Oskar Anweiler et les soviets : ce que les conseils ouvriers nous disent aujourd’hui

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Communisme, Philosophie

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Parler des soviets aujourd’hui

L’historien allemand Oskar Anweiler s’est rendu célèbre dans les années 1970 pour un ouvrage qui, par son originalité, fait encore date aujourd’hui1. Cela surprend encore tant l’angle de son travail pourrait extérieurement paraître d’une banale évidence : il s’agit en effet de questionner l’événement majeur des mouvements d’émancipation que représente la révolution russe, sous l’angle des organes mêmes qui portèrent ce mouvement ; les soviets. Mais cette évidence est pourtant loin d’en être une tant ce type de démarche faisait et fait encore défaut dans l’analyse de la révolution soviétique : on l’étudie sous l’angle du parti bolchevik, des autres partis socialistes, des contre-révolutionnaires, des syndicats ; mais finalement, rarement sous l’angle de ce qui en constitue la création la plus riche, à savoir les formes d’auto-organisation qui en sont à l’origine – dont les soviets ou comités de fabriques2 sont sans doute les meilleures illustrations.

Au-delà de l’événement, le fil rouge tracé par le travail d’Anweiler est donc celui des pratiques émancipatoires élaborées depuis et à partir des structures d’auto-organisation, spontanément nées des expériences révolutionnaires elles-mêmes. De ce point de vue, et si l’on considère l’histoire moderne de l’auto-émancipation politique, c’est sans doute sous la forme des conseils – traduction française du terme soviet – que ce sont matérialisées les expériences politiques parmi les plus abouties. Non seulement ces expériences se révéleront être, pour elles-mêmes, d’une puissance redoutable ; mais c’est en étudiant à la manière d’Anweiler la façon dont le pouvoir politique des conseils va être détourné ou dévoyé que l’on peut saisir toute une batterie d’éléments stratégiques qui seront la matrice des expériences émancipatoires futures.

À partir de ce constat, que la lecture de l’ouvrage d’Anweiler pourrait suffire à révéler, il s’agit ici d’essayer de déceler quelques clés théoriques, politiques et stratégiques qui pourraient servir, je l’espère, aux acteurs et penseurs actuels de l’émancipation politique. Je propose ainsi de me focaliser sur deux points essentiels, après un bref rappel synthétique de la dynamique du travail d’Anweiler : il s’agira de se pencher sur le double rôle dévolu simultanément aux conseils comme organes de luttes et comme embryons de pouvoir ; avant de se pencher sur le rapport entre les conseils comme expérience politique spontanée et le parti comme organisation politique permanente.

1. L’importance du travail d’Anweiler

Les conseils comme expression de l’auto-émancipation

L’étude de la révolution russe sous l’angle des conseils telle que nous la livre Anweiler part donc d’une démarche assez simple qui consiste à détacher l’histoire des soviets de celle du parti bolchevik. Une telle « dénaturalisation » du mariage entre conseils ouvriers et bolchévisme permet de rappeler notamment l’origine spontanée et autonome des soviets3, et la relation très ambivalente que ce parti tissera avec l’élément de démocratie directe qu’il portera comme étendard dans le monde entier ; comme elle permet de mieux saisir l’évolution du rapport des bolcheviks à la spontanéité révolutionnaire. Dans cette optique, la thèse développée par Anweiler est donc celle de la dégénérescence progressive des soviets, comprise à la conjonction de deux éléments : les fameux « facteurs objectifs » propres au contexte politique, mais aussi et d’un point de vue révolutionnaire, la responsabilité subjective des bolcheviks. C’est principalement ici que se situe l’originalité de l’historien allemand.

