Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes , Paris, La fabrique, 2010, 142 p.

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Mots-clés

Libre pensée, Immigration, Sociologie, Historiographie

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Ce livre revient sur les débats suscités en France, entre 2003 et 2005, par la loi « antifoulard » et la publication de l'Appel des Indigènes de la République1 ; débats dont l'intensité ne semble pas s'être réduite comme le prouve la polémique suscitée il y a peu autour de la candidate voilée sur une liste du NPA. L'auteur, partie prenante2, se livre ici à une enquête journalistique de qualité, n'évitant cependant pas toujours les attaques polémiques, en se concentrant sur les divisions que ces questions sensibles suscitèrent au sein de la gauche et de la gauche de la gauche. C'est d'ailleurs la partie la plus intéressante de cet essai, revenant en détails sur les tensions et contradictions au sein des mouvements féministes et libertaires, du PCF et de la LCR. L'auteur dessine en détails les contours de cette ligne de fracture interne qui traverse pratiquement tous les groupes.

Dans son analyse critique, Lévy recourt cependant à des arguments de force inégale et à des raccourcis parfois. Ainsi, prétendre que le féminisme n'aurait été mobilisé dans le débat sur l'opportunité d'une loi prohibant le foulard que de manière utilitariste ou opportuniste – pour convaincre – est réducteur (page 38). De même, l'auteur ne fait qu'évoquer (page 57) le poids de l'anticléricalisme dans les combats émancipateurs en France, et le « franco-centrisme » alors qu'il semble que ces caractéristiques pèsent de manière décisive sur le rapport au phénomène religieux, en structurant le positionnement des groupes. Par contre, l'essai démonte bien « l'imagerie médiatique » de l'islam sur laquelle se basent la plupart des intervenants dans le débat. Cela entraîne une confusion, savamment entretenue, entre musulman et intégriste – la frontière étant rarement définie entre les deux –, faisant le lit de l'islamophobie3, avec des relents d'une théorie du complot « islamogauchiste » – calquée sur l'accusation stalinienne de « hitlérogauchiste » (page 69). De même, l'auteur cerne bien la construction du mythe républicain, de l'alliance républicaine redessinant les frontières au sein des tendances de gauche et même entre droite et gauche.

Cette analyse se précise à propos de l'Appel des Indigènes pour se ramener à trois accusations d'ordre général envers « la gauche de la gauche ». La première accusation est formulée par l'auteur en une phrase sensée résumer une certaine vision : « l'émancipation des opprimés sera le fait de ceux qui le sont pas  » (page 28). Est visé ici le « paternalisme pédagogique » des arguments cherchant à dévoiler les filles pour les émanciper. Ce type de discours a ceci de confortable qu'il évite de pouvoir être remis en question par les principales concernées (toujours définies par l'Autre) : celles-ci seraient, au mieux, sous le joug d'une servitude volontaire, au pire, les agents plus ou moins inconscients de l'intégrisme et de la réaction machiste des « grands frères ». La deuxième accusation concerne les relents néocolonialistes du débat. Et il est vrai que pour un observateur étranger, la bonne conscience française des gauches, cette confiance guillerette en la « République », la « laïcité », qui constitue un consensus national allant jusqu'à l'extrême droite, ne cesse d'étonner. Derrière le débat « officiel », il y aurait selon l'auteur d'autres enjeux et la possibilité d'exprimer un racisme inavouable autrement ( cf. la remarque de Bourdieu reprise ici, page 65). Enfin, la dernière accusation tourne autour de la conception de la politique : son autonomie, ses liens avec les institutions (partis, é tat), ses ressorts et donc aussi sa légitimité. Les revendications spécifiques des immigrés répondraient à leur oppression spécifique ; double spécificité occultée ou niée généralement par les partis. Dès lors, le caractère politique des manifestations des immigrés est également nié (comme par exemple les émeutes de 2005).

Ces deux derniers arguments, plus systématiques, méritent cependant d'être développés de manière plus critique et complexe qu'il ne l'est fait dans cet essai. Ainsi, revenant sur la critique faite à l'Appel des Indigènes, de réduire la « question sociale » à la « question coloniale » et, en fin de compte, de tout ramener à celle-ci (page 79), l'auteur a tendance à évacuer le problème pour n'y voir que l'expression d'une sorte de « corporatisme politique » d'organisations prises dans un marxisme orthodoxe. Mais la question des liens et de l'articulation entre luttes spécifiques et de l'existence ou non d'une centralité des luttes (et sous quelle forme) est une question politique bien réelle, l'une des plus actuelles et importantes ! À défaut de ne pas mieux définir les liens entre oppression sociale et oppression coloniale, on en reste à une vision statique et à une stratégie du soupçon, alimentée de part et d'autre d'accusations symétriques d'occultation. Lévy a parfois tendance à simplement retourner l'accusation.

