation qui semble presque un processus d’abréaction ? Le critique ne peut suggérer que des réponses fondées dans l’ancrage de la voix auctoriale. Si le traumatisme subi par l’adolescent peut, après-coup, s’inscrire dans un registre autobiographique à peine voilé par la troisième personne de narration, peut-être est-ce parce que l’œuvre écrite par Pirandello avant 1923, informée en profondeur par cet événement, l’a déjà fait affleurer, tout en la distanciant dans la forme soigneusement travestie de la “vie” des personnages. L’aveu déguisé fonde en effet la scène-clé qu’installe Pirandello dans les Six personnages, en 1921, lorsque, dans l’arrière-boutique de Madame Pace, le Père est sur le point de commettre l’inceste avec la Belle-Fille contrainte par la misère de vendre ses charmes. Cette scène constitue une dérivation de l’événement traumatisant premier, l’épisode du couvent : l’adultère est devenu inceste sous l’effet de la conjonction avec un autre motif de la névrose familiale des Pirandello (l’accusation d’inceste qu’Antonietta, l’épouse de Luigi, porte à l’endroit de son mari et de sa fille chérie, Lietta) ; la nièce est devenue Belle-Fille (une presque Fille) en une autre illustration de l’attrait sexuel que la jeunesse exerce sur le Père, en dépit de la respectabilité de sa fonction familiale et de son âge. Un degré important de déformation dans le passage du référent à la fiction a été nécessaire au théâtre parce que, là, le verbe et l’ostension s’adressent à un spectateur présent dans la salle. La parole de l’auteur n’est certes pas directe : l’expression est médiatisée par le statut du personnage et par la voix de l’acteur – c’est la fameuse double énonciation théâtrale si bien analysée par Anne Ubersfeld (1977 : 247-255) – ; mais l’auteur qui assiste aux répétitions ou à la représentation de ses pièces, comme Pirandello avait l’habitude de le faire, voit et entend ses fantasmes proférés et représentés sur la scène par le truchement et sous les espèces d’un Autre. D’où la douleur née, au moment de la profération, de l’impossibilité de se reconnaître en l’Autre (c’est la souffrance que Pirandello, dans les Six personnages en quête d’auteur, prête aux Personnages lorsque ceux-ci voient les Acteurs les incarner) mais aussi sans doute la satisfaction liée à l’extériorisation du refoulé (c’est l’excitation que Pirandello prête à la Belle-Fille lorsque celle-ci joue la rencontre tarifée avec le Père). Tandis qu’ultérieurement, après que le théâtre a transposé sur la scène la logique de l’aveu, la voix narrative peut autoriser une moindre déformation du référent : laissant séparés dans le temps et dans l’espace le destinateur et le destinataire, la narration est infiniment moins douloureuse, même si elle est plus précise, que la mise en scène dramatique. La nouvelle accède alors à un dire presque explicite.
Il est une ultime conséquence de la pulsion sexuelle qui, au théâtre, s’est exposée sur cette « autre scène » que décrit le psychanalyste Octave Mannoni (1969 : 97), cette scène de l’imaginaire qui obéit au principe de réalité tout en lui échappant et sur laquelle, dès lors, peut se jouer le désir. Si la faute du Père est perçue, factuellement, comme une authentique pathologie dans la chaîne des générations, elle est surtout, au niveau symbolique, une transgression de l’ordre familial apte, par transmission en quelque sorte, à s’inscrire dans une permanence. Si donc l’image de l’incestueuse concupiscence de l’homme mûr pour la jeune fille est originairement informée par la faute du père, Stefano Pirandello, elle opère ensuite une fixation de la pulsion dans l’appareil psychique de son fils, Luigi. Aussi cette image pourra-t-elle recouvrir la honte de la chair ressentie par celui-ci lorsque, à l’âge de cinquante-neuf ans, il éprouvera une passion, dévorante jusqu’à l’humiliation, pour la jeune actrice de vingt-cinq ans, Marta Abba, qu’il venait d’engager au "Teatro d’Arte", passion qui semble n’être demeurée chaste que par la défaillance de l’amant (« l’atroce nuit de Côme » dont il est question dans une lettre de 1926) et qui n’en est devenue que plus dévastatrice : la passion pour celle qui, de « Fille d’Art » (l’actrice, la muse, l’égérie) deviendra « Fille d’élection », au détriment de la fille et des fils biologiques et qui, au prix de luttes féroces, tentera de s’emparer symboliquement et matériellement de la figure paternelle (ou totémique ?) que constitue en soi le grand écrivain.