Une précision s’avère d’entrée nécessaire pour une compréhension non erronée du travail d’Anweiler dans la lignée duquel nous nous situons ici. Il ne s’agit pas de prendre la « forme » conseil pour elle-même et d’en faire l’alpha et l’oméga de tout projet d’auto-émancipation politique. Contre cette forme de fétichisation, Anweiler rappelle que c’est bien la dynamique politique qui structure ces organes d’auto-institution qui en constitue la substance. C’est donc un cadre « conseilliste »4 au sens large que se donne Anweiler en partant d’une définition générale de l’« idée de conseil » : celle-ci « n’est autre que l’aspiration à réaliser une participation la plus large et la plus immédiate possible, des individus à la vie publique, par le biais d’assemblées générales, - l’idée d’auto-souveraineté des masses liée à la volonté de transformer la société par des moyens révolutionnaires. »5. Strictement, les conseils se caractérisent donc par trois éléments qu’Anweiler se charge de rappeler : ce sont 1) des « organismes représentatifs » ; 2) ils sont « nés la plupart du temps dans des situations révolutionnaires » ; et 3) ils « servaient de délégataires aux catégories socialement inférieures (soldats, artisans, ouvriers, etc.) »6. Plus que cette définition stricte, c’est donc la compréhension des grands principes et conditions d’expressions des conseils qui intéressent Anweiler. Il s’agit donc de se détacher relativement des situations particulières pour élaborer un cadre du type conseil, dont on retrouve les premières études des grands principes politiques à deux endroits : dans l’analyse de la Commune de 1871 livrée par Marx et Bakounine7, mais aussi dans les intuitions théoriques d’Anton Pannekoek8.

Ces principes sont brièvement les suivants : l’organisation de masses agissantes et délibérantes depuis la base (assemblées générales) à condition d’avoir le statut de travailleur ; puis élections des délégués de manière pyramidale et sur une base concrète (travail, quartier, etc.). C’est, à partir de là, une conception très stricte de la représentation qui se dégage de l’organisation en conseils à partir de plusieurs principes essentiels : l’élection de toute la fonction publique, administrative et politique ; la limitation de son traitement au niveau du salaire moyen ; sa révocabilité et son contrôle permanent ; la rotation des tâches ; l’éducation politique par la pratique ou encore la reddition de compte. D’un point de vue politique, l’auto-organisation des conseils opère donc un triple mouvement essentiel qui permet de la définir comme « démocratie par en bas » : 1) ancrage de la démocratie dans la vie sociale « concrète » ; 2) extension maximale de la dimension horizontale du pouvoir (participation, autonomie) ; 3) contrôle maximal de sa dimension vertical (contrôle, rotation).

Apparition, déploiement, dévoiement : les trois temps de la vie des soviets

Brièvement résumé, l’ouvrage d’Anweiler se résume en trois temps. D’abord 1905 et la première apparition des soviets durant un mouvement de grèves massives. Anweiler étudie l’évolution du rôle des soviets – de la direction de la lutte à la prise en charge partielle du pouvoir –, le retard à l’allumage des organisations mencheviks et bolcheviks dans la compréhension de la nature des soviets, ainsi que les premières intuitions livrées par les analyses de Lénine et Trotsky. Puis, l’historien allemand se penche évidemment longuement sur les événements de l’année 1917. Il privilégie l’étude de l’évolution du rapport de force politique et de l’apparition progressive du double pouvoir vers la construction d’une auto-administration soviétique de facto ; tout en analysant la question de la tactique bolchévique en zigzag (oscillant entre soutien et abandon) vis-à-vis des soviets. Son étude se termine enfin par une étude de la dégénérescence des soviets dans l’après révolution. Anweiler montre comment le rapport ambivalent des bolcheviks aux soviets évoluera définitivement dans le sens d’un encadrement et d’une dévitalisation de leur pouvoir effectif, en étudiant ce phénomène sous deux angles : l’écart entre théorie et pratique bolchevique ; et plus généralement les problèmes théoriques posés par le bolchévisme en dehors des facteurs contextuels. L’ouvrage se termine sur la tragédie de Kronstadt comme ultime illustration de la destruction définitive du pouvoir des soviets imposée par les bolcheviks, face au dernier soulèvement d’ampleur des organes de la démocratie directe.

2. La double fonction des conseils

La force de la spontanéité

L’un des premiers éléments mis en avant par l’analyse d’Anweiler est la mécanique de transformation spontanée des formes d’autogouvernement et de leur rôle politique. Éviter l’analyse formaliste de cet autogouvernement passe en effet par le rappel des évidences : c’est avant tout comme organes de lutte qu’apparaissent les premiers conseils ouvriers.

