Avancer des pistes de réflexion sur la construction de l'objet historique Chine révolutionnaire au XXe siècle balise notre propos. Des recensions conçues comme de brefs passages à travers quelques unités de temps et d'espace le situent. Les diverses représentations élaborées, en Europe et dans le monde anglo-saxon, par des théoriciens révolutionnaires, des militants, des écrivains ou des journalistes sur la Chine et les révolutionnaires chinois méritent, pensons-nous, réflexion. Dans son ouvrage sur La Chine imaginaire, le sinologue Jonathan D. Spence1 propose un regard sur des « rencontres » entre des Occidentaux – Pierre Loti, Victor Segalen, Pearl Buck, André Malraux ou Edgar Snow – et le monde chinois. Attirés, fascinés, hostiles ou distants, ces voyageurs « se sont efforcés, chacun à [leur] façon, de s'ouvrir à cet autre monde qu'ils voyaient tous d'une manière différente, mais auquel ils ont donné le même nom : la Chine »2. Pour notre part, les représentations produites par ce que les Américains appellent des « China Hands »3 , leur vision du monde chinois, nous interpellent. Cette expression plutôt difficile à traduire peut signifier « sinologues de terrain », quoique « sinologues de combat » semble plus pertinent, puisque les hommes et les femmes évoqués ici, fellow travellers4 de la Chine, ont choisi ce pays et son peuple comme terrain privilégié de leur engagement, au point même que nombre d'entre eux/elles s'y installèrent définitivement, au nom d'une « autre qualité de vie »5 suivant la formule de l'un d'eux, Rewi Alley. Pour l’historien Roger Chartier, les représentations permettent « de penser l’articulation entre les images claires, produites pour soi ou pour les autres, et les schèmes incorporés et automatiques qui règlent les conduites »6. Elles sont le médium par lequel les manières collectives de faire se modèlent, se confrontent ou aspirent à l’hégémonie. Est-il besoin de rappeler qu’ils furent nombreux dans les années 1960-1970, communistes et/ou intellectuels de France ou d'Italie principalement7, à s'enthousiasmer pour les manières collectives hégémoniques brutales des Gardes rouges de la GRCP (Grande révolution culturelle prolétarienne) ? L'aspiration à « une régénération ascétique des principes et des pratiques » du mouvement communiste est sans doute l'explication de cet enthousiasme, à rapprocher d'une volonté identique, celle d'une élite militante des années 1918-1920 qui décida de rompre avec la vieille social-démocratie pour créer dans la foulée le Parti communiste français8. Claire Brière-Blanchet, militante marxiste-léniniste du MCF9 invitée en Chine en juillet 1967 comme responsable d'un groupe des Amitiés franco-chinoises se souvient de ses sentiments d'alors : « ... nous voulions bouleverser l'ordre de la planète. A nos yeux, Mao Zedong (...) ouvrait la voie à un vrai dépérissement de l'Etat, objet véritable de la Révolution culturelle »10. Cette aspiration pose avec acuité la question des représentations, en Occident, de ce bouleversement. Ainsi, dans son célèbre ouvrage De la Chine11, Maria-Antonietta Macciocchi ironise, dans la conclusion à son premier voyage, sur les diverses manières de lire l'expérience de la Révolution culturelle prolétarienne. Parmi ces interprétations, les « chinoiseries » de ceux qui rêvent de la Chine comme ultime refuge, les « manières » des sinologues bourgeois qui suivent les expériences [du peuple] comme si elles se faisaient en éprouvette », celles des littérateurs et celles des étudiants des pays industriels entrés en lutte par anti-impérialisme12 , comme l'exemple de C. Brière-Blanchet l'exprime ici, résonnent comme une introduction à notre travail. Philippe Sollers, intellectuel devenu « maoïste » en 1971, se demandait déjà en 1969 : « En elle-même, la question du rapport de l'Occident à la Chine mériterait des années