Le théâtre a ainsi activé un processus de travestissement de l’aveu rendant possible la différation de l’aveu direct que constitue le biographème. Mais, à bien lire dans la nouvelle ces signifiances profondes que la sémanalyse appelait autrefois le géno-texte, d’autres pulsions entrent dans le champ de dévoilement du biographème et sont portées au jour par le discours du narrateur. Ainsi de cette explication, apparemment incidente, de la résignation de la mère trompée à l’infidélité du père :
À cet âge-là, il ne pouvait pas encore comprendre qu’elle mettait en avant l’excuse de son fils pour dissimuler, et peut-être se dissimuler à elle-même, l’inavouable misère de sa pauvre chair qui, dans une telle humiliation, mendiait l’amour auprès de cet homme, bien qu’en le sachant pris et possédé par une autre femme… (Pirandello, Luigi 1990 : 388).
Ce motif de l’amour charnel mendié auprès de l’Autre, et assez exigeant pour que toute autre raison lui soit soumise, est certes déjà apparu dans l’œuvre antérieure à la nouvelle, sous les aspects de plusieurs personnages masculins liés à une aliénée par la force des sens 4 : caché dans les replis de la fiction, le lien soumission charnelle - folie de l’épouse ne renvoyait pas encore explicitement au référent autobiographique. Alors que, au sein de la nouvelle, dans l’aveu du biographème authentifié, mais avec encore la nécessité du transfert à l’autre sexe (c’est ici la femme qui est esclave de ses sens), l’explication désigne ce lien charnel exceptionnellement fort unissant Luigi Pirandello à son épouse démente : un lien qui semble avoir constitué, au-delà du motif officiellement invoqué du maintien de la cellule familiale nécessaire pour les enfants, la raison profonde du retard mis par l’écrivain à prendre la décision de faire interner sa femme. Enfin, si l’on entend la douleur qui résonne dans les textes de Stefano, le fils de Luigi et Antonietta, c’est cette relation parentale extrême qui a fait irradier les effets de la névrose en direction des enfants.
3. Stefano, fils et dramaturge
Stefano, le fils aîné, fait jouer en juin 1923 au Teatro Argentina de Rome une pièce écrite par lui et intitulée La casa a due piani (La Maison à deux étages). Or il attestera ultérieurement à quel point cette pièce est directement informée par les données autobiographiques : divers aspects d’un Éros maladif (qui d’évidence renvoie à la passion de Luigi et Antonietta) interdisent aux personnages-enfants de se sentir exister, niés qu’ils sont en tant qu’enfants, et êtres humains, par l’exhibition de la relation exclusive et destructrice des parents-amants dont ils sont les témoins impuissants et les victimes souffrantes. De fait, les trois enfants de Luigi Pirandello fuiront, chacun à sa manière, ce couple Homme-Femme qui, ignorant toute filiation, ne leur permettait aucune affirmation d’eux-mêmes. C’est ainsi dans un ailleurs symbolique non parental qu’ils se définiront : Stefano par l’écriture personnelle, Fausto par la distance géographique (Paris) et une brillante carrière de peintre, Lietta par le choix transgressif d’épouser un jeune diplomate chilien qu’elle suivra dans son pays. Stefano avouera sans détour :
Dès l’enfance, les deux entités de Père et de Mère ont eu sur moi un poids énorme et déterminant. Elles ont parfois assumé des aspects tragiques tant elles étaient en conflit, chacune s’enfermant dans sa propre sphère de justification : ce qui déchirait mon esprit (Pirandello, Stefano 2004 : 12).
Le théâtre constitue alors, pour Stefano fils, plus encore que les nouvelles dont les dix-neuf textes dramaturgiques sont souvent issus – le procédé de la dérivation, soit les étapes nécessaires à la construction du discours sur soi-même, est-il un héritage ? –, une expression libératrice : une voix, par laquelle se faire entendre du public et, sans doute aussi et surtout, de son père. Et il faut noter que l’autre aspect de cette adresse au père sera la correspondance qu’il entretiendra avec lui, tendue entre des marques d’affection, qui sont surtout déclaration de la carence affective et revendication d’un amour trop peu et mal dispensé, et les violents reproches que la distance permet d’exprimer. Ainsi, le 24 février 1932, exhortant son père à rentrer en Italie après son exil berlinois, Stefano lui écrit : « Tout t’épouvante : être père devient un poids pour toi et une gêne, une peur sans aucun espoir ». Car, d’abord installé dans une évidente subordination intellectuelle à son père Luigi, au point de lui servir de “nègre” pour la rédaction de nouvelles, d’essais, de scénarios de films, etc., avec les phases d’admiration et de soumission à la Loi que connaît le nègre – surtout quand il est le fils – mais avec également les moments de souffrance et de révolte de celui qui a intégré sa non-existence, c’est par l’écriture que Stefano s’évade.