En 1905 comme en 1917, c’est en effet une situation d’ébullition politique et sociale extrêmement forte qui engendre la naissance de ces outils politiques. Des grèves massives s’étendent dans tous le pays, et les ouvriers se trouvent dans la nécessité d’organiser et de coordonner leur lutte. La forme embryonnaire des conseils que l’on voit apparaître est donc d’abord le comité de lutte, chargé de diriger et d’unifier la grève sur la base du lieu de travail ; ou encore le comité de quartier, chargé parallèlement d’unifier et de diriger la défense des forces luttant contre le pouvoir en place ; cette fois sur la base du lieu de vie. À mesure que s’étend le mouvement insurrectionnel, la nécessité d’unifier la lutte pousse progressivement la coordination à un niveau supérieur : c’est alors que les conseils à proprement parler font leur apparition. Anweiler se charge donc de rappeler qu’il n’y a, en tant que tel, aucune différence de nature entre comité de grève et soviet9. La distinction des fonctions entre les différents organes est d’ailleurs souvent brouillée et ne se clarifie qu’à mesure que le degré d’auto-organisation populaire progresse.

On comprend par conséquent que les conseils émergent avant tout dans un objectif de direction et d’unification autonome de la lutte : il s’agit de déborder les segmentations corporatistes ou les bureaucraties syndicales et d’organiser des délégations chargées de représenter l’ensemble des salariés ou des administrés (s’ils sont eux-mêmes salariés).

Mais ce que pointe surtout Anweiler, c’est le point de passage déterminant, quoique souvent flou, faisant évoluer le rôle des conseils vers des prérogatives de plus en plus politiques. Ce qui rend mouvante cette transformation de la nature des soviets est justement sa spontanéité, tributaire de la radicalisation des événements, c’est à dire, in fine, de l’évolution du rapport de force révolutionnaire. Toujours est-il que dans les cas des mouvements révolutionnaires de 1905 et 1917, la représentation conseilliste est progressivement amenée dans un double mouvement à perdurer dans le temps et à dépasser ses prérogatives initiales. Schématiquement, l’auto-organisation dépasse son rôle de lutte purement économique (faire triompher la grève et ses revendications) pour se doter de fonctions de politique générale et se poser en jalon de réorganisation du pouvoir politique. Ainsi, lorsque l’extension de la lutte parvient à menacer la structure même du pouvoir politique, les conseils tendent à perdurer et à se positionner sur des questions débordant les revendications strictement liées à la grève : c’est l’entrée en scène de l’autogouvernement politique. Ce qu’il faut noter, et qu’Anweiler rappelle en s’appuyant sur l’analyse de Trotsky10, c’est que le succès de ces organes spontanés n’est pas uniquement dû à leur radicalité ou au « hasard » des événements, mais également au fait qu’en tant que formes nouvelles et vierges de traditions, elles sont souvent vécues comme plus facilement appropriables, en même temps qu’elles permettent de rassembler les différents courants et traditions politiques convaincus de la nécessité de la lutte contre l’ancien système.

Détruire l’État et transformer les rapports sociaux

C’est bien ce dépassement spontané qui est à l’origine de l’importance des conseils. Par celui-ci, ils se dotent en effet du double rôle essentiel qui sera le leur ; double rôle chargé d’unifier moyens et finalités de la lutte. Cette double fonction de l’auto-organisation en conseils, c’est ce que l’on peut nommer l’articulation entre destruction et construction sociale.

D’une part, il s’agit de mettre en place des organes de lutte, dont le rôle est d’unifier et d’étendre cette dernière et, dans une perspective révolutionnaire, de renverser le pouvoir en place. À mesure que le rapport de force renforce le poids politique des conseils, une situation de double pouvoir émerge et explicite progressivement la question du rapport à l’État. En tant que direction révolutionnaire11, les conseils se positionnent comme une organisation de masse, unifiée et efficace, chargée de détruire l’État et l’ensemble des institutions qui en dépendent.

D’autre part, et dans un même mouvement, les conseils apparaissent en positif comme les organes chargés de reconstruire l’organisation sociale et politique, de constituer des embryons de pouvoir alternatifs. Par leur défense des intérêts des couches exploitées et opprimées de la population, par leur organisation démocratique et leur rapport à l’exercice du pouvoir et à la représentation politique, ils commencent à proposer en positif une transformation des rapports sociaux : réorganisation collective de la production, gestion démocratique par en bas des affaires publiques, déprofessionnalisation et diffusion des fonctions politiques.

