Le grand poète allemand Heine a longtemps vécu à Paris et Lutèce regroupe les articles écrits au début des années 1840 quand il était correspondant pour la Gazette d'Augsbourg dans la capitale française. Il évoque la vie intellectuelle, culturelle et politique de la France , en cherchant à construire des ponts entre son pays d'origine et celui de résidence. Ses articles sous forme de lettres sont en butte à une triple censure : celle de l'État germanique, celle préventive du journal pour lequel il écrit, et, enfin, l'autocensure de l'auteur lui-même. L'excellente présentation de Patricia Baudouin analyse très bien le contexte et l'enjeu de ces lettres. Elle montre également l'originalité mais aussi les limites, ambiguïtés et contradictions de Heine, qui tiennent toutes à sa vision romantique. Par ailleurs, le poète, dans ses articles, se présente avant tout comme « un flâneur ordinaire, qui n'est pas grand politique » (p.267). Ainsi, Il parle des concerts, de la question d'Orient, des expositions de peinture, des débats politiques, Du théâtre, des livres qui paraissent (on découvre ainsi sa grande hostilité envers Victor Hugo) ... Les sujets comme les articles sont inégaux. Les pages les plus intéressantes sont celles où il met en avant les correspondances entre la production artistique et un certain air du temps. Il lie aussi « l'impuissance bariolée » de la peinture française de ces années avec l'essoufflement et les suites de la révolution de 1830, les danses différentes selon les classes avec les rapports sociaux et va jusqu'à parler de tableaux « dont la figure principale, avec sa mine souffrante, ressemble au directeur d'une entreprise sur action échouée qui se trouve devant ses actionnaires afin de leur rendre ses comptes » (p. 386).
Son romantisme l'entraîne, dans des pages qui rappellent les Manuscrits du jeune Marx, à dresser une condamnation sans appel de la bourgeoisie – dont ses membres sont traités de « boutiquiers » et « d'épiciers » – entièrement vouée au culte matériel de l'argent. Il note avec ironie le changement des cours de la bourse selon l'humeur ou la santé de Rothschild, et ne voit dans les débats de la Chambre qu'un spectacle superficiel. Surtout, sans qu'il s'en réjouisse, il est persuadé que les jours de cette société sont comptés, qu'elle doit et qu'elle va périr, ouvrant la voie aux communistes. Cette fin est vue comme une catastrophe, une fatalité mais, somme toute, préférable à la société bourgeoise. D'où le regard particulier du poète qui compare les communistes aux premiers chrétiens, voyant en eux l'instrument de la nécessité, et reste attentif aux signes avant-coureurs annonçant l'écroulement d'une société à laquelle par ailleurs il est attaché. Il faut absolument citer ces lignes de 1842, déjà reprises dans la présentation, tant elles illustrent la tension du regard de Heine et annoncent la révolution de 1848 : « Ici règne actuellement le grand calme. Une paix de lassitude, de somnolence et de bâillements d'ennui. Tout est silencieux comme dans une nuit d'hiver enveloppée de neige. Rien qu'un petit bruit mystérieux et monotone, comme des gouttes qui tombent. Ce sont les rentes des capitaux, tombant sans cesse, goutte à goutte, dans les coffres-forts des capitalistes, et les faisant presque déborder ; on entend distinctement la crue continuelle des richesses des riches. De temps en temps, il se mêle à ce sourd clapotement quelque sanglot poussé à voix basse, le sanglot de l'indigence. Parfois aussi résonne un léger cliquetis, comme d'un couteau que l'on aiguise » (p. 338 – 339).
Un livre agréable donc à lire et intéressant, parsemé d'intuitions, de fulgurances, d'ironies et de critiques mordantes, à cheval entre deux époques ; entre la désillusion de la révolution de 1830 et la reprise des luttes ouvrières, prélude à la révolution de 1848.