Stefano aura, toutefois, besoin de temps et d’une phase de transition pendant laquelle, en tant que journaliste puis surtout en tant que créateur, il écrira sous un pseudonyme : Stefano Landi. Le prénom reçu à la naissance apparaît certes acceptable car à l’époque, en Sicile, la transmission du prénom d’un ascendant (ici, le grand-père) est trop fréquente pour posséder quelque efficacité symbolique. Ce qui par contre n’est pas supportable pour Stefano, c’est l’interdiction d’écrire que véhicule le nom du Père-Écrivain, celui dont la presse, les critiques littéraires et surtout le public ont consacré la renommée en réduisant son identité au seul patronyme : Pirandello. Or, si l’écriture journalistique, qui reçoit son ordre des déterminations du réel et de l’extériorité, peut constituer, à un certain niveau et au-delà de la primordiale motivation économique, un processus de défense contre le poids des subjectivités, lors de l’activité créatrice le poids du nom se révèle écrasant. Le pseudonyme, Landi, est dès lors indispensable pour s’affranchir du joug paternel : mais ce substitut pourrait néanmoins, consciemment ou inconsciemment, avoir encore été reçu du père puisque, dans I vecchi e i giovani (Les Vieux et les Jeunes), le roman à matière historique écrit par Luigi Pirandello en 1908, le personnage du jeune prince socialiste qui, s’arrachant aux déterminations de son passé (une famille aristocratique), s’efforce de construire pour lui-même et pour le peuple un avenir autre porte justement le prénom de Lando. Car on touche là à un nœud du fonctionnement de l’autorité répressive qu’exerce Luigi Pirandello sur son entourage : il est celui qui réduit l’Autre au silence. C’est, dès leurs fiançailles, Antonietta qu’il pousse à s’exprimer tout en la pressant de questions traumatisantes qui achèvent d’inhiber toute réponse et qu’il maintiendra toujours en état de stricte subordination intellectuelle. On a souvent cité la fameuse déclaration de Pirandello à son ami Ugo Ojetti, dans une lettre du 10 avril 1914, écrite de Rome :
La folie de ma femme, c’est moi – ce qui te démontre sans aucun doute que c’est une véritable folie – moi, moi qui ai toujours vécu pour ma famille, exclusivement, et pour mon travail, totalement exilé de la société humaine, pour ne pas lui donner, à elle, à sa folie, le moindre prétexte pour prendre ombrage (Pirandello, Stefano 2004 : 57).
La formule « la folie de ma femme, c’est moi », relue à la lumière de la névrose familiale, peut alors se charger d’un sens différent de celui, très banal (les effets de la jalousie), qu’on lui attribue habituellement. La négation du Moi de l’Autre s’étend aussi à la muse de Pirandello, Marta Abba, pour laquelle le dramaturge écrit les rôles féminins de plusieurs pièces tout en exigeant que soit inscrit sur la porte de sa loge le nom du personnage qu’elle incarne dans la pièce qu’il a écrite et non pas son nom d’actrice et de femme. Et enfin à ses enfants, qu’il nie en tant qu’enfants quand il les transforme en œuvre d’art. On lira ce cri de Stefano, dans une lettre du 10 juin 1926 :
Pourquoi, ô mon Papa, dois-tu avoir cette perception atroce de ta vie et de nous qui en sommes les créatures ? Je vois que tu es toujours arrivé à tirer profit pour ton art de chaque malheur, de chaque contrariété – tu as toujours réussi à abstraire cela des déterminations de ta vie et à pouvoir en faire la matière de ton travail (Pirandello, Stefano 2004 : 153).
De cette écriture paternelle qui se nourrit de la vie de ses enfants comme une sorte de Chronos symbolique, Stefano se libère ensuite en reprenant le nom de son père : « Stefano Pirandello » est le patronyme qui affirme son indépendance d’écrivain et de fils. La matière autobiographique désormais assumée informe ses pièces, centrée autour des deux expériences traumatiques de son existence : la guerre (la prison, le spectacle de la mort), la famille et ses déchirements. Les deux douleurs sont d’ailleurs, matériellement l’une, affectivement l’autre, liées à la même difficulté d’exister pour soi et par soi. Les pièces écrites par Stefano, dans une forme de théâtre souvent défini comme « théâtre à thèse », ne sont que la formalisation intellectuelle et l’exhibition devant le spectateur de la souffrance intime : « une autre scène » pour le Moi, comme cela avait déjà été le cas pour Luigi, sauf que la pietas de Stefano pour ses créatures de papier est très grande et se différencie de la torture ratiocinante que Luigi impose à ses personnages.