Percevant avec acuité l’inséparabilité de ces deux fonctions, le marxiste allemand Karl Radek dira en 1922 à propos de l’organisation politique des conseils : « À l’époque, les marxistes russes eux-mêmes, et les européens à plus forte raison encore, ne s’aperçurent pas qu’il s’agissait non seulement d’organisations de lutte contre le gouvernement bourgeois, mais d’embryons de la future organisation du pouvoir prolétarien. »12. Faisant de la Commune de Paris l’illustration pratique du concept de dictature du prolétariat et jugeant que sa plus grande réussite politique était « son existence même », Marx et Engels avaient ouvert la voie à cette idée qu’il n’était possible d’envisager la destruction de la domination étatique sans considérer, dans le même temps, la forme que devait prendre sa réorganisation. C’est pourtant cette double tâche des conseils comme destruction en négatif et construction en positif que les organisations politiques eurent d’abord du mal à percevoir ensemble.

Arrêtons-nous sur cette question un moment. Par la mise en lumière de cette double tâche qui incombe aux conseils, Anweiler approche un paradoxe central de la question de l’auto-émancipation politique, à savoir : comment faire advenir une société d’auto-organisation13 à partir d’une organisation sociale profondément hiérarchisée et où des relations sociales antinomiques privent les individus de toute autonomie. Qu’est-ce à dire ? Puisque les relations sociales sont contradictoires, la politique révolutionnaire juge impossible de les transformer dans le cadre existant, rendant nécessaire la sortie de ce cadre. De cette situation émergent deux risques : sortir de ce cadre d’une manière elle-même autoritaire (en privilégiant l’efficacité de la lutte et en risquant la reproduction d’une division dirigeants/exécutants) et favoriser ainsi la reproduction de l’ancien cadre qu’il s’agissait initialement de dépasser ; ou privilégier le transformation démocratique « ici et maintenant » et risquer l’échec du renversement révolutionnaire en oubliant la question du rapport de force politique.

Pourquoi pointer ici cette contradiction ? Car elle nous semble rassembler les diverses orientations stratégiques et politiques privilégiées alternativement par l’immense majorité des courants politiques émancipatoires. Que l’on considère ces « deux temps » ou « deux fonctions » de la transformation sociale révolutionnaire, et l’on perçoit à la manière de Radek qu’il a souvent fini par s’opérer une scission du processus révolutionnaire en deux temps distincts : la prise du pouvoir d’une part ; la transformation sociale d’autre part. Qu’il s’agisse de faire primer la première étape (marxisme-léninisme) ou la seconde (anarchisme), il est possible dans les deux cas de trouver ici une des origines de leurs échecs. L’intérêt de la compréhension du pouvoir des conseils réside donc dans cette tentative d’articulation des deux étapes : pas de renversement du pouvoir utile sans organisation démocratique ; pas d’organisation démocratique effective sans renversement du pouvoir. C’est dans le nœud de cette double tâche, ambitieuse mais indispensable, que nous sembler résider l’apport des conseils comme de toute forme d’auto-organisation politique engagée dans un processus de transformation révolutionnaire.

Processus révolutionnaire et institutionnalisation de l’auto-organisation

La réflexion engagée par Anweiler autour du processus de dépérissement des conseils ouvriers nous amène donc à rappeler l’élément suivant : sans extension du processus révolutionnaire et émancipatoire, pas de conseils effectivement révolutionnaires. En cas de recul ou d’échec de ce processus, les conseils, s’ils ne disparaissent pas directement, sont alors voués à dépérir ou à se vider de leur substance : c’est alors qu’apparaissent les risques d’institutionnalisation ou de rigidification des conseils, qui ne représentent en ce sens que deux déclinaisons du même problème. L’un des risques (que l’on retrouvera avec la légalisation des conseils ouvriers par la République de Weimar) est alors la fétichisation de la forme conseil comme voie ouverte à son institutionnalisation, c’est à dire comme maintien de la forme sans considération du « sens » révolutionnaire (oubli de la question du renversement de l’ordre politique existant). Lorsque la lutte s’essouffle, la persistance des conseils est en effet réduite à la volonté de proposer d’autres rapports sociaux, proposition elle même coincée par les contradictions du système et donc limitée dans ses perspectives.

Cette dépendance à l’extension du processus émancipatoire pose la question de la pérennité des conseils : leur institutionnalisation apparaît-elle comme inéluctable ? Que ce soit par leur « perte de substance » du à l’échec de la lutte (les conseils légaux sous Weimar), ou par simple « routinisation », ce problème n’est autre que celui de la continuité de l’activité politique des masses, condition indispensable d’une démocratie des conseils effective. Si la discussion de cette question est un problème qu’il ne s’agit pas de discuter ici en détails – Anweiler l’évoque dans son travail sans pour autant y donner de réponse14 – on peut néanmoins évoquer la piste dégagée plus tard par l’analyse de Castoriadis pour qui ce n’est pas la « privatisation politique » (bureaucratisation) qui est une réponse à la désaffection populaire du politique ; mais le désaffection qui est une conséquence de cette privatisation15.

