En plus de republier des écrits classiques de la littérature révolutionnaire marxiste-léniniste, les éditions Science marxiste proposent également de temps à autre des ouvrages plus rares. Après Leçons d’une défaite, promesse de victoire, de Munis, sur la guerre d’Espagne (chroniqué sur notre site), c’est un témoignage à bien des égards exceptionnel qui nous est proposé. Ce texte, rédigé à la fin des années 1930 par Paul Frölich, ancien dirigeant du KPD1 devenu opposant au stalinisme, également auteur d’une biographie de référence sur Rosa Luxemburg (éditée chez Maspero en 1965, puis chez L’Harmattan en 1991), à la demande de l’IIHS d’Amsterdam, n’avait en effet jamais été traduit en français. Il s’agit d’une autobiographie clairement politique, d’où pratiquement toute allusion à la vie privée est absente, écrite en partie de mémoire, en partie à l’aide de quelques ouvrages, qui manquent toutefois sur certains événements au souvenir plus flou.
On se retrouve ainsi plongé dans les difficultés matérielles de la famille ouvrière de Paul Frölich à la fin du XIXe siècle, par le biais de descriptions très détaillées, dont les deux parents étaient militants socialistes, le père étant même un cadre de base de Leipzig. Ainsi qu’il l’écrit, « « Le parti » (et très loin derrière lui le socialisme) a été le romantisme de mon enfance » (p.5). Devenant à son tour membre du SPD2 au début du siècle, Paul Frölich participe à la vie du journal local du parti, le Leipziger Volkszeitung, bastion de la gauche, pour lui véritable « idéal du quotidien marxiste » (p.50) – une caractérisation qui contient peut-être une part de nostalgie de jeunesse. Outre certaines figures du journal, telle un Henrik de Man, futur théoricien du néo-socialisme, alors radical, ou un Karl Radek ayant les « défauts de ses qualités » (p.41), il décrit surtout l’opposition parfois très dure entre radicaux et réformistes du SPD, sans doute parmi les passages les plus utiles de son autobiographie. Ses critiques à l’égard du SPD d’alors sont d’ailleurs nombreuses : idéalisme du savoir3, routine politique, situation sociale avantageuse de certains journalistes ou dirigeants de coopératives, cynisme de bureaucrates… En 1910, Paul Frölich déménage à Hambourg où il intègre le Hamburger Echo, qu’il perçoit comme un journal timoré, en tant que reporter à Altona, dans la banlieue de cette ville où l’ouvrier était selon lui le « meilleur représentant du prolétariat allemand » (p.58). Puis c’est Brème et le Bremer Bürgerzeitung au début de l’année 1914, un autre bastion de la gauche avec Anton Pannekoek et Johann Knief, devenu son meilleur ami (c’est une des rares allusions plus intimes de son témoignage).
Sur la question du vote des crédits de guerre par le SPD, Paul Frölich y voit avant tout la manifestation d’un « instinct de conservation » (p.82). Mobilisé, il mène une action politique sur le front occidental, émettant quelques remarques étonnantes sur la propagande gouvernementale lacunaire à destination des soldats allemands. Il est démobilisé pour raisons de santé au milieu de la guerre, ce qui lui permet de prendre pleinement part aux luttes de fractions, lui-même faisant partie des Linksradikalen, plus proches des bolcheviks que les membres de la Ligue Spartakus. Participant de la conférence de Kienthal, avec des remarques assez critiques sur les français présents (dont Pierre Brizon), il se voit remobilisé sur le front oriental la même année, finissant par se retrouver arrêté et emprisonné dans un asile ! C’est la révolution de novembre 1918 qui le libère, révolution dont il devient acteur à Hambourg, où le conseil d’ouvriers et de soldats a pris le contrôle. Sur ces événements, il se fait critique vis-à-vis des chefs de l’USPD4 et même de la tendance à vouloir suivre trop aveuglément le cours des événements tel qu’il a existé en Russie. Après l’unification des Linksradikalen et de Spartakus au sein du KPD, dont il devient un des dirigeants, ses portraits incisifs se poursuivent, un Leo Jogiches, organisateur de premier ordre à l’autoritarisme excessif, s’opposant à un Paul Levi qu’il n’épargne pas, l’accusant de manquer de conscience révolutionnaire. En 1919, il participe au nom de son parti à la République bavaroise des conseils, entretenant l’espoir d’une extension révolutionnaire vers l’Autriche en lien avec la Hongrie… Jugeant la prise de pouvoir prématurée et le gouvernement inefficace, il est l’une des chevilles ouvrières du Comité d’action des conseils d’entreprises instauré à sa place, après son renversement par la contre-révolution ; il y côtoie le leader communiste Eugen Leviné, dont il fait l’apologie. Après cette première phase de la révolution allemande, il ne joue plus de véritable rôle au premier plan, et se révèle critique à l’égard de l’action du KPD pendant le putsch de Kapp, de Zinoviev, agitateur un peu creux, ou de l’action de mars 1921, n’hésitant pas à faire sa propre autocritique en se jugeant par trop « blanquiste ». Il analyse surtout l’union du KPD avec la gauche de l’USPD comme le point de départ de la constitution d’une véritable bureaucratie privilégiée, base matérielle des progrès du stalinisme, opposant sans doute de manière trop manichéenne dirigeants de l’USPD opportunistes et spartakistes réellement révolutionnaires.
Seul regret de l’édition proposée, qui pour le reste est de qualité (les notes de bas de page reflétant seulement parfois les positions politiques de l’éditeur, lorsqu’il est question du capitalisme d’Etat en URSS), l’absence de cartes de l’Allemagne. Un passionnant témoignage d’un acteur important de la lutte révolutionnaire dans l’Allemagne du premier quart de siècle, dont on regrette surtout qu’il ne se poursuive pas au moins jusqu’à 1923, voire jusqu’en 1933 et l’arrivée au pouvoir des nazis.