4. Le fantasme d’auto-engendrement et la nécessité d’un Père
C’est enfin dans une opération d’écriture homologue, qui nie radicalement le Père et va jusqu’à refuser la naissance d’où le lien paternel tire son fondement même, que Luigi Pirandello (fils de Stefano senior) et Stefano Pirandello (fils de Luigi) expriment un quantum d’affect absolument intolérable. Il s’agit, pour Luigi Pirandello, de l’impossibilité d’achever la seule autobiographie stricto sensu qu’il ait jamais écrite : les Informazioni sul mio involontario soggiorno sulla terra (Informations sur mon involontaire séjour sur la Terre). Vingt-cinq feuillets inédits du vivant de l’auteur, constituant le dossier génétique de ce texte, montrent que l’écrivain n’a pu choisir entre deux versions de sa naissance : l’une verbalise le traumatisme d’avoir dû naître Luigi Pirandello, d’avoir été inscrit dans un sexe (être un homme), dans un statut filial (le père, non nommé, n’est plus évoqué que comme principe masculin s’unissant à un principe féminin, la mère est réduite à un simple vecteur de vie), dans une situation sociale (la médiocrité d’Agrigente) ; l’autre version dissout toute individualité dans l’universalisation du sens que revêt l’apparition d’un représentant de l’espèce. Les deux états du texte portent, en tout état de cause, le refus de ce père-là, Stefano Pirandello, et ils sous-entendent le fantasme d’auto-engendrement. Mais l’aveu et le refus sont trop violents pour une exposition publique : les textes demeurent inédits. À moins que la verbalisation, fût-elle provisoire et secrète, n’ait suffi à décharger la pulsion, à exorciser la haine et que cette force libératoire du brouillon n’ait rendu l’édition inutile. Le critique ne saurait conclure sur les raisons de ce blocage qu’il doit seulement constater.
Chez Stefano fils, la douleur de la naissance qui ouvre au manque (l’absence de paix dans le monde, le défaut d’amour dans la famille) provoque le déplacement de l’horreur d’être né vers un personnage de Mère qui souhaiterait ne pas donner naissance à son fils : c’est le long monologue intitulé Figli per voi (Enfants pour vous). Mais c’est dans l’ironie, le raisonnement subtil et les caches fictionnels de la matière autobiographique modulant douloureusement l’image culturelle collective du père inscrite inconsciemment dans le psychisme de chacun (Zoja 2003) que, dans la pièce intitulée Un padre ci vuole (Un père, il en faut bien un), Stefano fils, par la voix d’un personnage nommé Oreste, crie le plus violemment le manque paternel :
En effet, chez l’animal, le père est celui qui est, mais chez l’homme, le père est celui qui le devient, qui se comporte en père! C’est peut-être le même, mais si c’est un autre, cela n’a pas d’importance! N’importe qui ! Tu peux même le trouver en toi ! Tu te le fabriques tout seul ! Il peut apparaître chez ton fils. Mais un père, il en faut bien un ! Il en faut un à tout prix (Pirandello, Stefano 2008 : 67).
Aimé et haï, réalité affective assumée ou niée, le Père, dans la vie et dans l’écriture, demeure cette nécessité psychique sans laquelle le Fils ne saurait se définir ni exister.
Références bibliographiques
Barthes, Roland (1971). Sade, Fourier, Loyola, Paris : Seuil.
Mannoni, Octave (1969). Clefs pour l'Imaginaire ou L'Autre Scène, Paris : Seuil.
Nardelli, Federico Vittore (1932). L’uomo segreto, Milan : Mondadori.
Panzeri, Fulvio (1999). « La figura del padre nei romanzi dalla contestazione al dialogo », in : Famiglia oggi, xxii / 11 novembre.
Pirandello, Luigi (1958). Vieille Sicile, Paris : Éditions Sociales.
Pirandello, Luigi (2006). « Scritti con ‘Taluno’ », in : Saggi e interventi, (= I Meridiani), Milan : Mondadori.
Pirandello, Stefano (2004). Tutto il teatro. I. Zappulla Muscarà, Sarah / Zappulla, Enzo, Eds. Milan : Bompiani.
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Zoja, Luigi (2003). Il gesto di Ettore. Preistoria, storia, attualità e scomparsa del padre, Turin : Bollati Boringhieri.
Pirandello, Luigi (1990). Ritorno, in : Novelle per un anno xx.1 (= I Meridiani), Milan : Mondadori.
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