3. Le rapport des partis aux conseils

Le retard à l’allumage des organisations politiques…

L’autre grande question soulevée de manière plus détaillée encore par le travail d’Anweiler est celle du rapport entre les conseils comme émanation de la spontanéité révolutionnaire, et des organisations politiques permanentes (partis) censées défendre et représenter leurs intérêts. En clair, il s’agit de la question des « médiateurs » du projet d’auto-émancipation politique, qui n’est autre que celle du rapport aux « chefs » ou à l’idée de « direction » révolutionnaire. Afin d’enchâsser au mieux les propos théoriques dans les situations pratiques, Anweiler part de l’analyse des positions initiales des deux grands courants de la social-démocratie russe vis-à-vis de l’auto-organisation politique spontanée. La compréhension des conseils par ces deux courants est d’autant plus intéressante qu’elle forme des polarités que l’on retrouvera ensuite ailleurs, quoi que sous d’autres formes.

La fraction menchevique entretient initialement une relation relativement bienveillante à l’égard des soviets ; relation qu’on ne peut comprendre sans évoquer la théorie dans laquelle ils insèrent cette création historique. Dans une conception kautskyste classique, les mencheviks conçoivent en effet la révolution en Russie comme un processus en deux temps séparés : d’abord une révolution bourgeoise, modernisant le pays et développant le prolétariat ; puis une révolution prolétarienne, renversant la bourgeoisie. De cette séparation rigide découle une conception ambiguë des conseils. Ceux-ci sont d’abord vus, dès 1905, comme des organes d’auto-administration sur le modèle de ce qui s’est passé pour la Commune de Paris. En ce sens, ils perçoivent et valorisent essentiellement leur fonction « embryon de pouvoir ». Pour autant, la compréhension de la révolution qu’il développent leur fait garder un flou dans le rapport que cette auto-administration entretient au pouvoir : doit-elle remplacer le pouvoir existant, ou alors simplement participer à sa chute pendant que des institutions parlementaires classiques, menées par la social-démocratie, seront chargées de la direction politique effective ? C’est finalement pour cette deuxième alternative qu’iront les préférences mencheviques en 1917, ce qui les mettra d’emblée dans le rang des opposants aux bolcheviks, et les mènera à leur perte. À la manière des mencheviks, socialistes-révolutionnaires et anarchistes mettront avant tout en avant le versant « embryon de pouvoir » des soviets. Mais le rôle que leur assigneront ces derniers sera en revanche beaucoup plus clair : les anarchistes verront dans les soviets l’architecture de la nouvelle société à construire, l’élément de base du pouvoir socialiste et émancipateur. Aucun parti politique ne doit interférer directement dans cette conception de la réorganisation du pouvoir.

Mais ce qu’Anweiler rappelle surtout avec force, dès le début de son ouvrage, est l’hostilité première des bolcheviks à l’égard des conseils. Ce qui ressort des premiers débats internes, c’est la caractérisation des soviets comme organisations interclassistes (ne menant pas une tactique clairement prolétarienne) et même apolitiques. Ils sont perçus de ce fait comme une menace pour le parti envisagé comme l’organe chargé de la révolution, comme en témoigne la résolution suivante relative aux soviets, adoptée en 1905 : « les organisations apolitiques de ce genre étaient incapables de suivre une ligne politique distinctement prolétarienne et risquaient donc de nuire à la cause »16. Dans les années qui suivirent, Lénine commencera à infléchir cette position en analysant les soviets comme un embryon de gouvernement révolutionnaire, sans pour autant s’arrêter réellement sur leur fonction politique positive de réorganisation du pouvoir. Dans la continuité de cet rapport ambigu aux soviets, les bolcheviks mèneront en 1917 une tactique en zigzag permanent, allant de l’hostilité à peine voilée à l’enthousiasme débordant du mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! ».