de recherche et un autre statut que celui de la simple érudition. [...] Si l'on demande finalement : qu'est-ce que le Chinois en nous ? [...] on soupçonnera déjà un très général, mais très urgent, aspect de la question »13. Pourtant, eu égard à ce formidable regard collectif vers ce qui fut jadis l’Empire du Milieu, l’urgence de cette question ne date pas des « années 1968 ». Dès les années trente, dire cette Chine là taraude des militants, des intellectuels, des aventuriers devenus militants (ou l’inverse), des journalistes etc. Ils s’immergent dans la Chine immuable, celle du temps (très) long, celle de Confucius qui imprègne encore les mentalités de centaines de millions de Chinois, celle des propriétaires terriens et des seigneurs de guerre qui exercent leur domination impitoyable sur les paysans. Selon la romancière Han Suyin, 410 guerres de roitelets locaux ensanglantèrent la seule province du Sichuan entre 1915 et 193914, province dont la paysannerie est accablée de taxes, énumérées dans une litanie tragique par l'auteure. Pour ne citer qu'un seul exemple, dans la capitale du Sichouan, Chengdu, les rues « étaient divisés par des factions rivales; traverser d'un trottoir à l'autre exigeait le paiement de « droits de douane », parce qu'on pénétrait sur un territoire différent15 ». Face à ce monde, dont les bases sociales ne relèvent quasiment plus de ce que Karl Marx et Friedrich Engels analysèrent comme mode de production asiatique16 mais plutôt d'une structure mi-féodale mi-capitaliste, la majorité de ces nouveaux Marco Polo deviennent communistes, à moins qu'ils ne le fussent déjà, auquel cas leur engagement en sort raffermi. Ils sont clandestins ou travaillent au grand jour. Ils rendent compte au Comintern ou à leur rédacteur en chef. Ils écrivent, noircissent des pages et des pages, publient. Ils soignent aussi, ou combattent. Ils recherchent la vérité ou la reconnaissance. Ils trouvent, parfois, la mort. Ce sont des hommes mais également des femmes. Les concessions étrangères de Shanghai sont leur territoire. Dans les années trente, on sait que certains s'y croisent, alors que d'autres auraient pu : le journaliste communiste allemand Egon Erwin Kisch17 y séjourne en 1932, le Français en instance de rupture d'avec Moscou Jean Fontenoy18 y vit entre 1927 et 1931, la journaliste américaine et membre du Comintern Agnes Smedley19 y séjourne de 1929 à 1939 et milite avec le futur auteur de La tragédie de la révolution chinoise, Harold Isaacs, avant qu'il ne devienne trotskyste, Paul Vaillant-Couturier représente le PCF au Congrès mondial contre la guerre (septembre 1933), Jean Cremet, recherché par la police française pour espionnage au service de l'URSS, arrive à Shanghai en octobre 1929 et quitte la ville en octobre 1931 avec l'aide de André et Clara Malraux20, etc. Des vies se chevauchent, des visions du monde se heurtent ou s'affinent, ici. Les luttes collectives prennent corps au fil du récit. L'espace chinois, souffrant et rebelle, se délimite peu à peu. Le sens des mots y participe. Ce travail s’articule sur des biographies, des bandes dessinées, des récits, des témoignages, des souvenirs voire des romans ou des films, et comment ne pas songer à Joris Ivens, qui tourna plusieurs films en Chine, le premier en 1938 (The 400 Million)21 et le dernier entre 1973 et 1975, avec Marceline Loridan (Comment Yu Kong déplaça les montagnes). Certains parcours sont connus, quoique superficiellement. D’autres pas du tout. En fin de voyage, un passage vers une histoire sociale des représentations de la Chine révolutionnaire peut probablement s’ouvrir et la réflexion s'amorcer.
La montagne du tigre prise d'assaut ? : De quelques discours sur la Chine révolutionnaire qui est en nous
Introduction à quelques études sur les représentations de la Chine révolutionnaire
Article publié le 25 mai 2011.