Le fossé entre jeunes de banlieues et organisations de gauche s'exprimerait moins par le fait que la gauche ait hypothéqué la question coloniale au nom de la centralité de la question économique, ni même qu'elle aurait « trahie », mais, plus fondamentalement qu'il n'existerait pas « quelque chose de parfaitement identifiable comme "la gauche" (page 141). Celle-ci serait multidimensionnelle, traversée de nombreuses divisions, et parler encore de nos jours de « la gauche » serait rester « dans l'orbite des projets électoraux du parti socialiste » (page 142). Affirmation à la fois problématique et ambiguë. Problématique parce qu'elle identifie la gauche au parti socialiste, consacrant de la sorte le discours de l'idéologie dominante. Ambiguë par le type de relativisation qu'elle suppose de « la gauche » et du clivage gauche-droite. L'ambiguïté est entretenue par les guillemets. Dire que la gauche et les gauches radicales ne sont pas imperméables au racisme et au néocolonialisme est une chose. Sous-entendre que les gauches et les droites ne se distinguent pas par rapport au racisme et au néocolonialisme en est une autre. « Les Noirs et les Arabes » (du titre), le foulard et les Indigènes démontreraient alors le relativisme, l'abstraction de la gauche, ceux qui montreraient que son projet émancipateur n'existe qu'entre guillemets. « Les Noirs et les Arabes » au-delà de la volonté de provoquer le débat, seraient-ils alors la vérité de la gauche, de sa limite ou de sa trahison ? Le capitalisme comme rapport social qui divise gauche et droite ferait alors simplement écran à une question tout aussi – sinon plus – importante. Entretenir une ambiguïté sur cette question tend implicitement à opposer question coloniale et question sociale. Elle est en tous les cas source de polémiques sans fin et ne permet guère d'avancer.

Si ce livre comme je l'ai indiqué au début, constitue une bonne enquête de type journalistique, il en a aussi les limites et les insuffisances. Il aurait été intéressant d'aller plus en avant sur les problèmes théoriques soulevés par ces débats, en interrogeant les positionnements de Jacques Rancière ou Alain Badiou par exemple, et en confrontant la volonté d'une loi « anti-foulard » et le recours à l' é tat, avec le défi soulevé par des penseurs français radicaux (A. Badiou, Alain Brossat, …) d'une pratique libertaire dégagée et/ou contre la logique étatique. De même, les différentes expressions post-coloniales (foulard, Appel des Indigènes, émeutes des banlieues, etc.) méritent d'être étudiées aussi dans leurs spécificités les unes par rapport aux autres. On en reste trop souvent à une critique statique sans guère d'interrogation sur ses propres enjeux et ressorts. En ce sens, les rares pages, critiques et contradictoires qui sont consacrées à ces questions dans Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008 de Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat (2008, éditions Amsterdam, chroniqué sur ce site) sont autrement plus radicales. Cependant, ce livre, dont l'intérêt est aussi de défendre les arguments qui ont rarement accès aux médias, offre un intéressant tableau d'ensemble des fractures au sein de « la gauche de la gauche », et permet, modestement, de nourrir un débat qui peine, en France, à s'imposer de manière efficace.

Notes

1 Pour lire l'Appel : http://www.indigenes.org/appel/php/index.php . Retour au texte

2 À titre familial, puisqu'il est le père de deux des jeunes filles qui s'étaient présentées à la rentrée scolaire 2003 au lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers, la tête couverte d'un foulard). Retour au texte

3 L'islamophobie est définie comme : «  ce n'est pas un système de croyances, de pratiques ou de pensée, ce n'est pas un corps de doctrine qu'elle vise, mais la population de celles et ceux qui y adhèrent  » (page 58). Retour au texte

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Référence électronique

Frédéric Thomas, « Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes , Paris, La fabrique, 2010, 142 p. », Dissidences [En ligne], Politique et société en France, publié le 06 décembre 2012 et consulté le 20 avril 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=561

Auteur

Frédéric Thomas

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