À la lumière de l’analyse des « deux rôles » des conseils, on perçoit que ce rapport fluctuant découle en fait d’une perception des conseils comme organes de lutte beaucoup plus volontiers que comme embryons de pouvoir. Anweiler montrera que cette analyse engendre un rapport tactique et instrumental à l’auto-organisation révolutionnaire : celle-ci leur sera avant tout « utile » pour renverser le gouvernement provisoire et porter les bolcheviks au pouvoir. De part la volonté de gagner la majorité aux soviets pour défendre cette ligne, une confusion permanente sera entretenue entre deux finalités : le pouvoir aux soviets ou le pouvoir aux bolcheviks.

…à l’origine de deux écueils.

Au-delà des contextes, ce qu’on peut percevoir dans le rapport de ces différents courants politiques aux conseils, c’est la présence potentielle de deux impasses. Bien saisies par Anweiler dans le contexte russe, ces deux écueils sont d’autant plus intéressants à analyser qu’on en trouvera à la suite de la révolution russe des germes dans les plupart des grandes expériences d’auto-émancipation politique.

Le premier écueil correspond aux organisations privilégiant, à l’instar des bolcheviks, un rapport tactique voire instrumental aux conseils. De part une survalorisation de la fonction « organes de luttes » et une sous-valorisation de la fonction « embryon de pouvoir » (ou à un excès de défiance vis-à-vis de la spontanéité révolutionnaire), on rend alors le renversement et la prise du pouvoir absolument prioritaires. En ce sens, le risque est alors d’instrumentaliser les soviets, de ne s’y intéresser qu’en tant qu’ils permettent d’accroître le rapport de force contre le pouvoir en place, et de passer au-dessus du germe démocratique qu’ils portent en eux. C’est évidemment la ligne bolchevique « dure » que l’on retrouve derrière cet écueil et qu’Anweiler se charge longuement d’analyser dans son travail par l’étude de nombreux choix politiques concrets des bolcheviks dès les semaines suivant octobre 1917.

À l’autre bout, on identifie un second écueil dans le rapport utopiste aux conseils. C’est ici le rôle d’embryon de pouvoir, le germe démocratique des conseils et leur capacité à transformer les relations sociales dès ici et maintenant qui sont survalorisés au détriment de la question strictement politique de la relation au pouvoir existant et donc de la fonction destructrice des conseils. Le risque est donc inversement de fétichiser la forme des conseils, d’en oublier que leur potentialité est dépendante de l’issue du processus émancipatoire et qu’ils ne comptent qu’en tant qu’ils pourront chasser le pouvoir en place et éliminer les contradictions fondamentales (propriétaires/non-propriétaires, dirigeants/exécutants). Ce sont ici certaines dérives anarchistes ou « spontanéistes » que l’on retrouve derrière ce second écueil.

Par l’identification de ces deux impasses inscrites en creux dans les théories et pratiques des courants révolutionnaires eux-mêmes, on touche ici l’un des apports fondamentaux du travail d’Anweiler. La question est alors : comment soutenir une démocratie des conseils, comment la faire advenir, en évitant sa fétichisation comme son instrumentalisation ? Quelle rapport établir entre organisations politiques et spontanéité révolutionnaire pour éviter ces deux impasses ? Ainsi posé, ce double écueil, pose donc la question de la responsabilité des choix politiques dans l’échec des projets d’auto-émancipation, et soulève finalement la contradiction profonde et récurrente entre deux « exigences » révolutionnaires : faire tenir ensemble efficacité et démocratie, ou pragmatisme et radicalité.

En guise d’ouverture : regarder vers les théories de l’organisation et de l’histoire

De par l’objet de son travail, c’est évidemment plutôt l’écueil instrumentaliste qu’Anweiler est amené à creuser. Afin de ne pas rester prisonnier du débat sur le poids des conditions objectives (guerre civile, modernisation russe ; poids qu’il ne faut évidemment pas occulter), il s’intéresse notamment aux conceptions théoriques du bolchevisme (et donc du marxisme-léninisme) et non pas seulement à leurs choix pratiques. J’identifierais dans ce sens deux angles de critique dont l’importance est capitale, mais sur lesquels je ne ferais qu’ouvrir la discussion pour terminer : la théorie de l’organisation et la théorie de l’histoire.

La théorie de l’organisation.

