Avec De l’intérieur du désastre, Pierre Bourlier propose dans un langage clair et agréable à lire une critique de la façon dont la valeur capitaliste dévalorise et soumet à son emprise notre expérience vécue. Ce « désastre » qu’il nous décrit est celui d’une société dans laquelle l’abondance marchande se développe parallèlement à un approfondissement de la misère des rapports humains, l’accroissement des inégalités allant de pair avec la généralisation d’une médiocrité partagée. Un tel développement, à la fois matériel et existentiel, serait inhérent au déploiement des rapports capitalistes : « … c’est dans l’intensification des rapports d’exploitation que se déroule le véritable « progrès » de la valeur : dans le développement du marché intérieur, de l’invasion toujours plus intime de la forme marchande, l’augmentation de la part d’expérience vécue mise à disposition du processus de valorisation capitaliste. L’empire du capital sur la vie humaine s’accroît en s’approfondissant. »
Sa critique mobilise et articule ainsi, en évitant en général le « jargon » des théories marxiennes ou situationnistes dont il s’inspire, les concepts de fétichisme, de critique du spectacle, de la séparation, etc. Pierre Bourlier reformule en particulier à sa manière les concepts de praxis (pratique ayant une dimension de transformation consciente du monde) et praxis aliénée (la créativité humaine prenant une forme séparée qui apparaît aux hommes comme étrangère, qui les domine et génère des relations antagonistes), et surtout le concept de « subjectivé radicale » (communauté d’individus prenant conscience de partager une même volonté de réalisation authentique) que l’on trouve dans l’œuvre de Raoul Vaneigem.
C’est dans une large mesure autour des idées de communauté concrète (déploiement de la praxis) et de communauté abstraite (emprise de la praxis aliénée) qu’il articule sa critique. A partir du point de vue de la communauté concrète, l’auteur montre comment les activités et expériences qui s’y déploient peuvent ouvrir des perspectives de renversement de la perspective du pouvoir et de critique des rapports marchands. Il montre aussi en quoi l’expérience de cette communauté concrète est source d’une connaissance non idéologique, comment le sens commun peut se soustraire aux idéologies en se fondant sur le partage des subjectivités et sur l’expérience toujours singulière mais universellement partagée de participer au monde en le transformant.
Pierre Bourlier nous propose de « réhabiliter les mots, les formes et les gestes qui expriment et déploient la teneur spirituelle, animale et vivante de notre existence humaine, qui sont parties intégrantes de notre autonomie et de notre vie sociale, et qui se présentent donc comme des aspects de la lutte contre la domination. Réveiller leur force critique vis-à-vis du règne des rapports marchands, appeler à déployer cette force dans la pratique. Critiquer les divisions factices qui permettent de nous exproprier de ces mots, formes et gestes et de les transformer en idéaux étrangers à notre expérience vécue. Renverser la perspective idéaliste de la domination, ce mauvais œil que nous portons en nous, qui gâte et dévalorise tout ce que nous vivons. Réaffirmer l’unité, l’intégralité, l’autonomie de notre expérience commune. ». Ce passage de la communauté abstraite et aliénée à la communauté concrète implique de partir, non pas d’une idée de communauté qui adviendrait en des jours meilleurs, mais de la communauté réelle actuelle, et de voir ce qui, en elle, relève d’un désir de réalisation dont les formes aliénées pourraient être renversées.
Il présente ainsi les rapports marchands, praxis aliénée et domination de la valeur abstraite, comme une forme impuissante et retournée contre nous même d’un désir de réaliser notre faculté de créer le monde, de faire l’expérience du caractère universel de notre pratique singulière. Il leur oppose le don, qui exprime lui aussi la communauté mais en affirmant notre volonté d’y participer de façon concrète et singulière, et qui exprime aussi le rapport particulier de l’objet au monde et à la communauté, et non pas sa valeur abstraite. L’auteur montre le don comme exemple d’une expérience de notre rapport concret et créatif à la totalité du monde. La communication et la relation aux autres qui est vécue dans cette expérience du don récrée réaffirme et fait ressentir le caractère à la fois singulier et universel de notre rapport aux objets et à la communauté, réalisant une volonté de vivre sa participation au monde qui est partagée par tous les hommes.
Pour Pierre Bourlier, d’une façon plus générale, doit être valorisée toute activité par laquelle se jouerait notre capacité à se réapproprier la communauté comme notre pratique, à « renverser la perspective de la domination, dans laquelle nous envisageons nos vies à partir d’un point de vue supérieur et extérieur à elles, celui du pouvoir et du capital ». Il est donc nécessaire de bien réaliser que, même dominés, nous sommes toujours au centre de notre activité et de notre compréhension, que celle-ci est toujours la nôtre. Il ne s’agit pas pour surmonter la domination de conquérir une puissance nouvelle, mais de retrouver l’usage de la puissance sociale qui a toujours été la nôtre.
C’est en cela que consisterait le recentrement/renversement de perspective que l’auteur appelle : « Se re-centrer signifie donc : se reprendre, reconnaître qu’elle est à nous, malgré tout, cette part de notre puissance que nous consacrons à servir nos ennemis. […]. Se défendre contre la captation de notre expérience, contre l’attribution de sa valeur, de sa vérité ou de sa puissance à une autorité étrangère. S’en défendre en renforçant notre commune capacité à rendre concret le monde (…). En se réappropriant, à l’intérieur de notre milieu de vie, ces « valeurs » et « pouvoirs » emprisonnés dans des fétiches, ces processus vécus transformés en énergies abstraites par nos expropriateurs ».
Renverser le pouvoir du capital et des formes de domination impliquerait donc un double mouvement de remise « au centre » des individus et de constitution d’une communauté concrète et consciente de sa puissance d’agir et de transformer le monde. C’est ce mouvement que doivent réaliser toutes critiques pratiques de la domination, c’est cela qui peut rendre possible un autre emploi de la vie.
L’ouvrage propose ainsi une réflexion critique intéressante sur la relation entre les individus et la communauté. Réflexion qui est concrète car centrée sur la prise en compte de la singularité de l’expérience vécue par chacun et le partage de cette expérience dans une pratique sociale dont nous sommes collectivement les acteurs.
L’auteur montre selon nous de façon convaincante ce qu’une telle compréhension peut apporter à un mouvement qui mettrait radicalement en cause les conditions actuelles de domination.