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Notes
1 Jonathan D. Spence, La Chine imaginaire. La Chine vue par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours, Montréal, Presses de l'université de Montréal, coll. « Sociétés et cultures de l'Asie », 2000, 261 p. Retour au texte
2 Jonathan D. Spence, La Chine imaginaire, op. cit., p. 15. Retour au texte
3 A l'origine, c'est-à-dire au XIXe siècle, le terme sert à désigner les négociants occidentaux dans les ports chinois ouverts au commerce après la Guerre de l'opium. Il désigne ensuite des spécialistes politiques de la Chine, et en particulier des diplomates ou fonctionnaires du Département d'Etat des Etats-Unis, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Durant la Guerre froide, et en particulier après la victoire des troupes de Mao Zedong en 1949, cette expression désigne à la vindicte publique de supposés fonctionnaires communistes ayant contribué à faire « perdre la Chine ». Par extension, cela sert à désigner toute personne possédant une expérience pratique de la vie politique chinoise. Parmi les ouvrages qui traitent de ce sujet, citons Peter Rand, The China Hands, New York, Simon & Schuster, 1995, 352 p. et E. J. Kahn Jr., The China Hands : America's Foreign Service Officers and What Beffel Them, New York, Viking Press, 1975, 337 p. Retour au texte
4 Traduction anglo-saxonne de compagnons de route (du communisme, en général). Retour au texte
5 Rewi Alley, Wilfred Burchett, La Chine, une autre qualité de vie, Paris, François Maspero, 1974, 317 p. Retour au texte
6 Roger Chartier, « Histoire culturelle » in L’histoire en France, ouvrage collectif, Paris, La Découvertes-Repères, 1990, p. 93. Retour au texte
7 Mais pas uniquement : le Royaume-Uni, la Suisse, l'Allemagne connaissent ce phénomène. Retour au texte
8 Lire Romain Ducoulombier, Camarades ! La naissance du Parti communiste en France, Paris, Perrin, 2010, 429 p. L'extrait cité se trouve p. 127. Retour au texte
9 Le Mouvement communiste français marxiste-léniniste (MCF(ml)) est une organisation marxiste-léniniste fondée en juin (25-26) 1966 à Paris. De cette organisation naît en décembre 1967 le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF). Retour au texte
10 Claire Brière-Blanchet, Voyage au bout de la révolution. De Pékin à Sochaux, Paris, Fayard, 2009, p. 21. Retour au texte
11 Maria-Antonietta Macciocchi, De la Chine, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1974, 480 p. Retour au texte
12 Maria-Antonietta Macciocchi, De la Chine, op. cit., chapitre 14, p. 410-413. Retour au texte
13 Philippe Sollers, « La question orientale », Tel Quel, n° 36, hiver 1969, p. 14. Retour au texte
14 Han Suyin, Un été sans oiseaux, Paris, Editions Stock, rééd. Le Livre de poche, 1975, p. 163. Retour au texte
15 Han Suyin, op. cit., p. 163. Retour au texte
16 Dans la succession des modes de production de l'humanité, le mode de production asiatique (MPA) est la première période, précédant l'antique, le féodalisme et le capitalisme. Cette notion marxiste postule qu' il y a coexistence d'une vie rurale cloisonnée, autarcique, sans propriété privée de la terre avec un Etat central chargé des grands travaux d'irrigation. En URSS, les débats théoriques sur le MPA, à la fin des années 1920, en relation avec la « question chinoise », justement, aboutissent à sa condamnation pour déviation trotskyste, en 1931. La reprise des débats a lieu dans les années 1965, en URSS puis au sein des partis communistes européens. On peut consulter avec profit la longue introduction de Roger Dangeville au recueil de textes de K. Marx et F. Engels, La Chine, Paris, UGE, « 10-18 », 1973, ainsi que Sur le mode de production asiatique, du Centre d'Etudes et de recherches marxistes (CERM), Paris, Editions sociales, 1969 et Hélène Carrère d'Encausse, Stuart Schram, Le marxisme et l'Asie, Paris, A. Colin, 1965. Retour au texte
17 Egon Erwin Kisch, La Chine secrète, Paris, Gallimard, 1933. Retour au texte
18 Gérard Guégan vient de consacrer une biographie à ce personnage, Fontenoy ne reviendra plus, Paris, Stock, 2011 (compte rendu de V. Chambarlhac prochainement sur notre site). Jean Fontenoy publie en 1938, chez Grasset, son Shanghaï secret. Retour au texte
19 Agnes Smedley, La Chine rouge en marche, Paris, Editions sociales internationales, 1937. Retour au texte
20 On consultera, sur ce militant révolutionnaire, la biographie de Roger Faligot et Rémi Kauffer, L'Hermine rouge de Shanghai, Les portes du large, 2004. Retour au texte
21 Ce film est financé par un groupe de personnalités progressistes américaines dont Lillian Hellman, Luise Rainer (épouse du dramaturge Clifford Odets, compagnon de route du Parti communiste américain) ou Franchot Tone. Robert Capa, Hanns Eisler et le jeune Sydney Lumet participent au film, qui sera interdit de diffusion sur le territoire chinois par le Guomindang. Retour au texte
Citer cet article
Référence électronique
Christian Beuvain, « La montagne du tigre prise d'assaut ? : De quelques discours sur la Chine révolutionnaire qui est en nous », Dissidences [En ligne], 1 | 2011, publié le 25 mai 2011 et consulté le 22 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=91