Ce qu’Anweiler décèle derrière le zigzag bolchevik vis-à-vis des conseils, c’est un rapport suspicieux à la spontanéité des masses, qu’il explique notamment par les théories de l’organisation développées par le parti de Lénine. C’est dans le fameux Que faire ?17 que l’on retrouve le plus explicitement ces théories. Dans la droite ligne de Kautsky et de la IIe Internationale, Lénine conçoit parallèlement le mouvement social et la conscience socialiste (révolutionnaire) comme deux processus séparés qui ne se rencontrent pas : l’expérience politique acquise par la lutte ne peut mener, en tant que telle, à la conscience socialiste que par l’intermédiaire des intellectuels socialistes. La courroie de transmission permettant de passer de l’un à l’autre, c’est donc le parti. Celui-ci est d’emblée séparé du mouvement, doté d’une organisation stricte, quasi militaire, afin de constituer l’avant-garde qui inculquera la conscience socialiste aux masses autant qu’elle sera l’état major du processus révolutionnaire. Si cette théorie s’explique initialement sous la plume de Lénine par le contexte russe de l’époque (clandestinité, etc.), sa reprise mènera progressivement à sa rigidification, déjà dénoncée par Pannekoek et Luxemburg à l’époque. La victoire progressive d’une ligne dure sur les courants plus « spontanéistes » favorisera une conception substitutiste et autoritaire de l’organisation, les exploité-e-s et opprimé-e-s devenant, à terme, des objets qu’il faut libérer plutôt que des subjectivités agissantes.

À l’autre bout de nos deux pôles, on retrouve une conception spontanéiste et ouvriériste de l’organisation, voulant à tout prix coller au plus près de la conscience des masses et en incarner le mouvement. Cette tendance, que l’on retrouvera dans l’évolution de certains groupes conseillistes au sein du courant communiste des conseils (ou de gauche), finira par rejeter toute place à l’intervention d’organisations extérieures poussant ainsi la question de la médiation des organisations permanentes à la passivité. L’espoir d’émancipation est alors réduit à la simple expérience ouvrière de subjectivation, sans aucune médiation extérieure. Si la discussion de ce point n’apparaît pas ici comme un élément central, je renvoie malgré tout à la très bonne analyse de Philippe Caumières au sein de laquelle il part de l’identification des écueils spontanéistes et substitutistes pour tenter de les dépasser18.

La théorie de l’histoire.

Ce second angle d’analyse est évidemment lié à la théorie de l’organisation ; il s’agit en ce sens d’un autre niveau de compréhension dont pourrait même dire qu’il sous-tend le premier. Dans le sens d’une lecture instrumentaliste des conseils et de certaines dérives substitutistes dans les théories de l’organisation, certains éléments de l’interprétation bolchévique du marxisme restent empreints d’un déterminisme positiviste important, dont on retrouve certains éléments jusque chez Marx19. Ainsi, si l’on estime que l’évolution historique est un processus entièrement rationalisable et explicable, s’il n’y a en conséquence qu’un seul registre de vérité objective sans intervention des facteurs subjectifs, alors on en conclut aisément qu’il faut laisser le pouvoir à ceux qui détiennent et comprennent cette vérité. Cette lecture positiviste de l’histoire, dont nous ne pouvons discuter ici les tenants et aboutissants, est une autre manière de comprendre l’intransigeance bolchevique menant à la censure généralisée, au rejet du pluralisme jusqu’au sein même de l’organisation, et à la condamnation de l’insurrection populaire de Kronstadt comme « contre-révolutionnaire ». De ce point de vue, les courants de gauche du communisme s’opposent à une telle lecture en insistant plus volontiers sur l’importance du facteur conscience et des facteurs subjectifs – et donc sur le fait que l’histoire n’est pas réductible à la vérité du parti –, rappelant ainsi la vieille formule de Rosa Luxemburg : « les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur "comité central" »20.

Bibliographie

ANWEILER, Oskar, Les soviets en Russie : 1905-1921, Paris : Gallimard, 1972, 348 p.

BOURRINET, Philippe, La gauche communiste germano-hollandaise : des origines à 1968 ; disponible en ligne sur : http://www.left-dis.nl/f/gch/

CAUMIÈRES, Philippe, « Pour une praxis renouvelée » in Cahiers Castoriadis n°4, Bruxelles : Facultés universitaires Saint-Louis, 2008, 194 p.

CASTORIADIS, Cornelius, « Le marxisme : bilan provisoire » in L’institution imaginaire de la société, Paris : Seuil, 1975, 538 p.

CASTORIADIS, Cornelius, « La source hongroise » in Libre : politique, anthropologie, philosophie, n°1, Paris : Payot, 1977

FERRO, Marc, Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d’une subversion, Paris : Gallimard, 1980, 263 p.

LÉNINE, Vladimir Iliitch, Que faire ?, Paris : Ed. du Seuil, 1966, 319 p.

LÉNINE, Vladimir Iliitch, « Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers » ; disponible en ligne sur marxists.org

LUXEMBURG, Rosa, « Centralisme et démocratie » in Réformes sociales ou révolution ?, Paris : les Amis de Spartacus, 1997, 192 p.

MARX, Karl, La guerre civile en France, Montreuil-sous-Bois : Éd. Science marxiste, 2008, 146 p.

PANNEKOEK, Anton, Les conseils ouvriers (2 tomes), Paris : Spartacus, 2010

Notes

1 Oskar Anweiler, Les soviets en Russie : 1905-1921,Paris : Gallimard, 1972, 348 p. Retour au texte

2 Il faut évoquer également le travail de l’historien Marc Ferro qui, un peu à la manière d’Anweiler, étudiera la révolution russe à partir de son auto-organisation démocratique et de la question de son dévoiement. Cf. Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique : les mécanismes d’une subversion, Paris : Gallimard, 1980, 263 p. Retour au texte

3 Anweiler rappelle que les bolcheviks seront même d’abord hostiles aux soviets et commenceront par en livrer une compréhension relativement moins bonne que les mencheviks. Cf. Anweiler, ibid., pp. 89-102 Retour au texte

4 Je parle ici de « conseillisme » comme on pourrait parler de communisme des conseils ou de gauche communiste, selon les auteurs. Bien que des divergences importantes puissent exister entre ces courants et au fil de leur évolution, il s’agit ici de choisir le terme qui fait directement référence à l’idée motrice de ce courant : le socialisme conçu d’abord et avant tout comme pouvoir des conseils. Pour une discussion sur ce courant, voir notamment Philippe Bourrinet, La gauche communiste germano-hollandaise : des origines à 1968; disponible en ligne sur : http://www.left-dis.nl/f/gch/ Retour au texte

5 Anweiler, ibid., p. 2 Retour au texte

6 Ibid., p. 1 Retour au texte

7 Karl Marx, La guerre civile en France, Montreuil-sous-Bois : Éd. Science marxiste, 2008, 146 p. ; Karl Korsch, « Revolutionary Commune » in Die Aktion,n°29, 1919 ; disponible en ligne sur marxists.org Retour au texte

8 Pannekoek, « Lutte des classes et nation », 1912 ; « Action de masse et révolution », 1912 ; disponibles en ligne sur marxists.org Retour au texte

9 Anweiler, ibid., pp. 46-47 Retour au texte

10 Ibid., p. 64 Retour au texte

11 C’est la lecture qu’en fera Lénine dans « Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers » en novembre 1905. Cf. Anweiler, ibid., pp. 98-102 Retour au texte

12 Ibid., p. 104 Retour au texte

13 On pourrait l’appeler socialiste, société d’autogestion, ou démocratie réelle, ce n’est pas ce qui importe ici. Retour au texte

14 Ibid., pp. 133-134 Retour au texte

15 Castoriadis, « La source hongroise » in Libre : politique, anthropologie, philosophie, n°1, Paris : Payot, 1977 Retour au texte

16 Il s’agit d’une résolution adoptée par le comité fédéral en 1905. Cf. Anweiler, ibid., p. 94 Retour au texte

17 Lénine, Que faire ?, Paris : Ed. du Seuil, 1966, 319 p. Retour au texte

18 Philippe Caumières, « Pour une praxis renouvelée » in Cahiers Castoriadis n°4, Bruxelles : Facultés universitaires Saint-Louis, 2008, 194 p. Retour au texte

19 Voir à ce sujet la critique des éléments déterministes du marxisme chez Castoriadis. Cf. Castoriadis, « Le marxisme : bilan provisoire » in L’institution imaginaire de la société, Paris : Seuil, 1975, 538 p. Retour au texte

20 Rosa Luxemburg, « Centralisme et démocratie » in Réformes sociales ou révolution ?, Paris : les Amis de Spartacus, 1997, 192 p. Retour au texte

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Référence électronique

Yohan Dubigeon, « Oskar Anweiler et les soviets : ce que les conseils ouvriers nous disent aujourd’hui », Dissidences [En ligne], 6 | 2013, publié le 30 décembre 2013 et consulté le 22 novembre 2024. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=339

Auteur

Yohan Dubigeon